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Date : 20150507


Dossier : T-1372-14

Référence : 2015 CF 601

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 mai 2015

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

IVAN LEMAIGRE

demandeur

et

LE CHEF TEDDY CLARK, EN SA QUALITÉ DE CHEF DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER, ET ORNA JANVIER, DOREEN MOISE, DELPHINE LEMAIGRE, MILES LEMAIGRE, RAIN PICHE, ET NORBERT MONTGRAND, EN LEUR QUALITÉ DE MEMBRES DU COMITÉ CHARGÉ DE L’APPLICATION DE LA LOI ÉLECTORALE DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER

défendeurs

MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la « décision » rendue par le comité chargé de l’application de la Loi électorale (CALE) de la Nation dénée de Clearwater River (NDCR) relativement à la plainte d’Ivan Lemaigre (le demandeur) dans laquelle il allègue que le chef Teddy Clark (le chef) de la NDCR était déchu de son poste de chef parce qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence dans la réserve prévue dans la Clearwater River Dene Nation Election Act and Regulation (la Loi électorale).

[2]               La présente affaire est inusitée, en ce sens qu’il n’est pas tout à fait clair si le CALE est arrivé à une décision, car le scrutin tenu par les six membres de ce comité au sujet de la destitution du chef s’est terminé par un partage des voix (3-3). Après avoir soigneusement examiné la question, je conclus qu’une décision défavorable a été rendue et que cette décision était raisonnable à la lumière de la preuve présentée.

I.                   Faits

[3]               La NDCR est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi sur les Indiens] qui détient trois parcelles de terre de réserve (nos 221, 222 et 223) situées dans le nord-ouest de la Saskatchewan. La NDCR comptait 1 893 membres inscrits en 2014, dont 1 115 n’habitent pas dans les réserves de la NDCR. La réserve no 222, également connue sous le nom de village de Clearwater River, est considérée comme la réserve principale et c’est là que sont situés les bureaux de l’administration de la bande. La plupart des membres de la réserve de la NDCR habitent dans la réserve no 222. Plusieurs des membres vivant en dehors de la réserve habitent dans un village voisin appelé La Loche, qui se trouve à dix minutes, en voiture. La réserve no 223 est située à environ 110 km au sud de la réserve no 222; aucun membre de la NDCR n’y a établi sa résidence permanente.

[4]               La NDCR a toujours choisi ses dirigeants selon la coutume, et aucune ordonnance n’a été rendue à son égard en vertu du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens. Pour faciliter la sélection du chef et du conseil, la NDCR a codifié les coutumes de la bande dans un document intitulé Clearwater River Dene Nation Election Act and Regulation (la Loi électorale). Depuis au moins le début des années 1990, les élections de la bande se font en conformité avec la Loi électorale ou ses versions antérieures.

[5]               Avant 1997, la Loi électorale contenait une disposition selon laquelle le chef qui n’habitait pas dans la réserve devait y établir sa résidence dans un délai de 6 mois. La disposition imposait aussi au conseil l’obligation de fournir un logement convenable au chef. Il semble que cette disposition visait à faire en sorte que les membres puissent avoir accès à leur chef, que le chef soit près de la collectivité et qu’il soit au courant de ses problèmes et de ses préoccupations.

[6]               En 1997, en raison d’une grave pénurie de logements dans la réserve, la disposition a été modifiée et se lit comme suit :

[traduction]

15. a) Lors de son entrée en fonction, le conseil législatif nouvellement élu doit :

[…]

(iii) une fois élu, le chef de la Première Nation établit sa résidence dans la Première Nation dans les 6 mois suivant la date de l’élection, pour le reste de son mandat, à condition qu’il dispose d’un logement convenable; 

Les parties s’entendent pour dire que « dans la Première Nation » renvoie à la réserve principale (no 222), c’est-à-dire le village de Clearwater River.

[7]               L’alinéa 15c) de la Loi électorale prévoit la conséquence suivante si l’obligation de résidence n’est pas respectée :

[traduction]

c) Si un membre du conseil législatif nouvellement élu ne se conforme pas à l’alinéa 15a) dans le délai prévu, il est automatiquement destitué de ses fonctions et c’est l’autre candidat qui a reçu le plus grand nombre de votes lors du scrutin tenu pour pourvoir à ce poste qui devient éligible. Si cette personne est incapable d’accepter le poste, ou qu’elle ne veut pas accepter le poste, un scrutin complémentaire sera tenu en conformité avec la Loi électorale et ses règlements.

[8]               Bien que la version antérieure de la Loi électorale contienne des renvois à un comité, le CALE n’a été créé qu’en 2013, lorsque les membres de la NDCR ont approuvé les modifications à la Loi électorale le 24 janvier 2013. Ces modifications prévoyaient ce qui suit concernant la composition du CALE et son processus de nomination :

[traduction]

21. a) Le comité chargé de l’application de la Loi électorale est composé de six (6) membres de la collectivité dénée de Clearwater River.

b) Les membres du comité chargé de l’application de la Loi électorale sont élus par les candidats suite à l’assemblée de mise en candidature (2013). Les bulletins sont fournis par le fonctionnaire électoral et sont déposés dans une urne. Les bulletins sont comptés une (1) heure après l’assemblée de mise en candidature.

c) Le mandat du comité chargé de l’application de la Loi électorale consiste à veiller à l’application de la Loi électorale et de ses règlements, et de prendre les mesures pertinentes, s’il y a lieu, durant le mandat du conseil qui commence le 7 juillet 2013 et prend fin le 6 juillet 2017.

d) Il est interdit aux membres du comité chargé de l’application de la Loi électorale d’être à l’emploi de la Nation dénée de Clearwater River ou de candidats au poste de chef ou de membre du conseil.

