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Date : 20150514


Dossier : IMM-7909-13

Référence : 2015 CF 635

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 mai 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

JOEL GAUAN GO (alias NIKKIE GO)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               La demanderesse est une citoyenne des Philippines. Biologiquement de sexe masculin, elle se présente toutefois comme une femme. Elle est initialement arrivée au Canada le 28 décembre 2008, mais elle n’a pas quitté le pays à l’expiration de son visa de visiteur. Le 13 février 2012, elle a présenté une demande d’asile, alléguant qu’elle serait exposée à une menace à sa vie aux Philippines parce qu’elle est une transsexuelle et qu’elle est porteuse du VIH. Elle prétend que de nombreuses personnes, y compris des membres de sa famille et des policiers, l’ont harcelée, attaquée et agressée sexuellement en raison de son identité sexuelle.

[2]               Peu après son arrivée au Canada, des agents d’immigration ont découvert que la demanderesse avait passé du temps aux États-Unis d’Amérique, où elle a été déclarée coupable, le 24 octobre 2002, de possession de méthamphétamine en vue d’en faire la vente. Par conséquent, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a pris une mesure d’expulsion le 12 mars 2012, et a conclu que la demanderesse était interdite de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[3]               Dans un premier temps, la mesure d’expulsion n’a pas eu d’effet sur la demande d’asile de la demanderesse. Quoique l’alinéa 101(1)f) de la Loi frappe d’irrecevabilité la demande des personnes interdites de territoire pour grande criminalité, l’ancien alinéa 101(2)b) créait une exception pour les individus comme la demanderesse dont le ministre ne considérait pas qu’ils représentaient un danger pour le public. Cette exception a été abolie le 15 décembre 2012, date d’entrée en vigueur de l’article 34 de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, LC 2012, c 17 [LVPSIC]. Par conséquent, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a avisé la demanderesse, dans une lettre datée du 21 février 2013, que sa demande d’asile était irrecevable; dans une autre lettre datée du 25 février 2013, la SPR l’a également avisée qu’il avait été mis fin aux procédures concernant sa demande d’asile pendantes devant ce tribunal.

[4]               La demanderesse a donc présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et une demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR] le 26 avril 2013. Ces deux demandes ayant été rejetées, la demanderesse a sollicité auprès de la Cour l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire. En ce qui se rapporte à l’autorisation de contrôle judiciaire de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, elle a été déboutée le 27 mars 2014 (Go c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-7911-13 (CF)); en revanche, la demande d’autorisation de contrôle judiciaire concernant la décision d’un agent d’immigration supérieur [l’agent] rejetant sa demande d’ERAR a été accueillie. La demanderesse demande à présent à la Cour, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi, d’infirmer la décision de l’agent et de renvoyer la demande d’ERAR à un nouvel agent en vue d’un nouvel examen.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[5]               La demande d’ERAR de la demanderesse a été rejetée dans une lettre datée du 18 octobre 2013, mais les notes au dossier contiennent des motifs plus détaillés. L’agent y déclare que la demande d’asile de la demanderesse a été [traduction« rejetée aux termes de l’article 1F de la Convention sur les réfugiés ». Comme le risque auquel s’exposait la demanderesse n’avait pas été évalué précédemment par la SPR, l’agent a précisé que tous les éléments de preuve qu’elle avait soumis seraient examinés. Il a également établi que l’article 96 de la Loi ne pouvait pas être pris en compte puisque la demanderesse était visée par le paragraphe 112(3) de la Loi et qu’elle était interdite de territoire pour grande criminalité.

[6]               Quoiqu’il n’ait pas remis en cause le récit de la demanderesse, l’agent a néanmoins décidé que cette dernière n’était pas une personne à protéger aux termes du paragraphe 97(1) de la Loi. Après avoir exposé la preuve concernant les problèmes auxquels sont confrontés les lesbiennes, les gais, les bisexuels et les transgenres [LGBT] aux Philippines, et la réponse du gouvernement de ce pays, l’agent a conclu que ces personnes se heurtaient à une certaine discrimination, mais pas au point d’exposer la demanderesse [traduction« à une menace à [sa] vie, à un risque de torture ou de traitement ou peine cruels et inusités ». L’agent a également conclu que la situation aux Philippines était stable et qu’elle s’améliorait lentement, et que [traduction« il existe aux Philippines des services de police adéquats, quoiqu’imparfaits, ainsi qu’un appareil judiciaire indépendant statuant sur les affaires criminelles ».

