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Date : 20150505

Dossier : IMM-2864-14

Référence : 2015 CF 585

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 5 mai 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

AMALAN THIRUCHELVAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Résumé

[1]               Le demandeur, Amalan Thiruchelvam, sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire d’une décision de la représentante du ministre pour le règlement des cas [la représentante du ministre], datée du 14 février 2014 et communiquée au demandeur le 2 avril 2014 ou vers cette date. Par cette décision, la représentante du ministre rejetait la demande de protection faite par le demandeur en vertu des articles 112 et 113 de la LIPR, à savoir une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], alors que le demandeur avait déjà été déclaré exclu au titre de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention sur les réfugiés]. La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent, à savoir que le droit du demandeur à un ERAR restreint effectué en temps opportun n’a pas été respecté.

II.                Les faits

[2]               Le demandeur est né le 31 mai 1980. Il est Sri-lankais, d’origine tamoule. Sa sœur est au Canada à titre de réfugiée. Le 5 mars 1998, elle a parrainé une demande de résidence permanente de leur père faite à l’étranger au titre de la catégorie du regroupement familial, demande qui comprenait le demandeur en tant que personne à charge. La demande a été refusée le 8 janvier 2001. Le 3 janvier 2002, le demandeur a quitté le Sri Lanka par avion pour Singapour, muni d’un faux passeport, puis, avec l’aide d’un passeur, s’est rendu en Indonésie, puis en Somalie et finalement au Royaume-Uni, où il a demandé l’asile le 22 août 2002. Sa crédibilité n’a pas été mise en doute au Royaume-Uni, mais sa demande d'asile a été rejetée au motif qu’il y avait à l’époque un cessez-le-feu en vigueur au Sri Lanka. Le demandeur a fait appel de cette décision en août 2003, mais la Section d’appel a rejeté son appel en octobre 2003.

[3]               Le demandeur est arrivé au Canada le 16 mars 2004 et y a demandé l’asile, affirmant craindre de tomber aux mains de l’armée, de la police, des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET] et autres groupes militants du Sri Lanka. Le demandeur a apporté les précisions suivantes au soutien de sa demande d'asile :

1.                  Il a été contraint d’aider les TLET à creuser des bunkers et à s’occuper de leurs blessés, mais a refusé de rejoindre leurs rangs en dépit des pressions exercées sur lui.

2.                  Il a été arrêté en octobre 1997 par l’armée sri-lankaise, qui le suspectait de collaborer avec les TLET, mais il a été relâché le même jour quand un membre de l’Organisation de libération de l’Eelam tamoul [la TELO] se porta garant de lui.

3.                  Il est devenu membre de l’organisation étudiante de la TELO vers mars 1998, pour finalement en devenir vice-président.

4.                  Il y avait des différends entre l’Organisation populaire de libération de l’Eelam tamoul [le PLOTE] et la TELO, le PLOTE accusant la TELO de collaborer avec les TLET.

5.                  Vers la fin de l’année 2000, l’armée a perquisitionné dans un camp de la TELO. Le demandeur a été arrêté, mais a pu établir son identité et sa qualité de membre de la TELO. Il a plus tard échappé à un enlèvement tramé par le PLOTE.

6.                  Le demandeur est venu en aide à un condisciple en octobre 2001 qui fut plus tard arrêté, parce que soupçonné de collaborer avec les TLET. Le 19 décembre 2001, le demandeur a été arrêté par l’armée sri-lankaise parce que soupçonné de soutenir les TLET, en raison de l’aide qu’il avait apportée à son ami en octobre. Il a été détenu durant sept jours par l’armée, qui l’a interrogé, torturé, tabassé, lui a administré des chocs électriques et l’a agressé sexuellement. Le demandeur a été relâché avec l’aide de membres de la TELO et celle de son oncle. Il s’est alors réfugié chez son oncle durant trois jours, est parti pour Colombo caché dans un camion de poisson séché, est demeuré dans un foyer musulman durant cinq jours, puis a quitté le Sri Lanka pour le Royaume-Uni.

