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Date : 20150519


Dossiers : IMM-7242-13

IMM-7243-13

Référence : 2015 CF 646

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 mai 2015

En présence de madame la juge Strickland

Dossier : IMM-7242-13

ENTRE :

CHAOHONG LAI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-7243-13

ET ENTRE :

MOTIFS D’ORDRE HUMANITAIREAOHONG LAI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie de demandes de contrôle judiciaire à l’égard de la décision datée du 5 septembre 2013 par laquelle une agente principale de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agente) a refusé la demande d’examen des risques avant renvoi de la demanderesse (ERAR) (IMM‑7243‑13), ainsi qu’à l’égard de la décision du 12 septembre 2013 par laquelle la même agente a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse, qui était fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, conformément au paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

Contexte

[2]               La demanderesse est citoyenne de la Motifs d’ordre humanitaireine. En 2006, elle a épousé là-bas M. Xinghua Peng. Plus tard, elle a rejoint celui-ci aux États-Unis, où il travaillait et où leur fille est née en 2008. En février 2009, la demanderesse est venue au Canada avec sa famille afin de rendre visite à sa sœur et, en novembre 2009, elle a déposé une demande d’asile fondée sur la crainte qu’elle avait de se faire arrêter en Motifs d’ordre humanitaireine en raison des activités motifs d’ordre humanitairerétiennes qu’elle poursuivait là-bas. Son époux et elle-même se sont séparés en novembre 2009 et ont plus tard divorcé.

[3]               Le 14 mars 2012, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande d’asile de la demanderesse, concluant que celle-ci n’était pas crédible en ce qui a trait à son allégation selon laquelle elle était persécutée comme membre d’une église clandestine et qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée si elle retournait en Motifs d’ordre humanitaireine. La demande de contrôle judiciaire que la demanderesse a présentée à l’égard de cette décision a été rejetée.

[4]               Dans sa demande d’ERAR, la demanderesse a invoqué un nouveau risque : elle craint de subir un préjudice de la part de son ex-époux si elle retourne en Motifs d’ordre humanitaireine. À l’appui de sa demande d’ERAR, la demanderesse a déposé, notamment, un rapport daté du 30 avril 2013 de Mme Deborah Sinclair, travailleuse sociale spécialisée dans le domaine de la violence familiale (rapport de l’experte). L’agente n’a pas mentionné le rapport de l’experte dans la décision relative à l’ERAR.

[5]               Par inadvertance, le rapport de l’experte n’a pas été joint à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse. Néanmoins, lorsqu’elle a examiné l’allégation de la demanderesse selon laquelle celle-ci serait considérée en Motifs d’ordre humanitaireine comme une personne souffrant d’une maladie mentale et serait exposée à un risque de discrimination en raison du trouble de stress post-traumatique (TSPT) dont elle est atteinte, l’agente a considéré les renseignements figurant dans l’exposé circonstancié de la demanderesse comme des déclarations faites par Mme Sinclair. Selon ces déclarations, de l’avis de Mme Sinclair, les symptômes dont la demanderesse souffrait correspondaient au TSPT et le retour de celle-ci en Motifs d’ordre humanitaireine aurait de graves conséquences pour sa santé mentale. L’agente n’a pas tenu compte du rapport de l’experte lorsqu’elle a examiné la question de la violence familiale.

[6]               La demanderesse a sollicité un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle, mais le juge Russell a refusé cette demande le 4 décembre 2013, parce que la demanderesse n’avait pas réussi à établir l’existence d’un préjudice irréparable. La demanderesse et sa fille ont été renvoyées du Canada le 9 décembre 2013.

IMM-7243-13

La demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR est-elle théorique?

Position de la demanderesse

[7]               La demanderesse reconnaît que son renvoi du Canada a rendu sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR [traduction] « théorique  au plan temotifs d’ordre humanitairenique » (Figurado c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, aux paragraphes 8, 40 et 41 [Figurado]; Solis Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 663, au paragraphe 26 [Solis]).

[8]               Cependant, elle soutient que le critère du caractère théorique qui a été énoncé dans Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], et appliqué dans l’arrêt  Solis a été établi dans les circonstances de la présente affaire. D’abord, il existe toujours un débat contradictoire, parce que la demanderesse est représentée par un avocat, qui poursuit l’instruction de la demande en son nom (Solis, au paragraphe 29). De plus, les demandes de contrôle judiciaire de la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire et de la décision relative à l’ERAR doivent être entendues ensemble et sont liées de très près entres elles. Une décision relative à l’ERAR quant à la question de savoir si l’agente avait en main ou avait examiné le rapport de l’experte constitue un facteur important à prendre en compte lors de l’examen des motifs d’ordre humanitaire, lequel examen n’est pas théorique et pourrait donner lieu, en pratique, au retour de la demanderesse au Canada. Subsidiairement, une des questions à tranmotifs d’ordre humanitaireer en l’espèce est celle de savoir s’il est possible d’invoquer un rapport d’expert non seulement pour déterminer l’existence d’une crainte subjective, mais également, en cas de violence familiale, pour déterminer l’existence d’une crainte objective, et il est dans l’intérêt public que cette question soit résolue. En conséquence, aucune pression indue ne serait exercée sur les ressources de la Cour.

