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Date : 20150511


Dossier : T‑859‑12

Référence : 2015 CF 611

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2015

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

LE CONSEIL DES MOHAWKS D’AKWESASNE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MOHAWKS D’AKWESASNE, Y COMPRIS SANDRA BOOTS, FREDERICK DAVID JOCK, DOROTHY COLE, CLARISSA COOK,

KATSITSIKWAS LAZORE,

CHARLES DELORMIER,

SHAILEI S. SQUARE,

GERALD BRADLEY GEORGE,

PAULINE THOMPSON, LORENE H. HERNE,

MARK MITCHELL, FELICIA SUNDAY, PAULINE LOIS TERRANCE,

LUCILLE ROUNDPOINT, CONNIE HALL, BEVERLY TERRANCE,

JOEY TEHORON : IO DAVID, STEVEN THOMAS, BEVERLY THOMPSON,

THERESA TERRANCE, HARVEY BOOTS, CHELSEA RAE OAKES,

LARRY ARONHIAIES HERNE, STEPHANIE JOHNSON, JASON LEAF,

WILFRED DAVID, NELSON LEAF,

BARRY CURTIS THOMPSON,

ROBERT GILBO, ELIZABETH LAZORE, WAYLON DAVID WHITE, KATHY HERNE,

ARLENE THOMAS, PAUL THOMAS, ROSEMARY SQUARE, DAVID HERNE,

E. PELLETIER, COREY BOUGH,

KRISTIN COOK, RICHARD THOMPSON,

KRISTIN RANSOM, DONNA DELORMIER, STEVEN JOHNSON, CARRIE LAZORE, HOLLEY BOOTS, OREN THOMPSON, WARREN THOMPSON, VERONICA JACOBS, CARL BERO, EDITH MCDONALD,

SUSAN BENEDICT‑SQUARE,

DONALD DELORMIER, DONNA JOCKO, TOBY ROUNDPOINT, ERIN ROURKE, TAMMY LYNN DAVID,

JAKE ET BRENDA LAFRANCE,

LARRY DAVID, JOEY DAVID,

DONALD DELORMIER,

DONNA MARIE THOMPSON RANSOM, BRUCE TARBELL,

MICHAEL RANDY MITCHELL,

FREDERICK MITCHELL,

DACY THOMPSON, TIA THOMPSON, KIMBERLY JACOBS,

RONALD THOMPSON,

CARRIE FRANCIS‑SQUARE, MARIA COLON,

ALEXANDER DELORMIER,

THERESA ADAMS, JAKE LAFRANCE, SUSAN WHITE, STEVEN JOHNSON,

JORDAN MITCHELL, MYRON CLUTE, MARY FRANCIS, KIMBERLY BURNS, CECELIA CONNIE FRANCIS,

ROXANNE PETERS,

ORLANDA LAZORE, VICTOR MARTIN, ABRAHAM GRAY, BARRY BRADLEY, LEIGHANN NEFF, TIMOTHY KING, LORRAINE THOMPSON, JOHN PETERS, RACHEL SQUARE, SEAN LEONARD, THOMAS JOHNSON, JOHN FRANCIS

demandeurs

Et

L’HONORABLE VIC TOEWS, en sa qualité de MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET

L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté contre la décision rendue par le protonotaire Richard Morneau dans laquelle il refuse de radier plusieurs paragraphes ajoutés par voie de modification à la déclaration des demandeurs. Les défendeurs ont soutenu que le protonotaire Morneau a commis une erreur lorsqu’il n’a pas adéquatement tenu compte des principes de l’autorité de la chose jugée relativement aux modifications contestées et que les questions soulevées ne peuvent pas être remises en cause dans la présente procédure.

[2]               L’action sous‑jacente est introduite par les demandeurs au titre de l’article 135 de la Loi sur les douanes, LRC 1985, c 1 (2e Suppl). Ils contestent la saisie de plusieurs véhicules automobiles par les défendeurs entre le mois de septembre 2009 et le mois d’avril 2010 parce qu’ils ne se seraient pas présentés à l’installation douanière transfrontalière du point d’entrée de Cornwall en Ontario, en contravention de l’article 11 de la Loi sur les douanes.