[7]               L’agent a conclu les motifs sur ce passage :

[traduction] […] Je note qu’il incombe à la demanderesse d’établir le risque auquel elle est exposée et de l’étayer par la preuve, ce qu’elle n’a pas fait. Compte tenu de l’insuffisance de la preuve qu’elle a fournie et de la situation généralement stable aux Philippines, je ne puis conclure que la demanderesse serait exposée à un risque si elle devait retourner dans ce pays.

III.             Les questions à trancher

[8]               Dans leurs arguments écrits, les parties se sont attardées sur les questions suivantes :

1.                  L’agent a-t-il omis de tenir compte de certains éléments de preuve?

2.                  L’agent a-t-il fait une lecture sélective de la preuve?

3.                  L’agent a-t-il omis d’effectuer une enquête personnalisée?

4.                  L’agent a-t-il commis une erreur en se fondant sur les efforts sérieux consentis par l’État?

[9]               Au début de l’audience, la Cour a soulevé la question de savoir si l’agent avait possiblement commis une erreur en n’examinant pas la demande d’ERAR de la demanderesse au titre de l’article 96 de la Loi. Après un débat entre la Cour et les avocats des parties, il a été décidé que des observations écrites seraient présentées après l’audience relativement à cette question. Le défendeur a reconnu depuis que l’agent avait commis une erreur à cet égard, cette question sera donc abordée en premier lieu.

IV.             Analyse

A.                L’agent a-t-il commis une erreur en n’examinant pas la demande d’ERAR de la demanderesse au titre de l’article 96 de la Loi?

[10]           Le 12 mars 2012, la demanderesse a été jugée interdite de territoire pour grande criminalité en raison d’une condamnation criminelle aux États-Unis. Après que la LVPSIC fut entrée en vigueur par proclamation, la SPR a mis fin à sa demande d’asile le 25 février 2013, l’ASFC l’ayant avisée que celle-ci était irrecevable en vertu de l’alinéa 101(1)f) de la Loi.

[11]           Il ne fait aucun doute que l’alinéa 112(3)b) s’applique à la demanderesse, ce qu’a justement conclu l’agent, puisqu’elle est interdite de territoire pour grande criminalité, mais cela ne signifie pas en soi que l’article 96 ne trouve pas à s’appliquer. Au contraire, les alinéas 113d) et e) de la Loi prévoient les dispositions auxquelles les agents d’ERAR doivent se reporter; en voici les parties pertinentes :

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

113. Consideration of an application for protection shall be as follows :

[…]

[…]

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3) — sauf celui visé au sous-alinéa e)(i) ou (ii) —, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3) — other than one described in subparagraph (e)(i) or (ii) — consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

[…]

[…]

e) s’agissant des demandeurs ci-après, sur la base des articles 96 à 98 et, selon le cas, du sous-alinéa d)(i) ou (ii) :

(e) in the case of the following applicants, consideration shall be on the basis of sections 96 to 98 and subparagraph (d)(i) or (ii), as the case may be :

[…]

[…

(ii) celui qui est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans, sauf s’il a été conclu qu’il est visé à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

[Non souligné dans l’original.]

(ii) an applicant who is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, unless they are found to be a person referred to in section F of Article 1 of the Refugee Convention.

[12]           Si la demanderesse tombait sous le coup de l’alinéa 113d), sa demande serait examinée et il en serait disposé uniquement « sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 », mais depuis l’entrée en vigueur de l’article 39 de la LVPSIC le 15 décembre 2012, cette disposition exclut expressément toute personne « visé[e] au sous-alinéa e)(i) et (ii) ». Les demandes en question doivent plutôt être examinées « sur la base des articles 96 à 98 et […] du sous‑alinéa d)(i) ». Les effets de cette modification sont décrits dans le Bulletin opérationnel 440‑H de Citoyenneté et Immigration Canada daté du 17 décembre 2012 :