[9]               En troisième lieu, étant donné que le sursis a été refusé sur le fondement du préjudice irréparable, lequel est visé par un critère plus élevé que celui de la possibilité sérieuse applicable à l’ERAR, le contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR ne constituerait pas une révision indirecte de la décision concernant le sursis (Alfred c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] ACF no 1391). De plus, les conclusions de fait tirées dans le contexte d’un sursis ne lient pas le juge appelé à tranmotifs d’ordre humanitaireer la demande de contrôle judiciaire (Johnson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 311, au paragraphe 14 [Johnson]). Qui plus est, le contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR n’empiéterait pas sur la fonction législative en établissant une nouvelle catégorie de personnes à protéger qui sont renvoyées du Canada et qui persistent à dire de l’extérieur du Canada qu’elles sont exposées à un risque, selon la description figurant dans l’arrêt Figurado. Le contrôle judiciaire permettrait plutôt une nouvelle évaluation équitable de la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire connexe.

Position du défendeur

[10]           Le défendeur soutient que la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR est devenue théorique lors du renvoi de la demanderesse du Canada car, en adoptant le paragraphe 112(1) de la LIPR, le législateur souhaitait que la question de l’ERAR soit tranchée avant que le demandeur soit renvoyé du Canada. Le fondement du différend concernant la légitimité de la décision relative à l’ERAR a été éliminé ou, au mieux, est devenu déclaratoire. De plus, les raisons qui permettraient à l’agente d’entreprendre le processus de détermination du risque ne s’appliquent plus, puisque la demanderesse a été renvoyée en Chine, de sorte que le contrôle judiciaire est sans objet (Solis, au paragraphe 5; Sogi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 108, au paragraphe 31 [Sogi], Mekuria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 304, au paragraphe 15 [Mekuria]; Villalobo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 773, aux paragraphes 17 à 19 [Villalobo]).

[11]           Cependant, le défendeur reconnaît que, dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, au paragraphe 30 [Shpati], la Cour d’appel fédérale a souligné que la Cour fédérale peut, néanmoins, exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’examiner une demande théorique au sujet d’un ERAR défavorable en se fondant sur les principes énoncés dans l’arrêt Borowski (Solis, au paragraphe 5; Avdonina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1109, au paragraphe 5 [Avdonina]; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 971, aux paragraphes 4 et 5 [Lakatos]; Leon Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 846, aux paragraphes 17 et 18 [Sanchez]; Villalobo, aux paragraphes 17 et 18).

[12]           À cet égard, en ce qui concerne le débat contradictoire, il ne suffit pas de démontrer que les parties sont toujours opposées en ce qui a trait aux questions de droit sous-jacentes; la demanderesse doit démontrer que l’obtention d’une décision sur le fond du litige est importante pour elle pour une autre raison, même si le recours ne peut plus être exercé (Borowski; Figurado, au paragraphe 47; Sogi). De plus, même si un débat contradictoire existe, il ne l’emporte pas sur les autres facteurs énoncés dans Borowski.

[13]           Dans Borowski, la Cour suprême du Canada a décidé que les tribunaux ne devraient pas exercer leur pouvoir discrétionnaire pour instruire une affaire devenue théorique lorsqu’il n’est pas dans l’intérêt public de statuer sur le fond pour déterminer l’état du droit ou qu’il ne s’agit pas d’une question de droit qui a échappé à l’examen judiciaire (Borowski, aux paragraphes 36 et 37, 41, et 45 à 47; Avdonina, au paragraphe 5; Ren c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1345, au paragraphe 45; R c Adams, [1995] RCS 707, aux pages 718 et 719). L’argument de la demanderesse au sujet de la décision de l’agente concerne la preuve et est propre au présent litige. Il couvre le caractère suffisant des motifs, le caractère raisonnable, l’obligation pour le décideur de mentionner explicitement tous les éléments de preuve présentés et la pertinence des opinions psychiatriques présentées en preuve quant à l’existence d’un risque objectif à l’extérieur du Canada dans le contexte des articles 96 et 97. Ce sont là des aspects qui ont tous été examinés dans la jurisprudence et qui ne soulèvent aucune question d’intérêt public ou question de droit non réglée (Lai c Canada (Citoyenneté et Immigration) (4 décembre 2013), Ottawa, IMM-7242-13 (CF); Chinchilla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 534, au paragraphe 18; Varga  c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 617, aux paragraphes 29 et 30 [Varga]; Contreras Martinez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 343, aux paragraphes 13 à 16; Gallo Farias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 578, aux paragraphes 17 et 19; Johnson, aux paragraphes 15 à 17 et 19).

[14]           Qui plus est, la Cour ne devrait pas empiéter sur la fonction législative (Figurado, au paragraphe 48). L’article 99 de la LIPR établit une distinction claire entre les demandes d’asile présentées au Canada et celles qui sont présentées à l’étranger. Seules les demandes présentées par des personnes qui se trouvent au Canada peuvent être déférées à un agent d’ERAR aux fins d’une appréciation des risques allégués. La LIPR et son Règlement prévoient déjà un régime qui s’applique aux personnes se trouvant à l’étranger et qui ne fait pas appel à la participation de l’agent d’ERAR.

[15]           Le défendeur soutient que les circonstances de la présente affaire ne justifient pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale pour instruire une affaire théorique et qu’il n’a pas été établi que l’intérêt public qui milite en faveur de l’instruction de la présente demande théorique l’emporte sur l’économie des ressources judiciaires.

Analyse

[16]           À l’audition de la présente affaire, j’ai écouté les arguments des parties au sujet de la question théorique et différé ma décision sur ce point. J’ai ensuite entendu les observations des parties sur le fond, sous réserve de la décision à laquelle j’en arriverais au sujet de la question théorique et que j’expose maintenant ci-après.

