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Date : 20150511


Dossier : T-1620-13

Référence : 2015 CF 616

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

TRANSPORT RÉAL MÉNARD INC.

demanderesse

et

RICHARD MÉNARD

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse (ou Transport Ménard) est une entreprise de transport international assujettie, sur le plan de ses relations de travail, au Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (le Code). Le 13 juillet 2011, elle congédie le défendeur, qui est à son emploi comme chauffeur-camionneur depuis mai 2004. Celui-ci conteste son congédiement, qu’il estime injustifié, en vertu des mécanismes que la partie III du Code met à sa disposition. Le 30 août 2013, un arbitre nommé en vertu du Code, Me Michel A. Goulet (l’Arbitre), lui donne raison et ordonne sa réintégration au sein des effectifs de la demanderesse.

[2]               La demanderesse conteste cette décision. Elle estime qu’elle est entachée d’un certain nombre d’erreurs qui en vicient la légalité. Pour les motifs qui suivent, j’en arrive à la conclusion que la décision de l’Arbitre, dans la mesure où celui-ci conclut au caractère injustifié du congédiement du défendeur, est raisonnable mais qu’elle ne l’est pas dans la mesure où la réintégration est ordonnée.

I.                   Contexte

[3]               Le congédiement du défendeur résulte d’une altercation qui survient avec la directrice générale de Transport Ménard, Mme Carole Young, au moment où le défendeur se présente au travail le 13 juillet 2011. L’Arbitre fait ainsi état de ce qui provoque l’altercation:

[15]      Ce jour-là du 13 juillet 2011, Mme Carole Young vaquait normalement à ses occupations à son bureau à la compagnie qui a des locaux situés au numéro 259 de la route 112, à Saint-Césaire, province de Québec.

[16]      Vers 13h30, le plaignant, un chauffeur-camionneur, entre comme d’habitude dans l’immeuble et se dirige vers l’endroit où il peut accéder à son casier personnel qui sert à échanger la documentation relative au transport, à la paie, le courrier, etc.

[17]      Mme Young, qui est à son bureau, constate de son bureau que la porte de l’immeuble par où est entré le plaignant est resté (sic) entre-ouverte. Elle demande alors que la porte soit fermée.

[18]      Ayant recueilli ou déposé à son casier ce dont il avait besoin, le plaignant se dirigea alors vers la porte et sortit de l’immeuble en fermant la porte avec conviction selon le bruit entendu.

[19]      Sous le choc, dit la directrice, la moustiquaire de la porte s’est décrochée pour aboutir sur le balcon extérieur causant par le fait même un autre bruit qui déplaît à Mme Young.

[20]      Cherchant à constater elle-même l’auteur et la cause du bruit, elle reconnait de dos le plaignant et se dirige alors vers la porte et replace elle-même la moustiquaire à sa place, notant que l’employé qui avait fermé la porte était le plaignant qui s’éloignait du balcon en ignorant le dégât qu’il venait de causer par sa fermeture de porte un peu trop énergique.

[21]      Mme Young déclare s’être alors adressée au plaignant, lui avoir suggéré d’adopter un comportement plus digne de son âge et de s’abstenir d’agressivité inutile et d’attitude sauvage.

[22]      Le plaignant, qui était encore à quelques pieds de la porte, retourna vers la directrice qui était en train de replacer la moustiquaire et une discussion assez « animée » débuta entre la directrice et le plaignant.

[4]               Personne n’est témoin de l’altercation et ce qui s’y passe réellement fait l’objet de témoignages contradictoires de la part des deux protagonistes. Toutefois, il ressort clairement de la preuve au dossier qu’une inimitié s’est développée au fil du temps entre le défendeur et Mme Young au sujet du mode de calcul de la rémunération des chauffeurs que le défendeur juge injuste et inéquitable, un point de vue que Mme Young ne partage pas. Ces tensions sont telles qu’en octobre 2009, le défendeur demande au président et propriétaire de la demanderesse, M Réal Ménard, de ne plus avoir à traiter avec Mme Young, du moins dans la mesure du possible.

[5]               Même si les raisons qui l’amènent à poser ce geste demeurent obscures, il ressort également de la preuve que l’altercation culmine lorsque défendeur saisit l’index de la main gauche de Mme Young, qui le pointe alors du doigt dans le feu de la discussion. Mme Young pousse alors un cri qui alerte des collègues de travail se trouvant à proximité de l’endroit où se déroule l’altercation. M Réal Ménard, qui est aussi le conjoint de Mme Young, est le premier à intervenir. Il maîtrise le défendeur en le collant au mur. Mme Young demande alors qu’on appelle les policiers, lesquels se présentent sur les lieux dans les minutes qui suivent. Entre temps, le défendeur n’offre pas de résistance et se dit prêt à attendre l’arrivée des policiers.

