Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150227


Dossiers : T-61-15

T-62-15

Référence : 2015 CF 256

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

LE COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

demandeur

et

INDIGO BOOKS & MUSIC INC.

défenderesse

ET ENTRE :

LE COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

Demandeur

Et

RAKUTEN KOBO INC.

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

[1]               Le 22 janvier 2015, j’ai accueilli la demande ex parte du Commissaire de la concurrence qui me priait de rendre des ordonnances obligeant les défenderesses à produire des documents et à donner des déclarations écrites, selon ce que prévoient respectivement les alinéas 11(1)b) et 11(1)c) de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C‑34 [la Loi].

[2]               Les présents motifs ont pour objet l’examen de certaines positions avancées par l’une ou l’autre des défenderesses, ou par les deux, dans la correspondance qu’elles ont échangée avec le commissaire avant l’audition ex parte.

I.                   Le contexte

[3]               Comme cela est précisé davantage dans la décision Canada (Commissaire de la concurrence) c Pearson Canada Inc, 2014 CF 376 [la décision Pearson], le commissaire a entrepris, aux termes du sous‑alinéa 10(1)b)(ii) de la Loi, une enquête [l’enquête] portant sur de prétendues activités anticoncurrentielles visant à diminuer la concurrence sur les prix de détail des livres numériques dans le marché des livres numériques au Canada. Ces activités comportaient notamment le fait pour les grands éditeurs d’ouvrages d’intérêt général et d’ouvrages non romancés au Canada de passer d’un modèle de distribution en gros à un modèle de distribution par mandataire. En raison de ce changement, la concurrence sur les prix de détail dans le marché des livres numériques au Canada aurait prétendument été faussée.

[4]               L’ouverture de l’enquête faisait suite à des enquêtes et à des mesures ultérieures d’exécution entreprises aux États-Unis et dans divers pays d’Europe à la suite d’un changement similaire qui avait eu lieu dans ces pays, à savoir le remplacement d’un modèle de distribution en gros par un modèle de distribution par mandataire.

[5]               Le 7 février 2014, un consentement signé par le commissaire et quatre de ces éditeurs [les éditeurs consentants] a été déposé auprès du Tribunal de la concurrence [le Tribunal]. Les éditeurs consentants sont Hachette Book Canada Ltd. et certaines de ses sociétés affiliées, Holtzbrinck Publishers, LLC (faisant affaires sous le nom de Macmillan), HarperCollins Canada Limited et Simon & Schuster Canada, une division de CBS Canada Holdings Co.

[6]               L’un des attendus du consentement est ainsi formulé : « Selon le commissaire, les [éditeurs consentants], suite à un accord ou un arrangement, se sont livrés à des activités ayant eu pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans le marché du livre numérique au Canada, en violation de l’article 90.1 de la Loi ».

[7]               De manière générale, le consentement porte sur des accords de distribution conclus entre les éditeurs consentants et les détaillants en livres numériques. Il interdit notamment aux éditeurs consentants d’entraver, de gêner ou d’empêcher, directement ou indirectement, un détaillant en livres numériques dans sa volonté de fixer, de modifier ou de réduire le prix de détail de livres numériques pour vente aux consommateurs au Canada, ou dans sa volonté de consentir des remises ou de faire de la promotion commerciale pour encourager les consommateurs au Canada à acheter des livres numériques. Le consentement interdit aussi aux éditeurs consentants de conclure avec un détaillant en livres numériques un accord ayant pour résultat de produire de tels effets. Ces interdictions s’appliquent pour une période de 18 mois, à compter du quarantième jour suivant la date d’enregistrement du consentement.

[8]               D’autres dispositions du consentement interdisent aux éditeurs consentants de conclure avec des détaillants en livres numériques des accords contenant des genres particuliers de clauses de la nation la plus favorisée, et cela pour une période de quatre ans et six mois à compter de la date d’enregistrement du consentement.

[9]               En outre, le consentement oblige les éditeurs consentants à prendre des mesures pour que soient résiliés, plutôt que reconduits ou prorogés, les accords conclus avec des détaillants en livres numériques qui renferment certains types de dispositions. En lieu et place d’une résiliation, le consentement autorise les éditeurs consentants à prendre certaines autres mesures pour se conformer à leurs obligations.