[3]               Au cœur du présent litige, il y a des différends de longue date entre les membres de la bande Mohawk d’Akwesasne et l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au sujet de l’application de la Loi sur les douanes au point d’entrée de Cornwall. La déclaration fait référence à des antécédents de recours à des techniques d’application de la loi envahissantes et préjudiciables par l’ASFC contre les membres de la bande d’Akwesasne et à plusieurs tentatives infructueuses de trouver des solutions, au fil des ans, aux griefs de la bande.

[4]               Le problème sous‑jacent ayant mené à la saisie des véhicules automobiles des demandeurs découle du déménagement de l’installation douanière de l’ASFC de l’île Cornwall à la ville de Cornwall. Historiquement, cette installation était située au premier point d’entrée au Canada, sur l’île Cornwall. Lorsque l’installation douanière a été déménagée dans la partie continentale du Canada en 2009, les résidents de la bande d’Akwesasne habitant sur l’île Cornwall et leurs visiteurs devaient voyager hors de l’île afin de rapporter leurs voyages en provenance des États‑Unis. Ce changement a généré des inconvénients importants exacerbés par le fait que les Mohawks d’Akwesasne occupent des terres de la réserve qui chevauchent les deux côtes du fleuve Saint‑Laurent, y compris l’île Cornwall. Il va sans dire que cet emplacement géographique unique crée un grand nombre de déplacements transfrontaliers puisque les membres de la bande se déplacent à l’intérieur des terres de leur réserve pour rendre visite à leurs amis et à leur famille et pour avoir accès aux services.

[5]               Le dossier révèle que, pendant un certain temps, un nombre important de membres de la bande d’Akwesasne voyageant en provenance des États‑Unis à destination de l’île Cornwall ne se présentaient pas à l’ASFC au point d’entrée de Cornwall. Les antécédents des mesures d’application de la loi de l’ASFC contre ces personnes sont décrits dans une décision interlocutoire rendue par le juge David Near dans la présente procédure :

[15]      Entre le 13 juillet 2009, date d’ouverture du point d’entrée de la ville de Cornwall, et le 16 septembre 2009, l’ASFC n’a pas fait respecter activement l’exigence de déclaration à ce point d’entrée imposée par la Loi sur les douanes. Elle a plutôt procédé à une évaluation du taux d’observation de cette exigence. L’ASFC a établi qu’en moyenne, entre le 13 juillet 2009 et le 31 août 2009, 42 p. cent des véhicules allant vers le nord depuis l’État de New York et utilisant le pont international pour passer à l’île Cornwall ne se présentaient pas au point d’entrée de Cornwall.

[16]            Le 18 septembre 2009, l’ASFC a activement commencé à faire respecter l’obligation de déclaration. Elle a notamment saisi des véhicules qui auraient servi à transporter au Canada des personnes, qui auraient ensuite omis de se présenter au point d’entrée. Entre le 18 septembre 2009 et le 30 avril 2010, on a ainsi saisi un véhicule appartenant à chacun des 115 particuliers demandeurs en l’espèce, pour défaut de s’être conformé à l’exigence de déclaration au point d’entrée prévue par la Loi sur les douanes.

[17]           Dans la plupart des cas, on a établi l’inobservation de cette exigence au moyen d’une photographie du véhicule, portant date et heure, prise par une caméra de l’ASFC lors du passage à la douane des États‑Unis à Rooseveltown. On photographiait l’arrière et le côté conducteur des véhicules, y compris les plaques d’immatriculation, mais d’une manière ne permettant pas d’identifier le conducteur, ni de reconnaître nettement les passagers ou le contenu des véhicules.  