[6]               Après avoir pris la déposition de Mme Young, les policiers procèdent à l’arrestation du défendeur pour voies de fait simple et le relâche sur promesse de comparaître et de ne pas communiquer d’aucune façon avec Mme Young. Le défendeur est congédié sur-le-champ pour agression envers un supérieur. Le soir de l’incident, Mme Young reçoit un diagnostic de doigt fracturé. Le 12 août 2012, le défendeur est formellement accusé de voies de fait causant des lésions corporelles en lien avec ces événements.

[7]               Le 30 août 2011, le défendeur dépose une plainte pour congédiement injuste contre Transport Ménard aux termes de l’article 240 du Code. Un enquêteur nommé en vertu du Code est d’abord assigné au dossier et le 29 mars 2012, le défendeur demande à ce que sa plainte soit référée à l’arbitrage. Le 4 juin 2012, l’Arbitre est nommé par le Ministre du travail aux termes de l’article 242 du Code. Il tient six jours d’audience répartis entre le 12 décembre 2012 et le 19 juillet 2013.

[8]               Entre-temps, soit le 4 juin 2013, le défendeur est trouvé coupable de l’accusation de voies de fait causant des lésions corporelles dont il fait l’objet. Le prononcé de la peine est suspendu et une probation assortie de conditions lui est imposée. Parmi ces conditions, le défendeur se voit interdire, pour une période de 18 mois, de se trouver dans un rayon de moins de 30 mètres du domicile ou du lieu de travail de Mme Young, et de communiquer - ou tenter de communiquer - avec cette dernière et son conjoint, M Réal Ménard.

[9]               Le 30 août 2013, l’Arbitre rend sa décision. Bien qu’il soit d’avis que le geste posé par le défendeur à l’égard de Mme Young est « intolérable et mérite une sanction sévère », il conclut que celle-ci n’est pas exempte de tout blâme dans la façon dont les choses ont dégénéré lors de l’altercation du 13 juillet 2011 et qu’en conséquence, le congédiement, sanction disciplinaire ultime, apparaît disproportionné à la lumière de l’ensemble des circonstances. En particulier, l’Arbitre estime que Transport Ménard avait à tout le moins l’obligation, avant de procéder au congédiement du défendeur, d’établir avec neutralité la matérialité des faits, ce qu’elle n’a pas fait, préférant s’en remettre aux policiers et imposer le congédiement « sur le champ ».

[10]            L’Arbitre a donc accueilli la plainte du défendeur contestant son congédiement, substitué au congédiement une suspension disciplinaire d’une durée de 12 mois et ordonné la réintégration du défendeur avec plein dédommagement comme s’il n’avait jamais quitté son emploi.

II.                Questions en litige

[11]           Transport Ménard reproche à l’Arbitre d’avoir conclu au caractère injuste du congédiement du défendeur. Elle lui reproche aussi d’avoir ordonné sa réintégration. Dans les deux cas, elle estime que sa conclusion est déraisonnable.

[12]           La demanderesse estime également, eu égard à l’ordonnance de réintégration, que l’Arbitre a soit excédé sa compétence, soit violé les règles de l’équité procédurale, puisque le défendeur, dans ses communications écrites avec l’Arbitre, aurait expressément renoncé à cette forme de réparation. Compte tenu des conclusions auxquelles j’en suis arrivé quant au caractère déraisonnable de l’ordonnance de réintégration, il ne sera pas nécessaire de répondre à ce volet des reproches adressés à la décision de l’Arbitre.

III.             Analyse

A.                Le caractère injuste du congédiement

[13]           Transport Ménard soutient que la conclusion de l’Arbitre à cet égard est insoutenable, particulièrement à la lumière du dénouement des procédures criminelles intentées contre le défendeur, lequel aurait eu pour effet de priver ce dernier de toute justification légale pour le geste sanctionné criminellement. Elle soutient en particulier à cet égard qu’il s’agit là d’un fait postérieur pertinent que l’Arbitre ne pouvait ignorer.