[17]           Dans Borowski, la Cour suprême du Canada s’est exprimée comme suit :

[15]      La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite.  Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.  Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire.  Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.  En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.  Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

[16]       La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps.  En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique.  En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire.  La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre.  Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ».  Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.

[18]           Dans la décision qu’elle a rendue en 2009 dans Solis, la Cour d’appel fédérale a examiné un appel d’une décision portant rejet d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision relative à un ERAR. La demande avait été rejetée au motif que la question était théorique, parce que le demandeur avait été renvoyé du Canada; cependant, la Cour fédérale a certifié trois questions.

[19]           La première question consistait à savoir si la demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’ERAR est théorique lorsque la personne visée par la décision a été renvoyée du Canada ou a quitté le Canada après le rejet d’une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La Cour d’appel fédérale a répondu à cette question par l’affirmative, soulignant que le contrôle judiciaire de la décision défavorable d’un agent d’ERAR rendue après que la personne en cause a été renvoyée du Canada est sans objet.

[20]           La Cour fédérale a subséquemment appliqué la décision Solis à plusieurs occasions (Lakatos; Sanchez; Villalobo; voir également Rosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1234, aux paragraphes 34 et 35). En 2011, la Cour d’appel fédérale a conclu que, même si le renvoi du demandeur du Canada rend théorique sa demande de contrôle judiciaire d’une demande d’ERAR, la Cour peut néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’examiner cette demande en se fondant sur les facteurs énumérés dans l’arrêt Borowski (Shpati, au paragraphe 30).

[21]           Compte tenu de la décision Solis, j’en suis arrivée à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR est théorique. Même si la demanderesse a bien présenté sa cause, je ne suis pas convaincue qu’il s’agit en l’espèce d’une situation justifiant l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire pour instruire la demande d’ERAR.

[22]           Comme l’a expliqué le juge Near dans Mekuria :

[12]      Mon refus d’exercer mon pouvoir discrétionnaire est fondé sur les décisions qu’a rendues la Cour dans les affaires Rana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 36, Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 108; [2007] A.F.C. no 158, Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 663; 328 F.T.R. 290, Ero c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1276; 226 F.T.R. 311. Dans ces affaires, la Cour était saisie de questions semblables à celle qui nous occupe en l’espèce : le demandeur ayant été renvoyé du Canada avant l’audition de sa demande de contrôle judiciaire.

[13]      En l’espèce, je suis convaincu qu’il existe toujours un contexte contradictoire entre les parties. Cependant, l’existence d’un contexte contradictoire ne prédomine pas sur les deux autres facteurs établis dans l’arrêt Borowski, précité.

[14]      Ces facteurs, soit l’économie des ressources judiciaires et l’importance pour les tribunaux d’éviter de s’écarter de leur rôle juridictionnel, ont été considérés par le juge Luc Martineau dans la décision Perez, précitée. Je souscris à ses motifs et les fais miens en l’espèce. Je souscris notamment aux motifs voulant qu’un litige théorique ne doive pas accaparer les ressources de l’appareil judiciaire, que le fait d’ordonner la tenue d’un nouvel examen risque d’entraîner la création d'une nouvelle catégorie de personne à protéger, que ce qui était à l’origine un acte légal du gouvernement (l’exécution de la mesure de renvoi) puisse par la suite devenir illégal par le seul effet d’une observation du tribunal et que le fait de statuer sur la demande de contrôle judiciaire puisse correspondre essentiellement à un réexamen indirect du bien-fondé de la décision discrétionnaire du juge Kelen à l’égard du sursis.

[15]       Il convient également de tenir compte du fait que je ne peux en l’occurrence accorder aucune réparation pratique : bien que je sois en mesure d’annuler la décision de l’agent, je ne peux ordonner un nouvel ERAR (voir la décision Ero, précitée, aux paragraphes 26 et 27). Le but de l’ERAR, énoncé au paragraphe 31 de la décision Sogi, est de permettre un examen des risques avant renvoi et non après le renvoi.

[23]           J’ajouterais que, étant donné que l’agente qui a rendu la décision relative à l’ERAR a également tranché la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire, la façon dont elle a traité le rapport de l’experte dans le contexte du risque peut être examinée au cours de l’audience concernant le fond de la décision fondée sur les motifs d’ordre humanitaire (voir Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300, aux paragraphes 12 et 15 [Sosi]; Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 114, aux paragraphes 10 à 18 [Giron]).

[24]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable concernant l’ERAR est rejetée.

IMM-7242-13

Décision visée par le contrôle

[25]           La demanderesse a fondé sa demande sur de nombreux facteurs, dont la crainte que son ex‑époux ne la suive en Chine et ne lui fasse du mal, la crainte que les autorités chinoises ne la persécutent en raison de sa foi chrétienne, l’intérêt supérieur de sa fille et son établissement au Canada. L’agente a examiné chacun de ces facteurs. Cependant, étant donné que la demanderesse conteste les conclusions de l’agente uniquement en ce qui a trait à la façon dont elle a traité le rapport de l’experte et le risque connexe de violence familiale auquel la demanderesse serait exposée à son retour en Chine, y compris la norme de preuve et la protection de l’État, seuls ces aspects de la décision sont examinés ici.

