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Date : 20150522


Dossier : IMM‑5041‑13

Référence : 2015 CF 667

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 mai 2015

En présence de monsieur le juge O’Keefe

ENTRE :

JOSE ENRIQUE MANZANARES GALEAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a rejeté la demande d’asile du demandeur. Ce dernier sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]               Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision défavorable et renvoyant l’affaire à un autre commissaire de la Commission pour que ce dernier rende une nouvelle décision.

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur a 49 ans. Il est né et a grandi au Honduras. Il a une conjointe de fait et trois enfants au Honduras.

[4]               En 2004, le demandeur a commencé à travailler en tant qu’agent de recouvrement. Son travail consistait à se déplacer dans tous les quartiers de la ville à motocyclette en vue de percevoir de l’argent.

[5]               En mars 2007, des membres du gang Mara 18 ont fait des demandes d’extorsion auprès du demandeur. Il s’est plié à ces demandes et a versé environ 50 $ US aux membres du gang à trois ou quatre occasions. Il a finalement cessé de leur verser de l’argent au début de 2007.

[6]               Le demandeur a signalé aux autorités que des menaces avaient été proférées à son endroit parce qu’il ne s’était pas plié à des demandes d’extorsion. Les autorités lui ont recommandé de déménager, ce qu’il a fait. Il a déménagé avec sa famille dans un autre quartier de Tegucigalpa.

[7]               Le demandeur a continué de faire l’objet de menaces, malgré son déménagement. Les membres du gang ont menacé ses enfants sur le chemin de l’école, l’ont menacé avec une arme et lui ont volé sa motocyclette. Immédiatement après le vol, le demandeur a fait signe à des policiers dans leur voiture de patrouille et a accompagné ces derniers dans leur véhicule en vue de retrouver les voleurs. Le demandeur n’a pas été en mesure de trouver les voleurs du gang.

[8]               L’entreprise pour laquelle travaillait le demandeur a remplacé sa motocyclette. Toutefois, elle a été volée de nouveau, cette fois dans le stationnement intérieur de sa résidence. Il croit que ce vol est lié au gang, car il a peut‑être été vu par des membres du gang ou certains de leurs associés alors qu’il se promenait sur la banquette arrière de la voiture de police.

[9]               Les menaces proférées à l’endroit du demandeur sont devenues de plus en plus graves. En mars 2008, le demandeur a quitté son emploi d’agent de recouvrement, a fui le Honduras et a laissé sa famille au pays. Il a traversé le Guatemala et le Mexique et est entré illégalement aux États‑Unis, où il s’est établi jusqu’à son arrivée au Canada en juin 2012.

[10]           Le frère du demandeur vivait lui aussi illégalement aux États‑Unis et a été expulsé au Honduras en 2010. Par la suite, le frère du demandeur a été victime d’extorsion aux mains des membres du gang en raison de ses liens familiaux avec le demandeur. Il a porté plainte à la police, mais aucune mesure n’a été prise. Le demandeur soutient que son frère a été assassiné le 16 février 2012 par des membres du gang alors qu’il se rendait au travail à motocyclette. Il a fourni à la Commission un certificat de décès de même qu’un reportage sur le meurtre. Après le meurtre de son frère, le demandeur a craint d’être expulsé et de subir le même sort.

[11]           Le 15 juin 2012, le demandeur est arrivé au Canada et y a demandé l’asile au motif qu’il serait à la merci des membres du gang s’il devait retourner au Honduras. Le demandeur a ajouté que sa famille a fait l’objet de menaces à répétition de la part de membres du gang durant son absence du Honduras.

II.                Décision faisant l’objet du présent contrôle

[12]           La Commission a rendu sa décision défavorable le 16 juillet 2013 en concluant que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi ni une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi.

[13]           La Commission a conclu que la crédibilité et le risque généralisé constituaient les questions principales à trancher en l’espèce. Elle a jugé que le demandeur était, de façon générale, un témoin crédible et qu’il avait fourni des éléments de preuve pour étayer ses allégations. La Commission a ajouté qu’elle n’avait pas tiré une conclusion défavorable, malgré une omission dans l’exposé circonstancié accompagnant le formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur, étant donné que le témoignage de ce dernier sonnait juste dans l’ensemble.

