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Date : 20150508


Dossier : IMM-7620-13

Référence : 2015 CF 607

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

YAZHKOVAN BALAZUNTHARAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le demandeur, M. Balazuntharam, est un réfugié au sens de la Convention qui a de lourds antécédents criminels au Canada. Pour cette raison, une déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [la déléguée] a décidé, le 4 novembre 2013, qu’il pouvait être expulsé vers le Sri Lanka par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], parce que sa présence constituait un danger pour le public [la décision], selon l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la LIPR]. Le présent contrôle judiciaire porte sur cette décision, couramment appelée « avis de danger ».

[2]               L’expulsion d’un réfugié au sens de la Convention vers un pays où il risque la persécution ou la torture – ce qui est appelé le refoulement – est exceptionnelle et doit découler d’actes « très graves » (Nagalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 153, au paragraphe 76). Lorsqu’une telle mesure est envisagée, le délégué doit pondérer les risques auxquels le renvoi exposerait le demandeur et le danger que celui‑ci constituerait pour la population canadienne s’il n’était pas renvoyé (Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au paragraphe 67; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 58 [Suresh]). Compte tenu de l’engagement ferme du Canada envers les droits de la personne, la primauté du droit et les principes de justice fondamentale, le résultat de cette mise en balance s’opposera généralement à l’expulsion (Suresh, aux paragraphes 4 et 58).

[3]               En l’espèce, la question de savoir si le demandeur constitue un danger pour le public doit être réexaminée parce que la déléguée ne disposait pas d’une preuve par affidavit importante. Comme je l’expliquerai, le défaut de la déléguée de tenir compte de cette information – bien qu’elle n’ait pas commis de faute à cet égard – portait atteinte aux droits du demandeur à l’équité procédurale, en particulier son droit à une audience équitable. Le redressement approprié dans un tel cas consiste à renvoyer l’affaire à la déléguée pour qu’elle la réexamine en tenant compte de cette preuve additionnelle.

II.                La décision contestée

[4]               Le demandeur, un citoyen du Sri Lanka, est arrivé au Canada en février 1998 et s’est vu reconnaître le statut de réfugié peu de temps après, en décembre de la même année. Il a rapidement commencé à perpétrer des infractions criminelles et, depuis la première déclaration de culpabilité prononcée contre lui en 2000, cette vague ne s’est pas endiguée. Il est notamment question, dans la décision et dans le dossier, des accusations, des déclarations de culpabilité, des incidents de violence et des problèmes de comportement du demandeur qui sont décrits ci‑dessous :

Juin 2000 – Le demandeur a été déclaré coupable de supposition intentionnelle de personne, après s’être faussement identifié à l’aide du permis de conduire temporaire d’une connaissance. Deux mois plus tard, la carte santé du demandeur a été saisie alors qu’elle se trouvait en la possession d’un étranger tentant d’entrer au Canada; les renseignements signalétiques figurant sur cette carte avaient été modifiés.

Novembre 2000 – Le demandeur aurait agressé l’employé d’une station‑service parce qu’il le soupçonnait d’avoir informé la police au sujet de ses activités criminelles.

Juin 2001 – M. Balazuntharam a été condamné à une probation de deux ans après avoir été déclaré coupable de harcèlement criminel envers son ex‑petite amie, qu’il avait menacée d’enlever, de violer et de tuer. Cette interaction problématique entre cette jeune femme et le demandeur a joué un rôle important dans la tentative de suicide de celle‑ci, dans son départ du Canada et dans le fait qu’elle a cherché refuge dans un centre d’hébergement pour jeunes à son retour au Canada.

Septembre 2001 – Le demandeur a été victime d’une tentative d’homicide lorsqu’un groupe de Sri‑Lankais a tiré sur son véhicule. M. Balazuntharam a laissé entendre que l’attaque avait été commise par l’oncle de son ex‑petite amie, mais la police a indiqué qu’il pouvait s’agir de représailles exercées par un gang.