[10]           Selon un affidavit déposé par Barbara Russell au nom du commissaire dans chacune de ces demandes [les affidavits Russell], certains des éditeurs consentants ont commencé, dans les jours suivant la date d’enregistrement du consentement, à prendre des mesures pour donner effet aux modalités du consentement, en envoyant des avis de modification et de résiliation aux détaillants en livres numériques, notamment Kobo Inc., qui depuis a changé sa dénomination sociale en Rakuten Kobo Inc. [collectivement, Kobo].

[11]           Kobo développe aussi et vend au détail des dispositifs de lecture de livres numériques et produit des logiciels d’application gratuits pour la lecture de livres numériques sur les ordinateurs et les dispositifs mobiles.

[12]           Le 21 février 2014, Kobo a déposé, conformément au paragraphe 106(2) de la Loi, un avis de demande pour que soient rendues, notamment :

  1. une ordonnance rescindant le consentement; et
  2. subsidiairement, une ordonnance modifiant les modalités du consentement, par suppression de certaines obligations des éditeurs consentants.

[13]           Conformément à une ordonnance du juge Rennie, datée du 18 mars 2014, l’enregistrement du consentement a été suspendu « jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande déposée par Kobo aux termes de l’article 106 de la Loi ».

[14]           Le 15 avril 2014, le commissaire a déposé, conformément au paragraphe 124.2(2) de la Loi, un avis de renvoi concernant la nature et l’étendue de la compétence du Tribunal aux termes du paragraphe 106(2).

[15]           En septembre 2014, le Tribunal de la concurrence a rendu sa décision concernant ledit renvoi (Kobo Inc c Le Commissaire de la concurrence, 2014 Trib. conc. 14). Un recours a été formé contre cette décision devant la Cour d'appel fédérale.

[16]           Le 15 décembre 2014, le commissaire a élargi l’enquête pour y inclure, à titre de cibles, Kobo et un tiers non nommé. Il a alors entrepris un dialogue avec Kobo et Indigo, respectivement, à propos de versions antérieures des projets d’ordonnance qu’il avait envoyées à chacune d’elles.

[17]           Selon les affidavits Russell, Indigo Books & Music Inc. [Indigo] a cédé à Kobo le 14 décembre 2009 tous les actifs liés à ses activités de lecture numérique « Shortcovers ». Suite à la cession, Indigo était l’actionnaire majoritaire de Kobo, et la première dirigeante d’Indigo, Heather Reisman, devenait la présidente de Kobo.

[18]           Durant l’audition de la présente demande, le commissaire a confirmé qu’Indigo n’était pas une cible de l’enquête.

[19]           En janvier 2012, Rakuten Inc. a acquis la totalité des actions émises et en circulation de Kobo Inc. et a changé sa dénomination sociale pour Rakuten Kobo Inc. Selon un affidavit établi par Mme Reisman en rapport avec la requête d’Indigo en autorisation d’intervenir dans la demande susmentionnée de Kobo déposée en vertu du paragraphe 106(2) de la Loi, les activités de Kobo demeurent [traduction] « une composante essentielle faisant partie intégrante de la stratégie globale d’Indigo en matière de livres numériques et de lecture électronique ».

II.                Les dispositions applicables

[20]           Les dispositions qui intéressent la présente demande sont pour l’essentiel les mêmes que celles examinées dans la décision Pearson, précitée, aux paragraphes 22 à 27.

III.             Les projets d’ordonnance et leurs annexes

[21]           Les projets d’ordonnance produits par le commissaire dans les présentes demandes (le projet d’ordonnance Kobo et le projet d’ordonnance Indigo, respectivement) étaient pour ainsi dire identiques, à tous égards importants, aux ordonnances récemment rendues par la Cour conformément à l’article 11 de la Loi. Comme on peut le lire au paragraphe 28 de la décision Pearson, précitée, ces ordonnances sont devenues en fait un modèle qui confirme des observations faites par la Cour au commissaire lors d’audiences antérieures tenues en vertu de l’article 11. La Cour croit que ce modèle continuera d’évoluer au gré des circonstances. Dans leur correspondance échangée avec le commissaire avant l’audition de la présente demande, et comme cela fut généralement le cas dans de récentes demandes déposées aux termes de l’article 11, les défenderesses n’ont fait état d’aucune préoccupation se rapportant au texte de la partie principale des projets d’ordonnance.