[14]           S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Pro-quai inc. c Tanguay, 2005 QCCA 1217, Transport Ménard prétend aussi qu’elle était justifiée de procéder au congédiement du défendeur sans tenir d’enquête préalable puisque les faits étaient clairs.

[15]           Je ne suis pas d’accord avec la demanderesse.

(1)               La norme de contrôle

[16]           D’entrée de jeu, une grande déférence doit être accordée aux conclusions de l’Arbitre en cette matière. En effet, il est maintenant bien établi qu’une décision arbitrale reposant sur la partie III du Code appelle la plus grande retenue judiciaire, notamment en raison des compétences spécialisées de l’arbitre en matière de relations de travail (Énergie atomique du Canada Ltée c Sheikholeslami, [1998] 3 CF 349 (CAF), [1998] FCJ No. 250 (QL), au para 9 ; Bitton c Banque HSBC Canada, 2006 CF 1347, 303 FTR 72, au para 28 ; Fontaine c Bande montagnais de Uashat Mak Mani-Uténam, 2005 CAF 357, aux paragraphes 4 et 5; Colistro c BMO Banque de Montréal, 2007 CF 540, au para 11).

[17]           La question n’est donc pas de savoir, en l’espèce, si un réexamen du dossier pourrait mener à un résultat différent de celui auquel en est arrivé l’Arbitre, le rôle de la Cour n’étant pas de substituer ses propres conclusions à celles de l’Arbitre. Son rôle est plutôt limité à n’intervenir, sur ce fond de retenue judiciaire, que si la décision de l’Arbitre ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité ou encore que si la conclusion qui en découle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 47).

(2)               Les principes applicables en matière de congédiement injustifié

[18]           En matière de congédiement injustifié, la Cour suprême du Canada nous enseigne qu’une approche contextuelle s’impose en vue de déterminer si l’inconduite alléguée d’un employé constitue un motif valable de congédiement, même lorsque l’honnêteté de l’employé est en cause (McKinley c BC Tel, [2001] 2 RCS 161, 2001 CSC 38, au para 51). Cette approche requiert une analyse des circonstances ayant entouré l’inconduite alléguée, de sa gravité et de la mesure dans laquelle elle a influé sur la relation employeur-employé, son objectif – fondé sur le principe de la proportionnalité – étant d’assurer un équilibre entre la gravité de l’inconduite et la sanction infligée (McKinley, aux paras 51 et 56).

[19]           L’importance de la recherche de cet équilibre repose sur deux facteurs en particulier : l’importance du travail en tant que composante essentielle du sens de l’identité d’une personne et de sa valorisation et l’inégalité du rapport de force qui caractérise la plupart des aspects de la relation employeur-employé (McKinley, aux paras 53-54).

[20]           Dans l’affaire Pro-quai, précitée, que Transport Ménard invoque au soutien de ses prétentions, la Cour d’appel du Québec a rappelé en ces termes l’importance du contexte dans l’analyse de tout manquement aux obligations découlant du contrat de travail :

Bien sûr, la réponse à la question de savoir si, dans tel ou tel cas particulier, le salarié a manqué à son obligation de loyauté, doit, comme dans le cas du manquement à toute autre obligation résultant du contrat de travail, tenir compte du contexte : ce qui peut être un manquement sérieux dans un cas, et justifier le congédiement, peut ne pas l’être dans un autre, et ne pas suffire au congédiement.

(Pro-quai, précitée, au para 37)

[21]           Il est évident, à la lecture de la décision de l’Arbitre, que celui-ci, du moins en ce qui a trait à la question du caractère injustifié du congédiement, s’est inspiré de cette démarche et qu’il a eu comme principale préoccupation d’assurer, à la lumière de l’ensemble des circonstances révélées par la preuve, un équilibre entre la gravité de l’inconduite du défendeur et la sanction qui lui a été infligée.

(3)               Le jugement de la cour criminelle

[22]           Le jugement de la cour criminelle, qui est rendu quelques semaines avant que l’Arbitre ne rende sa décision et qui conclut à la culpabilité du défendeur pour le geste commis à l’endroit de Mme Young, n’a aucune incidence, à mon avis, sur la raisonnabilité de la décision de l’Arbitre quant au caractère injustifié du congédiement, et ce, à tout le moins pour deux raisons.