[9]               Le 13 juin 2013, les candidats à l’élection ont choisi six membres pour le CALE : Rain Piche, Lorna Janvier, Doreen Moise, Miles Lemaigre, Delphine Lemaigre et Norbert Montgrand. Il semble que le CALE n’ait joué aucun rôle précis dans l’élection ultérieure, et c’est relativement à la plainte du demandeur concernant la résidence du chef que le CALE a rendu sa première décision.

[10]           L’élection au sein de la NDCR a eu lieu le 27 juin 2013. Teddy Clark a été élu chef par 458 voix (58 %) et le candidat Ivan Lemaigre est arrivé deuxième avec 133 voix (16 %). Le chef est entré en fonction le 7 juillet 2013.

[11]           Le 5 février 2014, l’avocat du demandeur a écrit une lettre au chef et au conseil de la NDCR dans laquelle il alléguait que le chef avait contrevenu au sous-alinéa 15a)(iii) de la Loi électorale en omettant d’établir sa résidence dans la réserve dans les 6 mois suivant l’élection, et demandait confirmation que le demandeur entrerait en fonction en conformité avec l’alinéa 15c) de la Loi électorale. L’avocat du chef a répondu le 6 février 2014 en demandant des précisions au sujet de la contravention alléguée. Ces lettres ont été portées à l’attention du CALE. Les membres du CALE ont alors écrit une lettre au chef dans laquelle il lui demandait quelles démarches il avait prises en vue de déménager dans la réserve et dans laquelle il lui mentionnait que cette question serait discutée lors de la réunion du 24 février 2014.

[12]           Dans une lettre datée du 10 février 2014, le demandeur a allégué que les logements suivants étaient convenables et pouvaient être occupés : la résidence pour le personnel infirmier, la résidence pour les instituteurs, une des trois maisons modulaires installées dans la réserve en décembre 2013, et la tente-roulotte du chef. Dans une autre lettre, celle-ci datée du 14 février 2014, le demandeur a ajouté le 107, rue Northshore Drive, à la liste des logements pouvant accueillir le chef, et il a allégué que celui-ci n’avait pas commencé à faire construire une habitation sur le site qui lui avait été attribué lors de la réunion du conseil, le 9 août 2013.

[13]           Malgré une demande d’ajournement de la part de l’avocat du chef, la réunion du 24 février 2014 a eu lieu en présence des membres du CALE, du chef et de son avocat, et du demandeur. Il a été décidé que les parties formuleraient des observations et qu’une audience aurait lieu par la suite. L’argumentation écrite et la preuve par affidavit ont été soumises au CALE les 2 et 3 avril 2014, et l’audience a eu lieu le 5 avril 2014. Le chef, le demandeur et leurs avocats ont participé à l’audience.

[14]           Le CALE a ensuite délibéré. Ses membres se sont rencontrés cinq ou six fois et ils ont procédé à trois reprises à un scrutin secret. À chaque occasion, le scrutin s’est soldé par un partage des voix (3-3) au sujet de la question de savoir si le chef devait être destitué de son poste. Le 7 avril 2014, Doreen Moise a envoyé aux parties, au nom du CALE, la lettre suivante avisant les parties du résultat du scrutin :

[traduction]

J’avise tous les membres susmentionnés que nous, les membres du comité, n’avons pas été en mesure d’arriver à une décision. Le scrutin s’est terminé par un partage des voix (3-3). Nous allons donc remettre le dossier au tribunal. Lorna Janvier avisera les deux avocats par courriel quant à la date d’audience.

[15]           Le 1er mai 2014, Lorna Janvier a envoyé aux parties, au nom du CALE, une lettre mentionnant que la phrase [traduction] « Lorna Janvier avisera les deux avocats par courriel quant à la date d’audience » n’aurait pas due être insérée dans la lettre, car le CALE n’a pas le pouvoir de fixer les audiences du tribunal.

[16]           Dans son affidavit souscrit le 9 juillet 2014 dans le cadre de la présente instance, Doreen Moise a fait la déclaration suivante:

[traduction]

Alors que le CALE se trouvait dans une impasse, une décision a été prise. Nous avons décidé que, puisque le scrutin s’est soldé par un partage des voix et que la majorité des membres du CALE n’ont pas voté en faveur de la destitution de Teddy Clark de son poste de chef, le statu quo est maintenu et Teddy Clark conserve son poste de chef.

[17]           Le chef est effectivement demeuré en poste. Puis, le 4 juin 2014, le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir les mesures suivantes :

[traduction]

a) Une déclaration portant que la Loi électorale de la Nation dénée de Clearwater River no 403 contient les règles de droit applicables ou les procédures à respecter en l’espèce;

b) Une déclaration portant que le défendeur, Teddy Clark, est déchu de son poste de chef de la Nation Dénée de Clearwater River le 28 décembre 2013, en vertu de l’alinéa 15c) de la Loi électorale de la Nation Dénée de Clearwater River et ses règlements;

c) Une déclaration portant que le défendeur, le Comité chargé de l’application de la Loi électorale, a contrevenu à la Loi électorale des dénés de Clearwater River en omettant de veiller au respect de la Loi;

d) Une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant au défendeur, le CALE, d’appliquer immédiatement l’alinéa 15c) de la Loi électorale de la Nation dénée de Clearwater River et de déclarer Ivan Lemaigre chef de la Nation dénée de Clearwater River;

[…]

f) Les dépens de la présente demande quelle que soit l’issue de la cause;

g) Toute autre mesure que cette honorable Cour estime appropriée.