[18]           Lorsqu’un véhicule photographié passait ensuite de l’île Cornwall à la ville de Cornwall par le point d’entrée des heures et parfois des jours plus tard, l’ASFC procédait à sa saisie à titre de confiscation en application des articles 110 et 122 de la Loi sur les douanes. L’agence remettait le véhicule lorsque son conducteur, ou plus fréquemment le CMA, payait la somme fixée pour sa restitution, soit généralement 1 000 $. Dans la plupart des cas également, le propriétaire du véhicule, ou le CMA pour le compte du propriétaire, recourait aux mécanismes d’appel prévus par la Loi sur les douanes.

[Voir la décision Conseil des Mohawks d’Akwesasne c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 FC 1442, 422 FTR 272.]

[6]               À la demande conjointe des parties, il a été demandé au juge Near de rendre une décision préliminaire au sujet de plusieurs questions de droit portant sur la légalité des saisies effectuées par l’ASFC. Le juge Near a tranché toutes les questions en faveur du ministre. De plus, le juge Near a déclaré que les recours des demandeurs devaient être rejetés dans la mesure ils sont intentés sur le fondement des questions dont il était saisi.

[7]               En conséquence de la décision du juge Near, les demandeurs ont apporté des modifications importantes à leur déclaration. Par la suite, le ministre a demandé la radiation de certaines modifications, au motif qu’elles soulevaient des questions de droit qui avaient été tranchées de façon définitive en faveur de la Couronne dans l’arrêt Mitchell c Canada, 2001 CSC 33, [2001] 1 RCS 91, de la Cour suprême du Canada. En particulier, le ministre a soutenu que l’arrêt Mitchell avait réglé la question de façon définitive, à savoir qu’il n’existe pas de liberté de circulation ancestrale transfrontalière aux environs du fleuve Saint‑Laurent. En l’absence de liberté de circulation, les modifications à la déclaration des demandeurs affirmant une obligation d’adaptation ne pouvaient pas être légalement maintenues et devraient être radiées, parce qu’elles constituaient un abus de procédure.

I.                   La décision soumise au contrôle

[8]               Le protonotaire Morneau a radié plusieurs paragraphes de la déclaration traitant de diverses demandes de jugement déclaratoire. Selon le protonotaire, ces demandes dépassaient la portée de l’article 135 de la Loi sur les douanes qui vise uniquement à la légalité de la saisie de biens. Selon le protonotaire, l’article 135 n’est pas un moyen permettant d’obtenir un vaste éventail de jugements déclaratoires visant l’avancement des droits et des intérêts des autochtones.

[9]               Le protonotaire Morneau a ensuite rejeté l’argument du ministre selon lequel l’arrêt Mitchell, précité, a définitivement tranché les questions relatives à la liberté de circulation soulevées par les modifications des demandeurs. Pour arriver à une telle conclusion, le protonotaire Morneau a conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que les allégations des demandeurs étaient sans issue. Cet aspect de la décision est contesté dans le présent appel.

II.                Analyse

[10]           Les paragraphes que le ministre souhaite faire radier de la déclaration sont tous fondés sur l’argument sous‑jacent que les demandeurs ont une liberté de circulation ancestrale sur leur territoire traditionnel, y compris le droit de traverser le fleuve Saint‑Laurent. Les paragraphes contestés sont les suivants :  

[traduction]

125.     Les décisions contestées confirment des saisies qui doivent être déclarées illégales puisqu’elles sont fondées sur l’infraction de non‑déclaration au point d’entrée temporaire. Toutefois, la procédure de déclaration comportait un fardeau tel – qui était davantage qu’un simple inconvénient – qu’il était et continue d’être une violation injustifiée de la liberté de circulation ancestrale à l’intérieur du territoire traditionnel des demandeurs.

126. Bien avant l’existence de frontières internationales, les Mohawks se déplaçaient librement à l’intérieur de leur territoire traditionnel sans être harcelés. À ce jour, les résidents d’Akwesasne se déplacent à l’intérieur de leur territoire traditionnel pour le travail, l’école et la vie quotidienne comme ils l’ont toujours fait. Dans l’esprit des membres d’Akwesasne, il n’y a pas de distinction entre les parties de leur territoire, puisque l’ensemble du territoire d’Akwesasne constitue leur résidence.