[22]           Les annexes I et II des projets d’ordonnance indiquent les documents qui doivent être produits conformément au sous-alinéa 11(1)b) de la Loi, et les déclarations écrites qui doivent être remises conformément au sous-alinéa 11(1)c). Chacune de ces annexes renfermait un nombre assez faible de stipulations et, du moins dans une certaine mesure, rendait compte d’observations communiquées antérieurement par les défenderesses au commissaire.

[23]           Dans sa correspondance échangée avec le commissaire, Kobo faisait état de plusieurs préoccupations portant sur les annexes I et II du projet d’ordonnance Kobo. J’examinerai ci‑après celles qui pourraient concerner plus tard d’autres défendeurs appelés à répondre à des demandes ex parte relevant de l’article 11 de la Loi. J’examinerai aussi certaines préoccupations d’ordre général qui ont été soulevées tantôt par Kobo, tantôt par Indigo. Cependant, je m’abstiendrai d’examiner les aspects qui ont conduit le commissaire à apporter des changements aux versions antérieures du projet d’ordonnance Kobo et du projet d’ordonnance Indigo, avant de présenter les présentes demandes.

[24]           D’entrée de jeu, il convient de rappeler que, dans des procédures introduites aux termes de l’article 11 de la Loi, le rôle de la Cour consistera en général à s’assurer que (i) une enquête est effectivement en cours, (ii) le commissaire a fait une divulgation complète et franche, (iii) les renseignements ou documents indiqués dans la ou les ordonnances demandées intéressent l’enquête en question, et (iv) la portée de tels renseignements ou documents n’est pas excessive, disproportionnée ou inutilement astreignante (décision Pearson, précitée, aux paragraphes 32 à 59).

[25]           Dans la présente demande, après examen des pièces produites par le commissaire, j’ai acquis une certitude quant aux deux premiers éléments énumérés ci‑dessus. Après que le commissaire a décidé, durant l’audience, d’apporter certains changements au projet d’ordonnance, j’ai également acquis une certitude en ce qui concerne les troisième et quatrième éléments ci‑dessus.

[26]           Dans sa correspondance, Kobo faisait observer que le commissaire enquêtait sur cette affaire depuis plus de deux ans et avait déjà signé le consentement. Elle faisait valoir que, dans ces conditions, il appartenait au commissaire d’expliquer de façon claire, complète et convaincante pourquoi il astreignait soudainement Kobo à produire des renseignements.

[27]           À mon avis, les paragraphes 40 à 48 de l’affidavit Russell déposé dans le dossier T‑62‑15 donnaient cette explication. En bref, lesdits paragraphes indiquaient la raison pour laquelle le commissaire croyait qu’il existait des motifs permettant que soit rendue contre Kobo une ordonnance aux termes de la partie VIII de la Loi. L’affidavit Russell expliquait notamment que les renseignements obtenus après la signature du consentement donnent à penser que Kobo, ou dans certains cas Indigo dans ses négociations au nom de Kobo, a pu influencer ou tenter d’influencer au Canada le passage du modèle de distribution en gros au modèle de distribution par mandataire.

[28]           Kobo regrettait aussi que l’affidavit Russell ne précise nulle part que Kobo s’était offerte à fournir de son plein gré tout renseignement que le commissaire pouvait encore exiger, après avoir examiné la quantité appréciable de renseignements que Kobo avait déjà communiqués au commissaire.

[29]           Il y a des raisons parfaitement valables pour que le commissaire puisse préférer obtenir, des cibles d’une enquête ainsi que de parties tierces, des renseignements en invoquant l’article 11 plutôt par communication volontaire. Il y a par exemple le fait que l’obéissance à une ordonnance rendue en vertu de l’article 11 sera sans doute plus sûrement et plus efficacement obtenue que l’obéissance à une demande moins formelle de renseignements formulée par le commissaire. La Cour ne s’interposera pas dans cet exercice du pouvoir discrétionnaire du commissaire.