[14]           La Commission a également affirmé que, bien que le demandeur n’ait pas demandé l’asile durant son séjour aux États‑Unis, elle acceptait les éléments de preuve du demandeur expliquant qu’il n’avait pas présenté une telle demande aux États‑Unis parce que son frère avait été expulsé et par la suite assassiné au Honduras.

[15]           En ce qui concerne l’article 96, la Commission a conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention parce que sa crainte n’est pas fondée sur un motif prévu par la Convention; le demandeur était plutôt ciblé pour des motifs criminels.

[16]           Pour ce qui est de l’article 97, la Commission a conclu que le risque auquel le demandeur est exposé peut être qualifié de « risque d’extorsion par les membres d’un gang » au motif qu’il était perçu comme une personne fortunée parce qu’il occupait un poste d’agent de recouvrement. La Commission n’est pas convaincue que ce risque diffère du risque généralisé auquel sont exposés les autres gens d’affaires. Elle a tenu compte de la preuve documentaire portant sur l’extorsion et les enlèvements par le gang Mara et du fait que le Honduras est considéré comme l’un des pays les plus violents du monde où le nombre d’homicides s’élève à près de 20 par jour. Par ailleurs, elle a tiré les conclusions suivantes.

[17]           Premièrement, la Commission a jugé que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur était ciblé parce qu’il était riche ou perçu comme étant riche. Toutefois, une personne fortunée n’est pas nécessairement une personne à protéger.

[18]           Deuxièmement, la Commission a conclu que le simple fait que le demandeur ait signalé les menaces proférées et les vols commis par le gang Mara ne signifie pas pour autant qu’il s’agit d’un risque particulier.

[19]           Troisièmement, la Commission a conclu que la preuve n’appuie pas, selon la prépondérance des probabilités, le fait que les vols de motocyclette étaient liés ni le fait que le demandeur était systématiquement la cible de crimes d’extorsion. Elle a déclaré, à la lumière de la preuve documentaire, que dans un pays où la criminalité liée aux gangs est largement répandue comme c’est le cas au Honduras, « la population en général court un risque généralisé de devenir victime de ce type d’activités ».

[20]           La Commission a reconnu que la jurisprudence quant au risque généralisé est mixte et a affirmé s’être fondée sur plusieurs décisions de la Cour fédérale qui appuient la conclusion du risque généralisé en ce qui a trait à la victimisation constante d’une personne aux mains d’une organisation criminelle, par exemple la décision Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, [2009] ACF no 270.

[21]           En conclusion, la Commission a rejeté la demande du demandeur en affirmant que ce dernier n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

III.             Questions à trancher

[22]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

1.      La conclusion de risque généralisé qu’a tirée la Commission était‑elle déraisonnable du fait que :

a)      la Commission a tiré une conclusion de fait erronée de façon abusive ou arbitraire sans tenir compte des documents dont elle disposait?

b)      la Commission n’a pas bien qualifié le risque allégué par le demandeur?

c)      la conclusion de risque généralisé qu’a tirée la Commission est incompatible d’un point de vue logique avec sa propre conclusion quant à la crédibilité?

[23]           Le défendeur soulève une question : le demandeur n’a pas établi la présence d’une erreur susceptible de contrôle.

[24]           Je reformulerais les questions de la manière suivante :

A.    Quelle est la norme de contrôle?

B.     La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

IV.             Observations écrites du demandeur

[25]           Le demandeur soutient que les conclusions de risque généralisé tirées par la Commission constituent généralement des questions mixtes de fait et de droit, si bien que la norme de contrôle à appliquer à ces conclusions est habituellement celle du caractère raisonnable. Toutefois, la norme sera celle de la décision correcte lorsque la conclusion de la Commission soulève une question d’interprétation de l’alinéa 97(1)b) en droit (voir Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 18, [2012] 1 RCF 295 [Portillo]; et VLN c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 768, aux paragraphes 15 et 16, [2011] ACF no 968).

[26]           Pour appuyer sa position, le demandeur présente trois arguments : i) la Commission a tiré une conclusion de fait erronée de façon abusive ou arbitraire sans tenir compte des documents dont elle disposait; ii) la Commission n’a pas bien qualifié le risque auquel le demandeur est exposé; et iii) la conclusion de risque généralisé qu’a tirée la Commission est incompatible d’un point de vue logique avec sa propre conclusion quant à la crédibilité.