[23]           D’une part, comme la Cour d’appel fédérale le rappelait dans l’affaire Énergie atomique du Canada, précitée, la preuve de faits survenus après le congédiement ne peut être pertinente quant à la question du caractère juste ou injuste du congédiement lui-même, bien qu’elle puisse le devenir au moment de fixer la réparation à accorder (Énergie atomique du Canada, au para 13). Ainsi, afin d’évaluer le caractère juste ou injuste du congédiement, il faut, en principe, se placer au moment où la décision a été prise Cabiakman c Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, [2004] 3 RCS 195, 2004 SCC 55, au para 67). En l’espèce, au moment où la décision de le congédier a été prise, le défendeur bénéficiait tout de même, eu égard à l’arrestation dont il a fait l’objet, de la présomption d’innocence. À elle seule, l’action des policiers ce jour-là, fondée par surcroît sur la seule déposition de Mme Young, ne pouvait en conséquence justifier son congédiement.

[24]           D’autre part, le jugement prononcé par la cour criminelle à l’encontre du défendeur ne peut avoir l’effet que lui attribue la demanderesse en l’espèce, soit celui d’en faire, à toutes fins utiles, le facteur décisif justifiant, en rétrospective, le congédiement. Suivant les autorités produites par la demanderesse, et en particulier le jugement de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Ascenseurs Thyssen Montenay Inc et al c Aspirot, 2007 QCCA 1790, le jugement pénal ne fait pas autorité de droit sur le jugement civil. Il peut toutefois se voir reconnaître, « eu égard aux circonstances et aux fins particulières pour lesquelles il est mis en preuve », une autorité de fait et avoir ainsi une influence sur l’instance civile, soit quant à son résultat, soit quant à certains éléments de son contenu (Ascenseurs Thyssen Montenay, au para 56).

[25]           En l’espèce, contrairement à ce qui était le cas dans Ascenseurs Thyssen Montenay, précitée, où les conclusions du jugement civil sur l’inconduite ayant mené au congédiement contredisaient le verdict pénal prononcé quelques années auparavant sur cette même inconduite, la décision de l’Arbitre n’est pas en rupture avec le jugement prononcé par la cour criminelle à l’encontre du défendeur. Bien au contraire, l’Arbitre a reconnu qu’il y avait eu agression et n’a pas hésité à reconnaître la gravité du geste du défendeur, le qualifiant d’intolérable et d’impardonnable. Il n’a pas hésité non plus à dire que ce geste justifiait une sanction sévère.

[26]           Même en supposant, donc, que le jugement de la cour criminelle s’imposait à l’Arbitre, il s’imposait comme un élément de contexte, et non, comme le prétend la demanderesse, comme un dicta juridique décisif écartant à toute fin pratique la pertinence d’une analyse contextuelle. À la lumière de l’ensemble de sa décision, il est manifeste que l’Arbitre, en statuant sur le congédiement comme tel, a tenu compte des faits qui formaient les éléments essentiels de l’infraction dont le défendeur a été accusé. Je ne vois pas en quoi le fait de ne pas avoir traité de manière spécifique de ce jugement, en supposant qu’il était tenu de le faire, aurait pu changer quoi que ce soit à la raisonnabilité du résultat.

[27]           Tout en reconnaissant la gravité du geste commis par le défendeur à l’endroit de Mme Young, l’Arbitre a tenu compte d’un ensemble d’autres facteurs (les années de service et le dossier disciplinaire vierge du défendeur, le conflit préexistant avec Mme Young, la responsabilité des supérieurs hiérarchiques envers leurs employés, la proximité entre Mme Young et le président de la demanderesse, M Réal Ménard)) qui l’ont conduit à faire porter une partie du blâme de cette très malheureuse altercation sur Mme Young et à juger la sanction imposée au défendeur – le congédiement sur le champ – disproportionné dans ces circonstances.

[28]           Considérant la déférence que cette conclusion doit se voir accorder, je ne vois aucune raison d’intervenir.

(4)               L’absence d’enquête préalable au congédiement

[29]           Tel que je l’ai indiqué précédemment, la demanderesse soutient que comme les faits étaient clairs, elle était justifiée de procéder au congédiement du défendeur sans s’enquérir au préalable de la matérialité des faits. Cet argument ne peut réussir dans les circonstances de la présente affaire.

[30]           D’une part, personne n’a été témoin de l’altercation, pas même le président de l’entreprise, M Réal Ménard, contrairement à ce que la demanderesse soutient dans son mémoire. Les faits étaient donc loin d’être clairs, chaque protagoniste ayant sa propre vision des événements sans qu’elle puisse être appuyée ou infirmée par la preuve de tiers. Une vérification minimale des faits s’imposait. Je vois mal comment une décision répondant aux paramètres fixés par l’arrêt McKinley, pouvait être prise en l’espèce sans procéder à cette vérification minimale.

