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Date : 20150506


Dossier : IMM-5314-14

Référence : 2015 CF 591

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2015

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

MICHELE TORRE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’encontre d’une décision de la Section de l’immigration [SI] dans laquelle la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité et criminalité organisée conformément aux alinéas 36(1)a) et 37(1)a) de la LIPR.

[2]               En l’espèce, le demandeur conteste uniquement l’interdiction de territoire pour criminalité organisée conformément à l’alinéa 37(1)a).

II.                Faits

[3]               Le demandeur est citoyen italien et a obtenu la résidence permanente au Canada le 13 avril 1967.

[4]               En avril 1996, il est arrêté à Toronto alors qu’il tente de récupérer 170 kilogrammes de cocaïne.

[5]               Le 27 septembre 1996, le demandeur plaide coupable à une infraction de complot en vue du trafic de la cocaïne. Il obtient une sentence de huit ans et neuf mois. Dans cette même affaire, Frank Cotroni Sr. a plaidé coupable et Francesco Cotroni et Giovanni Marra, les propriétaires du Café Sinatra où le demandeur travaillait depuis quatre ans, ont été reconnus coupables.

[6]               En 2006, le demandeur est arrêté dans le cadre de l’opération Colisée qui visait la mafia italienne à Montréal. Aucune accusation n’est portée contre le demandeur dans le cadre de cette arrestation.

[7]               Le 8 avril 2013, deux rapports en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR sont établis au sujet du demandeur et sont, en juin 2013, déférés pour enquête à la SI.

[8]               Le 13 mars 2014, le demandeur dépose une requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable compte tenu du temps qui s’est écoulé entre sa condamnation en 1996 et les enquêtes déférées en 2013. Cette requête est rejetée par la SI le 19 mars 2014.

III.             Décision contestée

[9]               Dans une décision orale rendue le 19 mars 2014, la SI a décliné d’entendre la requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable du demandeur puisqu’elle n’a pas la compétence requise. Toutefois, elle note dans ses motifs que bien qu’il se soit écoulé dix-sept ans depuis la condamnation du demandeur pour trafic de cocaïne, ce délai n’a pas eu d’incidence négative sur le déroulement de l’audience puisque le demandeur possède une bonne mémoire concernant les évènements entourant son arrestation en 1996.

[10]           En ce qui a trait à la preuve documentaire au dossier, la SI indique qu’elle n’est pas tenue par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve conformément à l’article 173 de la LIPR. Cela étant dit, la SI accepte la preuve déposée au dossier et rejette l’argument du demandeur à l’effet que certaines preuves, dont des rapports de Service correctionnel Canada [SCC] et de la Commission nationale des libérations conditionnelles [CNLC], et le document intitulé « Sentence / Michel Torre / 500-01-025160-968 », ne peuvent être prises en considération. De plus, la SI accepte l’extrait du livre de Peter Edwards, un auteur reconnu dans le domaine du crime organisé, ainsi que les informations ayant trait à l’opération Colisée.

[11]           Compte tenu de l’ensemble de la preuve, la SI conclut que « lorsqu’on la prend dans son ensemble [elle] est pertinente, crédible et digne de foi ».

[12]           La SI passe en revue le fardeau que doit satisfaire le ministre afin de démontrer que le demandeur est visé par l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Elle note, entre autres, que le fardeau de preuve en l’espèce n’est pas le même que dans le contexte criminel. De plus, la SI ne doute aucunement de l’existence de la mafia italienne à Montréal et observe que le demandeur a entretenu des liens étroits avec les membres du clan Cotroni au cours des années. En appliquant les arrêts Ali c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1306 et Chung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 16 [Chung], la SI conclut qu’il est « invraisemblable pour [le demandeur] de [prétendre] qu’il ignorait, de façon générale, la nature criminelle de certaines activités de ses employeurs (…) et en particulier la nature de la besogne à accomplir à Toronto en avril 1996 ».

[13]           Par conséquent, il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur a été ou est membre d’une organisation criminelle et qu’il s’est livré à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées.

IV.             Questions en litige

[14]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

1.                  La SI a-t-elle erré en affirmant qu’elle n’avait pas compétence à l’égard de la requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable?

2.                   Est-ce qu’il y a eu abus de procédure en l’espèce?

3.                  Est-ce que la décision de la SI relativement à l’appréciation de la preuve est raisonnable?

4.                  Est-ce que le demandeur peut soulever l’argument de la constitutionnalité de l’alinéa 37(1)a) pour la première fois devant la Cour fédérale?

5.                   Si oui, est-ce que l’alinéa 37(1)a) est constitutionnellement valide?

V.                Normes de contrôle

[15]           Il est de jurisprudence constante qu’une décision de la SI en matière d’interdiction de territoire pour appartenance à une organisation criminelle « repose essentiellement sur [l’]appréciation des faits et que, par conséquent, [elle] appelle la norme de contrôle de la raisonnabilitié », voir : Lennon Sr c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1122 au para 13 et Chung, précité, au para 22.