[27]           En premier lieu, le demandeur soutient que la Commission n’a pas mentionné ni analysé les éléments de preuve selon lesquels il était ciblé parce qu’il était un informateur de police. En l’espèce, la Commission a conclu que le risque auquel est exposé le demandeur peut être qualifié de risque d’extorsion en raison de sa richesse présumée. Toutefois, le témoignage écrit et le témoignage de vive voix du demandeur démontrent que le risque auquel ce dernier est exposé est une menace à la vie du fait qu’il est personnellement ciblé par les membres du gang Mara parce qu’il les a dénoncés à la police. Le demandeur soutient que la Commission a minimisé l’importance de son témoignage relativement au risque associé au fait d’être un informateur de police : il est devenu la cible du gang Mara qui veut l’éliminer.

[28]           Le demandeur cite un passage du paragraphe 17 de la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35 [Cepeda] qui décrit les directives de la Cour quant à savoir dans quelles circonstances il serait permis de conclure que le décideur a tiré une conclusion « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] ». Il soutient qu’en l’espèce, la Commission ne s’est pas acquittée du fardeau d’expliquer sa conclusion qui contredit les éléments fournis dans son témoignage. Il affirme que la Commission s’est penchée uniquement sur la preuve documentaire appuyant sa conclusion selon laquelle l’extorsion est un problème largement répandu au Honduras, mais qu’elle a passé sous silence la preuve abondante indiquant que la menace à l’endroit du demandeur s’est transformée en menace de mort lorsque les membres du gang l’ont perçu comme un informateur de police. De plus, la Commission a fait abstraction de la preuve selon laquelle le frère du demandeur est décédé parce que ce dernier a dénoncé le gang à la police.

[29]           En deuxième lieu, le demandeur soutient que la Commission n’a pas procédé correctement à l’analyse du risque généralisé. Il affirme que le processus visant à déterminer si le risque auquel un demandeur d’asile est exposé est un risque auquel les autres habitants du pays sont généralement exposés comporte trois étapes : le décideur doit i) déterminer expressément le risque en question; ii) déterminer s’il s’agit d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités; iii) exposer clairement le fondement de ce risque (voir Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, au paragraphe 28, [2013] 3 RCF 20 [Guerrero]).

[30]           Le demandeur soutient qu’en l’espèce, la Commission a commis une erreur à la première étape de cette analyse en qualifiant le risque auquel est exposé le demandeur de risque d’extorsion par les membres d’un gang en raison de sa richesse présumée. Il affirme que si le risque auquel il est exposé n’était qu’un simple risque d’extorsion, il n’aurait pas à être exclu de la protection prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi puisque sa demande ne serait d’emblée tout simplement pas admissible aux termes de l’article 97.

[31]           Le demandeur soutient que le risque que court un demandeur d’asile devient personnel lorsqu’il est engendré par une raison spéciale propre au demandeur. Dans la décision Portillo, cette raison spéciale, comme c’est le cas en l’espèce, est le fait que les membres d’un gang considèrent le demandeur comme un informateur de police. Lorsqu’une personne défie ou dénonce un gang, un risque généralisé peut se transformer en risque personnalisé (voir Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403, aux paragraphes 12 à 14, [2011] ACF no 525). Par conséquent, la Commission a manqué à son obligation d’examiner si, dans les circonstances particulières du demandeur, le risque généralisé qu’il court et qui est attribuable à la criminalité s’est transformé en risque personnalisé du fait de ses circonstances précises.

[32]           En troisième lieu, le demandeur soutient qu’il est contraire à la logique que la Commission conclue que son témoignage est crédible, mais que le risque auquel il est exposé ne constitue qu’un simple risque d’extorsion. Il ajoute avoir déclaré, lors de son témoignage, que les membres du gang Mara voulaient le tuer parce qu’il était, selon eux, un informateur de police. Il soutient donc que la conclusion de la Commission selon laquelle il risque tout simplement d’être victime d’extorsion est, par conséquent, illogique.

V.                Observations écrites du défendeur

[33]           Le défendeur soutient que la décision de la Commission concernant l’analyse au regard de l’article 97 est une question mixte de fait et de droit et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 53 à 56, [2008] ACS no 9 [Dunsmuir]; et Gabriel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1170, au paragraphe 10, [2009] ACF no 1545 [Gabriel]).