[31]           D’autre part, et plus important encore, cette vérification s’imposait encore davantage compte tenu des acteurs en présence. Comme j’en ai fait mention plus tôt, Mme Young et M. Réal Ménard, le président/propriétaire de Transport Ménard, sont des conjoints. Cette proximité entre Mme Young et M. Ménard exigeait que la décision de congédier ou non le défendeur suite à l’altercation soit prise avec un certain recul, avec une certaine distanciation. Rien de cela, selon la preuve, n’a été fait, le défendeur étant, à toutes fins utiles, congédié sur le champ sur la base des récriminations de Mme Young. D’ailleurs, c’est en se faisant remettre le constat d’infraction des mains des policiers, suite à la déposition de Mme Young, qu’il a appris qu’il n’était plus un employé de Transport Ménard.

[32]            Comme l’Arbitre le souligne, personne n’a évalué avec neutralité la situation et le défendeur s’est trouvé jugé par celle avec qui il a eu maille à partir. Ce seul facteur, à mon avis, permet de distinguer le présent dossier de l’affaire Pro-quai, précitée, invoquée par la demanderesse, laquelle, du reste, se distingue aussi à d’autres niveaux, dont celui de la nature stratégique et cruciale de la position qu’occupait l’employé congédié au sein de l’entreprise, de l’autonomie professionnelle que cela lui procurait et de la « loyauté scrupuleuse » que ce statut exigeait de lui à l’endroit de l’employeur.

[33]           J’en arrive donc à la conclusion que l’Arbitre était en droit de conclure que le défendeur avait été privé de la plus élémentaire protection face au pouvoir unilatéral de l’employeur d’imposer unilatéralement une sanction aux conséquences aussi radicales. Cela fait certes partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit dans les circonstances de l’espèce (Dunsmuir, précité, au para 47).

[34]           La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse, dans la mesure où elle concerne la conclusion de l’Arbitre relative au caractère injustifié du congédiement du défendeur, est donc rejetée.

B.                 L’ordonnance de réintégration

[35]           Si la décision de l’Arbitre portant sur la légalité du congédiement lui-même passe le test de la norme de la raisonnabilité, on ne peut en dire autant de l’ordonnance de réintégration qui l’accompagne.

[36]           Ce volet de la décision de l’Arbitre, comme l’a concédé la procureure du défendeur à l’audition de la présente affaire, est dépourvu de toute justification. La réintégration apparaît comme un automatisme à la conclusion liée au caractère injuste du congédiement alors qu’en droit, elle ne l’est pas.

[37]           Le paragraphe 242(4) du Code énonce les formes de réparation que l’Arbitre peut octroyer dans les cas où il juge qu’un congédiement est injuste. Cette disposition se lit comme suit :

Renvoi à un arbitre

Reference to adjudicator

242.

242.

[...]

[...]

Cas de congédiement injuste

Where unjust dismissal

(4) S’il décide que le congédiement était injuste, l’arbitre peut, par ordonnance, enjoindre à l’employeur :

(4) Where an adjudicator decides pursuant to subsection (3) that a person has been unjustly dismissed, the adjudicator may, by order, require the employer who dismissed the person to

a) de payer au plaignant une indemnité équivalant, au maximum, au salaire qu’il aurait normalement gagné s’il n’avait pas été congédié;

(a) pay the person compensation not exceeding the amount of money that is equivalent to the remuneration that would, but for the dismissal, have been paid by the employer to the person;

b) de réintégrer le plaignant dans son emploi;

(b) reinstate the person in his employ; and

c) de prendre toute autre mesure qu’il juge équitable de lui imposer et de nature à contrebalancer les effets du congédiement ou à y remédier.

(c) do any other like thing that it is equitable to require the employer to do in order to remedy or counteract any consequence of the dismissal.

[38]           Il est bien établi que si elle fait partie des formes de réparation auxquelles l’Arbitre était habilité à recourir en l’espèce, la réintégration n’est pas pour autant un droit, même lorsque le congédiement est jugé, comme ici, injuste (Énergie atomique du Canada, précitée aux paras 11 et 31). Le paragraphe 242(4) ne fait qu’énoncer que la réintégration constitue une réparation pouvant être accordée « dans les cas opportuns » (Énergie atomique du Canada, au para 12).