127.     Toutefois, en raison de la complexité territoriale, ce sont souvent les membres d’Akwesasne vaquant à leurs occupations légitimes habituelles qui sont défavorisés, qui subissent des inconvénients et qui sont soumis à des amendes plus lourdes que celles auxquelles devraient s’attendre les usagers des installations douanières, en raison d’exigences coûteuses de déclaration.

[...]

139.     Les demandeurs jouissent de la liberté de circulation ancestrale à l’intérieur de leur territoire traditionnel.

140.     Avant l’existence de frontières internationales, les ancêtres des demandeurs circulaient librement à l’intérieur de leur territoire et aujourd’hui les demandeurs continuent de le faire — pour des raisons liées à leur communauté et plus simplement pour des besoins de subsistance quotidiens tels que le travail, l’école, la garderie et les rendez‑vous chez le médecin, malgré les difficultés découlant des frontières et maintenant de l’emplacement du point d’entrée temporaire.

141.     La façon dont les défendeurs, leurs agents, leurs administrateurs et leurs mandataires, appliquent leurs lois, prennent leurs décisions et confirment les saisies constitue une violation injustifiée de la liberté de circulation ancestrale à l’intérieur de l’ensemble du territoire traditionnel des demandeurs.

142.     Les décisions contestées dans la présente action perpétuent une violation injustifiée de la liberté de circulation ancestrale des demandeurs parce qu’elles confirment des saisies qui sont des atteintes illégales à la liberté de circulation des demandeurs.  

[Souligné dans l’original.]

[11]           Les avocats des demandeurs n’ont pas allégué que les modifications proposées revendiquaient un droit de passage sans entraves pour traverser la frontière entre le Canada et les États‑Unis. L’argument que les avocats voulaient invoquer était uniquement que les autochtones résidents d’Akwesasne bénéficient d’une liberté de circulation existante qui doit être respectée par le gouvernement du Canada. Selon un tel argument, il existe une obligation raisonnable d’adaptation au moyen de la réduction des obstacles inutiles ou coûteux à la traversée de la frontière : voir aussi les paragraphes 67, 79 et 89 du mémoire modifié des demandeurs.

[12]           L’avocat du ministre soutient que le protonotaire a commis une erreur lorsqu’il n’a pas entièrement pris en compte le principe de l’autorité de la chose jugée. De plus, l’avocat du ministre avance que le protonotaire a commis une erreur dans son analyse de l’arrêt Mitchell, précité.

[13]           Bien que les parties aient consacré beaucoup d’efforts à analyser la norme de contrôle applicable à la présente requête, cette question n’est pas importante en l’espèce. Que cette question soulève un point déterminant à l’issue de l’affaire ou pas, je suis convaincu qu’aucune erreur susceptible d’appel n’a été établie.

[14]           Selon le mémoire des défendeurs, la question en litige dans l’appel est formulée comme suit : 

[traduction]

27.       La décision du protonotaire de ne pas radier les arguments relatifs à la liberté de circulation était indubitablement erronée. Il est bien établi en droit que les demandeurs n’ont pas de liberté de circulation ancestrale à la frontière internationale. En l’absence d’une telle liberté, il n’y a pas non plus de fondement à leurs demandes de réparation visant tout inconvénient « injustifié » à leurs déplacements transfrontaliers.

28.       Une partie de la déclaration modifiée des demandeurs revendique directement et indirectement des droits ancestraux ou issus de traités de contester la décision du ministre quant à la question de la violation de l’article 11 de la Loi sur les douanes. À cet égard, l’argument soulève des questions revêtues de l’autorité de la chose jugée ou pour lesquelles il existe une fin de non‑recevoir.

29.       Ces revendications d’une liberté de circulation transfrontalière à l’intérieur des terres de la réserve Mohawk ont été ou auraient pu être entièrement et complètement débattues par les mêmes parties dans l’arrêt Mitchell c MNR qui fut conclu par une décision définitive et exécutoire de la Cour suprême du Canada en 2001. Cet arrêt portait sur la même affirmation sous‑jacente de droits collectifs liés à l’appartenance aux Mohawks d’Akwesasne, comme en l’espèce; c’est‑à‑dire le droit de se déplacer à destination et en provenance de différentes parties de leurs terres traditionnelles au Canada du sud du fleuve Saint‑Laurent à l’île Cornwall. Par ailleurs, les mêmes parties, les Mohawks d’Akwesasne et la Couronne du chef du Canada, étaient en cause.