[16]           Par conséquent, il ne revient pas à cette Cour d’apprécier de nouveau la preuve ou de changer la décision du tribunal, pourvu que la décision appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », voir : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] au para 47.

[17]           En ce qui concerne les questions constitutionnelles, la Cour suprême du Canada a déterminé dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 58 que c’est la norme de la décision correcte qui est applicable dans ces instances. Pareillement, la question d’abus de procédure est révisable selon la norme de la décision correcte, voir : Herrera Acevedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 167 au para 10.

VI.             La compétence de la SI pour entendre une requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable

[18]           La Cour suprême a établi depuis la trilogie des arrêts Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c Douglas College, [1990] 3 RCS 570 [Douglas], Cuddy Chicks Ltd. c Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 RCS 5 [Cuddy Chicks] et Tétreault-Gadoury c Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 RCS 22 [Tétreault-Gadoury], qu’un tribunal administratif investi du pouvoir requis pour trancher des questions de droit était le mieux placé pour se prononcer sur la constitutionnalité des provisions législatives le régissant.

[19]           Plus récemment, dans l’arrêt R. c Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 RCS 765, elle a élaboré un cadre d’analyse pour déterminer la compétence d’un tribunal d’accorder la réparation demandée en application de la Charte. La juge Abella écrit au paragraphe 81 :

Au vu de la jurisprudence, lorsque réparation est demandée à un tribunal administratif en application du par. 24(1), il convient donc de déterminer initialement si le tribunal peut accorder des réparations sur le fondement de la Charte en général. À cette fin, il faut d'abord se demander si le tribunal administratif a le pouvoir exprès ou tacite de trancher une question de droit. Si tel est le cas et qu'il n'est pas clairement établi que le législateur a voulu soustraire l'application de la Charte à la compétence du tribunal en cause, ce dernier est un tribunal compétent et peut examiner et appliquer la Charte, y compris les réparations qu'elle prévoit, lorsqu'il statue dans une affaire dont il est régulièrement saisi.

[20]           En l’espèce, le paragraphe 162(1) de la LIPR établit clairement que la SI est habilitée à trancher des questions de droit. En l’occurrence, elle a la compétence pour examiner et appliquer la Charte. Ceci étant dit, a-t-elle la compétence pour accorder la réparation précise demandée, soit un arrêt définitif des procédures?

[21]           À mon avis, considérant le cadre législatif, il est peu probable qu’il en soit de la sorte.

[22]           En effet, le pouvoir de la SI à l’étape de l’enquête d’un rapport déféré conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR est limité. En fait, la SI n’a pas de pouvoir discrétionnaire. Elle doit procéder à une enquête avec célérité. Si la personne est interdite de territoire, elle doit prendre une mesure de renvoi, voir : Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429.

[23]           Dans Wajaras c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 200, mon collègue le juge Barnes réitérait au paragraphe 11 que l’enquête de la SI « n’est pas l’occasion d’effectuer un examen des motifs d’ordre humanitaire ou d’examiner l’équité ou la proportionnalité des conséquences qui découlent de la mesure d’expulsion. Ces conséquences résultent inévitablement de l’application de la loi et la SI n’a aucun pouvoir discrétionnaire de les atténuer ».

[24]           Ainsi, permettre à la SI d’examiner la question de savoir si le délai survenu avant l’enquête dont elle est saisie est excessif revient à lui donner la compétence d’examiner la capacité de l’individu de soumettre une défense pleine et entière et les conséquences de la mesure de renvoi pour celui-ci, questions qui sont au centre d’un débat sur un délai excessif. Suite à cet examen, la SI devra alors décider si elle doit accorder un arrêt de la procédure dont elle est chargée de façon impérative et à laquelle elle doit répondre avec célérité.

[25]           La réparation précise demandée me paraît incompatible avec l’intention du législateur. À mon avis, la SI n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a décliné d’entendre la requête en arrêt des procédures pour absence de compétence.

VII.          Abus de procédure

[26]           Néanmoins, ayant conclu que la SI n’avait pas la compétence requise pour entendre la requête en arrêt des procédures, la question demeure et je dois déterminer s’il y a eu abus de procédure en l’espèce.

[27]           Le demandeur prétend que le délai encouru entre sa condamnation pour trafic de drogues et la préparation des rapports sous l’article 44 de la LIPR est à lui seul suffisant pour soulever la question de l’abus de procédure.

[28]           Afin de déterminer si ce délai peut en effet être qualifié d’abus de procédure, il est important de bien définir ce qu’est un abus de procédure.