Novembre 2002 – Le demandeur a été condamné à une peine d’emprisonnement de 45 jours pour avoir manqué aux conditions d’une ordonnance de probation, car il avait continué à poursuivre son ex‑petite‑amie en se rendant à l’école de celle‑ci.

Juin 2008 – Après avoir été déclaré coupable de l’infraction la plus grave qu’il avait commise jusque‑là, selon son affidavit, M. Balazuntharam a plaidé coupable à une infraction de possession d’instruments pour fabriquer de fausses cartes de crédit, et il a été condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis de 12 mois. Lors de la perquisition effectuée chez son coaccusé, la police a découvert près de 1 000 cartes de crédit, cartes d’assurance sociale et permis de conduire de l’Ontario frauduleux (falsifiés ou en cours de falsification), ainsi qu’une grande quantité d’instruments servant à la fabrication de faux (dossier de requête [DR], aux pages 408 et 409; voir aussi à la page 1677 de l’affidavit).

Juin 2012 – Le demandeur avait été accusé relativement au [traduction] « projet Infraction », une opération relative au vol d’identité tenue dans la région du Grand Toronto, mais ces accusations ont été suspendues.

[5]               La déléguée a également pris en considération l’information contenue dans les rapports de police qui, selon elle, établissait un lien entre M. Balazuntharam et un gang bien connu à Toronto qui serait associé aux TLET au Sri Lanka (dossier certifié du tribunal [le DCT], vol. 1, à la page 10).

[6]               La déléguée a estimé que le demandeur constituait un danger pour le public et elle a conclu :

[traduction]

Selon la preuve dont je dispose qui démontre que les activités criminelles de M. Balazuntharam étaient à la fois graves et dangereuses pour le public et compte tenu de l’absence de preuve de réadaptation, M. Balazuntharam refusant d’accepter la responsabilité des crimes liés à la fraude, et de la nature répétitive de ses infractions telle qu’elle ressort des faits sur lesquels étaient fondées les accusations déposées contre lui à plusieurs occasions malgré les tentatives du système de justice pénale de le dissuader de récidiver, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que M. Balazuntharam constitue un danger actuel et futur pour le public au Canada et que sa présence au Canada représente un risque inacceptable [...]

(DCT, vol. 1, aux pages 17 et 18)

[7]               La déléguée a également conclu que, compte tenu des conditions existant au Sri Lanka et de l’exposé original des faits de M. Balazuntharam qui figure dans le Formulaire de renseignements personnels [le FRP] qu’il a présenté au soutien de sa demande d’asile, la transformation du Sri Lanka était telle que le demandeur ne serait [traduction] « pas personnellement exposé à une menace à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne selon la prépondérance des probabilité » s’il était renvoyé dans ce pays (DCT, vol. 1, à la page 26).

III.             Preuve additionnelle

[8]               Le 11 octobre 2013, soit plus de trois semaines avant que l’avis de danger soit donné par le ministre le 4 novembre 2013, le conseil du demandeur a fait parvenir 17 pages par télécopieur à l’ASFC, notamment un affidavit de M. Balazuntharam expliquant pourquoi il ne constituait plus un danger pour les Canadiens et pourquoi il craignait d’être détenu et arrêté s’il était renvoyé au Sri Lanka. La télécopie contenait également un affidavit de l’ex‑petite amie de M. Balazuntharam – ce dernier a été déclaré coupable de harcèlement criminel à son endroit, puis d’un manquement aux conditions de la probation qui lui avaient alors été imposées.

