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Date : 20150504


Dossier : IMM‑5208‑13

Référence : 2015 CF 577

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

BAI HONG CAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Bai Hong Cai (le demandeur) a présenté, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle la Commission a conclu qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

II.                Le contexte

[3]               Le demandeur est citoyen de la Chine, qui résidait auparavant dans la province du Guangdong. Sa demande d’asile était fondée sur les allégations suivantes :

               L’amie du demandeur, qu’il devait épouser le 8 août 2010, a été victime d’un accident de voiture mortel le 13 juin 2010. Ce jour‑là, le demandeur devait l’accompagner pour faire des emplettes, mais il avait préféré ne pas y aller et jouer aux cartes avec des amis. Le sentiment de culpabilité provoqué par ce décès l’a fragilisé et lui a fait perdre confiance en la vie.

               En juillet 2010, un ami du demandeur l’a convaincu de venir dans une « maison‑église » catholique. Le 18 juillet 2010, le demandeur a participé à sa première messe dans une maison‑église, et a continué de s’y rendre régulièrement. Dans le cadre de son engagement religieux, il distribuait des feuillets imprimés qui protestaient contre les politiques chinoises de planification familiale et les églises d’État reconnues.

               Le 10 avril 2011, le Bureau de la sécurité publique (le BSP) a fait une descente à la maison‑église que fréquentait le demandeur. Le demandeur a fui chez son oncle. Le demandeur a appris deux jours plus tard que le BSP était passé chez ses parents pour l’arrêter. Le BSP a informé les parents du demandeur qu’il avait procédé à l’arrestation de quelques‑uns de ses coreligionnaires. Le lendemain, le BSP a déposé chez ses parents une assignation assortie d’un mandat d’arrestation.

               Les parents du demandeur, qui craignaient le BSP, ont décidé que leur fils devait quitter la Chine. Ils ont engagé un agent qui a tout organisé, y compris l’obtention d’un passeport singapourien frauduleux pour le demandeur.

[4]               Le demandeur est arrivé au Canada le 18 juin 2011, et il a présenté une demande d’asile trois jours plus tard, le 21 juin 2011.

[5]               Le 12 juillet 2013, la Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur. Le 6 août 2013, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire par la Cour, qui a été accordée le 15 octobre 2014.

III.             La décision de la Commission

[6]               La Commission n’était pas convaincue que le demandeur était un chrétien pratiquant quand il vivait en Chine. Selon la preuve documentaire présentée par le demandeur, il avait suivi le programme de Rituel de l’Initiation Chrétienne des Adultes et reçu les sacrements d’initiation catholiques (baptême, sainte communion et confirmation) uniquement après son arrivée au Canada. La Commission a accordé peu de poids à ces documents à titre de corroboration de la pratique chrétienne du demandeur dans la province de Guangdong, et en a tiré une inférence défavorable touchant ses convictions religieuses.

[7]               La Commission a aussi remis en doute l’authenticité du mandat d’arrestation présenté par le demandeur, et invoqué trois raisons pour ce faire : (1) l’abondance de documents frauduleux dans toute la Chine; (2) le recours du demandeur à un passeport singapourien frauduleux pour son voyage de Chine au Canada, qui témoignait de sa volonté et de sa capacité d’obtenir des documents frauduleux; (3) l’omission par le demandeur de fournir une preuve suffisamment crédible ou digne de foi pour expliquer comment il avait reçu le mandat d’arrêt du BSP au Canada.

[8]               La Commission a donc rejeté les assertions du demandeur à l’effet qu’il était un chrétien pratiquant en Chine, que le BSP avait effectué une descente sur la maison‑église qu’il fréquentait, et que le BSP le recherche aujourd’hui à titre de fidèle d’une maison‑église illégale. La Commission n’a pas non plus accepté l’affirmation selon laquelle le BSP avait procédé à l’arrestation de quelques coreligionnaires du demandeur.

[9]               La Commission a fini par conclure que le demandeur s’était joint à une église chrétienne au Canada à la seule fin d’appuyer une demande d’asile frauduleuse. La Commission a néanmoins examiné la possibilité que le demandeur détienne une demande d’asile sur place valide, c’est‑à‑dire l’existence d’un risque sérieux que le demandeur soit maintenant persécuté s’il retournait dans la province de Guangdong, en Chine, et pratiquait le christianisme dans une église non sanctionnée par l’État.

[10]           La Commission a examiné plusieurs rapports sur la situation des chrétiens dans la province de Guangdong, et en a conclu que cette province applique l’une des politiques les plus libérales en Chine en matière de liberté religieuse. La Commission a conclu que la situation dans la province de Guangdong se distingue de celle observée dans maintes autres provinces, où des chrétiens ordinaires ont été arrêtés et persécutés. Selon son raisonnement, s’il y avait eu des arrestations ou des exemples de persécution de chrétiens qui fréquentent des maisons‑églises ayant un profil semblable à celui de l’église du demandeur dans la province de Guangdong, la documentation en aurait fait état.