[30]           Kobo affirmait aussi que certains des renseignements indiqués dans le projet d’ordonnance Kobo avaient déjà été fournis et que Kobo [traduction] « ne devrait pas se voir imposer la charge de revoir encore une fois des réponses antérieures et de se livrer à une analyse ligne par ligne afin d’éliminer les réponses redondantes ». Kobo faisait valoir que [traduction] « la bonne façon de s’y prendre consiste, pour le commissaire, à déterminer vraiment ce dont il a besoin, puis à le demander, plutôt que de transférer la charge et le coût à une défenderesse comme Kobo ».

[31]           Je suis très sensible à cette manière de voir. Selon moi, c’est au commissaire qu’il devrait revenir de montrer d’une manière persuasive pourquoi des renseignements qui ont déjà été fournis par une défenderesse devraient l’être à nouveau.

[32]           Dans la présente demande, l’essentiel de la préoccupation de Kobo sur ce point semblait concerner une demande extensive de production de données qui était indiquées dans la stipulation numéro 12 de l’annexe II du projet d’ordonnance Kobo. Cette stipulation, entre autres choses, visait la production de telles données pour toute la période applicable, définie dans l’introduction des annexes I et II (du 1er septembre 2009 jusqu’à la date de l’ordonnance). Cette demande était faite alors même que Kobo avait de sa propre initiative fourni pour l’essentiel les mêmes données, pour la période allant du 1er septembre 2008 jusqu’à la mi‑novembre 2012, suite à une demande de renseignements faite par le Bureau de la concurrence le 16 novembre 2012.

[33]           L’avocat du commissaire a d’abord expliqué que, si les renseignements déjà fournis étaient demandés à nouveau, c’était pour s’assurer que [traduction] « il n’y a[vait] pas de rupture dans les données ». Cependant, n’apparaissait pas d’emblée la raison pour laquelle il serait nécessaire dans cette optique de demander à nouveau les renseignements en question.

[34]           Interrogé à ce sujet durant l’audience, et après avoir eu la possibilité de s’entretenir avec les membres du personnel du Bureau de la concurrence, l’avocat du commissaire a expliqué que leur crainte était qu’il serait impossible [traduction] « de rattacher la réponse initiale à la nouvelle réponse parce qu’il pourrait y avoir de nouvelles catégories ou parce que l’ensemble de données ne serait peut‑être pas compatible. Autrement dit, nous pourrions ne pas être en mesure de les assembler… pour faire une analyse ou une série complète » (Transcription, page 55). J’ai été convaincu par cette explication, surtout après que le commissaire eut décidé de modifier la stipulation numéro 12 de l’annexe II du projet d’ordonnance pour y préciser que Kobo n’était pas tenue de reproduire les données déjà fournies, pour autant que les données additionnelles soient présentées selon la même disposition et s’appuient sur la même méthode que les données antérieures, et pour autant qu’elles puissent avec succès être fusionnées avec lesdites données antérieures, afin d’établir une base de données qui soit continue, et ininterrompue.

[35]           Kobo s’opposait aussi à l’obligation de fournir cinq catégories additionnelles de données, par rapport aux données qu’elle avait déjà fournies, ainsi qu’à l’obligation de fournir [traduction] « deux années supplémentaires de données, doublant par le même fait la taille de la demande ». S’agissant des cinq catégories additionnelles, Kobo a expliqué qu’elle n’avait pas conservé ses données selon une disposition comportant de telles catégories.

[36]           Selon moi, le meilleur moyen pour Kobo de composer avec ce dernier aspect est d’invoquer le paragraphe 10 de l’ordonnance, qui stipule que Kobo n’est pas tenue de fournir des renseignements qu’elle n’a pas, parce qu’ils n’ont jamais existé.

[37]           Quant aux deux années supplémentaires de données, je suis persuadé qu’elles permettront au commissaire de dire si la concurrence est, ou sera vraisemblablement, empêchée ou diminuée sensiblement, selon les termes de l’article 90.1 de la Loi.

[38]           Kobo a soulevé une objection connexe en affirmant que, puisque [traduction] « les contrats de distribution de livres numériques laissent voir une transition progressive vers la distribution par mandataire au Canada, à partir de 2010 et jusqu’en 2012… c’est cette période qui devrait être retenue par le projet d’ordonnance ». Encore une fois, je suis persuadé que les renseignements antérieurs (jusqu’à septembre 2009) et postérieurs (jusqu’à la date de l’ordonnance) à cette période permettraient au commissaire de dire si la concurrence est, ou sera vraisemblablement, empêchée ou diminuée sensiblement. Je suis également persuadé que le fait pour le commissaire de demander de tels renseignements à Kobo ne serait pas excessif ou indûment onéreux.