[18]           De plus, dans son mémoire, le demandeur a sollicité les mesures suivantes :

[traduction]

e) Subsidiairement, une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant au CALE de rendre une décision, accompagnée de directives claires enjoignant aux membres du CALE de prendre les mesures nécessaires afin de pouvoir rendre une décision, et accompagnée de consignes détaillées portant sur l’interprétation juste du droit et l’application du droit aux faits.

f) Les dépens sur la base d’une indemnité complète.

g) Subsidiairement, les dépens au montant qui sera adjugé par la Cour.

[…]

[Souligné dans l’original.]

II.                Questions en litige

[19]           Les parties ont soumis un certain nombre de questions à être examinées dans le cadre de la présente demande. À mon avis, la première question à examiner est de savoir si le scrutin du CALE qui s’est soldé par un partage des voix peut être considérée comme une décision au sens de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7, car la réponse permettra de déterminer si la Cour a compétence pour trancher les questions en litige. Si le scrutin qui s’est soldé par un partage des voix équivaut bel et bien à une décision, alors il faut répondre aux questions suivantes:

  • La demande a-t-elle été présentée hors délai?
  • Quelle est la norme de contrôle applicable?
  • Est-ce que le CALE a commis une erreur en concluant qu’on ne disposait pas d’un logement convenable?

III.             Analyse

A.                Le scrutin de CALE qui s’est soldé par un partage des voix est-il une décision?

[20]           L’argument invoqué par le demandeur en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus est fondé sur l’hypothèse selon laquelle une « décision » n’a pas été rendue par le CALE le 5 avril 2014 parce que le scrutin s’est soldé par un partage des voix (3-3). Pour des motifs qui seront précisés plus loin, cette hypothèse est erronée et ne peut être retenue. Toutefois, je conclus que même si j’acceptais que le CALE n’a pas rendu une décision, la demande de mandamus ne peut pas être accueillie, car il ne convient pas d’accorder une ordonnance de mandamus car les critères d’application énoncés dans l’affaire Apotex Inc c. Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742, n’ont pas été satisfaits.

[21]           Les conditions fondamentales qui doivent être satisfaites avant qu’une ordonnance de mandamus puisse être accordée ont récemment été résumées par mon collègue le juge Gleason dans Jia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 596, aux paragraphes 67 et 68:

[67] […] Le critère à appliquer pour déterminer à quel moment il convient d’accorder une ordonnance de mandamus est bien établi et il comporte les facteurs suivants, que la Cour d’appel fédérale a énoncés dans l’arrêt Apotex Inc c. Canada (Procureur général) (1993), [1994] 1 CF 742 [Apotex]:

1. il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

2. l’obligation doit exister envers le requérant;

3. il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

4. le requérant n’a aucun autre recours;

5. l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

6. dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

7. compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

[68] Quand l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, d’autres considérations s’appliquent:

1. le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d’une manière qui puisse être qualifiée d’injuste, d’oppressive ou qui dénote une irrégularité flagrante ou la mauvaise foi;

2. un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est illimité, absolu ou facultatif;

3. le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire limité doit agir en se fondant sur des considérations pertinentes par opposition à des considérations non pertinentes;

4. un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire limité dans un sens donné;

5. un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est épuisé, c’est-à-dire que le requérant a un droit acquis à l’exécution de l’obligation.

[22]           En l’espèce, au moins deux conditions préalables ne sont pas satisfaites. Premièrement, il semble que le demandeur cherche à contraindre le CALE à exercer son pouvoir discrétionnaire d’une façon précise, c’est-à-dire le déclarer chef de la NDCR. À l’alinéa 1d) de son avis de demande, le demandeur demande à la Cour de rendre « une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant au défendeur, le CALE, d’appliquer immédiatement l’alinéa 15c) de la Loi électorale de la Nation dénée de Clearwater River et de déclarer Ivan Lemaigre chef de la Nation Dénée de Clearwater Riverune ». Il est vrai qu’au paragraphe 99 de ses observations écrites, le demandeur sollicite une mesure subsidiaire un peu moins précise, c’est-à-dire « une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant au CALE de rendre une décision, accompagnée de directives claires enjoignant aux membres du CALE de prendre les mesures nécessaires afin de pouvoir rendre une décision, et accompagnée de consignes détaillées portant sur l’interprétation juste du droit et l’application du droit aux faits ». Toutefois, à l’audience, l’avocat du demandeur a clairement dit que, selon ce dernier, le dossier devait être renvoyé au CALE pour que celui-ci applique l’alinéa 15c) de la Loi électorale et déclare que le chef n’a pas rempli son obligation de résider dans la réserve dans les six mois suivant la date de l’élection.

[23]           Il est clair que le CALE avait le pouvoir discrétionnaire de déterminer si le chef disposait d’un logement convenable durant la période de six mois en cause et au moment où il a rendu sa décision, soit le 5 avril 2014. Selon le sous-alinéa 15a)(iii) de la Loi électorale, le CALE n’est pas tenu d’agir d’une façon précise. Par conséquent, l’ordonnance de mandamus ne peut pas être accordée, puisqu’il est clairement établi qu’un mandamus ne peut pas être demandé pour forcer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire d’une façon particulière : Kahlon c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 CF 386 (CAF), au paragraphe 3; Canada (Directeur général des élections) c Callaghan, 2011 CAF 74, au paragraphe 126; Rocky Mountain Ecosystem Coalition c Canada (Office national de l’énergie), [1999] ACF no 1223(QL), au paragraphe 38. La seule exception à la règle est lorsque le pouvoir discrétionnaire a été exercé d’une manière qui peut être qualifiée d’injuste, d’oppressive ou qui dénote une irrégularité flagrante ou la mauvaise foi. Aucune allégation de ce genre n’a été formulée en l’espèce. Il est clair que les parties ont pu fournir des documents à titre de preuve et présenter toutes les observations de vive voix qu’elles souhaitaient avant que le CALE examine l’affaire et rende une décision.