[4]               Le demandeur a été l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire établi en vertu de l’article 44 de la LIPR. La représentante du ministre a examiné le rapport, après quoi le demandeur s’est vu délivrer une mesure d’interdiction de séjour qui n’était pas en vigueur à la date de sa délivrance. Le 28 février 2005, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a notifié à la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié l’intention du ministre d’intervenir au motif que le demandeur était une personne tombant sous le coup des alinéas Fa) et Fc) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, à savoir qu’il avait commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, ou qu’il s’était rendu coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

[5]               Le 11 octobre 2006, la SPR a estimé qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur faisait partie intégrante de l’aile terroriste de la TELO. Selon la SPR, le demandeur était une personne qui tombait sous le coup des alinéas Fa) et Fc) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés et le statut de réfugié ne pouvait donc pas lui être accordé au Canada. La mesure d’interdiction de séjour prononcée contre le demandeur a pris effet à cette date. Le demandeur a déposé devant la Cour, le 1er novembre 2006, une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la SPR, mais l’autorisation lui a été refusée le 13 février 2007.

[6]               Le demandeur a sollicité un ERAR le 6 juillet 2007, en avançant deux nouveaux arguments. D’abord, il a fait valoir que l’évolution des conditions ayant cours dans le pays équivalait à un risque clairement défini pour les Tamouls du Sri Lanka et qu’il n’y avait aucune possibilité de refuge intérieur pour eux à Colombo ou dans quelque autre région du Sri Lanka. Deuxièmement, le demandeur a précisé son rôle au sein de la TELO quand il était au Sri Lanka, affirmant qu’il était engagé dans l’aile étudiante du TELO et qu’il n’était mêlé à aucune activité militante. Le demandeur a également évoqué les risques qu’il courrait en tant que demandeur d’asile sri‑lankais de retour dans son pays.

[7]               Le 6 novembre 2007, un agent d'ERAR a estimé que le demandeur était une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR en raison de son origine et de son rôle antérieur auprès de la TELO. Cependant, comme l’agent d'ERAR n’était pas mandaté pour rendre une décision définitive dans ce genre d'affaires, l’examen des risques fut transmis à l’ASFC. Près de six ans plus tard, un agent de l’ASFC a procédé à une évaluation des restrictions, datée du 8 août 2013, concernant le demandeur, en vertu de l’alinéa 172(2)b) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. Ce très long délai n’est nulle part expliqué. L’opinion de l’agent d'ERAR et l’évaluation des restrictions de l’ASFC (toutes deux favorables au demandeur) ont été communiquées au demandeur dans une lettre datée du 6 septembre 2013, qui contenait aussi certains renseignements à jour sur la situation ayant cours dans le pays, renseignements tirés de sources publiques. Le demandeur a répondu à ces renseignements.

[8]               Dans l’intervalle, le demandeur a sollicité depuis le Canada, le 16 décembre 2010, le statut de résident permanent en invoquant des considérations humanitaires. Le sort de cette demande n’est pas connu.

[9]               Comme le demandeur était une personne exclue en application de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, son ERAR devait être évalué par un représentant du ministre nommé conformément au paragraphe 6(2) de la LIPR. La représentante du ministre a donc examiné, mais rejeté, le rapport restreint de l’agent d'ERAR, et elle a estimé quant à elle que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il devait être renvoyé au Sri Lanka. La représentante du ministre a donc rejeté le 14 février 2014 la demande d'ERAR présentée par le demandeur. Celui-ci fut informé à ce moment-là que la mesure de renvoi prononcée contre lui était dès lors exécutoire.

[10]           Le demandeur a alors déposé devant la Cour, le 16 avril 2014, une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de cette décision. Le 14 mai 2014, la Cour a reporté le renvoi du demandeur vers le Sri Lanka, qui devait avoir lieu le 19 mai 2014, jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la représentante du ministre de rejeter sa demande d’ERAR. Le 28 janvier 2015, la Cour a accordé au demandeur l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire à l’égard de cette décision.