[9]               Le demandeur soutient que cette preuve par affidavit est pertinente au regard des conclusions de la déléguée concernant les risques auxquels il serait exposé s’il retournait au Sri Lanka, de ses remords et de l’absence de danger qu’il constitue pour les Canadiens. J’estime que cette prétention est fondée et je cite quelques passages de ces deux affidavits sur lesquels les conclusions de la déléguée auraient pu être fondées s’ils avaient été pris en compte :

[traduction]

[4] [...] Comme je l’ai mentionné dans mon Formulaire de renseignements personnels (le FRP) que j’ai déposé auprès de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR), j’ai été recruté de force par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) au Sri Lanka. En conséquence, j’ai été arrêté et détenu par l’armée sri‑lankaise (la SLA) à un certain nombre de reprises, parce qu’elle me soupçonnait à tort d’être un membre des TLET. J’ai ensuite fui le Sri Lanka après ma dernière libération et je ne me suis pas présenté au camp de la SLA comme j’avais reçu l’ordre de le faire. La SLA croit que je suis un membre des TLET et elle m’a traité en conséquence. La CISR a conclu que ces faits étaient crédibles et m’a accordé l’asile. Ainsi, je suis presque certain de figurer sur une liste de personnes qui seront arrêtées dès leur arrivée à l’aéroport international de Colombo [...]

(DR, vol. 6, pièce M, affidavit de M. Balazuntharam, à la page 1673)

[traduction]

[17] Depuis que j’ai obtenu l’asile au Canada, ma mère et mon père sont venus de rejoindre. Mes premières années au Canada ont été très difficiles. Le Canada était un pays totalement nouveau pour moi et j’ai eu besoin de beaucoup de temps pour m’adapter à la culture et aux normes ici. Pendant ce temps, j’ai commis certaines erreurs graves que je regrette.

(DR, vol. 6, pièce M, affidavit de M. Balazuntharam, à la page 1677)

[traduction]

[8] Je peux vraiment dire que je n’ai aucune crainte ou inquiétude au sujet de l’avenir de M. Balazuntharam. Je sais qu’il a mal agi dans le passé et il a assumé la responsabilité de ses actes. Mais je crois réellement qu’il a changé et qu’il ne constitue plus un danger pour moi ou pour les autres. Je pense que ce qui s’est passé en 2001 et en 2002 étaient des incidents isolés et qu’il a nettement mis un terme à cette époque de sa vie. À ce que je sache, il ne s’agissait pas d’un type de comportement qu’il avait adopté et je ne crois pas qu’il ait eu des problèmes avec d’autres femmes ou leurs familles. Comme je l’ai dit précédemment, je pense que, après avoir passé un certain nombre d’années au Canada, M. Balazuntharam s’est finalement rendu compte que les relations entre les hommes et les femmes sont très différentes dans ce pays et qu’une conduite qui peut être courante au Sri Lanka n’est pas acceptable ici. Je suis convaincue qu’il ne récidivera pas.

(DR, vol. 6, pièce M, affidavit de Mme B (ex‑petite amie de M. Balazuntharam), à la page 1683)

[10]           Le défendeur a admis à l’audience que, pour une raison inconnue, ces affidavits n’avaient jamais été présentés à la déléguée, même s’ils avaient été envoyés avant qu’elle rende sa décision.

IV.             Les questions en litige

[11]           La décision en l’espèce dépend des réponses aux questions suivantes :

(1)          La preuve additionnelle, qui n’avait pas été présentée à la déléguée, peut‑elle être prise en compte?

(2)          Dans l’affirmative, la décision devrait-elle être renvoyée à la même déléguée pour nouvel examen?

V.                Analyse

[12]           La question de savoir si la preuve par affidavit aurait dû être soumise à la déléguée afin qu’elle en tienne compte est une question d’équité procédurale à laquelle s’applique la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jayamaha Mudalige Don, 2014 CAF 4, au paragraphe 36).

[13]           Le défendeur prétend que la preuve par affidavit qui est contestée n’aurait pas dû être prise en compte, étant donné que le demandeur avait jusqu’au 11 juin 2013 pour soumettre des documents à la déléguée.