[29]           Écrivant pour la majorité dans l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307 [Blencoe], le juge Bastarache décrit l’abus de procédure comme suit :

[120] Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la Loi, s’il était mis fin à ces procédures » (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9-68). Le juge L’Heureux-Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a « abus de procédure » lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux-Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (p. 616). « Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares » (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[Je souligne]

[30]           Je suis d’avis que pour être qualifié d’abus de procédure le délai encouru doit avoir pris place dans le cadre d’une procédure administrative ou judiciaire qui est déjà entamée. Comme le souligne le juge Bastarache dans Blencoe, au paragraphe 132 :

Comme l’a dit le lord juge Salmon dans Allen c. Sir Alfred McAlpine & Sons, Ltd., [1968] 1 All E.R. 543 (C.A.), à la p. 561, [traduction] « il ne devrait pas être trop difficile de reconnaître un délai excessif lorsqu'il se produit ». Selon moi, le délai inexplicable de cinq mois ou même le délai de 24 mois qui s'est écoulé entre le dépôt des plaintes et le renvoi au Tribunal n'était ni excessif ni inexcusable au point de constituer un abus de procédure. Vu la communication constante entre les parties, le délai en l'espèce ne me paraît pas être de ceux qui heurteraient le sens de la justice et de la décence de la société. Même si je ne saurais préciser la durée d'un délai raisonnable, je suis convaincu que le délai en l'espèce n'était pas excessif au point de constituer un abus de procédure.

[31]           Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Katriuk, [1999] 3 FC 143, [1999] ACF no 216 (QL), une affaire portant sur la révocation de la citoyenneté canadienne, le juge Nadon écrit au paragraphe 23 :

Il y a une différence entre le moment où les autorités ont pris connaissance de l'acte fautif reproché, vers 1986, celui où elles ont décidé d'engager une procédure contre son auteur, en 1996, et celui où s'est déroulée la procédure, en 1997-1998. Comme le ministre a établi que M. Katriuk a obtenu la citoyenneté en cachant des faits importants, tout inconvénient subi par M. Katriuk lui a été causé par ses propres actes. Le seul délai qui me préoccupe est la période écoulée entre le dépôt de la déclaration en octobre 1996 et le déroulement de la procédure en 1997-1998. Je ne puis conclure qu'un délai déraisonnable a nui au défendeur en l'espèce.

[Je souligne]

[32]           Compte tenu de ce qui précède, le seul délai dont cette Cour devrait tenir compte afin de déterminer s’il y a eu abus de procédure est le délai survenu entre la décision prise par le ministre de préparer un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR et la décision de la SI suivant son enquête. Toute autre période de temps ne devrait pas servir à calculer un délai excessif menant à un abus de procédure.

[33]           Quoiqu’il en soit, advenant que le délai de dix-sept ans survenu avant que la procédure d’interdiction de territoire soit entamée fait partie du calcul afin de déterminer s’il y a eu abus de procédure, le demandeur devrait démontrer que le délai encouru a causé «un préjudice réel d'une telle ampleur qu'il heurte le sens de la justice et de la décence du public», voir : Blencoe, précité, au para 133.

[34]           Bien que le demandeur prétend que le délai a mis en péril son intégrité physique et psychologique, et a « sapé [son] aptitude à soumettre une défense pleine et entière à l’encontre » des allégations portées contre lui dans le cadre de l’enquête d’interdiction de territoire, il n’a pas réussi à démontrer qu’un préjudice d’une telle ampleur existe.

[35]           La preuve du demandeur n’appuie pas sa prétention que le déféré à la SI a vicié les procédures et qu’il n’a pu faire valoir ses moyens de défense à l’encontre des allégations relatives à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[36]           Certes, il est malencontreux pour le demandeur de se voir viser par une procédure d’interdiction de territoire dix-sept ans après qu’un acte fautif ait été commis, mais il ne s’agit pas d’un cas manifeste où la situation est injuste au point où la procédure administrative entamée serait contraire à l’intérêt de la justice.

[37]           Le demandeur a pu bénéficier de cette longue période au Canada alors qu’il aurait pu être interdit de territoire il y a dix-sept ans.

[38]           Je suis d’avis que les propos du juge Gibson dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Malik, [1997] ACF no 378, 128 FTR 309 s’appliquent par analogie aux faits en l’espèce. Dans cet arrêt, le juge Gibson écrit au paragraphe 17 :

En fait, en l’absence d’une preuve contraire, on pourrait prétendre que l'intimé, plutôt que de subir un préjudice, a bénéficié du fait qu'il est demeuré au Canada, en tant que citoyen canadien, pendant tout le temps qu'il a fallu pour que cette affaire soit portée devant la Cour.

[39]           En fait, s’il y a eu préjudice en l’espèce, c’est plutôt le défendeur qui aurait pu s’en plaindre puisque c’est à lui que revient le fardeau de démontrer que le demandeur est visé par l’alinéa 37(1)a). Le passage du temps ne peut donc lui avoir été bénéfique.