III        La décision faisant l’objet du contrôle

[11]           Comme la SPR avait estimé que le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés au titre des alinéas Fa) et Fc) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, la représentante du ministre a conclu qu’il était une personne tombant sous le coup de l’alinéa 112(3)c) de la LIPR, ainsi formulé :

Restriction

(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants : […]

c) il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

Restriction

(3) Refugee protection may not result from an application for protection if the person […]

(c) made a claim to refugee protection that was rejected on the basis of section F of Article 1 of the Refugee Convention;

[12]           Elle a donc évalué la demande d’ERAR en se référant à l’alinéa 113d) de la LIPR, ainsi libellé :

Examen de la demande

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3) — sauf celui visé au sous-alinéa e)(i) ou (ii) —, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part : […]

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada;

Consideration of application

113. Consideration of an application for protection shall be as follows: […]

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3) — other than one described in subparagraph (e)(i) or (ii) — consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and […]

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada; and

[13]           La représentante du ministre a donc pris en compte les arguments du demandeur, l’évaluation faite par l’agent d'ERAR et l’évaluation des restrictions faite par l’ASFC, ainsi que les arguments formulés par le demandeur quant aux deux évaluations (celle de l’ASFC et celle de l’agent d'ERAR). Elle a estimé que l’évaluation faite par l’agent d'ERAR [traduction] « n’offr[ait] pas une véritable analyse du risque auquel [le demandeur] serait personnellement exposé au Sri Lanka », et également estimé que les conclusions de l’agent d'ERAR sur les risques ne correspondaient plus à la réalité. Elle a examiné les documents mis à jour sur la situation ayant cours dans le pays, qui avaient été envoyés au demandeur, et elle a aussi procédé à sa propre analyse, en s’inspirant d’autres documents relatifs à la situation ayant cours dans le pays. Selon elle, la cessation des hostilités au Sri Lanka, suite à la défaite infligée aux TLET par les forces gouvernementales en mai 2009, constituait l’événement récent le plus déterminant pour ce qui concernait le cas du demandeur.

[14]           La représentante du ministre a souligné que le demandeur n’était pas membre des TLET, mais plutôt un membre en bonne et due forme de la TELO, groupe qu’elle a décrit comme [traduction] « l’un de plusieurs groupes paramilitaires progouvernementaux non étatiques opérant au Sri Lanka, et l’un des groupes auxquels les forces de sécurité sri-lankaises avaient confié la tâche de soumettre les principales localités tamoules ». Elle a aussi relevé que le demandeur avait pu, à au moins une reprise, établir son appartenance à l’armée sri-lankaise afin d’éviter une arrestation et une détention, et avait pu à une autre occasion obtenir des autorités sri‑lankaises qu’elles le remettent en liberté après l’intervention de membres de la TELO ainsi que de son oncle. D’après elle, cela montrait que le gouvernement sri-lankais ne s’intéressait plus au demandeur en tant que membre présumé des TLET.

[15]           Quant à l’argument concernant les risques courus par le demandeur en tant que demandeur d’asile retournant dans son pays, la représentante du ministre a fait remarquer que les documents dont elle disposait attestaient que les Tamouls qui ont été politiquement actifs à l’étranger dans leur opposition pacifique au gouvernement sri-lankais risquaient la torture et autres mauvais traitements à leur retour. Toutefois, elle a estimé que la preuve dont elle disposait ne permettait pas de dire que le demandeur avait été politiquement actif dans son opposition au gouvernement du Sri Lanka, que ce soit durant son séjour au Royaume-Uni ou depuis qu’il se trouvait au Canada.