[26]           En ce qui concerne le risque de violence familiale, l’agente a souligné qu’elle avait examiné les observations de la demanderesse et accepté que les programmes de la Chine visant à aider les femmes victimes de violence familiale n’étaient pas parfaits. Cependant, l’agente a supposé que les allégations de la demanderesse selon lesquelles son ex-époux la suivrait en Chine étaient hypothétiques : [TRADUCTION] « Je ne vois guère d’éléments de preuve démontrant que M. Peng a le profil d’une personne qui suivrait la demanderesse jusqu’en Chine pour lui faire du mal, même s’il ne s’est pas bien comporté au cours de la bataille concernant la garde de Karen et lorsqu’il était marié à la demanderesse ».

[27]           L’agente a souligné que M. Peng n’avait pas été déclaré coupable de violence familiale et que peu d’éléments de preuve démontraient qu’il n’avait pas respecté l’ordonnance que la Cour avait rendue à l’issue de la bataille concernant le divorce et la garde. L’agente a également accordé peu d’importance à une lettre que M. Peng avait envoyée à la demanderesse au cours des procédures de divorce, affirmant que cette lettre donnait matière à interprétation et n’avait pas été rédigée sur un ton menaçant. L’agente a conclu que la police est très présente en Chine (rapport du Département d’État des États-Unis sur les droits de la personne pour l’année 2012 en Chine (US DOC 2012)) et qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que la police réponde si la demanderesse avait besoin de protection.

[28]           L’agente a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve établissant qu’elle craignait avec raison que M. Peng ne la suive en Chine afin de lui faire du mal. De plus, elle dispose d’une voie de recours viable par l’entremise de la police. En conséquence, elle n’a pas réussi à démontrer l’existence d’une possibilité sérieuse qu’elle soit exposée à un risque de préjudice de la part de M. Peng en Chine et qu’elle subisse de ce fait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées.

[29]           L’agente ne mentionne nullement le rapport de l’experte dans son analyse concernant la violence familiale.

[30]           En ce qui concerne la question de la maladie mentale, l’agente souligne que la demanderesse affirme que Mme Sinclair, travailleuse sociale autorisée, fournit son avis d’expert au sujet de l’état émotif et psychologique de la demanderesse, mais que le rapport n’était pas joint aux observations. Cependant, l’agente a reconnu que les renseignements figurant dans l’exposé narratif de la demanderesse étaient des déclarations de Mme Sinclair selon lesquelles, de l’avis professionnel de celle-ci, les symptômes de la demanderesse correspondaient au TSPT et  selon lesquelles l’expulsion de celle-ci en Chine aurait de graves conséquences sur sa santé mentale. L’agente a finalement accordé peu de poids à l’avis de l’experte sur cette question.

Position de la demanderesse

[31]           La demanderesse a présenté de longues observations dans lesquelles elle affirme, essentiellement, que l’agente a totalement omis de tenir compte du risque de violence familiale dans sa décision relative à l’ERAR et a également omis d’évaluer ce risque dans le contexte de la demande reposant sur des motifs d’ordre humanitaire, même si elle était au courant de l’existence du rapport, ou aurait dû l’être, et ne pouvait écarter cet élément de preuve (Sosi; Giron).

[32]           La qualité d’expert de Mme Sinclair dans le domaine de la violence familiale est indéniable, et l’agente aurait dû tenir compte de l’avis de cette personne au sujet du risque auquel la demanderesse était exposée.

[33]           De plus, l’agente a imposé la prépondérance des probabilités comme norme de preuve, alors que la norme correcte était celle de l’existence d’une possibilité sérieuse. L’agente a également commis une erreur en attribuant insuffisamment de poids à la lettre de M. Peng, que la police a jugée suffisamment menaçante pour porter contre M. Peng une accusation de menaces de mort par suite de laquelle celui-ci s’est engagé, pour une période de 12 mois, à ne pas troubler l’ordre public et à n’avoir aucun contact avec la demanderesse. En affirmant que le risque était hypothétique, l’agente n’a pas tenu compte de la lettre dans laquelle la sœur de la demanderesse a confirmé le comportement violent et les menaces. L’agente a également omis d’analyser l’un ou l’autre des documents sur la situation dans le pays en ce qui a trait à l’absence de protection des personnes exposées à un risque de violence familiale, ni n’a expliqué pourquoi elle avait préféré le rapport US DOC 2012 aux éléments de preuve pertinents allant dans le sens contraire.

Position du défendeur

[34]           Le défendeur soutient que le rapport de l’experte ne contient aucun élément de preuve utile pour l’analyse de la question de savoir si la demanderesse est exposée à un risque en Chine, parce qu’il n’est pas pertinent quant au risque objectif auquel la demanderesse serait exposée là-bas (Varga, aux paragraphes 29 et 30, Johnson, aux paragraphes 15 à 17 et 19). En conséquence, il n’était pas déraisonnable de la part de l’agente d’avoir lié la pertinence du rapport de l’experte à l’état mental subjectif de la demanderesse, étant donné, surtout, que le rapport ne contenait aucun élément de preuve objectif ni allégation indépendante selon lesquels la demanderesse était exposée à un risque en Chine aux mains de son ex-époux, citoyen canadien résidant au Canada. L’agente n’a pas appliqué la norme de preuve erronée non plus en ce qui concerne l’allégation de la demanderesse au sujet du risque de préjudice en Chine, comme le montrent clairement les motifs de la décision de l’agente.