[40]           La procédure suivant l’émission du rapport d’interdiction de territoire pour les motifs énumérés à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR s’est déroulée avec célérité et n’a pas causé de préjudice sérieux au demandeur. Bien que certains témoins soient décédés, la preuve au dossier était suffisante pour permettre au tribunal de conclure que le demandeur est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Par conséquent, je suis d’avis qu’il n’y a pas eu d’abus de procédure pour délai excessif en l’espèce.

VIII.       Appréciation de la preuve par la SI

[41]           La disposition contestée en l’espèce, l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, prévoit ce qui suit :

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern;

[42]           De plus, l’article 33 de la LIPR prévoit la norme de preuve applicable à l’appréciation des faits dans le contexte de l’alinéa 37(1)a). Cet article se lit comme suit :

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[43]           Ces dispositions de la LIPR prévoient qu’une personne peut être frappée d’une interdiction de territoire s’il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est membre d’une organisation criminelle ou qu’elle s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées. Dans Talavera c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 768, la juge Mactavish écrit au paragraphe 9 :

[9] Pour conclure que M. Talavera était interdit de territoire au Canada au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, la Section de l’immigration devait déterminer qu’il était, ou qu’il avait été, un membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités criminelles organisées, au sens de l’article 37 de la LIPR. Il y a donc trois aspects qui entrent en jeu dans une telle conclusion d’interdiction de territoire : la définition d’« activités criminelles organisées », la norme des « motifs raisonnables de croire » et la notion d’« appartenance ».

En l’espèce, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour ces deux raisons.

[44]           Il est important de rappeler que la norme de preuve quant à l’existence de « motifs raisonnables de croire » exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités en matière civile. Il doit y avoir un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi; voir : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100 et Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350.

[45]           Ainsi, les éléments de preuve dont disposait la SI offraient-ils suffisamment d’éléments dignes de foi pour offrir un fondement objectif à ses conclusions de fait?

[46]           Le demandeur soutient que la SI a commis une erreur dans son exercice d’appréciation de la preuve, notamment en ce qui a trait à ses conclusions relativement aux rapports de SCC et du CNLC. Selon lui, aucune valeur probante ne devrait être accordée à ces pièces, conformément au raisonnement de cette Cour dans l’arrêt Ménard c Canada (Procureur général), 2014 CF 260. De plus, la SI aurait commis une erreur en qualifiant « d’expert » un journaliste dont des extraits de son livre sur le crime organisé ont été considérés par la SI.

[47]           Pour sa part, le défendeur rappelle que les alinéas 173c) et d) de la LIPR permettent à la SI de « recevoir des éléments de preuve qu’elle juge crédibles ou dignes de foi ». L’appréciation de la preuve appartient donc à la SI et il ne revient pas à cette Cour de réévaluer le poids accordé à cette preuve comme le demande le demandeur en l’espèce. Je suis de cet avis pour les motifs suivants.

[48]           En l’espèce, la SI conclut en premier lieu que la preuve était convaincante au sujet de l’existence, à Montréal, du crime organisé d’origine italienne (mafia et clan Cotroni). Cette conclusion repose sur une preuve documentaire étayée, crédible et de sources variées, tels des journalistes couvrant le milieu du crime organisé depuis des années, des auteurs de livres sur le sujet ou des policiers de la GRC et du Service canadien de renseignements criminels. Le demandeur n’a pas démontré que cette conclusion est déraisonnable.

[49]           Par la suite, la SI a analysé la preuve afin de déterminer s’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré à des actes faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées.

[50]           Tel que résumé par le défendeur dans son mémoire, elle a tenu compte des éléments de preuve suivants pour conclure par l’affirmative :

  • Le témoignage du demandeur est peu crédible sur certains aspects de sa connaissance et de sa participation aux activités criminelles imputées à ses patrons, MM. Cotroni Jr. et Marra.
  • Il est inconcevable que les dirigeants du clan Cotroni aient envoyé une personne qui n’avait pas leur entière confiance pour récupérer 170 kilos de cocaïne à Toronto.
  • Le demandeur a admis lors de son témoignage à l’enquête qu’il se doutait qu’il y avait quelque chose de louche dans cette opération.
  • La déclaration du demandeur selon laquelle il n’aurait été avisé qu’après son arrestation d’un bonus de 25 000 $ pour accomplir ce travail est en contradiction avec le rapport du SCC.
  • Le demandeur savait que M. Cotroni Sr. était considéré comme l’un des chefs de la mafia montréalaise. Il se présentait régulièrement au Café Sinatra où le demandeur était employé et y rencontrait, à l’occasion, d’autres personnes.

[51]           S’appuyant sur l’ensemble de cette preuve, la SI conclut que le demandeur était exécutant dans l’organisation et que, bien qu’il n’était pas impliqué au niveau décisionnel, il avait la confiance de l’organisation, ce qui l’a amené à être impliqué dans les activités de 1996. À mon avis, il n’était pas déraisonnable de conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées. Cette conclusion appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », voir : Dunsmuir, précité, au para 47.