[34]           Selon le défendeur, la décision de la Commission est raisonnable. La Commission a conclu que le demandeur était une victime de la criminalité qui craignait de faire l’objet de représailles de la part de membres d’un groupe de criminels après avoir refusé de continuer à leur verser de l’argent en réponse à leurs demandes d’extorsion. Le défendeur fait valoir que la Cour a déclaré que les victimes d’actes criminels ou de vengeance personnelle ne constituent pas un groupe social particulier au sens de la Convention (voir Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 730 à 732 et 738 à 739; Ruiz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1177, aux paragraphes 17 à 19, [2003] ACF no 1507).

[35]           Le défendeur soutient que la façon dont la Commission a analysé et a qualifié le risque que court le demandeur est raisonnable. Le demandeur avait peur parce qu’il avait refusé de verser de l’argent en réponse aux demandes d’extorsion. Il s’agit là d’une crainte de criminalité. En l’espèce, le demandeur a commencé à faire l’objet de menaces de mort avant qu’il ne se fasse voler sa motocyclette, et donc, avant qu’il ne signale le vol. Le défendeur soutient, comme dans les décisions récentes Wilson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 103, au paragraphe 5, [2013] ACF no 78, et Paz Guifarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182, au paragraphe 28, [2011] ACF no 222 [Paz], que le refus d’un demandeur de payer les membres d’un gang et les actes de violence subséquents s’inscrivent dans un acte criminel continu d’extorsion puisque toute personne qui refuse de payer est assujettie à des représailles. Selon le défendeur, la présente affaire s’apparente à l’affaire Paz dans le cadre de laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire déposée par un demandeur se trouvant dans une situation semblable. En l’espèce, la Commission a jugé que le simple fait d’avoir signalé l’incident ne signifie pas que le risque est personnalisé, et le demandeur n’a pas établi que les deux vols de motocyclette sont liés. Dans le cas présent, le demandeur n’a pas démontré que son expérience est pire que celle des autres personnes de la région.

[36]           Dans le mémoire supplémentaire du défendeur, ce dernier soutient que la persécution diffère de la violence arbitraire et gratuite associée à la criminalité ou à une vendetta personnelle. Les victimes de la criminalité ne sont généralement pas en mesure d’établir un lien entre leur crainte d’être persécutées et un motif prévu dans la Convention (voir Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331, confirmée par l’arrêt 2009 CAF 31).

VI.             Analyse et décision

A.                Première question : Quelle est la norme de contrôle applicable?

[37]           Les conclusions de la Commission relativement au risque généralisé aux termes de l’article 97 concernent des questions mixtes de fait et de droit. En l’espèce, le demandeur et le défendeur soutiennent tous deux que la norme de contrôle applicable à l’évaluation du risque généralisé réalisée par la Commission est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir, aux paragraphes 53 à 56; Gabriel au paragraphe 10).

[38]           Lorsque la jurisprudence a établi la norme de contrôle applicable à une question particulière dont la Cour est saisie, la cour de révision peut l’adopter (Dunsmuir, au paragraphe 57). Je souscris à l’analyse de la jurisprudence existante réalisée par le juge Yvon Pinard dans la décision Gabriel selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle à appliquer lorsque la Cour doit examiner une conclusion de la Commission aux termes de l’article 97 :

[10]      Au paragraphe 11 de la décision Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, la Cour a conclu que l’interprétation de l’article 97 de la Loi est une question de droit pur susceptible de contrôle selon la norme de décision correcte. Toutefois, la Cour d’appel fédérale a refusé de répondre à la question certifiée dans cette décision, au motif que « [p]our décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé » (Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, au paragraphe 7). Depuis, ma collègue, la juge Johanne Gauthier a « clairement » interprété ce motif comme indiquant que l’examen au sens de l’article 97 n’est pas une question de droit pur (Acosta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213). Par conséquent, la norme de contrôle appropriée est la raisonnabilité, parce que la question en litige est une question mixte de fait et de droit (Dunsmuir c. NouveauBrunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 53). Ainsi, la décision est raisonnable si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[Non souligné dans l’original.]

[39]           Selon la norme de la décision raisonnable, je ne dois pas intervenir si la décision de la Commission est transparente, justifiée et intelligible et si elle appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, au paragraphe 47). En l’espèce, j’annulerai la décision de la Commission uniquement si je n’arrive pas à comprendre pourquoi la Commission a tiré ses conclusions ou comment les faits et le droit applicable étayent l’issue (voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339, lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, une cour de révision ne peut substituer la solution qu’elle juge elle‑même préférable à celle qui a été retenue ni soupeser à nouveau la preuve.