[39]           En d’autres termes, il est compréhensible que le commissaire puisse exiger des renseignements se rapportant à une période raisonnable antérieure et postérieure à la période qui est l’objet de l’enquête. De tels renseignements permettront souvent au commissaire d’évaluer l’environnement commercial dans lequel les activités qui sont l’objet de l’enquête ont pu se dérouler, et éventuellement la mesure dans laquelle la concurrence a été, ou pouvait vraisemblablement, être empêchée ou diminuée sensiblement, par rapport à la situation qui aurait prévalu sans de telles activités (décision Pearson, précitée, aux paragraphes 77 à 79).

[40]           Kobo a aussi affirmé qu’elle avait déposé une demande en application du paragraphe 106(2) de la Loi à propos du consentement, que le commissaire avait ensuite déposé un renvoi en application du paragraphe 124.2(2) de la Loi et que, par suite de ce renvoi, le commissaire n’avait pas encore déposé de réponse à ladite demande. Kobo faisait valoir que l’ordonnance sollicitée aux termes de l’article 11 de la Loi avait pour effet [traduction] « d’éluder injustement la procédure normale du Tribunal et de priver le Tribunal de son droit d’exercer une surveillance sur la procédure de communication préalable ». Indigo partageait cette préoccupation, ajoutant qu’elle s’attendait tout à fait à ce que, [traduction] « au cours de la procédure du Tribunal, le commissaire cherche à forcer Indigo à produire des documents et autres renseignements pour faire avancer sa requête en intervention, ou dans le contexte de la procédure ultime ».

[41]           Au soutien de sa position, Indigo s’est référée à une décision du juge McKeown, Canada (Competition Act, Director of Investigation and Research) c Canadian Pacific Ltd, 1997 CanLII 2729 (TC), 74 CPR (3d) 55 [la décision CP]. Ce précédent concernait une requête du directeur des enquêtes et recherches (aujourd’hui le commissaire) pour que soient radiés certains passages d’une réponse produite par les défenderesses dans ladite instance. Les défenderesses affirmaient notamment que le directeur avait [traduction] « abusé de ses pouvoirs conférés par l’article 11 en les utilisant comme substitut à la procédure de communication préalable du Tribunal, obtenant ainsi des avantages (telle la production de documents de tiers) dont ne bénéficiait pas CP ». Essentiellement, le directeur faisait valoir que le Tribunal n’avait aucun pouvoir de surveillance sur la manière dont il exerçait les pouvoirs que lui accordait la Loi. CP avait rétorqué que le paragraphe 8(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, LRC 1985, c 19 (2e suppl), confère au Tribunal le pouvoir d’établir lui‑même sa procédure et que ce pouvoir comprend implicitement celui de s’assurer que cette procédure n’est pas pervertie par la manière dont le directeur conduit ses enquêtes.

[42]           Le juge McKeown s’est rangé à la fois à la position du directeur et à celle du CP. Il a donc refusé de radier les allégations d’abus de procédure au motif que le Tribunal n’a pas de pouvoir de surveillance. Cependant, il a estimé devoir radier de la réponse des défenderesses l’allégation susmentionnée au motif qu’il était « manifeste et évident » et « hors de tout doute » qu’elle devrait être radiée car elle ne contenait aucune défense raisonnable et était sans rapport avec la question. À ce propos, il faisait observer : [traduction] « Tout avantage que le directeur obtient en recourant à des interrogatoires selon l’article 11 est un avantage qui lui est conféré par la Loi ». Il ajoutait : [traduction] « Si toutefois, ultérieurement, les défenderesses obtiennent une preuve susceptible de rattacher directement la manière dont le directeur conduit son enquête à une perversion de la procédure du Tribunal, il sera alors loisible aux défenderesses de présenter une requête devant le Tribunal, qui statuera sur cette allégation ». (décision CP, précitée, au paragraphe 13).