[35]           La lettre de l’ex-époux de la demanderesse doit être lue dans le contexte global de la décision reposant sur les motifs d’ordre humanitaire et, peut-être, de la décision connexe relative à l’ERAR à laquelle le défendeur renvoie. L’agente a traité la lettre de manière raisonnable et, compte tenu de la preuve, elle a conclu que cette lettre n’était pas menaçante.

[36]           Étant donné que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer que sa situation personnelle était liée aux conditions qui existeraient dans le pays, le contrôle judiciaire de l’analyse de ces conditions par l’agente n’est pas justifié. En tout état de cause, cette analyse était suffisante, étant donné que l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle serait exposée à un risque en Chine de la part de son ex-époux n’avait pas été établie de manière satisfaisante.

[37]           Quant au rapport de l’experte, il était raisonnable de lui accorder peu de poids, parce qu’il y est mentionné que l’ex-époux de la demanderesse a été déclaré coupable alors qu’il n’avait été qu’accusé, puis libéré sous caution, et que la question avait finalement été réglée au moyen d’un engagement à ne pas troubler l’ordre public, lequel engagement avait été respecté. L’agente a également conclu que le rapport de l’experte était fondé sur les déclarations de la demanderesse. En conséquence, il était raisonnable de lui accorder peu de poids, car ce traitement était compatible avec la jurisprudence concernant les avis psychiatriques.

Analyse

[38]           À mon avis, la question à trancher en l’espèce est de savoir si la façon dont l’agente a traité le rapport de l’experte était raisonnable, et j’en suis arrivée à la conclusion qu’elle ne l’était pas.

[39]           En premier lieu, un examen du rapport et de son auteur s’impose.

[40]           Mme Sinclair est titulaire d’une maîtrise en travail social et est travailleuse sociale autorisée. Comme le montre son CV, joint au rapport, elle exerce dans ce domaine depuis 1984 et jouit d’une longue expérience et d’une grande compétence dans le domaine de la violence familiale. Ainsi, elle a été nommée membre du comité consultatif du projet appelé Domestic Violence Threat Assessment and Risk Management Curriculum and Training Project (projet de formation et d’élaboration de programmes en matière d’évaluation de la menace et de gestion du risque de violence familiale), financé par l’Ontario (de 2011 jusqu’à ce jour), du comité consultatif provincial du projet Domestic Violence, Mental Health and Addictions Curriculum Development Project (projet d’élaboration de programmes en matière de violence familiale, de santé mentale et de toxicomanie) (de 2011 à ce jour) et du Comité d’examen des décès dus à la violence familiale du Bureau du coronaire en chef, à Toronto (de 2002 à ce jour). Elle a été reconnue en qualité de témoin expert dans une cinquantaine d’affaires concernant la violence familiale et a fourni des services contractuels à bon nombre de secteurs aux fins de l’examen de différentes questions liées à la détermination, à l’évaluation et à la gestion des risques en matière de violence familiale.

[41]           Dans son rapport, Mme Sinclair décrit l’opinion qu’elle s’est fait demander de fournir au sujet de la demanderesse, y compris une évaluation du risque continu de violence auquel elle serait exposée de la part de M. Peng après la séparation. Mme Sinclair affirme qu’elle a rencontré la demanderesse deux fois, que ces rencontres ont duré environ sept heures et demie au total et qu’elle avait examiné les documents qui lui avaient été fournis et qu’elle a énumérés. Ces documents comprenaient la déclaration solennelle de la demanderesse, la lettre de la sœur de celle-ci, le courriel et les textos de l’ex-époux de la demanderesse ainsi que l’engagement à ne pas troubler l’ordre public et l’engagement de caution. Elle a affirmé que son opinion était fondée sur ces renseignements.

[42]           Le rapport comporte de nombreux renseignements généraux au sujet de la nature des relations de violence et de la façon dont ces relations touchent les femmes concernées. En ce qui a trait à la demanderesse, Mme Sinclair a affirmé qu’à son avis, celle-ci avait été victime de violence psychologique, verbale, économique, émotive, sexuelle, financière et physique constante de la part de son ex-époux, tant pendant son mariage qu’après la séparation. 

[43]           Elle a affirmé qu’à son avis, il s’agissait d’une situation alarmante en raison d’une agression sexuelle commise après la séparation ainsi que d’appels téléphoniques et de textos de menaces persistants qui montraient que M. Peng [TRADUCTION] « n’a nullement l’intention de laisser Mme Lai et sa fille tranquilles »; de plus :

[TRADUCTION]

Cette affaire comporte plusieurs indicateurs de haut risque qui m’incitent à croire que Mme Lai et sa fille pourraient être blessées sérieusement, voire mortellement si son époux a accès à elles. J’ai utilisé l’outil d’évaluation du danger de la Dre Jacqueline Campbell, qui est un instrument d’évaluation en 20 points largement reconnu et validé empiriquement et sert à mesurer le degré de risque de blessures mortelles dans une situation de violence familiale. Après avoir appliqué l’outil à la situation de Mme Lai, j’ai dû constater qu’elle avait répondu par l’affirmative à 12 des 20 facteurs de risque.

[44]           En se fondant sur cette évaluation, Mme Sinclair a conclu que la situation de la demanderesse était considérée comme une situation à très haut risque. Mme Sinclair a également appliqué la formule de codage des risques du Comité d’examen des décès liés à la violence familiale et a conclu que la demanderesse [TRADUCTION] « est très fortement exposée au risque de subir d’autres blessures qui pourraient être mortelles, si son ex-époux devait avoir accès à elle ».