[39]           Le choix de la réparation appropriée dans un cas donné constitue un aspect fondamental de l’exercice du pouvoir de l’arbitre nommé en vertu de la partie III du Code puisqu’une de ses responsabilités est d’apporter une solution durable et définitive au différend qui oppose les parties. Cela suppose la prise en compte et l’évaluation d’un ensemble de facteurs, dont celui de la viabilité de la relation employeur-employé, lequel revêt une importance cruciale (Defence Construction Canada Ltd. c Girard, 2005 CF 1177, 279 FTR 70, au para 74; Banque de Montréal c Payne, 2012 CF 431, 408 FTR 64, aux paras 42- 44).

[40]           En d’autres termes, comme la Cour l’a noté de façon plus particulière dans l’affaire Payne, précitée, la réintégration peut certes, dans un cas donné, être privilégiée par rapport aux autres formes de réparation envisagées par le paragraphe 242(4) du Code, mais encore faut-il que les facteurs pertinents soient pris en considération (Payne, au para 43).

[41]           Or, en l’espèce, le problème fondamental de la décision de l’Arbitre eu égard au choix de la réparation réside dans le fait qu’elle ne renferme aucune discussion sur ce point. Rien ne nous renseigne sur ce qui a pu motiver ce choix. Compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, cette discussion s’imposait. Elle s’imposait d’autant plus que le défendeur semble, jusqu’à la toute fin du processus arbitral, même après avoir été déclaré coupable par la cour criminelle, avoir voulu minimiser la gravité de son geste et n’avoir exprimé aucun remords. Elle s'imposait d'autant plus également compte tenu des difficultés prévisibles d'exécution de l'ordonnance de réintégration à la lumière des conditions de probation attachées au jugement de la cour criminelle prononcé contre le défendeur quelques semaines auparavant. Ces faits postérieurs devenaient pertinents (Énergie atomique du Canada, précitée, au para 13) et interpellaient directement la question cruciale de la viabilité de la relation entre le défendeur et Transport Ménard.

[42]           Cette lacune affecte, à mon sens, l’intelligibilité, la transparence et la justification de la décision de l’Arbitre, dans la mesure où elle ordonne la réintégration (Dunsmuir, précitée au para 47). Bien qu’il faille faire preuve d’une certaine souplesse dans l’examen de la suffisance des motifs d’une décision d’un décideur administratif, encore faut-il être en mesure de comprendre ce qui a amené ce décideur à conclure comme il l’a fait (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au para 16). Ici, la décision de l’Arbitre ne rencontre pas ce seuil minimal en ce qui a trait à la réintégration.

[43]           La demande de contrôle judiciaire de Transport Ménard sera donc accueillie en partie, c’est à dire dans la mesure où la réintégration du défendeur est ordonnée. Dans l’éventualité où je devais en arriver à cette conclusion, la procureure du défendeur m’a demandé de renvoyer le dossier à Me Goulet, puisqu’il est déjà familier avec le dossier et que cela est de nature à réduire les coûts d’une nouvelle audition portant sur la réparation appropriée à accorder dans la présente affaire.

[44]           Cette demande m’apparaît raisonnable dans les circonstances.

[45]           Étant donné les conclusions partagées auxquelles j'en suis arrivé, chaque partie assumera ses frais dans la présente instance.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;
  2. La décision de l’arbitre Me Michel A. Goulet, datée du 30 août 2013, est infirmée dans la mesure où elle ordonne la réintégration du défendeur avec plein dédommagement comme s’il n’avait jamais quitté son emploi avec intérêt légal prévu au Code canadien du travail;
  3. L’affaire est renvoyée à Me Michel A. Goulet pour décision conformément aux motifs du présent jugement;
  4. Le tout, sans frais.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1620-13

 

INTITULÉ :

TRANSPORT RÉAL MÉNARD INC. c RICHARD MÉNARD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 mars 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Éric Bertrand

 

Pour la demanderesse

TRANSPORT RÉAL MÉNARD INC.

 

Me Andrée-Anne B-Desbiens

 

Pour le défendeur

RICHARD MÉNARD

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dionne, Nadeau, Bertrand, avocats

Avocat(e)s

Granby

 

Pour la demanderesse

TRANSPORT RÉAL MÉNARD INC.

 

Vaillancourt, Richer et Associés

Avocat(e)s

Longueil

 

Pour le défendeur

RICHARD MÉNARD

 

 

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