En ce qui concerne les personnes qui ont demandé un ERAR et qui ont été jugées interdites de territoire pour grande criminalité, un ERAR sera mené (en tenant compte des dispositions prévues aux L96 et L97), mais une décision favorable aura la même signification que pour un ERAR « restreint » :

•           Les personnes qui demandent un ERAR et qui sont interdites de territoire au Canada du fait d’une déclaration de culpabilité au Canada punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans feront l’objet d’un ERAR « complet ». Cet ERAR sera évalué en tenant compte des dispositions prévues aux L96 et L97, mais, comme c’est le cas pour les ERAR « restreints », l’approbation de la demande ne se traduira pas par l’octroi du statut de personne protégée (on surseoira plutôt à la mesure de renvoi visant ces personnes). Avant le 15 décembre 2012, une personne faisait l’objet d’un ERAR « restreint » (en ne tenant compte que des dispositions prévues au L97, et le statut de réfugié n’était pas accordé si la demande était approuvée) si elle était interdite de territoire du fait d’une déclaration de culpabilité au Canada punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins 2 ans.

•           Les personnes qui demandent un ERAR et qui sont interdites de territoire du fait d’une déclaration de culpabilité à l’étranger en raison d’une infraction qui, si elle avait été commise au Canada, serait punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans, font l’objet d’un ERAR « complet » (tel qu’il est décrit plus haut), et l’approbation de la demande ne se traduira pas par l’octroi du statut de personne protégée, mais plutôt par un sursis de la mesure de renvoi. Avant le 15 décembre 2012, ces personnes auraient fait l’objet d’un ERAR « restreint », tel qu’il est indiqué plus haut.

[Renvois et soulignements omis.]

[13]           Le second sous-paragraphe ci-dessus s’applique à la demanderesse, puisqu’elle a réclamé un ERAR en avril 2013. Par conséquent, elle tombe sous le coup du sous-alinéa 113e)(ii) pour autant qu’il n’ait jamais été établi qu’elle était exclue de la protection offerte aux réfugiés en vertu de l’article 1F de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 UNTS 150 [la Convention], et qu’il ait été mis fin à sa demande d’asile avant qu’une décision n’ait été rendue.

[14]           Le cas en l’espèce ne ressemble en rien à l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Li, 2010 CAF 75, [2010] 3 RCF 347 [Li]. Non seulement cette affaire a-t-elle été tranchée avant l’adoption de l’alinéa 113e), mais rien n’indique en l’espèce que l’agent ait déterminé de manière indépendante que la demanderesse était exclue au titre de l’alinéa 1Fb) de la Convention. La décision de l’agent ne contient en fait que deux références mineures à l’article 1F, et elles se contredisent : tout d’abord, à la section 2c) des notes au dossier, l’agent a coché justement la case « Non » à la question de savoir si la demanderesse avait [traduction] « présenté une demande d’asile rejetée sur la base de l’article 1F de la Convention relative au statut des réfugiés »; puis, à la section 4, l’agent affirme à tort que la demande d’asile de la demanderesse [traduction] « a été rejetée aux termes de l’article 1F de la Convention relative au statut des réfugiés ».

[15]           Le dossier indique que la demanderesse n’a jamais été exclue de la protection accordée aux réfugiés sur la base de l’article 1F de la Convention. De plus, une telle exclusion ne découle pas inévitablement d’une conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité. Le fait de satisfaire aux critères de la grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi crée uniquement la présomption que le crime était grave aux fins de l’alinéa 1Fb) de la Convention (voir Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au paragraphe 62, [2014] 3 RCS 431). La demanderesse tombe donc sous le coup du sous-alinéa 113e)(ii) de la Loi.

[16]           Par conséquent, je conviens avec les deux parties que l’agent a commis une erreur en n’examinant pas la demande d’ERAR de la demanderesse aux termes de l’article 96 de la Loi. Cette erreur justifie à elle seule de renvoyer sa demande d’ERAR à un nouvel agent pour qu’il la réexamine.

V.                Conclusion

[17]           Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’aborder les autres questions susmentionnées.

[18]           Par conséquent, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il la réexamine. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire;

2.                  l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen;

3.                  aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7909-13

 

INTITULÉ :

JOEL GAUAN GO (alias NIKKIE GO) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 mars 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LA demanderesse

 

Michael Butterfield

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WazanaLaw

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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