[16]           La représentante du ministre a reconnu que, selon la preuve, les demandeurs d’asile de retour dans leur pays sont repérés grâce à leurs documents de voyage, retirés de la file d’attente de l’immigration et soumis à un interrogatoire spécial mené par la police et les membres du Département des enquêtes sur les activités terroristes. Toutefois, elle a souligné que la preuve ne lui permettait pas de conclure que les détenus, dans de telles circonstances, seront vraisemblablement soumis à la torture.

[17]           Au vu de la preuve qui lui avait été soumise, la représentante du ministre était convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’était pas susceptible d’être personnellement exposé aux risques décrits à l’article 97 de la LIPR, et elle a donc rejeté sa demande d'ERAR.

IV        Questions en litige

[18]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

A.                La représentante du ministre a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

B.                 La représentante du ministre a-t-elle commis une erreur dans sa manière d’évaluer la preuve relative aux risques auxquels serait exposé le demandeur à son retour au Sri Lanka?

V         Norme de contrôle

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 [l’arrêt Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a jugé qu’il n’est pas nécessaire de faire une analyse relativement à la norme de contrôle applicable lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ».

[20]           Les questions d’équité procédurale sont contrôlées selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Sketchley c Canada (PG), 2005 CAF 404, aux paragraphes 53 à 55. Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada expliquait ce à quoi est astreinte la cour de révision qui applique la norme de la décision correcte :

La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

[21]           La manière dont la représentante du ministre a évalué la preuve doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable : Muhammad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 448, au paragraphe 9. Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada expliquait ce à quoi est astreinte la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable :

Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI        Arguments des parties et analyse

[22]           À titre préliminaire, le défendeur s’oppose à ce que le demandeur produise une preuve qui n’a pas été soumise à la représentante du ministre. Il est établi que les nouvelles preuves ne seront pas prises en compte dans un contrôle judiciaire à moins qu’elles n’entrent dans certaines exceptions : Première nation d’Ochapowace c Canada (PG), 2007 CF 920, au paragraphe 9, conf. par 2009 CAF 124, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée [2009] CSCR no 262. Cependant, il ne m’est pas nécessaire de statuer sur cette question parce que je trancherai sur l’affaire dont je suis saisi sans m’en rapporter aux nouvelles preuves, comme il est exposé ci‑après.

A.                La représentante du ministre a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

[23]           En procédant à une évaluation définitive au titre de l’alinéa 113d) de la LIPR, la représentante du ministre était légalement tenue de prendre en compte un examen des risques effectué par un décideur compétent (l’examen des risques fait par l’agent d'ERAR en date du 6 novembre 2007) et de prendre en compte une étude de la question de savoir si la demande devrait être refusée en raison de la nature et de la gravité d’actes commis par le demandeur, ou en raison du danger que représentait le demandeur pour la sécurité du Canada (l’évaluation des restrictions faite par l’ASFC en date du 8 août 2013).

[24]           Selon le demandeur, la représentante du ministre a manqué à son obligation d’équité procédurale en rejetant, comme périmé et peu pertinent, l’unique examen des risques porté à la connaissance du demandeur, sans lui donner l’occasion de s’exprimer sur l’examen des risques réels mené par elle. Pour le demandeur, la représentante du ministre avait l’obligation de lui donner l’occasion de donner son avis sur l’examen des risques à l’origine de sa décision.

[25]           Le demandeur n’est pas fondé à consulter le projet d’examen des risques rédigé par la représentante du ministre, et il n’existe aucune jurisprudence disant le contraire. Toutefois, dans un cas comme celui en l’espèce, le texte de loi lui-même requiert que soit soumis au demandeur, pour ses observations, un examen des risques effectué en temps opportun. Je souscris sur ce point à l’état du droit tel qu’il est énoncé dans la décision Ragupathy c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1370, au paragraphe 27 :

[27]      Un examen des risques effectué en temps opportun est une mesure adoptée par le Canada afin d’éviter que des personnes soient expulsées vers un pays où elles seraient torturées ou maltraitées. En fait, l’examen des risques avant renvoi est le moyen par lequel il est donné effet à l’article 7 de la Charte et à différents instruments internationaux de défense des droits de la personne auxquels le Canada est partie. Les droits qui sont garantis à une personne par l’article 7 de la Charte deviendraient illusoires, cependant, si les faits sur lesquels est fondé l’examen des risques ne correspondaient pas à la situation actuelle du pays vers lequel cette personne est expulsée.

