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Date : 20150505


Dossier : IMM‑5529‑14

Référence : 2015 CF 581

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 mai 2015

En présence de monsieur le juge S. Noël

ENTRE :

BAHI I KHAITH ABDALGHADER ET

NAEMA M SALEH OTHMAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Bahi I Khaith Abdalghader (le demandeur) et Naema M Saleh Othman (la demanderesse) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) visant la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR) le 11 mars 2014. La SPR a conclu qu’aucun des deux demandeurs d’asile n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.                Les faits allégués

[2]               Les demandeurs se sont épousés en mai 2008 et sont originaires de la Libye.

[3]               Le demandeur affirme que sa famille et lui ont été soumis à de la discrimination, à des fouilles, à des passages à tabac et à des menaces de mort de la part du régime de l’ancien président Kadhafi (régime Khadafi) depuis son enfance.

[4]               Les demandeurs ont quitté la Libye pour le Canada en décembre 2008, parce que la demanderesse avait obtenu une bourse de la Libye. Les demandeurs ont obtenu des visas.

[5]               Les demandeurs sont retournés en Libye en juin 2010 et sont revenus au Canada le 13 septembre 2010.

[6]               De février à octobre 2011, les demandeurs ont participé à environ dix (10) manifestations contre le régime Kadhafi à Ottawa, où ils allèguent avoir été filmés et menacés par des agents du gouvernement de Kadhafi.

[7]               Le demandeur affirme également avoir été victime de violence sexuelle dans le passé, une fois à l’âge de quatorze ans et une autre fois, à l’âge de vingt-deux ans.

[8]               Les demandeurs ont sollicité l’asile en mai 2011. La SPR a rejeté la demande le 11 mars 2014. C’est la décision qui est soumise au présent contrôle.

III.             La décision contestée

[9]               La SPR mentionne d’abord que la demanderesse fonde sa demande d’asile sur celle de son époux, le demandeur. Ils ont déclaré qu’ils savaient une crainte fondée sur le motif d’une opinion politique, à savoir qu’ils craignent les partisans du régime Kadhafi. La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles ou qu’ils n’avaient pas établi qu’ils avaient une crainte subjective.

[10]           La SPR a aussi décidé que, s’ils craignaient réellement le régime Kadhafi, les demandeurs ne seraient pas retournés volontairement en Libye en juin 2010 et n’auraient pas attendu jusqu’en mai 2011 pour présenter leurs demandes d’asile. La SPR ajoute que, selon les documents fournis, ce sont les partisans de Kadhafi qui sont pris pour cibles, et non l’inverse.

[11]           En ce qui concerne la demanderesse, la SPR a écrit que la demanderesse a exprimé de la crainte à l’audience en ce qui concerne sa fille, une citoyenne canadienne née en juillet 2011. La demanderesse croit que sa fille serait victime de racisme en raison des origines égyptiennes de son époux et aussi parce que les parents de la demanderesse n’ont pas accepté son mariage avec le demandeur. La SPR a expliqué que, puisque la crainte de la demanderesse vise sa fille et non pas à la demanderesse, la question ne serait pas examinée, parce que la fille est une citoyenne canadienne et, par conséquent, elle n’a pas demandé l’asile.

[12]           La SPR a enfin expliqué que le demandeur a allégué un second volet à sa crainte de retourner en Libye, à savoir qu’il a été agressé sexuellement à deux reprises en Libye. Le demandeur ne veut pas que son épouse, la demanderesse, soit au courant ce fait. À la demande du conseil, la SPR a accepté que la demanderesse sorte de la salle d’audience pendant le témoignage du demandeur à ce sujet. Le demandeur a expliqué qu’il n’avait jamais parlé de ces incidents à quiconque, qu’il n’a jamais déposé de plainte et qu’il n’a jamais demandé d’aide ni en Libye ni au Canada relativement à ces incidents. Au sujet de ce second volet de la demande du demandeur, la SPR a conclu que le demandeur était crédible. Étant donné que les auteurs de la deuxième agression résident près de chez le demandeur et le menaçaient dans la rue, la SPR a évalué une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Libye et a décidé qu’une telle PRI existait à Tripoli.

[13]           Pour les motifs susmentionnés, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs.

IV.             Les observations des parties

[14]           Le demandeur soutient que la SPR n’a énoncé aucun critère à l’égard d’une PRI possible et n’a appliqué aucun critère à cette question. Le demandeur soutient en outre que la SPR n’a pas du tout traité d’une telle question. Toutefois, le défendeur répond que la SPR a de toute évidence appliqué le critère à deux volets visant à établir l’existence d’une PRI en Libye.

[15]           Le demandeur soutient aussi que la SPR n’a pas traité de l’absence de la protection de l’État en Libye en raison de la guerre civile et de l’effondrement de l’appareil étatique, notamment à Tripoli où, selon l’affirmation de la SPR, le demandeur dispose d’une PRI. Toutefois, le défendeur déclare qu’il est loisible à la SPR de fonder sa décision sur une question déterminante comme ce texte OK is celle d’une PRI.