[Renvois omis.]

[15]           Le défaut du protonotaire d’énumérer tous les éléments requis pour une plaidoirie de l’autorité de la chose jugée n’est pas déterminant. Étant donné que le protonotaire n’a pas conclu que l’arrêt Mitchell, précité, était déterminant quant au fond, il n’était pas nécessaire que le protonotaire examine les autres exigences de l’autorité de la chose jugée ou du précédent obligatoire. L’arrêt Tuccaro c Canada, 2014 CAF 184, 243 ACWS (3d) 257, n’étaye pas la thèse selon laquelle le décideur doit invariablement décrire et examiner tous les éléments du principe de l’autorité de la chose jugée lorsqu’il a été décidé qu’un de ces éléments n’était pas présent. L’erreur dans l’arrêt Tuccaro, précité, était le défaut du juge de première instance d’appliquer quelque élément que ce soit du principe de l’autorité de la chose jugée, et au contraire d’y substituer, à tort, la doctrine du précédent obligatoire.

[16]           Il était adéquat que le protonotaire examine uniquement un des éléments du principe de l’autorité de la chose jugée si cela était suffisant pour décider de son application. Le protonotaire a conclu qu’il n’était pas évident et manifeste, à la lecture de l’arrêt Mitchell, précité, que la revendication des demandeurs quant à l’existence d’une liberté de circulation et de traverser le fleuve Saint‑Laurent soit vouée à l’échec. C’est sur cette question que la requête des défendeurs de radier certains paragraphes a échoué. Aux fins du présent appel, il suffit d’examiner le caractère correct d’une telle conclusion.

[17]           Comme point de départ, il est utile de garder à l’esprit, dans le traitement des actes de procédure dans les affaires intéressant les autochtones, qu’il faut faire preuve de sensibilité et de nuance. C’est ce que déclare le juge James Hugessen aux paragraphes 5 et 6 de l’arrêt Shubenacadia Indian Band c Canada, [2001] CAF no 347, 104 ACWS (3d) 62 :

5          J’examinerai maintenant le second aspect de la requête, qui vise à la radiation de la déclaration pour le motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable. Il est bien établi en principe qu’une partie qui présente une requête de ce genre a une lourde charge et qu’elle doit démontrer que, de fait, il est certain que la cause n’a aucune chance de succès à l’instruction. En outre, la déclaration doit être interprétée d’une façon libérale et avec un esprit ouvert et ce n’est que dans les cas particulièrement clairs que la Cour devrait radier la déclaration. À mon avis, c’est d’autant plus le cas dans ce domaine, à savoir en matière de droit autochtone, cette branche du droit ayant depuis quelques années connu un essor rapide au Canada. Des causes d’action qui auraient pu être considérées comme bizarres ou outrageuses il y a quelques années seulement sont maintenant acceptées.

6          S’il existe dans un acte de procédure la moindre cause d’action, même si celle‑ci est libellée en des termes vagues et d’une façon imparfaite, on devrait à mon avis laisser l’affaire se poursuivre. À cet égard, la requête en radiation est fort différente du cas dans lequel une partie présente une requête en vue d’obtenir un jugement sommaire, la Cour devant alors s’attaquer à cette question de droit in limine. Dans ce cas‑ci, comme je l’ai dit, la Cour doit interpréter la déclaration d’une façon libérale et chercher à permettre à la demanderesse, si elle le peut, de faire valoir sa cause.

Voir également les paragraphes 20 et 21 de l’arrêt Nation Tsilhqot’in c Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44.