[43]           Dans la procédure que Kobo a introduite devant le Tribunal aux termes du paragraphe 106(2) de la Loi, il sera également loisible à Kobo ou à Indigo de présenter une telle requête, pour le cas où elles souhaiteraient le faire. Toutefois, s’agissant de la présente demande dont je suis saisi aux termes de l’article 11 de la Loi, je ne partage pas l’avis de Kobo et Indigo selon lequel le commissaire agit mal à propos en cherchant à obtenir les renseignements indiqués dans les annexes I et II des ordonnances, en application de l’article 11 plutôt que dans le cadre de la procédure du Tribunal en matière de communication de la preuve. En d’autres termes, Kobo et Indigo n’ont pas réfuté la présomption selon laquelle les mesures prises par le commissaire en vertu de la Loi sont des mesures de bonne foi et conformes à l’intérêt public (décision Pearson, précitée, au paragraphe 43).

[44]           Les renseignements indiqués dans les annexes I et II des ordonnances intéressent l’enquête et se rapportent à des points dont la portée est beaucoup plus large que celle des points soulevés dans la demande présentée par Kobo devant le Tribunal conformément au paragraphe 106(2) de la Loi. Entre autres, l’objet de la demande de Kobo concerne le consentement signé par le commissaire et les éditeurs consentants. En revanche, les renseignements demandés à Kobo et à Indigo dans la présente demande fondée sur l’article 11 de la Loi se rapportent à une enquête qui suit son cours et qui maintenant comprend pour cibles Kobo et un tiers non nommé.

[45]           Je reconnais que, dans sa demande présentée au Tribunal, Kobo est en quête de vastes droits l’habilitant à [traduction] « mettre en question le fondement » du consentement – une position qui a été rejetée par le Tribunal et qui est aujourd’hui avancée devant la Cour d'appel fédérale. Cependant, Kobo a précisé dans sa plaidoirie devant le Tribunal qu’elle ne souhaite pas présenter d’arguments sur la question de savoir si la conduite reprochée aux éditeurs consentants « empêche ou diminue sensiblement la concurrence dans un marché, ou aura vraisemblablement cet effet », ainsi que l’exige également le paragraphe 90.1(1), (décision Kobo, précitée, aux paragraphes 27 et 28).

[46]           Kobo et Indigo ont également donné à entendre que le commissaire agit mal à propos parce qu’il ne cherche à obtenir des renseignements en application de l’article 11 qu’auprès des deux parties souhaitant obtenir l’annulation ou la modification du consentement, et qu’il ne cherche pas à obtenir de renseignements auprès d’autres participants de l’industrie canadienne du livre, dont les éditeurs consentants.

[47]           Laissant de côté pour un moment les éditeurs consentants, je suis persuadé, pour les motifs exposés aux paragraphes 27 à 29 ci‑dessus, et compte tenu des renseignements énoncés dans la section III de l’affidavit Russell déposé dans le dossier T‑61‑15, qu’il est tout à fait légitime pour le commissaire de chercher à obtenir, conformément à l’article 11, les renseignements indiqués dans les annexes I et II des ordonnances. Si le commissaire décide plus tard d’obtenir des renseignements conformément à l’article 11 auprès d’autres participants de l’industrie canadienne du livre, alors la Cour évaluera à ce moment‑là les demandes du commissaire. S’agissant de la présente demande, il ne semble y avoir rien d’inconvenant dans le fait que le commissaire cherche à obtenir des renseignements selon l’article 11 uniquement auprès de Kobo et d’Indigo. Contrairement à la position exprimée par Kobo et Indigo, je suis persuadé qu’elles ne sont pas ciblées en raison du fait qu’elles sont mêlées à des procédures devant le Tribunal.