[14]           Les délais administratifs sont d’une importance fondamentale et leur imposition ne devrait pas être prise à la légère. Ils contribuent à faciliter le déroulement ordonné des instances, à réduire les répétitions et l’inefficacité et à encourager les parties à présenter leurs meilleurs arguments à la première occasion afin qu’ils puissent faire l’objet d’un examen approfondi (Laboratoires Abbott Limitée c Canada (Procureur général), 2008 CAF 354, au paragraphe 37). Si le délai imparti pour le dépôt de documents est déraisonnable, l’autre partie devrait en être informée afin de déterminer, en toute bonne foi, si une prorogation ou une autre mesure est justifiée. Comme le montrent les décisions que j’ai rendues récemment dans Moors c Canada (Revenu national), 2015 CF 446, au paragraphe 25, et Kamara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 572, aux paragraphes 23 et 30, le fait de ne pas respecter un délai ou de ne pas communiquer des renseignements essentiels peut souvent entraîner, pour le demandeur, des conséquences défavorables qui ne constituent toutefois pas un manquement à l’équité procédurale. C’est un risque qu’il ne vaut pas la peine de prendre si on peut l’éviter.

[15]           Cela étant dit, les décideurs disposent d’une plus grande latitude en ce qui a trait à l’application stricte de la procédure à cause du caractère irrémédiable de l’expulsion d’un demandeur lorsque sa vie, sa liberté ou la sécurité de sa personne sont en jeu. Saisi d’une affaire semblable dans Chudal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1073 [Chudal], le juge Hughes a conclu que, en l’absence de mauvaise foi ou de faute lourde de la part du demandeur, les preuves significatives les plus récentes doivent être examinées par un agent d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] (Chudal, au paragraphe 7). Il a statué en outre qu’un agent d’ERAR a l’obligation de recevoir toutes les preuves qui peuvent influer sur sa décision, et cela jusqu’à la date à laquelle sa décision est rendue :

[19]      Pour ce qui concerne la décision d’un agent d’évaluation, l’agent a l’obligation de recevoir toutes les preuves qui peuvent influer sur sa décision, et cela jusqu’à la date à laquelle sa décision est rendue. Il est raisonnable de considérer qu’une telle décision n’est pas rendue tant qu’elle n’a pas été rédigée et signée et tant qu’avis de la décision, à défaut de son contenu, n’a pas été signifié au demandeur. [...] Si le demandeur a été informé qu’une décision sera rendue à une date ultérieure, il est raisonnable de considérer que la décision est rendue à cette date ultérieure.

(Chudal, au paragraphe 19; voir également Avouampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1239, au paragraphe 21; Ayikeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1395, au paragraphe 16)

[16]           À mon avis, le même raisonnement s’applique aux avis de danger donnés par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ou ses délégués. Bien que rien ne semble indiquer qu’il aurait été impossible de produire les affidavits additionnels avant l’échéance du 11 juin 2013, ces documents ont été déposés plus de trois semaines avant que la décision soit rendue. Même si elle n’a pas commis de faute, le défaut de la déléguée de tenir compte des affidavits a donc porté atteinte au droit du demandeur à un processus judiciaire équitable qui est exigé par les principes de justice fondamentale. Dans une audience équitable, la décision du délégué doit être fondée sur les faits et le droit (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 29; Suresh, aux paragraphes 122 et 123). Dans un cas comme celui dont la Cour est saisie en l’espèce, où des faits pertinents et importants ont été présentés, mais n’ont pas été pris en compte, la décision de la déléguée révèle qu’elle a tenu compte seulement de certains des faits. En conséquence, l’affaire devrait être renvoyée pour nouvel examen, car le demandeur a droit à une décision fondée sur l’ensemble de la preuve produite.

[17]           Ayant conclu à un manquement à l’équité procédurale, je dois maintenant répondre à la deuxième question : la décision devrait-elle être renvoyée à la même déléguée pour nouvel examen?