[52]           Il est vrai que le demandeur a apporté une explication différente, laquelle a été jugée non crédible par la SI, vu l’invraisemblance de la prétention de M. Torre selon laquelle il ignorait la nature criminelle de certaines activités de ses employeurs, MM. Cotroni Jr. et Marra. Je souligne qu’il revient au tribunal administratif d’évaluer la crédibilité du témoignage, voir : Chung, précité.

[53]           Quant à l’appartenance à une organisation criminelle en tant que membre, aux fins de l’application de l’alinéa 37(1)a), il n’est pas nécessaire de démontrer que la personne concernée soit membre d’une organisation, mais bien plutôt qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle en est ou était membre, et ce, peu importe le nombre d’années écoulées, voir : Moreno c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 CF 298, [1993] ACF no 912 (QL); Amaya c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 549, au para 22 [Amaya].

[54]           Dans la décision Amaya, précitée, je me suis prononcée sur la définition du mot « organisation » au sens de l’alinéa 37(1)a). Aux paragraphes 22 et 23 de cette décision, reprenant les propos du juge Linden dans l’arrêt Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, j’écris :

L’approche du juge O’Reilly concernant la définition de l’organisation a été confirmée par le juge Linden de la Cour d'appel fédérale dans Sittambalam v. Canada (Minister of Citizenship & Immigration), 2006 FCA 326 (F.C.A.). En appel, le juge Linden a clarifié deux questions. D'abord, il a confirmé que la disposition n'exige pas que la personne soit actuellement membre. Par conséquent, une personne peut être interdite de territoire en raison d'un lien antérieur. Ensuite, le juge Linden a confirmé au paragraphe 36 que la définition du terme « organisation » devrait recevoir une interprétation large et sans restriction et confirme l'interprétation du terme organisation fournie par le juge O’Reilly […]

Le juge Linden a conclu ce qui suit au paragraphe 55:

[L]e terme « organisation », employé à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, doit être interprété d'une façon libérale et sans restriction. Bien qu'aucune définition précise ne puisse être formulée en l’espèce, les facteurs énumérés par le juge O’Reilly dans Thanaratnam, précitée, par le commissaire et peut-être aussi par d’autres personnes sont utiles, mais aucun d’eux n’est essentiel. La structure des organisations criminelles varie, et la Commission doit disposer d'une certaine latitude pour apprécier l’ensemble de la preuve à la lumière de l’objet de la LIPR — donner la priorité à la sécurité — lorsqu’elle décide si un groupe est une organisation aux fins de l’application de l’alinéa 37(1)a). [...]

[55]           Le mot « membre » doit être interprété d’une façon large et libérale, de sorte qu’être membre veut tout simplement dire appartenir à l’organisation. Pour être membre d’une organisation, il n’est pas nécessaire que l’intéressé détienne une carte d’adhérent ou soit membre en règle, voir : Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 CF 297, [2000] ACF no 2043 (QL) au para 57; Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux paras 27 et 29 [Poshteh].

[56]           Sur la question d’appartenance à une organisation criminelle, la SI s’est basée sur les éléments de preuve suivants :

  • M. Torre a été à l’emploi de MM. Cotroni Jr. et Marra de 1992 à 1996. Il a ensuite été arrêté, avec près d’une centaine de personnes à l’automne 2006, suite à l’opération Colisée.
  • Bien que M. Torre n’ait pas été reconnu coupable en marge de l’opération Colisée – il faut se rappeler que les fardeaux de preuves sont très différents devant une cour criminelle et devant la Section de l’immigration – le juge qui avait étudié son dossier a décidé, en tenant compte de la preuve devant lui à ce moment, de ne pas lui accorder une liberté sous conditions en attente du procès parce qu’« il a encore les deux mains dedans ». La proximité de M. Torre avec des membres bien connus de la mafia montréalaise, la confiance de ces derniers envers lui et la persistance à travers les années de cette association me font dire qu’il existe également des motifs raisonnables de croire que M. Torre est ou a été membre du clan Cotroni.

[57]           Bien que le demandeur conteste la valeur probante de la preuve documentaire et plus particulièrement les pièces C-10 et C-12, la Cour retient d’abord que la SI n’est pas liée par les règles usuelles d’administration de la preuve et pouvait recevoir en preuve tout élément crédible et digne de foi. La pièce C-10 a été rédigée par un représentant de la Couronne en rapport avec l’arrestation du demandeur à Toronto où il est indiqué que le demandeur est un barman au Café Sinatra, qu’il est l’homme à tout faire de Francesco Cotroni et de Giovanni Marra dans la distribution de stupéfiants et l’exécutant de M. Marra dans les transactions importantes de cocaïne. Il n’était pas déraisonnable pour la SI d’estimer que le document était pertinent, crédible et digne de foi.