[45]           Tel qu’il est mentionné plus haut, dans la décision relative à l’ERAR qu’elle a rendue, la même agente a examiné le risque de violence familiale auquel la demanderesse était exposée. Dans sa décision, l’agente n’a nullement mentionné le rapport de l’experte. Voici quelques-unes des constatations qu’elle a faites :

         Bien que M. Peng ait été accusé d’avoir proféré des menaces de mort, en raison du courriel qu’il avait envoyé, il n’a pas été déclaré coupable. Il s’est conformé aux conditions dont était assortie l’ordonnance d’engagement rendue contre lui, et peu d’éléments de preuve montrant que d’autres accusations avaient été portées ont été présentés;

         L’agente a accordé peu de poids à cette lettre et à des textos subséquents, parce que [TRADUCTION] « le texte de ces documents est succinct et se prête donc à plusieurs interprétations. J’ai également accordé peu de poids à la lettre de la sœur de la demanderesse, car » [la déclaration se termine ici];

         Même si la demanderesse affirme que son ex-époux a tenté de l’étrangler une fois, elle n’a pas mentionné qu’elle avait téléphoné à la police, et aucun rapport de police n’a été présenté;

         La demanderesse n’a pas donné d’[TRADUCTION] « explication raisonnable ou rationnelle » au sujet du fait qu’elle était allée de son plein gré aider son ex-époux à se préparer à une entrevue d’emploi, eu égard aux allégations selon lesquelles elle craignait qu’il ne la tue. Étant donné qu’elle avait déjà porté des accusations, son comportement ne cadrait pas avec l’existence d’une crainte fondée de préjudice;

         Elle n’a pas déposé d’accusations par suite du viol dont elle aurait été victime au cours de cette visite, et ses allégations de viol n’étaient [TRADUCTION] « pas appuyées par la preuve, étant donné que la demanderesse avait déjà divorcé de M. Peng, qu’elle connaissait déjà très bien le système judiciaire canadien et qu’elle avait déjà porté des accusations contre M. Peng dans le passé »;

         La demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve démontrant qu’elle craignait avec raison que M. Peng ne la suive en Chine afin de lui faire du mal.

[46]           Pourtant, dans le rapport de l’experte, que l’agente ne mentionne pas, Mme Sinclair souligne ce qui suit :

         Plus de la moitié des agresseurs qui tuent leurs partenaires le font lors d’une séparation envisagée ou après une séparation;

         En ce qui concerne l’agression sexuelle qui serait survenue après la séparation, la demanderesse était préoccupée et se reprochait de s’être laissée manipuler par son ex-époux pour aller chez lui. Elle n’a pas signalé l’agression à la police, parce qu’elle craignait que la police ne la croie pas et qu’elle lui reproche d’être allée chez lui; elle craignait également des représailles et ne voulait pas mettre l’emploi de son ex-époux en danger, parce qu’elle dépendait du soutien financier de celui-ci.

         [TRADUCTION] « Mme Lai est une femme qui est cohérente dans ses déclarations et qui, selon mon avis professionnel, est très crédible. Sa description de la relation qu’elle avait avec M. Lai, notamment sa révélation, le 2 avril 2013, de la dernière agression, est crédible et loin d’être inusitée, selon mon expérience professionnelle. À mon avis, Mme Lai a toujours terriblement peur de son époux et a cru qu’elle n’avait d’autre choix que de répondre aux pressions qu’il exerçait sur elle afin qu’elle le soutienne et qu’elle l’aide à se préparer à une entrevue d’emploi. Mme Lai s’est fait manipuler afin d’avoir des contacts avec M. Peng après que celui-ci l’eut harcelée et eut insisté auprès d’elle de manière excessive, en plus de subir des pressions de la part de membres de la communauté religieuse dont elle faisait partie. Sa conduite découle de sa situation et non d’un problème de caractère et n’atténue pas sa crédibilité à titre de personne victime de violence. Toute personne victime de violence aussi extrême pourrait prendre les mêmes décisions ».

[47]           Ainsi, tandis que l’agente a conclu, dans la décision relative à l’ERAR, à l’absence d’explication raisonnable ou naturelle au sujet du fait que la demanderesse était allée volontairement aider son ex-époux, une explication de cette nature a été formulée dans le rapport de l’experte, auquel l’agente n’a pas fait allusion. L’agente n’a pas accepté les allégations de viol de la demanderesse, parce que le viol est survenu après la séparation et n’a pas été signalé à la police. Cette question est également commentée dans le rapport de l’experte. L’agente a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant que la demanderesse craignait avec raison que son époux ne la suive en Chine pour lui faire du mal; or, selon le rapport de l’experte, la demanderesse serait exposée à un risque élevé si son ex-époux, qui n’avait nullement l’intention de la laisser tranquille, avait accès à elle.

[48]           Il était sans doute loisible à l’agente d’accorder peu de poids au rapport de l’experte, pourvu qu’elle invoque des motifs appropriés à cet égard, mais elle ne l’a pas fait, puisqu’elle n’a même pas mentionné le rapport dans ses motifs.