[18]           En règle générale, les décisions administratives ne devraient normalement pas être réexaminées par le même décideur « [s’il s’est] montr[é] partial ou si, pour une quelconque raison, il existe une crainte raisonnable que le décideur original ne tranche probablement pas l’affaire de manière objective » (Donald J M Brown et John M Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, vol. 3. Toronto, Carswell, 1998 (édition sur feuilles mobiles mise à jour en décembre 2014), au paragraphe 12:6320).

[19]           En effet, les juges de la Cour fédérale rendent régulièrement, lorsqu’ils accueillent une demande de contrôle judiciaire, des ordonnances renvoyant diverses affaires à un décideur différent, en grande partie pour éviter qu’une décision relative à un réexamen semble ou puisse ne pas être objective si elle est renvoyée au décideur original (Dena Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 179, au paragraphe 44). En outre, comme je l’ai mentionné dans Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234, aux paragraphes 44 à 47, les deuxièmes décideurs peuvent tirer les mêmes conclusions que le décideur original, dans la mesure où les faits et le droit le permettent, mais l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire ne peut pas être entravé par la décision originale.

[20]           Toutefois, une ordonnance de réexamen par un décideur différent n’est nullement exigée pour corriger des décisions déraisonnables ou des manquements à l’équité procédurale. La Cour a choisi de renvoyer l’affaire au même décideur, par exemple lorsque celui‑ci en avait une connaissance particulière (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harvey, 2013 CF 717, au paragraphe 75), lorsqu’une nouvelle décision pouvait être rendue promptement (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Liu, 2013 CF 639, au paragraphe 1) ou lorsque l’analyse était raisonnable de façon générale, mais qu’elle ne portait pas sur un aspect en particulier (Awadh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 521, aux paragraphes 27, 30 et 31).

[21]           Il incombe aux juges de mettre en balance la perspective et l’apparence impartiale d’un processus décisionnel, d’une part, et l’utilisation efficace des ressources judiciaires, d’autre part. Grâce à cet exercice, le contrôle judiciaire continue d’être une méthode de contrôle efficace et accessible pour les demandeurs (Canada (Procureur général) c Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, au paragraphe 1; Trial Lawyers Association of British Columbia c Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, au paragraphe 110; Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, aux paragraphes 1, 2 et 32; Règles des Cours fédérales (DORS/98‑106), article 3).

[22]           Dans Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 687 [Sittampalam 2007], la juge Snider a renvoyé un avis de danger au même délégué après avoir conclu que celui‑ci avait commis une erreur dans son évaluation des risques auxquels le demandeur serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka, parce qu’il n’avait pas tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il disposait (Sittampalam 2007, au paragraphe 68). La juge Mactavish a accordé un redressement similaire dans Thuraisingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 607, aux paragraphes 51 et 54 [Thuraisingam].

[23]           La décision du délégué dans Sittampalam 2007 a été réexaminée et cet examen a ensuite fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 65 [Sittampalam 2009]. Le juge Mandamin a alors, à son tour, relevé des erreurs dans l’analyse du risque auquel le demandeur serait exposé (Sittampalam 2009, au paragraphe 78) et il a décidé de renvoyer l’affaire au même délégué, conformément à ses motifs, car celui‑ci était « bien au fait de l’affaire et de la liasse de documents en cause » (Sittampalam 2009, au paragraphe 82).

[24]           M. Balazuntharam prétend qu’une distinction peut être faite entre les décisions Sittampalam et la présente affaire, parce que, dans ces décisions, la Cour n’avait relevé aucune erreur relative à l’évaluation faite par le délégué selon laquelle le demandeur constituait un danger pour le public. En d’autres termes, le délégué n’avait pas à évaluer à nouveau le danger que le demandeur représentait pour le public, puisqu’il avait déjà conclu que le demandeur constituait effectivement un danger. En l’espèce cependant, le demandeur soutient que qualifier une personne de danger pour le public est une décision qui entraîne des conséquences importantes, et la réévaluation de cette décision est bien différente du réexamen d’une erreur plus anodine (R c MacDougall, [1998] 3 RCS 45, au paragraphe 34). Comme la conclusion relative au danger doit être réévaluée en l’espèce, le demandeur soutient que la présente affaire doit être renvoyée à un délégué différent.