[58]           De même pouvait-il accorder une valeur probante aux documents de Service correctionnel Canada et de la Commission nationale des libérations conditionnelles, lesquels étaient contemporains à l’incarcération du demandeur.

[59]           D’ailleurs, la SI a précisé qu’elle ne base pas sa décision uniquement sur ces deux documents et ne tient pas pour avérées les informations qui y sont rapportées.

[60]           Quant à la valeur probante de la pièce C-20, la SI a noté que le document corrobore les informations relevées par d’autres sources à propos des faits entourant le complot de possession en vue de trafic de cocaïne pour lequel M. Torre a plaidé coupable. Le document faisait partie de la preuve et il aurait été loisible pour le demandeur d’attaquer la valeur probante de ce document, ce qu’il n’a pas fait.

[61]           Dans l’ensemble, le ministre n’était pas soumis à la règle de la meilleure preuve et pouvait déposer tout élément crédible et digne de foi. Il revenait à la SI d’apprécier une valeur probante à ces éléments de preuve et il n’est pas du ressort de cette Cour de réévaluer le poids accordé à cette preuve.

IX.             Questions constitutionnelles

A.                Défaut de soulever la question constitutionnelle devant la SI

[62]           Le demandeur n’a pas invoqué l’inconstitutionnalité de l’alinéa 37(1)a) devant la SI. Le défendeur soutient que le défaut de contester l’inconstitutionnalité de l’alinéa 37(1)a) devant la SI ne l’autorise pas à le faire devant cette Cour. Il est vrai que dans l’arrêt Stables c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319 [Stables], le juge de Montigny a jugé qu’il était préférable, en principe, que cette Cour ne se prononce pas sur une question constitutionnelle lorsqu’elle n’a pas été soulevée devant l’instance administrative. Toutefois, il s’est quand même prononcé sur la question constitutionnelle au cas où il aurait erronément conclu qu’elle aurait dû être soulevée devant la SI.

[63]           Plus récemment dans l’affaire Canada (Sécurité publique et Protection civile) c J.P., 2013 CAF 262 [J.P.] au para 101, la Cour d’appel fédérale a été appelée à se prononcer sur cette question. Le juge Mainville souligne que l’omission de ne présenter aucun avis constitutionnel devant le tribunal administratif ne porte pas un coup fatal au moyen d’inconstitutionnalité. Lorsque le fondement factuel est suffisant pour trancher des questions constitutionnelles, la Cour peut être en mesure d’examiner les questions en jeu. Il rappelle qu’en général, la Cour d’appel fédérale a décidé qu’elle n’entendrait pas d’arguments qui ne sont pas étayés par une preuve suffisante afin d’éviter principalement le préjudice que pourrait subir la partie adverse qui aurait pu présenter des éléments de preuves relatifs aux arguments formulés, voir : Bekker c Canada, 2004 CAF 186; Somodi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 268. En l’espèce, je ne vois pas quels faits manquants entraineraient un préjudice au défendeur puisque celui-ci répond dans son mémoire aux arguments constitutionnels et ne soulève aucunement un préjudice subi.

[64]           Considérant la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, je suis d’avis qu’il m’est loisible de considérer l’argument de la validité constitutionnelle de l’alinéa 37(1)a) soulevé par le demandeur en l’espèce. Bien que ce dernier n’ait pas préparé d’avis de question constitutionnelle devant la SI, il a néanmoins respecté le paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et a signifié aux procureurs généraux son intention de contester la constitutionnalité de l’alinéa 37(1)a).

B.                 La constitutionnalité de l’alinéa 37(1)a)

[65]           Le demandeur soutient que l’alinéa 37(1)a) de la LIPR n’est pas constitutionnellement valide puisqu’il enfreint ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garantis par l’article 7 de la Charte. Il note que l’alinéa 37(1)a) a un libellé vague et un fardeau de preuve faible, ce qui fait en sorte que des « situations incongrues mèneraient à des expulsions du Canada sans droit d’appel » et que des dispositions législatives, telles que l’article 25 qui prévoit une dispense ministérielle pour considérations pour motifs d’ordre humanitaire, ne s’appliqueraient pas au demandeur en l’espèce.

[66]           Dans l’arrêt Stables, précité, mon collègue le juge de Montigny analyse en profondeur la question de la constitutionnalité de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR en lien avec les droits garantis à l’article 7 de la Charte. Le même argument constitutionnel est soulevé en l’espèce. Je souscris en tout point à l’analyse du juge de Montigny et j’arrive aux mêmes conclusions.

[67]           Dans Stables, le demandeur soutenait que les termes « membre », « criminalité organisée » et « plan d’activités criminelles » trouvés à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR étaient d’une « imprécision constitutionnelle et d’une portée excessive » ce qui venait porter atteinte à ses droits garantis à l’article 7 de la Charte, voir : Stables au para 38.