[11]           La Commission a conclu par conséquent que le demandeur n’était pas un témoin crédible, que le BSP ne le recherchait pas pour participation à des activités chrétiennes clandestines, et qu’il serait libre de pratiquer le christianisme dans la congrégation de son choix s’il retournait dans la province de Guangdong.

IV.             Les questions en litige

[12]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                La conclusion défavorable de la Commission au sujet de la crédibilité du demandeur est‑elle raisonnable?

B.                 La décision de la Commission concernant la demande d’asile sur place du demandeur est‑elle raisonnable?

V.                Analyse

[13]           L’ensemble des conclusions de la Commission quant à la crédibilité du demandeur et sa demande d’asile sur place peut faire l’objet d’un contrôle de la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 941, aux paragraphes 14 et15; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

A.                 L’évaluation de la crédibilité du demandeur par la Commission était‑elle raisonnable?

[14]           Le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est présumé être vrai à moins qu’il n’y ait des raisons de douter de sa véracité (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 73 FTR 201 (CF)). Cette présomption est réfutable (Adu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF No 114 (CAF)).

[15]           Lorsqu’elle évalue la crédibilité d’un demandeur d’asile, la Commission est autorisée à prendre en compte les incohérences, contradictions et omissions relevées dans la preuve et d’examiner cette dernière du point de vue de la logique et du bon sens (Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238 (CAF); AgueborCanada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF); Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CAF)).

[16]           Le demandeur conteste le rejet par la Commission de l’authenticité du mandat d’arrêt, et se fonde sur Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587, au paragraphe 19 (Rasheed). Dans Rasheed, la Cour avait formulé l’observation suivante :

[…] le principe fondamental des règles de droit canadien selon lequel les documents étrangers (qu’ils établissent ou non l’identité d’un demandeur d’asile) apparemment délivrés par un fonctionnaire étranger compétent devraient être acceptés comme preuve de leur contenu, à moins que la Commission n’ait une bonne raison de douter de leur authenticité.

[17]           Je suis d’accord avec le demandeur que l’abondance généralisée de documents frauduleux en Chine n’est pas un motif suffisant pour mettre en doute l’authenticité du mandat d’arrêt. Le raisonnement de la Commission a pour conséquence que tous les documents délivrés par des agents publics en Chine sont suspects. Toutefois, comme l’a statué la Cour dans Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 157, aux paragraphes 53 et 54, la preuve d’une pratique répandue de fabrication de faux documents dans un pays n’est pas en soi suffisante pour justifier le rejet de documents étrangers au motif qu’il s’agit de faux.

[18]           Je suis également d’accord avec le demandeur que la décision défavorable de la Commission quant à la crédibilité, fondée sur la détention d’un passeport singapourien frauduleux par le demandeur, est déraisonnable. Comme l’a statué la Cour dans Rasheed, au paragraphe 18 :

[18]      Il a déjà été décidé que le fait qu’un demandeur d’asile soit muni de faux documents de voyage, qu’il détruise des documents de voyage ou qu’il mente à leur sujet à son arrivée pour se conformer aux directives de son mandataire a une importance secondaire et une valeur très limitée au plan de la détermination de la crédibilité générale. D’abord, il n’est pas rare que les personnes qui fuient leur pays pour éviter d’être persécutées n’aient pas de documents de voyage réguliers en main et que, en raison de leur vulnérabilité et des craintes qu’elles ressentent, agissent simplement conformément aux directives du mandataire qui a organisé leur fuite. En second lieu, le fait qu’une personne ait menti ou non au sujet de ses documents de voyage a peu de liens directs avec la question de savoir si elle est effectivement un réfugié […].

[19]           Enfin, l’inférence défavorable que la Commission a tirée de l’incapacité du demandeur de démontrer comment il avait reçu le mandat d’arrêt au Canada était de même déraisonnable. La Commission a rejeté le témoignage du demandeur qu’il avait reçu le mandat par la poste puis jeté l’enveloppe d’envoi de ce mandat. La Commission n’a pas accepté l’explication donnée par le demandeur pour son omission de conserver l’enveloppe à titre de preuve de l’origine du mandat d’arrêt. Toutefois, la Commission n’a jamais invoqué cette question à l’audience. Tout au contraire, la transcription montre que la Commission a explicitement informé le demandeur et son avocat que l’absence de l’enveloppe ne faisait pas problème. En conséquence, cette question n’a été approfondie ni dans le témoignage du demandeur, ni dans les observations de l’avocat.

[20]           En résumé, la conclusion de la Commission quant à la crédibilité du demandeur est donc déraisonnable et ne fait pas partie des issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

B.                 La décision de la Commission touchant la demande sur place du demandeur était‑elle raisonnable?

[21]           Le réfugié « sur place » est ainsi défini dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié des Nations Unies (le HCNUR) : une personne « qui n’était pas réfugiée lorsqu’elle a quitté son pays, mais qui devient réfugiée par la suite ». Le Guide du HCNUR décrit deux cas dans lesquels une demande « sur place » peut survenir : 1) une personne devient réfugié « sur place » par suite d’événements qui surviennent dans son pays d’origine pendant son absence, ou 2) une personne peut devenir un réfugié « sur place » de son propre fait, en raison des rapports qu’elle entretient avec des réfugiés déjà reconnus comme tels ou des opinions politiques qu’elle a exprimées dans le pays où elle réside.

