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Date : 20150521


Dossier : IMM‑2634‑14

Référence : 2015 CF 656

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), 21 mai 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

TIBOR BARI, TIBORNE BARI, NIKOLETTA DOMIN BARI (ALIAS NIKOLETTA DOMINIKA BARI), TIBOR RAFAEL BARI ET FATIMA AMANDA BARI

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le demandeur) conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision rendue oralement par la Section de la protection des réfugiés [SPR], de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, le 6 mars 2014. Les motifs écrits de cette décision sont datés du 25 mars 2014. La SPR a conclu que Tibor Bari, Tiborne Bari, Nikoletta Domin Bari, Tibor Rafael Bari et Fatima Amanda Bari (les défendeurs) étaient des réfugiés au sens de la Convention et a fait droit à leurs demandes d’asile. La Cour accueille la demande étant donné que la SPR n’a pas procédé à une analyse de la protection de l’État et que la preuve et la conclusion ne sont pas rattachées par un raisonnement transparent et intelligible.

[2]               Tibor Bari (M. Bari) est né le 29 octobre 1984. Son épouse, Tiborne Bari (Mme Bari), est née le 3 septembre 1983. Leurs enfants, Nikoletta Domin Bari, Tibor Rafael Bari et Fatima Amanda Bari, sont nés les 26 septembre 2000, 15 septembre 2005 et 27 octobre 2006 respectivement. Les défendeurs sont tous des citoyens hongrois d’origine rom. Ils sont arrivés au Canada le 19 octobre 2011 et ont demandé l’asile le 22 octobre 2011. La SPR a accueilli verbalement leur demande d’asile le 6 mars 2014. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, qui a été accueillie le 4 février 2015.

[3]               La SPR n’a eu aucun doute quant à l’identité des défendeurs. Elle a fait observer que M. Bari avait témoigné avec franchise, ne semblait pas avoir essayé d’embellir sa demande et avait expliqué d’une façon raisonnable les contradictions relevées lorsqu’on lui en a donné l’occasion. La SPR a noté que Mme Bari avait également témoigné avec franchise et qu’il n’y avait aucune contradiction évidente dans son témoignage rendu de vive voix et les renseignements indiqués dans son exposé circonstancié. La SPR a conclu que, dans l’ensemble, les défendeurs étaient des témoins crédibles.

[4]               Dans ses brefs motifs, la SPR a passé en revue une documentation indépendante et la situation des Roms en Hongrie, et a notamment pris acte de certains problèmes liés aux droits de la personne auxquels ces derniers sont confrontés. Par exemple, ils sont victimes de discrimination et d’exclusion, en plus de faire l’objet de patrouilles effectuées par des extrémistes de droite. Selon la SPR, il existait des éléments de preuve objectifs suffisants pour appuyer les craintes subjectives des défendeurs. Elle a conclu, pour des motifs cumulés, que les défendeurs avaient subi des actes de persécution en raison de leur appartenance au groupe ethnique des Roms et qu’ils seraient exposés à plus qu’une simple possibilité d’être persécutés en raison de leur ethnie s’ils devaient retourner en Hongrie. La SPR a conclu que les défendeurs étaient des réfugiés au sens de la Convention et a accueilli leurs demandes d’asile.

[5]               La présente affaire soulève les questions suivantes :

A.                La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la question de la protection de l’État?

B.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la question de la possibilité de refuge intérieur?

[6]               Aux paragraphes 57 et 62 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, (Dunsmuir) la Cour suprême du Canada a expliqué qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive de la norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Il est bien établi que la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à la façon dont la SPR prend en compte et traite les éléments de preuve, à ses conclusions relatives à la protection de l’État et à son évaluation de la possibilité de refuge intérieur (PRI), puisqu’il s’agit de conclusions mixtes de fait et de droit à l’égard desquelles la SPR a une expertise : Bari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 862, au paragraphe 19; Ortiz Garzon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 299, aux paragraphes 24 et 25; Goltsberg c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 886, au paragraphe 16.

[7]               Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a expliqué ce que doit faire une cour de révision lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

A.                La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la question de la protection de l’État?

[8]               À mon avis, la SPR a commis une erreur en n’effectuant pas une analyse appropriée de la question de la protection de l’État.

[9]               Avant d’examiner les motifs de la SPR, je tiens à souligner, comme l’ont fait les défendeurs, que dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 22, (Newfoundland Nurses) la Cour suprême du Canada a jugé que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule d’annuler une décision et que toute contestation du raisonnement qui sous‑tend la décision ou du résultat ne peut donc être effectuée qu’au regard de la norme de contrôle du caractère raisonnable. Au paragraphe 16 de l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême a expliqué ce que doivent contenir les motifs d’un tribunal afin de répondre aux critères établis dans l’arrêt Dunsmuir :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn, [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391. En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[10]           Cela dit, la SPR ne répond pas à mon avis aux critères établis par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Dunsmuir et Newfoundland Nurses. En effet, ses motifs ne me permettent pas de comprendre comment elle est parvenue à sa décision concernant la protection de l’État, pas plus qu’ils ne me permettent de déterminer si sa conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[11]           Dans la présente affaire, la SPR a manqué à son obligation d’examiner et de trancher la question de la protection de l’État. Elle n’a pas jugé bon de réitérer le critère juridique applicable à la protection de l’État ni de mentionner la présomption de la protection de l’État. Elle a omis de préciser que les défendeurs avaient l’obligation légale de réfuter, au moyen d’une preuve claire et convaincante, la présomption de la protection de l’État. Il manque à la décision une analyse et une conclusion sur cette question, sur le fondement d’une preuve claire et convaincante. La SPR n’a procédé à aucune évaluation de la situation de la Hongrie à cet égard par rapport aux autres pays, démocraties fonctionnelles ou autres. En outre, la SPR n’a pas décidé à quel fardeau de preuve les défendeurs étaient tenus de satisfaire, et elle a omis de dire de quel fardeau, le cas échéant, ils s’étaient acquittés selon elle pour réfuter la présomption légale.