B.                 Deuxième question : La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

[40]           Les arguments du demandeur reposent en grande partie sur la façon dont a été qualifié le risque auquel il est exposé au sens de l’article 97. Selon lui, les points suivants posent problème : i) la façon dont la Commission a apprécié la preuve, ii) la façon dont la Commission a qualifié le risque compte tenu de la preuve, iii) l’incidence de la conclusion quant à la crédibilité tirée par la Commission sur la façon dont cette dernière a qualifié le risque auquel il est exposé. Il soutient que la Commission a fait abstraction d’éléments de preuve contraires et a déterminé de manière déraisonnable que le risque auquel il est exposé est un risque généralisé d’extorsion. Il affirme que cette façon de qualifier le risque ne cadre pas avec la conclusion favorable quant à la crédibilité qu’a tirée la Commission et que, par conséquent, la décision est illogique et déraisonnable. Selon le défendeur, la façon dont la Commission a qualifié le risque est raisonnable compte tenu de la preuve dont elle disposait.

[41]           Premièrement, je conclus que la Commission n’a pas fait abstraction d’éléments de preuve au moment d’évaluer le risque auquel est exposé le demandeur au sens de l’article 97. Un décideur n’est pas tenu de renvoyer à chaque élément de preuve dans son analyse : le fardeau serait trop lourd si c’était le cas. Au moment de déterminer si un décideur a agi de façon déraisonnable en ne renvoyant pas à certains éléments de preuve, le juge John Evans a déclaré ce qui suit dans la décision Cepeda :

15        La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un organisme donne de sa loi constitutive, s’il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.

16        Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut‑être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l’organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l’organisme a analysé l’ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

[Non souligné dans l’original.]

[42]           En l’espèce, la Commission a examiné la preuve relative aux circonstances personnelles présentée par le demandeur ainsi que la preuve documentaire. Contrairement à ce que soutient le demandeur, la Commission n’a pas fait abstraction des éléments de preuve selon lesquels il pourrait être perçu comme un informateur de police. Plus précisément, la Commission a conclu que le simple fait que le demandeur ait signalé les menaces proférées et les vols commis par le gang Mara à la police ne signifie pas pour autant qu’il existe un risque particulier. Par conséquent, la Commission n’a pas omis de tenir compte d’éléments de preuve au moment de qualifier le risque auquel est exposé le demandeur.

[43]           Deuxièmement, j’estime que la Commission a qualifié de façon déraisonnable le risque que court le demandeur. Au paragraphe 28 de la décision Guerrero, le juge Russel Zinn a examiné les étapes que doit suivre un tribunal pour déterminer s’il s’agit d’un risque généralisé :

L’alinéa 97(1)b) de la Loi est pourtant très clair : le risque auquel doit être personnellement exposé un demandeur d’asile est « une menace à sa vie ou [le] risque de traitements ou peines cruels et inusités ». Avant de déterminer si d’autres personnes se trouvant dans le pays sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile, le décideur doit : (1) déterminer expressément le risque en question, (2) déterminer s’il s’agit d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités et (3) exposer clairement le fondement de ce risque.

[Non souligné dans l’original.]

[44]           En l’espèce, le demandeur conteste la première étape et soutient que la Commission n’a pas qualifié correctement le risque auquel il est exposé. Il affirme que le risque qu’il court est plus qu’un simple risque d’extorsion. Selon lui, le risque généralisé auquel il était exposé en raison de la criminalité s’est transformé en risque personnalisé parce qu’il est perçu comme un informateur de police. En revanche, le défendeur soutient que la Commission a bien qualifié le risque du demandeur parce qu’il s’agit de la crainte d’une criminalité continue attribuable à son refus de verser de l’argent en réponse à des demandes d’extorsion.

[45]           À mon avis, la question principale à trancher pour déterminer si la façon dont la Commission a qualifié le risque est raisonnable est celle de savoir si le demandeur est devenu personnellement ciblé du fait qu’il a signalé les incidents à la police.