[48]           S’agissant des éditeurs consentants, le commissaire a signé le consentement et s’est réservé le droit d’obtenir des renseignements additionnels auprès d’eux. À cet égard, le paragraphe 68 de l’affidavit Russell déposé dans le dossier T‑62‑15 précise que [traduction] « le commissaire a obtenu des documents et des renseignements auprès des éditeurs consentants à la suite d’une demande de renseignements [la demande de renseignements] adressée le 7 février 2014 à chacun des éditeurs consentants ». Une déclaration similaire apparaît au paragraphe 59 de l’affidavit Russell déposée dans le dossier T‑61‑15. Les pièces 16 et 14 annexées à ces affidavits, respectivement, comprennent une copie de la lettre accompagnant la demande de renseignements qui fut adressée à l’un des éditeurs consentants. Ce document précise que le commissaire peut demander des renseignements additionnels par communication volontaire dans certains cas et qu’il ne peut solliciter une ordonnance selon l’article 11 de la Loi que dans les cas suivants :

[traduction] … si le commissaire n’est pas satisfait de la réponse à la demande de renseignements ou aux demandes additionnelles de production de documents ou de renseignements comme indiqué ci‑dessus, et s’il n’est pas répondu comme il le souhaiterait à ses préoccupations dans un délai raisonnable après qu’il aura signifié à l’éditeur consentant un avis écrit exposant ses préoccupations quant à la réponse susmentionnée, et après qu’il aura donné à l’éditeur consentant une occasion raisonnable de répondre à telles préoccupations; ou si (pour quelque raison) le consentement signé par le commissaire et l’éditeur consentant, que le Tribunal de la concurrence a enregistré le 7 février 2014 conformément à l’article 105 de la Loi, est rescindé.

[49]           Interrogé durant l’audience sur le champ des restrictions figurant dans la lettre accompagnant la demande de renseignements, l’avocat du commissaire a catégoriquement rejeté l’idée selon laquelle les termes de la lettre pourraient empêcher le commissaire d’obtenir des éditeurs consentants les renseignements indiqués dans les annexes I ou II de l’ordonnance. À ce propos, l’avocat du commissaire a déclaré que, selon le commissaire, les termes de la lettre témoignent de son opinion selon laquelle les éditeurs consentants sont globalement tenus de coopérer à l’enquête en cours du commissaire. Il a ajouté que les termes de la lettre n’empêchent pas le commissaire d’obtenir l’un quelconque des renseignements dont Kobo et Indigo affirment qu’ils devraient plutôt être obtenus auprès des éditeurs consentants (Transcription, page 33). Selon moi, c’est là une interprétation raisonnable des termes de la lettre d’accompagnement.

[50]           Il demeure entendu qu’il n’y a rien d’irrégulier dans le fait que le commissaire ait adopté avec les éditeurs consentants la position susmentionnée. Comme indiqué plus haut, il est loisible au commissaire de décider s’il convient d’obtenir des renseignements auprès des cibles d’une enquête ou auprès de parties tierces, que ce soit par communication volontaire ou conformément à l’article 11 de la Loi. Le commissaire peut avoir des raisons tout à fait légitimes d’exercer ce pouvoir discrétionnaire en choisissant d’obtenir certains types de renseignements par communication volontaire, notamment lorsque cela s’inscrit dans le cadre d’un règlement négocié. Selon moi, les termes de la lettre susmentionnée n’empêchent pas le commissaire d’obtenir des éditeurs consentants, en vertu de l’article 11 de la Loi, le genre de renseignements qu’il a décidé d’obtenir auprès de Kobo et d’Indigo, pour le cas où il déciderait qu’il est nécessaire de le faire, notamment parce qu’il lui est impossible d’obtenir ces renseignements par communication volontaire.

[51]           De manière plus générale, bien qu’il puisse arriver que des renseignements intéressant une enquête soient communiqués parfois plus commodément, plus rapidement ou plus efficacement par une personne autre qu’un défendeur appelé à répondre à une demande selon l’article 11 de la Loi, il est loisible au commissaire d’obtenir les renseignements auprès de ce défendeur plutôt qu’auprès de cette autre personne.

[52]           Quoi qu’il en soit, l’avocat du commissaire a donné des explications raisonnables pour la décision d’obtenir de Kobo et d’Indigo des renseignements qui, selon Kobo et Indigo, auraient dû être obtenus des éditeurs consentants. En bref, l’avocat a affirmé que l’équipe chargée de l’affaire avait évalué la mesure dans laquelle les éditeurs consentants pouvaient détenir certains des renseignements demandés à Kobo et à Indigo, et l’équipe avait conclu que ces renseignements étaient minimes et se limitaient pour l’essentiel aux accords de représentation et aux communications entre Kobo ou Indigo et les éditeurs consentants. S’agissant des accords de représentation, l’avocat a ajouté que le commissaire veut s’assurer de disposer d’un ensemble complet de tels accords (Transcription, pages 36 et 37). S’agissant des communications avec les éditeurs consentants, il s’est exprimé ainsi : [traduction] « Autrement dit, s’il existe des communications de suivi qui sont internes à Kobo ou à Indigo ou qui ont lieu avec une tierce partie s’exprimant ou discutant sur la stratégie et ainsi de suite, nous n’allons pas voir cela », si l’équipe ne demande une copie des communications qu’aux éditeurs consentants (Transcription, pages 34).