[49]           Dans la décision reposant sur les motifs d’ordre humanitaire visée par le présent contrôle, l’agente ne renvoie nullement non plus au rapport de l’experte dans son analyse du risque de violence familiale. Elle affirme que M. Peng n’a pas été déclaré coupable de violence familiale et qu’il y avait peu d’éléments de preuve montrant qu’il ne s’était pas conformé à l’ordonnance judiciaire rendue au cours des procédures relatives au divorce et à la garde. L’agente ne mentionne nullement l’allégation d’agression sexuelle commentée dans le rapport de l’experte, laquelle agression serait survenue après l’expiration de l’engagement à ne pas troubler l’ordre public – peut-être en raison de la conclusion à laquelle elle en était arrivée dans la décision relative à l’ERAR, mais elle ne le précise pas.

[50]           En ce qui concerne l’analyse de la protection de l’État, cette analyse se résume à la conclusion de l’agente selon laquelle [TRADUCTION] « en plus d’avoir des lois en vigueur pour protéger ses citoyens contre les crimes et les agressions physiques, la Chine bénéficie d’une grande présence policière [...] il serait raisonnable de s’attendre à ce que la police réponde à l’appel au secours de la demanderesse si celle-ci avait besoin de son aide ».

[51]           Je conviens avec la demanderesse que l’agente n’a pas examiné la preuve au dossier indiquant que la violence familiale constitue un problème majeur en Chine et un problème dont les forces de sécurité publiques ne font souvent aucun cas (voir, par exemple, la base de données Refworld du UNHCR pour l’année 2012 –  Country Reports on Human Rights Practices –  Chine  (DCT, à la page 394); base de données Refworld du UNHCR – Chine : Commute Death Sentence in Domestic Violence Case (DCT, à la page 400)).   

[52]           La Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’appréciation de la preuve faite par la SPR, et le décideur est réputé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il disposait (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CA)).

[53]           Cependant, bien qu’un décideur n’ait pas à faire mention de chacun des éléments de preuve soumis, plus un élément de preuve non mentionné est important, plus une cour de justice sera encline à inférer de ce silence que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte de la preuve (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (6 octobre 1998), Ottawa IMM-596-98, aux paragraphes 15 à 17 (CF); Packinathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 834, au paragraphe 9).

[54]           Dans la présente affaire, l’agente n’a tout simplement pas examiné le contenu du rapport de l’experte ou la question de la disponibilité de la protection de l’État dans le contexte de la violence familiale. En conséquence, sa conclusion n’était pas raisonnable.

[55]           Il convient de souligner qu’en réponse à la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire, Mme Joana Fonkin, l’agente, a déposé un affidavit daté du 7 janvier 2014 dans lequel elle affirme que, lorsqu’elle est saisie d’une demande d’ERAR et d’une demande reposant sur des motifs d’ordre humanitaire de la même partie, elle revoit habituellement ensemble les éléments de preuve provenant des deux demandes avant d’en arriver à une décision dans l’une ou l’autre de celles-ci, et elle mentionne les éléments de preuve dans la décision à laquelle ils se rapportent. L’agente affirme ensuite qu’elle a suivi cette pratique pour en arriver à la décision relative à l’ERAR.

[56]           L’agente va plus loin et précise qu’elle a jugé le rapport de l’experte non pertinent quant à l’ERAR, car ce rapport ne contenait aucun élément de preuve susceptible de l’aider à savoir si la demanderesse serait exposée à un risque en Chine; c’est pourquoi elle ne l’a pas mentionné dans la décision.

[57]           À mon avis, il n’est pas loisible à l’agente de fournir des motifs à l’appui de sa décision après coup; agir ainsi revient à essayer de « corriger un vice entachant [la] décision en déposant des motifs complémentaires sous forme d’affidavit » (Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234, au paragraphe 50; Sellathurai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 255, aux paragraphes 46 et 47; Kaba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1201, au paragraphe 9; Dinani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 141, aux paragraphes 6 et 7). De plus, le rapport de l’experte était pertinent quant à la question de savoir si la demanderesse demeurait exposée à un risque de la part de son ex-époux.

[58]           Cependant, la question qui se pose toujours est celle de savoir si la demanderesse a établi qu’elle serait exposée à un risque de violence familiale de la part de son ex-époux si elle retournait en Chine.

[59]           La requête présentée par la demanderesse en vue de l’obtention d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi fondée sur tant la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire que sur la décision relative à l’ERAR a été rejetée par le juge Russell, qui a affirmé que la véritable question que soulevaient la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire et la demande d’ERAR était le risque ou le préjudice auquel la demanderesse serait exposée de la part de M. Peng si elle retournait en Chine. Le juge Russell a conclu qu’il y avait une question sérieuse découlant de la question de savoir si l’agente avait même examiné le rapport de l’experte dans le contexte de la décision relative à l’ERAR et, dans l’affirmative, si elle avait raisonnablement apprécié et appliqué le contenu de ce rapport. Cependant, dans le rapport de l’experte, seule la crainte subjective est commentée, et non l’existence de motifs raisonnables pour la demanderesse de craindre un préjudice en Chine de la part de M. Peng :

[TRADUCTION]

[6]        Dans la décision relative à l’ERAR, l’agente a conclu qu’« il existe peu d’éléments de preuve établissant que M. Peng se rendra en Chine pour faire du mal à la demanderesse si celle-ci retourne dans ce pays. Je suis d’avis que cette allégation de risque est hypothétique ». Malheureusement, l’allégation demeure hypothétique pour la Cour aux fins de l’appréciation du préjudice irréparable.