[68]           Toutefois, le juge de Montigny conclut que cet argument n’est pas valable puisqu’il faut d’abord établir que le droit visé par l’individu relève de l’article 7 de la Charte. Il écrit au paragraphe 39 :

(…) Il est bien établi que les principes de justice fondamentale dont il est question à l’article 7 de la Charte ne sont pas des notions autonomes et doivent être considérés uniquement lorsqu’il est d’abord démontré que l’intéressé est privé de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. Le juge Bastarache a ainsi affirmé, au nom de la majorité de la Cour suprême dans Blencoe v. British Columbia (Human Rights Commission), 2000 SCC 44 (S.C.C.), au paragraphe 47, [2000] 2 S.C.R. 307 (S.C.C.) [Blencoe]:

[...] avant même que l’on puisse se demander si les droits garantis à l’intimé par l’art. 7 ont fait l’objet d’une atteinte non conforme aux principes de justice fondamentale, il faut d’abord prouver que le droit visé par l’allégation de l’intimé relève de l’art. 7.

[69]           De plus, comme il le souligne au paragraphe 40, une conclusion d’interdiction de territoire ne met pas en cause les droits prévus par l’article 7 de la Charte; ce qui fut confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Poshteh, précité :

Il a été confirmé à maintes reprises qu’une conclusion d’interdiction de territoire ne met pas en soi en cause les droits conférés par l’article 7 (voir, par exemple, Poshteh v. Canada (Minister of Citizenship & Immigration), 2005 FCA 85 (F.C.A.), au paragraphe 63, [2005] 3 F.C.R. 487 (F.C.A.) [Poshteh]; Barrera v. Canada (Minister of Employment & Immigration) (1992), [1993] 2 F.C. 3 (Fed. C.A.), aux pages 15 et 16, (1992), 99 D.L.R. (4th) 264 (Fed. C.A.)). Même s’il est vrai que le demandeur, du fait qu’il n’est pas un réfugié, pourrait être expulsé pendant le traitement de sa demande de dispense ministérielle, cela ne se serait pas suffisant pour déclencher l’application des droits garantis par l’article 7 (citations omises)

[70]           En fait, toujours selon le raisonnement du juge de Montigny dans Stables « c’est le risque de torture en cas de renvoi, et non le fait du renvoi lui-même, qui (…) fait entrer de jeu les droits garantis par l’article 7 » de la Charte, voir : Stables au para 42.

[71]           D’ailleurs, plus récemment, la Cour d’appel fédérale confirmait dans l’arrêt J.P., précité, qu’une enquête pour interdiction de territoire n’entraine pas l’application de l’article 7 de la Charte parce qu’aucun renvoi vers un pays où il serait possiblement exposé à la torture n’est prévu. En fait, c’est plutôt à un stade du processus qui est postérieur à la conclusion d’interdiction de territoire que l’application de l’article 7 de la Charte pourrait être déclenchée, voir : J.P. au para 125.

[72]           Dans Stables, le demandeur faisait face à la possibilité d’un renvoi vers le Royaume-Uni. Toutefois, aucune preuve n’a été déposée dans cette affaire pour démontrer que sa vie, sa liberté ou sa sécurité seraient en danger advenant son retour dans ce pays. De façon similaire, le demandeur en l’espèce n’a pas déposé de preuve démontrant comment sa vie, sa liberté ou sa sécurité seraient en danger advenant son retour en Italie.

[73]           De plus, dans Stables, le juge de Montigny traite de l’application très étendue de l’article 37 et observe que les cours ont confirmé cette interprétation puisqu’elle s’inscrit « dans la suite logique de l’objectif du législateur d’assurer la sécurité des Canadiens », voir : paras 45-47.

[74]           Un autre point soulevé dans la décision Stables concerne la compatibilité du processus d’interdiction de territoire avec les principes de justice fondamentale. En fait, le juge de Montigny passe en revue les diverses étapes du processus disponible au demandeur dans cette affaire et conclut que le processus est effectivement compatible avec les principes de justice fondamentale, voir : para 56.

[75]           En l’espèce, d’autres étapes au processus d’interdiction de territoire sous l’alinéa 37(1)a) s’offrent au demandeur. Comme l’indique le défendeur dans son mémoire, malgré la déclaration d’interdiction de territoire, le demandeur conserve la possibilité de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] et d’une dispense ministérielle prévue à l’article 42.1 de la LIPR. Ces deux avenues sont assujetties au contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

[76]           Il est vrai que le paragraphe 25(1) de la LIPR ne s’applique pas à une personne interdite de territoire conformément à l’article 37. Toutefois, il faut se rappeler que l’article 25 est une mesure d’exception de nature discrétionnaire. Il n’est pas un droit ou un principe de justice fondamentale.