[24]           Si, par contre, l’affaire est renvoyée au CALE sans directive au sujet de la décision qui devrait être rendue, alors un autre critère préalable à l’obtention d’un mandamus ne serait pas satisfait, c’est-à-dire que l’ordonnance doit avoir une incidence sur le plan pratique. Comme je l’ai déjà mentionné, le CALE a entendu les plaidoiries et les arguments des avocats des parties, et, après au moins trois séries de discussion et de scrutin secret, a été incapable de mettre fin au partage des voix. Dans ces circonstances, il est très improbable qu’un scrutin supplémentaire mène à un résultat différent. Quoi qu’il en soit, le conflit prolongé entre les parties et la procédure judiciaire n’ont fait que durcir les positions des membres. Une ordonnance de mandamus ne servirait donc à rien.

[25]           Quoi qu’il en soit, je suis convaincu qu’une décision a été rendue par le CALE et qu’un scrutin qui s’est soldé par un partage des voix est en fait une décision défavorable. Je reconnais que le CALE a, lui-même, hésité sur cette question. D’abord, Doreen Moise, dans sa lettre du 7 avril 2014, a mentionné aux parties que le CALE n’arrivait pas à rendre une décision, et par la suite, dans son affidavit du 9 juillet 2014, elle a affirmé que le CALE s’est prononcé en faveur du statu quo, car la majorité des membres n’avait pas voté en faveur de la destitution du chef. Il appartient à la Cour, et non pas à un membre du CALE (ni même au coprésident), de déterminer la conséquence juridique du scrutin tenu par le CALE le 7 avril 2014.

[26]           Même si la Loi électorale fournit des détails importants concernant les procédures d’élection, notamment le recours à un scrutin de ballottage dans le cas de partage des voix entre deux candidats (sous-alinéa 13p)(iv)), elle contient très peu de renseignements au sujet du mode de fonctionnement du CALE. L’article 21 de la Loi électorale ne prévoit que la création d’un comité composé de six membres chargé de veiller au respect et à l’application de la Loi électorale durant le mandat de quatre ans du conseil qui a commencé en 2013. La Loi électorale prévoit que le CALE peut prononcer des décisions; l’alinéa 19c) prévoit qu’un membre de la NDCR peut présenter une requête en vue d’obtenir la suspension du chef ou d’un membre du conseil en présentant d’abord une demande au CALE, qui [traduction] « déterminera s’il existe suffisamment de précisions et de faits pour étudier la demande de suspension ». Si le CALE détermine qu’il existe suffisamment de précisions et de faits pour examiner la demande de suspension, l’affaire est renvoyée au chef et au conseil, qui voteront sur la demande de suspension. La Loi électorale prévoit donc que le comité composé de six membres examine les demandes et rend des décisions, mais elle ne mentionne pas expressément de quelle façon le comité doit s’y prendre pour parvenir à ces décisions.

[27]           La règle de la majorité est un principe bien établi dans la plupart des démocraties occidentales, où les résultats des élections et des référendums sont déterminés en fonction de ce principe. C’est aussi la règle la plus couramment utilisée dans les législatures et les autres organes assumant des fonctions délibératives; une motion ou un projet de loi sera adopté s’il obtient le vote de 50 % + 1 des membres présents. Selon Robert’s Rules of Order Newly Revised, une référence parlementaire largement utilisée dans le monde anglophone, c’est la règle générale qui doit être suivie à moins qu’une règle de majorité qualifiée ait été expressément prévue:

[traduction]

Vote majoritaire – Exigence fondamentale

Comme il a été mentionné à la page 4, l’exigence fondamentale en ce qui concerne l’approbation d’une action ou d’un choix par une assemblée délibérante, sauf si une règle prévoit autrement, est le vote majoritaire. Le mot majorité signifie « plus que la moitié » ; [...].

[Henry M. Roberts III, William J. Evans, Daniel H Honemann et Thomas J. Balch, Robert’s Rules of Order Newly Revised, 10e édition (Cambridge, MA: Perseus Publishing, 2000), à la page 387 [Robert’s Rules]].

[28]           En ce qui concerne le partage des voix, Robert’s Rules mentionne que [traduction] « lorsqu’il y a partage des voix, une motion nécessitant un vote majoritaire pour être adoptée ne le sera pas, puisque l’égalité n’est pas la majorité » (Robert’s Rules, à la page 392).

[29]           Ce principe est largement suivi par les conseils municipaux. Dans Ostrensky c Crowsnest Pass (Municipality) Development Appeal Board, [1996] AJ no 98 (CA Alb) [Ostrensky], une décision citée par l’avocat du chef, le conseil municipal avait nommé quatre membres à la Commission d’appel municipale en matière d’aménagement plutôt que cinq membres comme il était exigé. Lors de l’appel concernant un permis d’aménagement, la Commission a rendu la décision suivante :

[traduction]

Deux membres de la Commission d’appel en matière d’aménagement étaient en faveur d’accueillir l’appel et deux membres étaient en faveur de rejeter l’appel. Par conséquent, l’appel a été rejeté en raison du fait que le scrutin s’est soldé par un partage des voix et la décision de la Commission municipale en matière de planification a été confirmée.