[22]           La Commission a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur d’asile serait en mesure de pratiquer sa religion dans la communauté chrétienne de son choix s’il devait retourner chez lui dans la province du Guangdong, et que ce faisant, il ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution.

[23]           Quand elle réalise une évaluation de la demande d’asile sur place, la Commission commet une erreur si elle effectue une analyse sélective de la preuve documentaire et laisse de côté des éléments de preuve contradictoires sans fournir une explication raisonnable (Manoharan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF No 356 (1re inst.), au paragraphe 6). Le demandeur affirme que la Commission a omis de tenir compte de la situation des Catholiques qui fréquentent des maisons‑églises illégales en Chine, et a tiré sa conclusion sans égard à la preuve documentaire, concernant la situation constatée dans le pays, qui a été présentée au nom du demandeur.

[24]           La Commission reconnaît que le demandeur est un Catholique. Toutefois, son analyse des conditions dans le pays ne distingue pas vraiment entre l’expérience des différentes confessions chrétiennes en Chine. De surcroît, la décision de la Commission ne fait aucune mention de la preuve de la situation constatée dans le pays, présentée par le demandeur, qui montre que les Catholiques ont pu être la cible de persécution par les autorités chinoises.

[25]           Le défendeur a souligné que la province de Guangdong, au contraire des autres régions de la Chine, fait preuve d’une tolérance inhabituelle des différentes pratiques religieuses, et que les rares incidents de persécution enregistrés ont concerné des personnages religieux bien en vue plutôt que des laïcs pratiquants comme le demandeur. En réponse, le demandeur a renvoyé à la décision de la Cour dans Aiqing Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 713 (Zhang), affaire qui présente une ressemblance frappante avec l’espèce, jusque dans ses faits : un ami tué dans un accident de voiture, un sentiment de culpabilité et de dépression, la recherche d’une consolation dans une maison‑église où le BSP effectue une descente par la suite, la réception d’un mandat du BSP, la fuite depuis la province de Guangdong et enfin le rituel d’initiation à l’église catholique des martyrs chinois à Toronto. Le demandeur en l’espèce aussi bien que celui dans Zhang ont fourni une lettre de l’abbé Jianwei Deng pour attester de la récente conversion religieuse qu’ils font valoir.

[26]            Malgré les points de ressemblance troublants entre les allégations avancées par le demandeur en l’espèce et le demandeur dans Zhang, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire pour essentiellement les mêmes motifs. Dans Zhang, le juge de Montigny s’est ainsi exprimé sur les risques auxquels s’exposent les Catholiques qui fréquentent des maisons‑églises illégales dans la province de Guangdong :

[36]      En ce qui a trait à l’appréciation de la preuve documentaire par la Commission, je suis également d’avis qu’elle comporte certaines lacunes. Après avoir examiné quelques incidents survenus dans des maisons‑églises, la Commission a conclu qu’il n’existait pas de preuve de suppression des pratiques religieuses dans la province de Guangdong et, par conséquent, ni de preuve que l’église clandestine alléguée par la défenderesse ait été d’un intérêt quelconque pour le BSP. Selon moi, cette appréciation de la preuve documentaire est au mieux sujette à caution. Le conflit entre le Vatican et le gouvernement chinois est bien documenté de même que la détention de membres du clergé catholique et la répression de maisons‑églises clandestines. Il y a, sans doute, d’importantes différences dans le traitement imposé aux catholiques qui sont fonction de la tolérance dont les autorités locales font montre, et l’information portant sur la situation exacte dans plusieurs provinces est évidemment limitée. Toutefois, les incidents rapportés qui ont été mis en preuve devant le commissaire auraient dû au moins l’amener à réfléchir.

[37] […] On doit également tenir compte du fait que l’information portant sur la persécution recueillie par de nombreuses organisations gouvernementales et non gouvernementales peut ne représenter que la pointe de l’iceberg. Dans ce contexte, la preuve documentaire méritait une analyse plus approfondie et ne peut, sans plus, consolider la conclusion de la Commission relativement à la crédibilité de la demanderesse ou étayer celle suivant laquelle il n’existe qu’une simple possibilité qu’un incident pouvant conduire à l’arrestation de membres ordinaires d’une église puisse se produire dans la province de Guangdong.

[27]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction non-certifiée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5208‑13

 

INTITULÉ :

BAI HONG CAI

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AVril 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Fothergill

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Mark Rosenblatt

POUR LE demandeur

 

Julie Waldman

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mark Rosenblatt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR Le défendeur

 

 

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