[12]           Bien que la SPR ait indiqué que la protection de l’État était une question en litige et ait laissé entendre, en raison d’un titre, qu’elle allait examiner cette question, la SPR n’a en fait jamais tiré de conclusion concernant la protection de l’État. Par conséquent, je suis incapable de savoir comment elle est parvenue à une conclusion à cet égard. En fait, rien dans les motifs n’indique que la SPR a tiré une conclusion sur la protection de l’État.

[13]           Les défendeurs ont soutenu que la SPR a examiné tous les facteurs appropriés et traité de tous les aspects de fond, bien que les critères juridiques n’aient pas été énoncés. Je ne vois pas comment tout le fond a pu être traité si elle n’a pris aucune décision sur la question de la protection de l’État, et encore moins analysé les faits en fonction des principes fondamentaux en matière de protection de l’État et tiré les conclusions de droit requises.

[14]           Comme le juge Rennie (maintenant juge à la Cour d’appel) l’a indiqué au paragraphe 28 de la décision Andrade c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 436 :

[28]      La Commission doit effectivement analyser la preuve qu’elle mentionne et se demander en quoi cette preuve concerne la question de la protection de l’État. Il ne suffit pas de résumer une preuve abondante et de conclure ensuite que la protection de l’État est adéquate. La preuve et la conclusion doivent être rattachées à un raisonnement transparent et intelligible.

En l’espèce, la SPR a simplement résumé quelques renseignements relativement peu nombreux et a conclu que les demandes d’asile étaient établies, sans dire un mot sur la protection de l’État.

[15]           L’obligation légale qui incombe à la SPR d’analyser les preuves auxquelles elle renvoie et d’examiner la façon dont ces preuves se rapportent à la question de la protection de l’État a également été examinée dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Balogh, 2014 CF 932. Le passage suivant, et en particulier les paragraphes 27 à 29, s’applique dans la présente affaire :

[27]      [] Il n’est pas clair à la lecture des motifs de la SPR que cette dernière s’est concentrée sur les questions principales telles que la façon dont les défendeurs ont réfuté la présomption de la protection de l’État au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants. Il en était ainsi parce que la SPR n’a référé à aucun fondement pour sa conclusion; la SPR a simplement déclaré qu’elle a conclu que les défendeurs « ont également réfuté la présomption de la protection de l’État en ce qui a trait à leur situation personnelle ».

[28]      Il est indubitable que la SPR a renvoyé à de nombreux précédents applicables relatifs à la doctrine de la protection de l’État. Toutefois, l’omission fondamentale fut de sauter de ce résumé de la jurisprudence à la conclusion que la présomption de la protection de l’État avait été réfutée. Il n’est simplement pas possible que la Cour détermine comment ce résultat fut obtenu. Nous ne sommes pas en présence d’un cas où la Cour peut relier des pointillés. Au contraire, il s’agit d’un cas où il n’y a pas de pointillés à relier.

[29]      Il n’incombe pas à la Cour d’apprécier la preuve (contradictoire) relative à la protection de l’État et de tirer ses propres conclusions. Nous sommes en présence d’un contrôle judiciaire et non pas d’une audience de novo. Étant donné le manquement grave dans ses motifs, la Cour est dans l’obligation de conclure que cette décision ne satisfait pas aux critères établis dans les arrêts Dunsmuir et Newfoundland Nurses. Il y a un vide analytique, car les motifs manquent d’éléments nécessaires à leur justification, leur transparence et leur intelligibilité.

[16]           En résumé, ces motifs ne permettent pas à la présente cour de révision de comprendre le fondement de cette décision en particulier, et ne lui permettent pas non plus de déterminer si la conclusion de la SPR fait partie des issues possibles acceptables dont fait état l’arrêt Dunsmuir. Par conséquent, la décision devrait être annulée et il devrait être statué de nouveau sur l’affaire.

B.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur en n’examinant pas la question de la possibilité de refuge intérieur?

[17]           Il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions soulevées par le demandeur.

[18]           Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, annule la décision de la SPR, renvoie l’affaire à un autre tribunal de la SPR pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire et déclare qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2634‑14

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c TIBOR BARI, TIBORNE BARI, NIKOLETTA DOMIN BARI (ALIAS NIKOLETTA DOMINIKA BARI), TIBOR RAFAEL BARI ET FATIMA AMANDA BARI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 MAI 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 21 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Nina Chandy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Maureen Silcoff

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Silcoff, Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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