Ostrensky, au paragraphe 2

[30]           La Cour d’appel de l’Alberta a confirmé la décision de la Commission d’appel municipale en matière d’aménagement en concluant que la Commission avait rendu avec raison une décision défavorable et [traduction] « ce faisant, elle a simplement appliqué ce que la majorité des Canadiens croit comprendre comme étant la règle de la majorité : si une proposition n’obtient pas la majorité des voix, elle n’est pas adoptée » (Ostrensky, au paragraphe 6). Cette approche est courante en droit municipal; les motions qui n’obtiennent pas la majorité des votes des conseillers ne sont généralement pas adoptées: Campeau Corp c Calgary (City), [1978] AJ no 707, au paragraphe 24; Atkins c Calgary (City), [1994] AJ no 53, au paragraphe 8; Waste Management of Canada Corp c Thorhild No 7 (County), 2008 ABQB 762, au paragraphe 17. Dans Ostrensky, la Cour d’appel a poursuivi en réprimandant le conseil municipal en soulignant que le problème était qu’on avait fait preuve d’un [traduction] « grave manque de sagesse » en créant un tribunal composé de quatre personnes pour statuer sur quelque question que ce soit.

[31]           La règle de la majorité simple n’est pas la seule approche qui peut être utilisée en matière de prise de décision. À part les cas où une décision unanime ou une majorité spéciale est expressément exigée (voir, par exemple, Procédure de modification de la Constitution du Canada, partie V de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11), un certain nombre de lois fédérales prévoient ce qu’il faut faire en cas de partage des voix. Par exemple, la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B-3, prévoit qu’en cas de partage à une assemblée de créanciers, le président a voix prépondérante (paragraphe 105(3)). Il existe des dispositions semblables dans la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, LC 2001, c 26, au paragraphe 27(5), (Bureau d’examen technique en matière maritime); Loi canadienne sur les paiements, LRC 1985, c C-21, paragraphe 15(3) (Association canadienne des paiements); Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, paragraphe 66.5(2) (Commission du droit d’auteur).La Loi sur la faillite et l’insolvabilité prévoit que lorsqu’il y a partage des voix à une assemblée des inspecteurs, l’avis d’un inspecteur absent doit être demandé ou sinon le syndic réglera le différend (paragraphe 117(2)). Robert’s Rules prévoit aussi que le président d’assemblée ou l’officier présidant une assemblée peut voter en cas de partage des voix, pourvu qu’ils n’aient pas déjà voté à titre de membre (Robert’s Rules, aux pages 392-393).

[32]           Bien entendu, il est possible de prétendre que les principes généraux de la démocratie selon lesquels les décisions sont prises à la majorité ne sont pas de mise dans un contexte autochtone, dans lequel la règle du consensus est la tradition courante (du moins dans plusieurs Premières Nations) : voir Kahente Horn-Miller, « What Does Indigenous Participatory Democracy Look Like? Kahnawà:ke’s Community Decision Making Process » (2013) 18 Rev Const Stud 111, à la page 115; John Borrows, Indigenous Legal Traditions in Canada: Report for the Law Commission of Canada (Ottawa: Law Commission of Canada, 2006), en ligne : http://publications.gc.ca/collections/collection_2008/lcc-cdc/JL2-66-2006E.pdf, à la page 47; Kaitlin S. Hoffman, Valuing Tradition: Governance, Culture Match and the BC Treaty Process, 2014, en ligne : http://summit.sfu.ca/item/14012, à la page 19. Ceci est particulièrement pertinent lorsqu’une Première Nation continue de choisir ses dirigeants selon ses propres coutumes. Dans un tel cas, les principes applicables à l’interprétation de ces coutumes devraient d’abord et avant tout être tirés de la loi et des coutumes de la Première Nation. Il ne convient pas d’appliquer aveuglément les principes et la jurisprudence applicables en matière de prise de décision dans les assemblées législatives ou les conseils municipaux.

[33]           En effet, il est reconnu que dans le contexte d’un différend concernant une élection coutumière d’une bande, la Cour doit tenter de déterminer la coutume en question en se fondant sur la preuve dont elle dispose relativement aux pratiques qui sont « généralement acceptables pour les membres de la bande » et qui font l’objet d’un « large consensus » : voir Francis c Conseil mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115, aux paragraphes 20-38. Dans le même ordre d’idées, les principes d’équité procédurale applicables aux élections coutumières d’une bande doivent respecter les coutumes pertinentes de la bande : Bruno c Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation Crie de Samson), 2006 CAF 249, au paragraphe 21.

[34]           Cela dit, aucune preuve ne m’a été soumise au sujet d’un processus décisionnel fondé sur le consensus chez les Dénés, ni dans la collectivité de la NDCR. Par ailleurs, il est très utile et pertinent de souligner que le conseil législatif de la NDCR est également normalement composé de six membres – un chef et cinq conseillers (alinéa 3a) de la Loi électorale). Le Clearwater River Dene Nation Regulations Governing the Terms and Conditions for the Offices of Chief and Council énonce en détail la procédure de prise de décision lors des réunions du chef et du conseil, et prévoit que [traduction] « toutes les questions sont décidées à la majorité des voix et, en cas de partage des voix, la motion est rejetée » (alinéa 14m)). Je souligne également que la NDCR a généralement adopté des procédures qui ressemblent aux principes typiques de la règle de la majorité, et a même tenu des élections sur la base d’un système électoral uninominal majoritaire à un tour. Le CALE a lui-même choisi de faire voter ses membres au scrutin secret, en l’absence des parties concernées, pour arriver à une décision. Cette procédure cadre mal avec le caractère coopératif d’un processus fondé sur la règle du consensus (voir Horn-Miller, précité, aux pages 116-118, pour une comparaison entre le modèle de Robert’s Rules et les processus fondés sur la règle du consensus), et se rapproche davantage d’un processus fondé sur la règle de la majorité. Ces facteurs militent en faveur de l’application de la règle de la majorité simple applicable au conseil législatif de la NDCR et au CALE. Par conséquent, le scrutin du 7 avril 2014 qui s’est soldé par un partage des voix doit être interprété comme une décision défavorable : un vote majoritaire était exigé par le CALE pour pouvoir conclure que l’on disposait d’un logement convenable, et un tel résultat n’a pas été obtenu par le CALE.