[18]           Dans l’arrêt Mitchell, précité, les Mohawks d’Akwesasne réclamaient une exemption du paiement des droits de douane découlant de l’importation au Canada de biens du commerce. Comme en l’espèce, une incompatibilité a surgi entre les dispositions de la Loi sur les douanes et le droit ancestral revendiqué. La question dont le protonotaire est saisi était de savoir si l’arrêt Mitchell rejetait de façon évidente et manifeste l’existence d’une revendication ancestrale à la circulation transfrontalière quelles qu’en soit les fins ou qu’elle soit limitée à la liberté de circulation accessoire au commerce.

[19]           Dans l’arrêt Mitchell, les juges majoritaires ont estimé que la revendication était caractérisée comme étant « le droit de transporter des marchandises à travers la frontière entre le Canada et les États‑Unis, par le fleuve Saint‑Laurent, à des fins commerciales » (voir le paragraphe 19) ou subsidiairement « simplement un droit de commercer » (voir les paragraphes 21 et 23). Les juges majoritaires ont aussi reconnu qu’une revendication du droit de commercer impliquait nécessairement un déplacement de sorte qu’« une conclusion quant à un droit de commercer confirmerait également une liberté de circulation » (voir le paragraphe 22).

[20]           La Cour a ensuite examiné la demande au vu du dossier de la preuve. La question en litige était la suivante :

Bien que les terres ancestrales des Mohawks se situent dans la vallée des Mohawks de l’État actuel de New York, la preuve établit que, avant l’arrivée des Européens, ils traversaient parfois le fleuve Saint‑Laurent pour voyager vers le nord. Nous pouvons supposer qu’ils voyageaient avec les marchandises nécessaires à leur subsistance. En outre, la preuve soumise au juge McKeown appuyait amplement sa conclusion que le commerce était une caractéristique principale et distinctive des Iroquois en général et des Mohawks en particulier. Cette preuve indique que les Mohawks étaient bien situés pour faire du commerce et qu’ils se livraient à des échanges de petite ampleur avec d’autres Premières nations. Toutefois, une question cruciale en l’espèce est de savoir si ces pratiques commerciales et ces voyages vers le nord coïncidaient avant l’arrivée des Européens; autrement dit, la preuve établit‑elle une pratique ancestrale mohawk de traverser le Saint‑Laurent avec des marchandises à des fins commerciales? Ce n’est que si la pratique ancestrale est établie qu’il devient nécessaire de déterminer si elle est une caractéristique faisant partie intégrante de la culture mohawk qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui.

[Souligné dans l’original.]

[21]           Après un examen approfondi des éléments de preuve portant sur les pratiques commerciales historiques des Mohawks, les juges majoritaires ont conclu que le demandeur « n’a pas établi l’existence d’une pratique ancestrale de traverser le Saint‑Laurent avec des marchandises à des fins commerciales ». En ce qui a trait à la question de savoir si un tel droit de commercer faisait partie intégrante de la culture Mohawk, la Cour suprême a décidé que ce n’était pas le cas (voir le paragraphe 60). La preuve démontre plutôt que si « les Mohawks transportaient des marchandises de l’autre côté du Saint‑Laurent à des fins commerciales, ils le faisaient rarement » (voir le paragraphe 60).

[22]           Les juges majoritaires ont refusé de trancher la question de savoir si la revendication était écartée en raison du principe de l’incompatibilité de souveraineté, ils ont plutôt préféré s’abstenir de tout commentaire sur la question.

[23]           Il me semble que la décision des juges majoritaires dans l’arrêt Mitchell, précité, reporte à une autre occasion la question de liberté de circulation soulevée dans la présente procédure. L’arrêt Mitchell portait sur les pratiques commerciales antérieures à l’arrivée des Européens et non pas sur la liberté de circulation en soi. La Cour suprême a reconnu qu’un droit de commercer à travers le fleuve Saint‑Laurent soulève de façon accessoire la question de la liberté de circulation. Toutefois, la Cour suprême n’a pas décidé qu’une telle liberté de circulation était nécessairement comprise dans la question du commerce. Bien que le droit de commercer comprenne nécessairement le droit de se déplacer, l’absence du droit de commercer n’exclut pas nécessairement le droit de se déplacer à d’autres fins. Un dossier de la preuve différent, centré sur les pratiques de déplacement historiques des Mohawks, aurait peut‑être étayé une liberté de circulation compatible avec le droit souverain du Canada de contrôler l’accès à la frontière. Je souscris donc à la décision du protonotaire Morneau selon laquelle il n’est pas évident et manifeste de l’arrêt Mitchell, précité, que les intérêts ancestraux formulés par les modifications qui sont contestées ne peuvent pas être reconnus. Pour les motifs susmentionnés, la requête est rejetée et les dépens sont adjugés aux demandeurs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente requête est rejetée et les dépens sont adjugés aux demandeurs.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑859‑12