[53]           Finalement, certaines des stipulations des annexes I et II des projets d’ordonnance faisaient état de renseignements se rapportant aux opérations de Kobo et d’Indigo aux États‑Unis. Ni Kobo ni Indigo n’ont soulevé une question sur cet aspect. Néanmoins, n’était pas d’emblée évidente la raison pour laquelle de tels renseignements pouvaient intéresser l’enquête, étant donné que l’objet de l’enquête, décrit aux paragraphes 8 et 40 à 47 de l’affidavit Russell déposé dans le dossier T‑62‑15, concerne les conséquences pour la concurrence au Canada qui ont résulté ou qui résulteront vraisemblablement du passage des accords de distribution en gros aux accords de distribution par mandataire pour la vente de livres numériques dans ce pays.

[54]           Interrogé sur ce point durant l’audition de la présente demande, l’avocat du commissaire a expliqué que les renseignements se rapportant au(x) marché(s) pour la vente de livres numériques aux États-Unis intéressent l’enquête parce qu’ils peuvent aider le commissaire à comprendre comment la concurrence dans la vente de livres numériques au Canada a pu évoluer, abstraction faite du passage des accords de distribution en gros aux accords de distribution par mandataire. À ce propos, l’avocat a relevé que, à la suite des jugements définitifs rendus aux États-Unis, il y a eu un abandon graduel des accords de distribution par mandataire et de certaines des modalités qui figuraient dans tels accords. Cet abandon graduel a induit certains changements dans le marché, de sorte que le commissaire peut évaluer [traduction] « ce qui s’est produit tout au long de cette période, qu’il s’agisse du passage des accords de distribution en gros aux accords de distribution par mandataire, puis de la suppression des accords de représentation… en ce qui concerne le prix et autres dynamiques concurrentielles dans le marché ». (Transcription, page 26).

[55]           Je suis d’accord avec le commissaire que tels renseignements intéressent l’enquête et peuvent effectivement lui être très bénéfiques.

[56]           Néanmoins, la Cour restera vigilante dans l’avenir pour s’assurer que les renseignements demandés à des défendeurs à propos de leurs opérations aux États‑Unis ne sont pas disproportionnés, compte tenu de l’étendue de telles opérations, comparativement à l’étendue des opérations canadiennes des défendeurs. Quand, par exemple, il ne sera sans doute pas nécessaire d’obtenir des renseignements à propos des opérations menées par un défendeur partout aux États-Unis, il devrait être possible de respecter le principe de proportionnalité établi par la Cour en n’obtenant de tels renseignements que pour certains États représentatifs aux États-Unis.

IV.             Dispositif

[57]           Compte tenu de ce qui précède, et vu les changements que le commissaire a apportés avant de déposer les présentes demandes pour répondre à diverses préoccupations spécifiques qui ont été soulevées par Kobo ou par Indigo, j’ai été persuadé que les renseignements indiqués dans les ordonnances que j’ai rendues, y compris leurs annexes, intéressent l’enquête et ne sont pas disproportionnés, excessifs ou inutilement astreignants.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

Ottawa (Ontario)

Le 27 février 2015

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-61-15 ET T-62-15

INTITULÉ :

LE COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE c INDIGO BOOKS & MUSIC INC.

et

LE COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE c RAKUTEN KOBO INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JANVIER 2015

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

DATE DES MOTIFS :

LE 27 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

John Syme

Esther Rossman

POUR LE demandeur

 

Nul n’a comparu

POUR LES défenderesses

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ministère de la Justice du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR LE demandeur

 

Adam Fanaki,

Davies Ward Phillips & Vineberg, s.r.l.,
Toronto (Ontario)

Nikiforos Iatrou

WeirFoulds s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LES défenderesses

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.