B.                 La demande a-t-elle été présentée hors délai?

[35]           À titre de question préliminaire, le chef prétend, dans ses observations écrites que la demande a été présentée hors délai : la décision contestée a été communiquée aux parties le 7 avril 2014 et la demande a été présentée le 4 juin 2014, soit après l’expiration du délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les cours fédérales. Puisque le demandeur n’a pas présenté de requête en prorogation de délai, le chef prétend que la demande doit être rejetée pour ce motif.

[36]           Il ne fait aucun doute que la demande a été déposée après l’expiration du délai de 30 jours normalement applicable à une demande de contrôle judiciaire d’une décision ou d’une ordonnance. Cependant, la prétention principale du demandeur dans sa demande est que la lettre du 7 avril 2014 n’est pas une décision. Le délai de 30 jours mentionné au paragraphe 18.1(2) ne s’applique pas aux actes d’un office fédéral qui ne sont pas des décisions ou des ordonnances, mais une demande comme celle en l’espèce peut être rejetée pour cause de retard déraisonnable : Association des sourds du Canada c Canada, 2006 CF 971, aux paragraphes 72-73; Friends of the Oldman River Society c Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 RCS 3, aux pages 76-80. Puisque la question de savoir si la lettre du CALE constituait une décision a soulevé une question sérieuse dans le cadre de la présente demande, et puisqu’il n’y a pas eu de retard déraisonnable en l’espèce, je suis d’avis que le défaut de respecter le délai de 30 jours pour déposer la demande ne devrait pas être fatal. D’ailleurs, l’avocat du défendeur n’a pas plaidé cet argument préliminaire avec vigueur à l’audience.

[37]           Le demandeur sollicitait une mesure de redressement de la nature d’un mandamus et l’article 18 de la Loi sur les cours fédérales ne prévoit aucun délai quant à une mesure de cette nature. Puisque ce type de mesure constitue l’essentiel de la demande du demandeur, il ne devrait pas lui être interdit de présenter sa demande plus de 30 jours après avoir reçu la lettre du 7 avril 2014.

C.                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

[38]           Les Cours fédérales ont généralement appliqué les principes généraux relatifs à la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à l’égard des organismes créés en vertu des coutumes dans un contexte d’élection coutumière de bande : voir notamment, Felix c Sturgeon Lake First Nation, 2014 CF 911, aux paragraphes 34-36; Première nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269, aux paragraphes 8-12 [Fort McKay]; Lewis c Nation Gitxaala, 2015 CF 204, aux paragraphes 9-16. Les facteurs qu’il faut examiner pour déterminer la norme de contrôle applicable sont notamment la présence d’une clause privative, la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante, la nature de la question en cause, l’expertise du tribunal administratif et la question de savoir si la question soulevée comporte l’interprétation de sa « loi constitutive »Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 1 CSC 9, aux paragraphes 51‑64 [Dunsmuir].

[39]           La Loi électorale ne contient pas de clause privative expresse. En ce qui concerne la raison d’être du CALE, celle-ci consiste, selon l’alinéa 21c), à « à veiller à l’application de la Loi électorale et de ses règlements, et de prendre les mesures pertinentes, s’il y a lieu, durant le mandat du conseil ». Pendant le contre-interrogatoire, Doreen Moise, du CALE, a affirmé que Gordon Alger, du Conseil tribal de Meadow Lake, avait recommandé aux membres de la CDCR de créer un CALE afin d’éviter qu’il y ait des complications et des conflits lors d’élections (dossier du demandeur, volume 2, aux pages 307-308). Dans les circonstances, je ne pense pas que les dispositions de la Loi électorale mentionnent expressément que les actes du CALE ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire, mais elles donnent à entendre qu’il faut résoudre les conflits relatifs aux élections dans la collectivité de façon plus pratique.

[40]           La question de savoir si l’on disposait, dans la réserve, d’un logement convenable pour le chef entre juillet 2013 et janvier 2014 est une question mixte de fait et de droit : il fallait tirer des conclusions de fait et décider si les logements dont il avait été fait mention pouvaient être jugés convenables et s’ils étaient libres pour occupation durant la période pertinente. Le CALE ne prétend pas posséder une expertise particulière en droit ou en matière de logement, mais souligne qu’il est composé de membres de la bande qui sont bien renseignés au sujet des circonstances particulières de leur collectivité et qu’il est donc le mieux placé pour déterminer quelles conditions sont convenables dans ce contexte. Compte tenu des répercussions sur le plan politique de la décision que devait rendre le CALE et compte tenu du contexte du droit applicable aux élections coutumières de bande, ces facteurs militent en faveur de la retenue judiciaire envers les conclusions du CALE. De plus, il existe une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux questions relatives à l’interprétation de la « loi constitutive » d’un tribunal : Alliance de la fonction publique du Canada c Assoc. des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, au paragraphe 36; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30; Fort McKay, au paragraphe 10.

[41]           Pour qu’une décision soit jugée raisonnable, elle doit être justifiée, transparente et intelligible et elle doit appartenir aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 47. Dans la présente affaire, aucun motif n’a été fourni et il est pratiquement impossible de déduire des motifs au vu du dossier. Cela est possiblement attribuable au fait que certains membres du CALE estimaient vraisemblablement qu’une décision ne pouvait pas être rendue, car le scrutin s’était soldé par une impasse. Dans ces circonstances, le mieux que la Cour peut faire est d’examiner le dossier qui a été soumis au CALE et d’arriver à une conclusion à l’égard de la question de savoir si une décision défavorable serait une issue raisonnable au regard des faits et du droit.  