[7]        Je peux voir que M. Peng s’est conduit d’une façon répréhensible et très menaçante au cours du litige matrimonial et des procédures relatives à la garde au Canada et qu’il a même été sous-entendu qu’il pourrait retourner en Chine. Cependant, selon des éléments de preuve présentés par la suite, il a collaboré avec la demanderesse dans le cadre des efforts que celle-ci a déployés pour rester au Canada, ou il souhaiterait que la demanderesse retourne en Chine afin qu’il puisse se remarier et avoir un autre enfant. La demanderesse craint qu’il ne la pourchasse et ne lui fasse du mal, mais il n’y a aucun élément de preuve clair, convaincant et non conjectural montrant qu’il la suivra en Chine, qu’il pourra la trouver là-bas ou qu’il a l’intention de lui faire du mal si elle y retourne.

[60]           Il est certain que le rapport de l’experte ne vise pas à répondre à la question de savoir si une protection de l’État est offerte en Chine. Il y est plutôt mentionné que la demanderesse serait exposée à un risque [TRADUCTION] « si son ex-époux devait avoir accès à elle » et que M. Peng [TRADUCTION] « n’a nullement l’intention de laisser Mme Lai et sa fille tranquilles ».

[61]           L’agente affirme que M. Peng n’a pas été déclaré coupable de violence familiale et qu’il y a peu d’éléments de preuve établissant qu’il ne s’est pas conformé à l’ordonnance judiciaire rendue au cours du litige concernant le divorce et la garde. L’agente a accordé peu de poids à la lettre de M. Peng, parce qu’elle estimait que le contenu de cette lettre se prêtait à plusieurs interprétations et que son ton n’était pas menaçant. Cependant, la police a jugé ce document suffisamment menaçant pour porter des accusations; de plus, même si M. Peng n’a pas été déclaré coupable d’avoir proféré des menaces de mort par suite des accusations, il a dû se conformer à un engagement à ne pas troubler l’ordre public. Qui plus est, il est difficile de considérer comme des déclarations non menaçantes des propos comme [TRADUCTION] « Tu veux t’en prendre à moi par des moyens légaux, alors que je veux recourir à d’autres moyens et que je suis prêt à mettre un terme à notre relation même si le sang doit couler » et [TRADUCTION] « Cependant, tu as jeté par-dessus bord le seul moyen de rester en vie ». Par ailleurs, l’agente ne commente pas l’agression sexuelle qui aurait eu lieu subséquemment selon la description figurant dans le rapport de l’experte.

[62]           L’agente ne commente pas non plus, que ce soit dans la décision relative à l’ERAR ou dans la décision reposant sur les motifs d’ordre humanitaire, la lettre dans laquelle la sœur de la demanderesse a affirmé que M. Peng a dit qu’il retournerait en Chine pour tuer la demanderesse et qu’il se tuerait ensuite.

[63]           À mon avis, le défaut de l’agente de commenter la lettre de la sœur de la demanderesse et d’apprécier la conclusion du rapport de l’experte selon laquelle M. Peng n’avait nullement l’intention de laisser la demanderesse tranquille n’était pas raisonnable, pas plus que ne l’était la façon dont elle a traité la lettre de M. Peng, car l’agente n’a pas examiné ces éléments de preuve dans le contexte du risque que M. Peng retourne en Chine pour faire du mal à la demanderesse, ce qui donnerait lieu à des difficultés.

[64]           Bien qu’il ait refusé d’accorder un sursis, le juge Russell a souligné que le critère relatif à l’existence d’un préjudice irréparable était l’absence d’éléments de preuve clairs, convaincants et non conjecturaux établissant que l’ex-époux de la demanderesse constituerait une menace pour elle en Chine. Le critère applicable à une décision relative aux motifs d’ordre humanitaire est moins élevé, soit l’existence d’une « possibilité sérieuse de préjudice ».

[65]           De plus, la Cour a jugé, dans une situation où un sursis avait été accordé, que les conclusions de fait tirées dans le contexte du sursis ne lient pas le juge et ne sont pas contraignantes dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire car, lors de l’examen du sursis, les questions en litige ne sont pas débattues et analysées de manière exhaustive et définitive (Johnson) :

[14]      Le juge Zinn a formulé ses commentaires relatifs à la question de droit alors qu’il examinait le critère de « question sérieuse » dans le contexte d’une demande de sursis, un critère peu contraignant. Les conclusions relatives à la question du préjudice irréparable ont également été tirées dans le contexte d’une demande de sursis, aux fins de laquelle les questions en litige ne sont pas débattues et analysées de manière exhaustive et définitive. À l’exception des cas les plus évidents, les commentaires formulés par un juge dans le contexte d’une demande de sursis ne lient pas nécessairement le juge qui procède au contrôle judiciaire en bonne et due forme. Je n’interprète pas les propos du juge Zinn comme visant à lier le juge chargé du contrôle judiciaire; il ne s’agit pas non plus d’un cas des « plus manifestes ».

[66]           Étant donné que j’en suis arrivée à la conclusion que la décision de l’agente n’était pas raisonnable, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions que la demanderesse a soulevées.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire dans l’affaire IMM-7243-13 est rejetée.

2.      La demande de contrôle judiciaire dans l’affaire IMM-7242-13 est accueillie. La décision de CIC est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

3.      Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale et les affaires n’en soulèvent aucune;

4.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7242-13

 

INTITULÉ :

CHAOHONG LAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-7243-13

 

INTITULÉ :

CHAOHONG LAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 AVRIL 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 19 MAI 2015

COMPARUTIONS :

Rathika Vasavithasan

POUR LA DEMANDERESSE

 

Bradley Bechard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbra Schlifer Commemorative Clinic

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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