[46]           Dans la décision Portillo, la juge Mary J. L. Gleason a examiné les deux affaires suivantes pour établir les circonstances de fait dans lesquelles un risque généralisé se transformerait vraisemblablement en risque personnalisé :

43        Dans le même ordre d’idées, dans le jugement Guerrero, le juge Zinn a conclu que la SPR avait mal qualifié le risque auquel le demandeur d’asile était exposé en le considérant comme un risque de criminalité générale, et ce, même si les membres du gang, qui tentaient de recruter le demandeur d’asile, avaient sauvagement tué sa grandmère sous ses yeux. Le juge Zinn a estimé que la SPR avait gravement minimisé la nature du risque auquel le demandeur d’asile était exposé et il a annulé la décision de la Commission. Pour ce faire, il a fait observer, au paragraphe 34 que « lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies ».

44        Dans le même ordre d’idées, dans le jugement Gomez, au paragraphe 38, le juge O’Reilly a annulé une décision de la SPR dans un cas où les demandeurs d’asile avaient été victimes d’extorsion et de menaces d’enlèvement et d’agression. Voici ce qu’il a fait observer :

Les demandeurs avaient d’abord reçu des menaces, qui sont répandues et fréquentes en El Salvador. Cependant, les événements ultérieurs ont montré que les demandeurs avaient été spécifiquement ciblés après avoir défié le gang. Le gang menaçait d’enlever l’épouse et la fille de M. Tobias Gomez et il semblait résolu à percevoir la « dette » de 40 000 $ des demandeurs. Le risque couru par les demandeurs allait dès lors au‑delà des menaces et agressions de nature générale. Le gang les a ciblés personnellement. [Non souligné dans l’original.]

[Non souligné dans l’original.]

[47]           La présente affaire est semblable à l’affaire Portillo parce que dans le cas de cette dernière, la Commission a conclu que « le demandeur était exposé à une menace de mort de la part de la MS sans toutefois aller jusqu’à dire que cette situation s’expliquait par le fait qu’on le soupçonnait d’être un informateur de police » (Portillo, au paragraphe 48). En l’espèce, la Commission a jugé que le demandeur n’était pas exposé à une menace de mort, mais plutôt à un risque d’extorsion. J’estime que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas compte, dans son analyse de la définition du risque, de ce qu’implique le fait que le demandeur est perçu comme un informateur de police.

[48]           À mon avis, la présente affaire s’apparente aux deux affaires examinées par la juge Gleason dans la décision Portillo, à savoir les décisions Guerrero et Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1093, [2011] ACF no 1601, le juge O’Reilly [Gomez]. En l’espèce, le risque que court le demandeur a d’abord pris la forme de menaces puis celle de cible directe du gang, par exemple des menaces proférées à l’endroit de ses enfants et la mort de son frère, ce qui démontre que ce risque est passé d’un risque généralisé à un risque personnalisé. Je conclus donc que la façon dont la Commission a qualifié le risque est déraisonnable.

[49]           En ce qui concerne le troisième argument du demandeur relatif à l’incidence d’une conclusion favorable quant à la crédibilité sur l’évaluation du risque au sens de l’article 97, je ne suis pas d’accord avec le demandeur, car le raisonnement proposé par ce dernier est erroné d’un point de vue conceptuel. Une conclusion favorable quant à la crédibilité n’oblige pas à conclure à la présence d’un risque personnalisé aux termes de l’article 97. Cela signifie tout simplement que la Commission a accepté la preuve soumise par le demandeur. Ces deux conclusions sont distinctes et séparées. En l’espèce, le demandeur n’est essentiellement pas d’accord avec l’évaluation qu’a faite la Commission à la lumière de la preuve, question que j’ai tranchée précédemment.

[50]           Par conséquent, je conclus que l’analyse de la Commission aux termes de l’article 97 est déraisonnable du fait que cette dernière a mal qualifié le risque auquel le demandeur est exposé.

[51]           La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différent de la Commission en vue d’un nouvel examen.

[52]           Aucune des parties ne souhaite proposer à la Cour d’examiner une question de portée générale en vue de la certification.

 


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un tribunal différent de la Commission en vue d’un nouvel examen.

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


ANNEXE

Dispositions législatives pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5041‑13

 

INTITULÉ :

JOSE ENRIQUE MANZANARES GALEAS c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 NovembrE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 maI 2015

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aleksandra Lipska

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’Adela Crossley

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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