D.                Le CALE a-t-il commis une erreur en concluant que l’on ne disposait pas d’un logement convenable?

[42]           L’avocat du demandeur a prétendu que le chef a intentionnellement fait fi de l’obligation de résidence prévue au sous-alinéa 15a)(iii) de la Loi électorale. Il a prétendu que le chef savait, ou aurait du savoir, qu’il ne pourrait pas faire construire une nouvelle maison en six mois, et qu’il n’a fait aucun effort pour trouver un logement temporaire puisqu’il n’a même jamais demandé au conseil ou aux gestionnaires de la bande s’il pouvait disposer d’un logement temporaire pour qu’il puisse satisfaire à l’obligation de résidence. Puisque le chef et le conseil forment ensemble l’organisme qui a le pouvoir de mettre des logements à la disposition de membres, le défaut du chef de s’enquérir auprès du conseil démontre que celui-ci n’avait pas l’intention de se conformer à l’obligation de résidence. Le demandeur souligne aussi que l’obligation de résidence ne contient aucune disposition voulant que la famille du chef doive déménager avec lui. Par conséquent, le chef aurait pu, temporairement, occuper seul un des petits logements dont on disposait. Le demandeur soutient donc que l’on disposait d’un logement convenable et que le chef est déchu de son poste depuis, au plus tard, le 7 janvier 2014.

[43]           Comme les parties l’ont mentionné, la NDCR est confrontée à une grave pénurie de logements dans la réserve. Environ 200 familles attendent qu’on leur attribue une maison dans la réserve. Dans ce contexte difficile, le chef et le conseil ont décidé d’allouer des fonds et d’attribuer un certain nombre de maisons qui se sont libérées aux familles éprouvant des problèmes majeurs avec leurs maisons actuelles (moisissure, inondation). Dans ces circonstances, je ne crois pas qu’il serait juste de prétendre que les trois maisons modulaires attribuées aux familles de Doyle Fontaine, Dustin Janvier et Trevor Herman, ou que la maison sur Lakeshore Drive attribuée à Carmen Lemaigre et Derek Sylvestre, auraient dû être attribuées au chef, et le demandeur ne le prétend pas non plus. En outre, la preuve démontre que ces maisons modulaires n’étaient pas assez grandes pour accueillir la famille du chef, composée de sept personnes.

[44]           Même si la résidence pour le personnel infirmier et la résidence pour les instituteurs étaient vraisemblablement temporairement libres durant la période de six mois, il était raisonnable de conclure dans les circonstances que ces logements n’étaient pas convenables ou n’étaient pas libres. La preuve démontre que ces logements étaient manifestement trop petits pour accueillir une famille composée de sept personnes et qu’ils sont destinés aux infirmiers et aux instituteurs, respectivement. Je suis d’accord avec le demandeur pour affirmer que la Loi électorale n’exige pas que toute la famille déménage avec le chef dans la réserve, et que le chef aurait pu chercher un logement temporaire pour lui seul, mais il est raisonnable d’affirmer que, selon la Loi, un logement n’est pas convenable s’il ne peut pas accueillir la famille du chef. Je ne vois pas en quoi il est nécessaire, pour respecter l’objet de la Loi électorale, d’exiger que le chef vive séparé de son épouse et de sa famille durant plusieurs mois alors qu’il n’habite pas loin de la réserve et qu’il est facile pour les membres de la collectivité souhaitant lui parler de le rencontrer. De plus, la preuve démontre que la résidence pour les instituteurs a besoin de réparations et qu’elle n’a été occupée par des personnes autres que des instituteurs ou des infirmiers que lors de situations d’urgence.

[45]           La preuve est un peu moins convaincante en ce qui concerne les logements de Karen Fontaine et de Thomas Montgrand, après leur éviction. Si les logements étaient considérés abandonnées, il n’est pas clair pourquoi le logement de monsieur Montgrand aurait été considéré non libre parce qu’il ne l’avait pas quitté. Toutefois, il semblerait qu’il ait continué à occuper ce logement jusqu’en janvier 2014, et donc le chef n’aurait pas pu aller y habiter avec sa famille. Pour ce qui est du logement de Karen Fontaine, il a été attribué à Ellen Haineault, qui vivait à l’étroit avec une famille nombreuse dans une maison de deux chambres. Comme je l’ai déjà mentionné, il était raisonnable d’estimer que la petite maison d’Ellen Haineault n’était pas convenable pour le chef. Dans l’ensemble, il me semble que le chef et le conseil devraient disposer d’une certaine latitude pour évaluer les priorités lors de l’attribution de logements, et qu’il était raisonnable dans les circonstances de juger que les logements n’étaient pas convenables ni libres pour occupation.

[46]           Le demandeur a souligné que le chef n’a jamais expressément demandé au conseil ou aux gestionnaires de la bande si on pouvait lui attribuer un logement temporaire pour qu’il puisse se conformer à l’obligation de résidence. Selon le demandeur, le chef a démontré qu’il n’avait pas l’intention de se conformer à l’obligation et, par conséquent, il est déchu de son poste. J’estime toutefois qu’il n’était pas nécessaire que le chef demande expressément si on ne pourrait pas lui attribuer un logement temporaire, car on lui avait attribué un terrain pour qu’il puisse faire construire une maison.

[47]           Le chef affirme qu’il a tout fait pour faire construire sa nouvelle maison dans le délai prévu de six mois, mais qu’il y a eu plusieurs retards imprévus (dans l’obtention de l’équipement permettant de couper les arbres et les broussailles, dans le branchement au réseau d’électricité et dans le financement de la construction). Le chef et Walter Hainault, l’administrateur de la bande, ont affirmé que la construction d’une maison dans le nord prend généralement beaucoup de temps en raison de l’éloignement, du manque de main-d’œuvre, de la météo, etc.