[16]           Le demandeur fait de plus valoir que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a seulement évalué le rapport psychologique d’une [traduction] « manière générale ». Le défendeur déclare que la SPR a examiné le rapport psychologique de façon explicite et il ajoute que ce type de rapports est rarement adéquat lorsqu’il s’agit de conclusion portant sur une PRI. En réplique, le demandeur soutient que la position du défendeur concernant le rapport psychologique est fondée sur une remarque incidente du juge Rothstein dans la décision Brar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 35, 159 FTR 110.

[17]           Le demandeur avance aussi que la SPR n’a pas tenu compte du fait que les demandeurs emmèneraient leur fille à Tripoli, un lieu que le gouvernement du Canada juge instable. Le demandeur allègue en même temps qu’en raison de la situation dangereuse en Libye, les demandeurs seraient exposés à la perspective de laisser leur fille au Canada. Le demandeur soutient que l’un ou l’autre des scénarios rend la PRI possible déraisonnable.

[18]           Le demandeur allègue enfin que la décision de la SPR contrevient aux valeurs fondamentales consacrées par la Charte canadienne des droits et libertés, constituant la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, c 11 (R.‑U.) (LRC (1985), appendice II, no 44) (la Charte), en vertu de laquelle la décision de rejeter la demande d’asile des demandeurs en se fondant sur l’existence d’une PRI à Tripoli met en jeu les valeurs de respect envers la dignité inhérente et la sécurité de la personne. Ils prétendent que la décision de la SPR contrevient aux valeurs et aux droits de la Charte consacrés à l’article 7 de la Charte.

[19]           Le défendeur soutient aussi que les demandeurs ont produit de façon inappropriée une nouvelle preuve sur la situation dans le pays qui est postérieure à la décision de la SPR et qui n’a pas été soumise à la SPR. Dans leur réponse, les demandeurs déclarent que, même si le document consultatif sur les voyages a été mis au jour le 6 août 2014, le contenu reflète toujours le caractère grave et instable de la situation qui existait en Libye à l’époque de l’audience.

V.                La question en litige

[20]           Les demandeurs n’ont pas contesté la première partie de la décision de la SPR concernant leur crainte des partisans du régime Kadhafi en Libye. Par conséquent, après avoir examiné les observations et les dossiers respectifs des parties, la seule question en litige dans le présent contrôle judiciaire est la suivante :

1.      L’analyse de la SPR concernant une PRI en Libye est-elle raisonnable?

VI.             La norme de contrôle

[21]           La norme de contrôle qui s’applique à la décision de la SPR relative à l’existence d’une PRI est celle de la décision raisonnable (Istenes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 79, au paragraphe 11 (Istenes) ; Smirnova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 347, au paragraphe 19). La Cour ne doit intervenir que si elle conclut que la décision est déraisonnable et n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

VII.          Analyse

[22]           Le critère à deux volets qui s’applique à l’analyse de la PRI est le suivant :

  1. La SPR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI;
  2. Les conditions existant dans cette partie du pays sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y trouver refuge (Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1210, au paragraphe 22 (Chowdhury); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589; Katinszki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1326, au paragraphe 11; aux paragraphes 4, 6 et 7 de la décision Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, [1991] ACF n1256,).

Le fardeau de démontrer qu’il n’existe pas de PRI en Libye incombe au demandeur (Istenes, précitée, au paragraphe 12; Chowdhury, précitée, au paragraphe 24).

[23]           Le demandeur allègue que la SPR a commis une erreur parce qu’elle n’a pas énoncé le critère de la PRI. Bien que cela soit vrai, la présentation par la SPR de son analyse démontre qu’elle a appliqué le bon critère : la SPR a d’abord décidé que le demandeur ne serait pas persécuté s’il déménageait à Tripoli et ensuite elle a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable que le demandeur s’y réinstalle (dossier du demandeur, à la page 8, aux paragraphes 33 et 34). Cela étant dit, la SPR a toutefois commis une erreur lorsqu’elle a appliqué le critère, car elle n’a pas évalué les conditions en Libye, plus précisément à Tripoli, où la SPR a conclu que le demandeur avait une PRI viable. La SPR a simplement déclaré ce qui suit :

[Traduction]

La preuve documentaire ne fait état d’aucun obstacle physique ou réglementaire à une telle réinstallation. Le demandeur est enseignant de formation et a exercé cette profession en Libye. Il travaille aussi dans le commerce de la livraison au Canada. Dans de telles circonstances, le tribunal est d’avis que le demandeur pourrait s’établir dans la capitale, y gagner raisonnablement sa vie et s’y loger (dossier du demandeur, décision de la SPR, à la page 9, au paragraphe 38).