[26]           Le sens de l’expression « en temps opportun » dépendra des circonstances, notamment la stabilité relative des conditions ayant cours dans le pays, et la longueur du délai. Dans certains cas, il pourrait s’écouler un temps relativement long entre l’examen des risques et l’occasion donnée au demandeur d’y réagir. Dans d’autres cas, le délai pourra être plus court. Ce sera dans chaque cas une question de degré et de circonstances. Il convient de se poser la question suivante : qu’en serait-il si le délai n’était pas six ans, mais 10 ou 15 ans? À mon humble avis, arrive un temps où, dans un cas comme celui-ci, un ERAR restreint devient périmé au point de ne plus être un ERAR restreint, ce qui signifie que les exigences de l’alinéa 113d) de la LIPR n’ont pas été observées parce que justement l’ERAR restreint est à ce point périmé.

[27]           Le régime législatif appuie cette conclusion. La représentante du ministre a l’obligation de tenir compte du rapport d’ERAR restreint et du rapport de l’ASFC. Ces rapports doivent être remis au demandeur, qui a le droit absolu de faire des observations à leur sujet. Ce droit de faire des observations devient illusoire si l’ERAR n’est plus actuel au point de n’être d’aucune utilité pour le demandeur ou pour le ministre. C’était le cas en l’espèce. En définitive, c’est une question d’intention du législateur. Pour garantir le droit du demandeur de s’exprimer sur le rapport d’ERAR (comme d’ailleurs sur le rapport de l’ASFC), le législateur voulait selon moi que tels rapports soient disponibles en temps opportun. S’il en était autrement, le législateur n’aurait aucune raison de légiférer sur le droit à leur divulgation ou sur le droit de faire des observations à leur sujet.

[28]           Il m’est impossible de souscrire à l’argument selon lequel l’espèce Ragupathy devrait se limiter aux circonstances de ce précédent. Les ERAR sont extrêmement importants parce qu’ils représentent l’ultime moyen de s’assurer que le Canada, dans l’accomplissement de ses obligations conventionnelles et internationales, a vu juste avant de refuser l’asile, compte tenu du pouvoir discrétionnaire limité d’un agent chargé des renvois. Je ne vois pas pourquoi un ERAR traditionnel devrait être, selon l’alinéa 113d) de la LIPR, traité différemment d’un ERAR restreint. Je ne vois pas non plus au nom de quoi il serait acceptable pour la représentante du ministre de considérer un ERAR restreint qui n’est pas à jour, mais d’exiger que les ERAR traditionnels soient à jour. Un ERAR a jour a son importance parce qu’il doit être remis au demandeur, qui a alors le droit absolu de voir le rapport et d’y réagir. Il ne sert à rien de produire des ERAR restreints périmés dans des cas comme celui en l’espèce, parce que le demandeur se voit alors imposer l’exercice futile consistant à réagir à un document ministériel qui, parce que dépassé, sera laissé sans suite par un autre fonctionnaire du même ministère. Un ERAR qui n’est pas à jour a d’abord pour effet de priver le demandeur de son droit d’en obtenir communication, puis pour effet de le priver de son droit d’y réagir.

[29]           Il faut donc se demander si un ERAR restreint remontant à près de six ans respecte l’exigence légale selon laquelle il doit être effectué en temps opportun. À mon avis, la réponse est non. C’est le cas en particulier pour ce qui concerne les Tamouls originaires du Nord : à cet égard, voir la décision Navaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 244, aux paragraphes 13 à 16.