[25]           Cet argument ne me convainc pas. Il est vrai que les affaires Sittampalam et Thuraisingam ne portaient pas sur le réexamen du danger que le demandeur constituait pour les Canadiens, mais il est possible de soutenir que la question de savoir si une personne est susceptible de faire l’objet de brutalité, de persécution ou de torture aux mains d’une organisation militaire ou paramilitaire après son renvoi du Canada n’est pas moins chargée et lourde sur le plan émotif pour le délégué.

[26]           En outre, la décision de 26 pages faisant l’objet du présent contrôle est détaillée et élaborée. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de me prononcer sur la question de savoir si la bonne foi des décideurs administratifs devrait se présumer, car je ne dispose d’aucune preuve permettant de croire que la déléguée a agi de mauvaise foi ou qu’elle sera partiale lors du réexamen (Nguyen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑4170‑97, au paragraphe 6). À mon avis, la prétention selon laquelle la déléguée ne serait pas en mesure de modifier ses conclusions après avoir tenu compte de la preuve par affidavit additionnelle repose sur des hypothèses.

[27]           La position du demandeur, selon laquelle le nouvel examen doit être confié à un délégué différent, empêcherait également la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir compte des ressources judiciaires et de l’efficacité administrative. Je ne veux pas minimiser l’importance des risques de préjudice inhérents au fait qu’une personne est considérée comme un danger pour le public, mais il y a des cas, comme celui‑ci, où les avantages de confier le nouvel examen à la même déléguée l’emportent sur les risques liés à un nouvel examen par un décideur différent.

[28]           Le réexamen rapide de la décision tenant compte de la preuve par affidavit additionnelle est l’un de ces avantages. Cette preuve, qui totalise 17 pages, fait partie d’un dossier volumineux de plus de 1 800 pages.

[29]           Le demandeur reconnaît que, étant donné que plus de 16 mois se sont écoulés depuis que la décision a été rendue, la déléguée ne se rappelle peut‑être pas les détails précis du dossier (observations additionnelles du demandeur sur le redressement, page 9, au paragraphe 23). À mon avis, il s’agit là d’une raison de croire, et non de douter, que la déléguée examinera la nouvelle preuve, ainsi que les antécédents sous‑jacents du demandeur à nouveau. L’efficacité de l’utilisation des ressources judiciaires vient non pas du réexamen des détails précis du dossier, qui devra inévitablement être refait par la déléguée, mais de sa connaissance de son organisation et de son contenu en général. En conséquence, la décision sera probablement rendue plus rapidement si l’affaire lui est renvoyée au lieu d’être confiée à un autre délégué, ce qui est particulièrement important en l’espèce vu que le demandeur se trouve dans un établissement de détention. En général, une personne lit un livre plus rapidement la deuxième fois que la première, même si elle a oublié une bonne partie de l’histoire. Cet aspect est important lorsque le livre a près de 2 000 pages.

[30]           Je veux souligner que, compte tenu du manquement à l’équité procédurale et de la nécessité, pour la déléguée, de réexaminer ses conclusions en tenant compte de la nouvelle preuve par affidavit, je ne me prononce pas sur le caractère raisonnable de la décision.

[31]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la même déléguée afin qu’elle la réexamine en tenant compte des présents motifs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

3.                  Aucune question n’a été soulevée à des fins de certification.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-7620-13

 

 

INTITULÉ :

YAZHKOVAN BALAZUNTHARAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 marS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk et Kingwell

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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