[48]           De plus, le principal élément à prendre en compte n’est pas ce que le chef a fait, n’a pas fait, ou ce qu’il avait l’intention de faire, mais plutôt si l’on disposait d’un logement convenable. La Loi électorale ne contient pas de définition de « logement convenable », et la détermination de ce qui constitue un « logement convenable » est nécessairement une question subjective qui doit être tranchée au cas par cas. Il vaut mieux laisser au CALE le soin de faire ce travail. Les membres du CALE sont des membres de la collectivité et ils y vivent. Ils ont une connaissance approfondie de l’histoire, de la nature, des conditions de vie et de l’état d’esprit de la collectivité de la NDCR. Grâce à l’expérience qu’ils ont acquise en vivant dans la collectivité, ils savent ce qui est habitable et ce qui ne l’est pas. Leur évaluation ne devrait pas être écartée à la légère.

[49]           Le demandeur soutient que l’attribution de logements relève du pouvoir discrétionnaire du chef et du conseil et que des fonds auraient pu être mis à la disposition du chef – s’il en avait fait la demande – afin de faire installer une maison modulaire supplémentaire dans la réserve. La preuve est contradictoire quant à savoir si des fonds ont été mis à la disposition du chef. Dans l’ensemble, il était raisonnable de la part du CALE de retenir le témoignage de Walter Hainault selon lequel on ne disposait pas de ces fonds et que l’on devait obtenir un prêt afin de couvrir les dépenses liées aux maisons modulaires qu’on avait fait installer afin de les mettre à la disposition des familles qui vivaient dans des maisons dans lesquelles il y avait des problèmes de moisissure et d’inondation. De toute façon, il n’appartient pas à la Cour d’examiner les finances de la bande et de remettre en question le bien-fondé de ses décisions concernant la répartition de son minuscule budget de logement. En outre, affirmer que l’on « dispose » d’un logement parce que la bande dispose de certains fonds qu’elle pourrait consacrer à la construction ou à l’achat d’une maison pour le chef reviendrait à élargir le sens de l’obligation de résidence prévue dans la Loi électorale.

[50]           En résumé, je conclus que la décision défavorable était une issue raisonnable compte tenu du dossier dont le CALE était saisi.

[51]           Compte tenu de cette conclusion, je ne vois pas l’utilité de me prononcer sur l’allégation de violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte] fondée sur la notion de qualité de membre vivant à l’extérieur de la réserve et de par rapport à celle de membre vivant dans la réserve. Il n’est pas nécessaire que je me prononce sur cette question pour pouvoir trancher la question dont je suis saisi. La retenue judiciaire s’impose donc.

[52]           De plus, cet argument constitutionnel a été soumis au CALE par le chef, mais n’a pas été abordé par le demandeur ni, ultérieurement, par le CALE. Advenant le cas où la Cour conclut que l’obligation selon laquelle le chef élu doit habiter dans la réserve de la Première Nation viole, à première vue, les droits prévus au paragraphe 15(1) de la Charte, celle-ci ne dispose d’aucune preuve qui pourrait l’aider à déterminer si cette violation constitue une limite raisonnable de ces droits au sens de l’article premier de la Charte. Une décision aussi importante ne devrait être rendue qu’à la lumière d’un dossier complet et d’observations exhaustives, et qu’après que la NDCR ait eu l’occasion de présenter des éléments de preuve à l’appui de la Loi électorale et de sa disposition contestée.

IV.             Conclusion

[53]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire et de délivrance d’une ordonnance de mandamus est rejetée avec dépens en faveur des défendeurs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire et de délivrance d’une ordonnance de mandamus est rejetée, avec dépens en faveur des défendeurs. L’intitulé est modifié de façon à ce que le chef Teddy Clark soit désigné en sa qualité de chef de la Nation dénée de Clearwater River et non pas en sa qualité personnelle.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1372-14

 

INTITULÉ :

IVAN LEMAIGRE c LE CHEF TEDDY CLARK, EN SA QUALITÉ DE CHEF DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER, ET LORNA JANVIER, DOREEN MOISE, DELPHINE LEMAIGRE, MILES LEMAIGRE, RAIN PICHE, ET NORBERT MONTGRAND, EN LEUR QUALITÉ DE MEMBRES DU COMITÉ CHARGÉ DE L’APPLICATION DE LA LOI ÉLECTORALE DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MarS 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 maI 2015

 

COMPARUTIONS :

Josephine de Whytell

Donald Worme

 

PoUr Le DEMANDEUR

 

James Jodouin

Dawn Cheecham

 

PoUr LE DÉFENDEUR

LE CHEF TEDDY CLARK, EN SA QUALITÉ DE CHEF

DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER

 

Timothy J. Rickard

POUR LES DÉFENDEURS

LORNA JANVIER, DOREEN MOISE, DELPHINE LEMAIGRE, MILES LEMAIGRE, RAIN PICHE, ET NORBERT MONTGRAND, EN LEUR QUALITÉ DE MEMBRES DU COMITÉ CHARGÉ DE L’APPLICATION DE LA LOI ÉLECTORALE DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Semaganis Worme

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

 

PoUr Le DEMANDEUR

 

Bainbridge Jodouin Cheecham

Avocats et procureurs

Saskatoon (Saskatchewan)

PoUr LE DÉFENDEUR

LE CHEF TEDDY CLARK, EN SA QUALITÉ DE CHEF

DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER

 

Timothy J. Rickard

Avocat

Warman (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS

LORNA JANVIER, DOREEN MOISE, DELPHINE LEMAIGRE, MILES LEMAIGRE, RAIN PICHE, ET NORBERT MONTGRAND, EN LEUR QUALITÉ DE MEMBRES DU COMITÉ CHARGÉ DE L’APPLICATION DE LA LOI ÉLECTORALE DE LA NATION DÉNÉE DE CLEARWATER RIVER  

 

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