INTITULÉ :

LE CONSEIL DES MOHAWKS D’AKWESASNE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MOHAWKS D’AKWESASNE, Y COMPRIS SANDRA BOOTS,

FREDERICK DAVID JOCK, DOROTHY COLE, CLARISSA COOK, KATSITSIKWAS LAZORE, CHARLES DELORMIER, SHAILEI S. SQUARE,

GERALD BRADLEY GEORGE, PAULINE THOMPSON, LORENE H. HERNE, MARK MITCHELL,

FELICIA SUNDAY, PAULINE LOIS TERRANCE,

LUCILLE ROUNDPOINT, CONNIE HALL,

BEVERLY TERRANCE,

JOEY TEHORON : IO DAVID, STEVEN THOMAS, BEVERLY THOMPSON, THERESA TERRANCE, HARVEY BOOTS, CHELSEA RAE OAKES,

LARRY ARONHIAIES HERNE, STEPHANIE JOHNSON, JASON LEAF, WILFRED DAVID, NELSON LEAF, BARRY CURTIS THOMPSON, ROBERT GILBO, ELIZABETH LAZORE, WAYLON DAVID WHITE, KATHY HERNE, ARLENE THOMAS, PAUL THOMAS, ROSEMARY SQUARE, DAVID HERNE,

E. PELLETIER, COREY BOUGH, KRISTIN COOK, RICHARD THOMPSON, KRISTIN RANSOM,

DONNA DELORMIER, STEVEN JOHNSON,

CARRIE LAZORE, HOLLEY BOOTS,

OREN THOMPSON, WARREN THOMPSON, VERONICA JACOBS, CARL BERO,

EDITH MCDONALD, SUSAN BENEDICT‑SQUARE,

DONALD DELORMIER, DONNA JOCKO,

TOBY ROUNDPOINT, ERIN ROURKE,

TAMMY LYNN DAVID,

JAKE ET BRENDA LAFRANCE, LARRY DAVID,

JOEY DAVID, DONALD DELORMIER,

DONNA MARIE THOMPSON RANSOM,

BRUCE TARBELL, MICHAEL RANDY MITCHELL, FREDERICK MITCHELL,

DACY THOMPSON, TIA THOMPSON,

KIMBERLY JACOBS, RONALD THOMPSON,

CARRIE FRANCIS‑SQUARE, MARIA COLON,

ALEXANDER DELORMIER, THERESA ADAMS,

JAKE LAFRANCE, SUSAN WHITE,

STEVEN JOHNSON, JORDAN MITCHELL,

MYRON CLUTE, MARY FRANCIS,

KIMBERLY BURNS, CECELIA CONNIE FRANCIS, ROXANNE PETERS, ORLANDA LAZORE,

VICTOR MARTIN, ABRAHAM GRAY,

BARRY BRADLEY, LEIGHANN NEFF,

TIMOTHY KING, LORRAINE THOMPSON,

JOHN PETERS, RACHEL SQUARE, SEAN LEONARD, THOMAS JOHNSON, JOHN FRANCIS

c

L’HONORABLE VIC TOEWS, en sa qualité de  

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MarS 2015

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BARNES

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 MaI 2015

COMPARUTIONS :

Peter W. Hutchins

Julie Corry

Soudeh Alikhani

 

POUR LES DEMANDEURS

R. Jeff Anderson

Anne McConville

 

PoUr LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hutchins Légal Inc.

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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