[24]           La preuve documentaire à laquelle la SPR fait référence ci‑dessus est la pièce C‑12 de la demande d’asile du demandeur, qui se limite à des images, des courriels et des articles. Toutefois, la SPR avait le devoir de bien connaître les conditions en Libye, pays à l’égard duquel elle rendait une décision (Adan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 655, au paragraphe 51, citant la décision Saifee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 589). L’examen de ce dont disposait la SPR en ce qui a trait aux conditions dans le pays établit que la Libye était en difficulté et en proie à des bouleversements sociaux et à une incertitude généralisée à l’époque de l’audience. Comme le démontre la nouvelle preuve (voir nos commentaires au paragraphe suivant), la situation s’est aggravée. La décision de la SPR totalement muette à cet égard dans son analyse du second volet du critère visant l’existence d’une PRI.

[25]           Bien que la Cour soit d’accord avec le défendeur que le demandeur a tenté de façon inappropriée d’inclure une nouvelle preuve sur les conditions en Libye, eu égard aux pièces D, G et H du dossier du demandeur, pièces qui sont toutes postérieures à la décision de la SPR, et qu’il n’a pas indiqué clairement si les pièces E et F du dossier du demandeur, antérieures à la décision de la SPR, ont été soumises à la SPR, étant donné qu’elles ne font pas partie du Dossier certifié du tribunal, l’analyse inexistante des conditions dans le pays à Tripoli, ou dans l’ensemble de la Libye, dans l’évaluation de la PRI, rend la décision déraisonnable. L’intervention est donc justifiée.

[26]           La SPR a également omis de tenir compte des répercussions sur l’enfant mineure canadienne des demandeurs dans son évaluation de la PRI. En fait, la Cour reconnaît qu’il peut être déraisonnable de séparer les membres d’une famille (Calderón c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 263, aux paragraphes 17 à 20). En ce qui concerne la fille des demandeurs, la SPR, un peu plus tôt dans la décision, a simplement déclaré, dans son évaluation de la crainte des partisans du régime Kadhafi, et plus précisément dans son évaluation de la crainte de la demanderesse, que : [traduction] « […] comme cette crainte ne concerne pas la demandeure, mais sa fille née au Canada qui ne demande pas l’asile, cette crainte ne sera pas analysée dans le cadre de leur demande » (dossier du demandeur, décision de la SPR, à la page 7, au paragraphe 30). Outre cette déclaration, la SPR n’a pas évalué les conséquences de sa décision sur la fille des demandeurs de quelque façon que ce soit. Dans ses observations, le conseil des demandeurs n’a pas soulevé cet argument à la SPR. Comme mentionné ci-dessus, la SPR connaissait l’existence de l’enfant mineure, mais a décidé de ne pas en tenir compte dans sa décision relative à la PRI. Dans un tel cas, au vu de la jurisprudence, la SPR aurait dû traiter la question de la séparation par rapport à l’enfant, car elle savait qu’il s’agissait de l’une des options à envisager. La décision était déraisonnable et cela justifie l’intervention de la Cour.

[27]           En ce qui a trait au rapport psychologique, la SPR a mentionné que celui‑ci corroborait les allégations d’agressions antérieures formulées par le demandeur, mais elle n’a pas tenu compte du rapport dans son analyse de la PRI viable. La Cour a toutefois déclaré que la preuve psychologique est au centre de l’évaluation d’une PRI viable (S.O. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1002, au paragraphe 13, citant la décision Cartagena c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 289, au paragraphe 11). La SPR aurait donc dû examiner la question.

[28]           Comme l’indiquent les deux (2) paragraphes portant sur les motifs relatifs à la PRI, la SPR n’a pas analysé le second volet du critère. Elle s’est restreinte à des énoncés généraux sans vraiment examiner la situation personnelle des demandeurs ni la situation générale en Libye. Dans un tel cas, lorsque les motifs sont tellement succincts qu’une cour de révision ne peut pas comprendre pourquoi la SPR a rendu sa décision et est incapable de déterminer si la décision appartient aux issues raisonnables, il n’est pas satisfait aux critères de l’arrêt Dunsmuir (voir : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16) et l’intervention de la cour chargée du contrôle judiciaire est justifiée. C’est le cas en l’espèce.

[29]           Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’examiner l’allégation de violation des droits du demandeur au titre de l’article 7 de la Charte. Il convient de noter qu’à aucun moment l’avocat des demandeurs n’a présenté cela comme un argument à la SPR.

VIII.       Dispositif

[30]           La SPR a commis une erreur en appliquant le critère de la PRI viable à Tripoli. La SPR n’a pas évalué les conditions du pays à Tripoli et n’a pas tenu compte de la situation personnelle des demandeurs. L’intervention de la Cour est donc justifiée.

[31]           Les parties ont été invitées à présenter des questions aux fins de certification, mais aucune question n’a été proposée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

2.      Aucune question n’est certifiée.

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5529‑14

 

INTITULÉ :

ABDALGHADER ET AUTRES

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 avril 2015

 

Jugement et motifs :

Le juge S. Noël

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 5 mai 2015

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Helene Robertson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional

Cabinet d’avocats

Ottawa (Ontario)

 

pour le DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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