[77]           La Cour suprême a statué que « pour déterminer la portée des principes de justice fondamentale en tant qu’ils s’appliquent en l’espèce, la Cour doit tenir compte des principes et des politiques qui sous-tendent le droit de l’immigration. Or, le principe le plus fondamental du droit de l'immigration veut que les non-citoyens n'aient pas un droit absolu d'entrer au pays ou d'y demeurer», voir : Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Chiarelli, [1992] 1 RCS 711 au para 24 et Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 RCS 539 au para 46.

[78]           Il en découle que le Parlement a le droit d’adopter des lois qui précisent les conditions à remplir par les non-citoyens pour entrer et rester au Canada. Les considérations d’intérêt public peuvent l’emporter sur des considérations d’ordre humanitaire.

[79]           Ainsi, pour les motifs énoncés plus haut, je ne vois pas en quoi le texte de l’alinéa 37(1)a) vient enfreindre les droits garantis par le demandeur à l’article 7 de la Charte.

[80]           Par conséquent, tout comme dans l’arrêt Stables, l’argument du demandeur quant à la constitutionnalité de l’alinéa 37(1)a) est rejeté.

X.                Conclusion

[81]           Le demandeur n’a pas démontré une violation de l’article 7 de la Charte puisque la jurisprudence établit clairement que la seule tenue d’une enquête afin de déterminer si une personne est interdite de territoire ne peut mettre en cause les droits garantis à l’article 7.

[82]           Dans le présent dossier les éléments de preuve considérés par la SI étaient dignes de foi et concluants. Ceux-ci offraient un fondement objectif à sa conclusion « qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur a été membre d’une organisation criminelle et qu’il s’est livré à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées ».

[83]           Quant au délai écoulé, le demandeur n’a pas réussi à faire la preuve d’un préjudice si grave qu’il entrainerait un abus de procédure. Je note que le demandeur est également interdit de territoire pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Cette conclusion n’a pas été contestée bien que la question du délai excessif s’y soulevait également.

[84]           Malheureusement pour le demandeur, ce sont ses agissements qui sont à l’origine de la mesure d’interdiction de territoire. Néanmoins, il a su tirer profit des avantages qu’offrait le Canada pendant près de cinquante ans.

[85]           La Cour suprême dans l’arrêt Prata c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1976] 1 RCS 376 a conclu que l’immigration au Canada est un privilège et non un droit. Comme non-citoyen le demandeur n’a aucun droit de demeurer au Canada ayant abusé du privilège que le pays lui accordait.

[86]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

XI.             Questions certifiées

[87]           L’alinéa 74d) de la LIPR prévoit qu’un appel d’une décision de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire ne peut prendre place que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale.

[88]           Dans l’arrêt Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, la Cour d’appel fédérale réitérait les critères auxquels une question pour certification doit satisfaire. La Cour d’appel fédérale écrit au paragraphe 9 :

Il est de droit constant que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l'issue de l'appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d'instance inférieure, et elle doit découler de l'affaire, et non des motifs du juge (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. nº 1637 (QL) (C.A.F.), au paragraphe 4; Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Zazai, 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, aux paragraphes 28, 29 et 32).

[89]           De plus, pour que la question puisse être certifiée, celle-ci ne doit pas déjà avoir été tranchée, voir : Huynh c Canada, [1995] 1 CF 633, [1994] ACF no 1766 (QL); Oloumi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 428 au para 55.

[90]           En l’espèce, le demandeur demande que les questions suivantes soient certifiées :

1)                  L’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, porte-t-il atteinte à un droit garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2)                  Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3)                  La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est-elle compétente afin de trancher une requête présentée en vertu de la Charte?

4)                  Dans l’affirmative, est-elle compétente pour accorder une réparation aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

[91]           En ce qui a trait aux questions 1 et 2, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée à aux moins deux reprises sur ces questions et elle a déterminé qu’une conclusion d’interdiction de territoire ne met pas en cause les droits prévus par l’article 7 de la Charte, voir Poshteh, précité, et J.P., précité.

[92]           La troisième question a quant à elle été tranchée par la Cour suprême dans la trilogie Douglas, Cuddy Chicks et Tétreault-Gadoury lorsqu’elle conclut que les tribunaux administratifs ont la compétence de trancher des questions de Charte.

[93]           Ceci étant dit, je crois que la quatrième question est bien fondée puisqu’elle transcende « les intérêts des parties au litige ». Toutefois, je reformulerais cette question pour qu’elle se lise ainsi :

La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est-elle compétente pour accorder un arrêt des procédures aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans le cadre d’une enquête suivant le déféré d’un rapport préparé conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR?

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

1.                   La demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

2.                   La question suivante est certifiée :

La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est-elle compétente pour accorder un arrêt des procédures aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans le cadre d’une enquête suivant le déféré d’un rapport préparé conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR?

 « Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5314-14

INTITULÉ :

MICHELE TORRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 avril

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 mai 2015

 

COMPARUTIONS :

Stéphane Handfield

 

Pour le demandeur

 

Lisa Maziade

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphane Handfield

Handfield & Associés

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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