[30]           Il m’est impossible de souscrire à l’argument du défendeur selon lequel le demandeur ne saurait demander que le rapport d’ERAR lui soit remis en temps opportun. Je refuse d’admettre qu’il s’est désisté de son droit, tout comme je refuse d’admettre qu’il est dès lors forclos. Le demandeur était fondé en droit à recevoir un rapport d’ERAR restreint en temps opportun, mais il a plutôt reçu un rapport d’ERAR qui pouvait tout bonnement être rejeté parce que dépassé, ce qui est exactement ce qu’a fait la représentante du ministre. Il en a résulté une négation du droit du demandeur de recevoir un rapport d’ERAR restreint utilisable, et de son droit de faire des observations à son sujet.

[31]           Je reconnais avec le défendeur que des arguments fondés sur la situation actuelle ayant cours dans le pays pourraient être avancés dans le contexte de la demande CH déposée par le demandeur (demande vraisemblablement en cours de traitement, encore que je ne sache pas où elle en est). Cependant, là n’est pas la question. Le dépôt d’une demande CH n’entraîne pas la perte du droit à un ERAR restreint qui soit à jour. Les deux procédures ont des objets différents.

[32]           Puisqu’un ERAR restreint n’a pas été effectué en temps opportun, le demandeur a été privé de la bonne application des règles, et privé de l’équité procédurale, ce à quoi il avait droit, et la décision de la représentante du ministre doit être annulée.

[33]           Par voie de conséquence, la demande d'ERAR doit être traitée à nouveau. Cela signifie qu’un nouveau rapport d’ERAR restreint devra être remis en temps opportun au demandeur, pour examen et observations. Puisque l’affaire doit être réexaminée, il sera loisible au demandeur de produire une nouvelle preuve en vue du nouvel ERAR.

[34]           Vu ma conclusion sur la question de l’équité procédurale, je suis dispensé de m’exprimer sur la question de savoir si la représentante du ministre s’est fourvoyée dans sa manière d’évaluer la preuve. Toutefois, je voudrais faire observer que les divers décideurs qui ont considéré l’appartenance du demandeur à la TELO sont arrivés à des conclusions radicalement différentes. L’appartenance du demandeur à la TELO a conduit la SPR à l’exclure en 2006 du régime de protection des réfugiés au motif que selon elle la TELO était une « organisation terroriste ». En 2014 cependant, la représentante du ministre a estimé que le demandeur n’était pas exposé à des risques s’il devait retourner au Sri Lanka parce que la TELO est semble-t-il aujourd’hui considérée comme un [traduction] « groupe paramilitaire progouvernemental non étatique ». La représentante du ministre a donc refusé au demandeur la possibilité de rester au Canada. Je souligne également que la décision initiale de la SPR d’exclure le demandeur du régime de protection des réfugiés pose problème compte tenu d’une récente décision de la Cour suprême du Canada, Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CSC 40.

[35]           À mon avis, la question de l’appartenance du demandeur à la TELO, ainsi que les conséquences de cette appartenance sur les risques qu’il court, devraient être clairement analysées et minutieusement évaluées dans la nouvelle décision qui devra être rendue.

[36]           Aucune des parties n’a proposé qu’une question soit certifiée, et aucune question ne se pose.

VII      Dispositif

[37]           La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire renvoyée pour nouvelle décision conforme aux présents motifs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la représentante du ministre est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision conforme aux présents motifs, nouvelle décision qui sera fondée sur un nouvel ERAR restreint et sur le dépôt d’éventuelles nouvelles preuves. Aucune question n’est certifiée et il n’est pas adjugé de dépens.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM-2864-14

 

INTITULÉ :

AMALAN THIRUCHELVAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 AVril 2015

JUGeMENT ET motifs :

le juge BROWN

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

le 5 mai 2015

COMPARUTIONS :

Sarah L. Boyd

 

POUR LE demandeur

Monmi Goswami

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami et Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE défendeur

 

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