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Date : 20150504


Dossier : IMM-671-14

Référence : 2015 CF 576

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SURESH SAVJI CHITRODA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Monsieur Suresh Savji Chitroda (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent d’immigration) a refusé sa demande visant l’autorisation, pour des motifs d’ordre humanitaire, de présenter depuis le Canada une demande de résidence permanente.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.                Contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen du Kenya. Il est arrivé au Canada avec sa famille le 30 novembre 2009 et a présenté une demande d’asile le 7 janvier 2010. Le demandeur et sa famille s'étaient enfuis du Kenya après avoir été victimes d’une agression criminelle attribuable selon eux à leur origine ethnique indienne. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’ils avaient été victimes d’un crime commis contre des victimes prises au hasard et non d’une attaque ciblée. Leur demande d’asile a été rejetée le 1er mars 2012.

[4]               Le demandeur a obtenu l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision de la SPR devant la Cour, mais sa demande a été rejetée le 4 décembre 2012. Il a présenté le 11 juin 2013 une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui a été rejetée le 17 décembre 2013. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]               Le demandeur et les membres de sa famille ont fait des efforts sérieux pour s’établir au Canada. Ils travaillent et ils font du bénévolat. Les enfants du demandeur fréquentent l’école et ils réussissent bien dans leurs études. Le demandeur a acheté une voiture, il loue une maison et il paie ses factures de services publics.

[6]               La belle-mère du demandeur réside au Canada et souffre de la maladie d’Alzheimer et de démence. L'épouse du demandeur s’occupe de sa mère parce que le beau-frère du demandeur, qui réside également au Canada, souffre de divers problèmes de santé.

[7]               L’agent d’immigration a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur pour les motifs suivants :

         La séparation du demandeur d'avec sa belle-mère ne créerait pas de difficultés excessives. Sa belle-mère serait placée dans une maison de soins infirmiers et le demandeur n'a pas expliqué en quoi le fait d’être séparé de sa belle-mère causerait des difficultés à sa famille.

         Le demandeur s’est établi jusqu’à un certain point au Canada, mais pas suffisamment pour justifier sa demande d’autorisation à présenter sa demande de résidence permanente depuis le Canada.

         La famille du demandeur vit au Canada depuis environ quatre ans et les enfants réussissent bien dans leurs études. Le fait pour les enfants de devoir quitter le Canada leur serait difficile, mais ils finiraient par se réadapter à leur nouvelle vie au Kenya. Les enfants seraient en mesure de demeurer en contact avec leurs amis grâce à la technologie, notamment par courriel et par Skype.

III.             Questions en litige

[8]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

                     L’agent d’immigration a‑t‑il appliqué le bon critère pour déterminer l’intérêt supérieur des enfants et, dans l’affirmative, sa conclusion était‑elle raisonnable?

                     L’appréciation que l’agent d’immigration a faite du degré d’établissement du demandeur était‑elle raisonnable?

                     L’appréciation que l’agent d’immigration a faite des difficultés auxquelles la belle-mère et le beau-frère du demandeur seraient confrontés était‑elle raisonnable?

IV.             Analyse

A.                L’agent d’immigration a‑t‑il appliqué le bon critère pour déterminer l’intérêt supérieur des enfants et, dans l’affirmative, sa conclusion était‑elle raisonnable

[9]               Le demandeur maintient que la méthode qu’il convient d’appliquer pour analyser l’intérêt supérieur de l’enfant est celle énoncée dans l’arrêt Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166 :

63          Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

[Souligné dans l’original.]

[10]           Dans l’affaire Webb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1060, au paragraphe 13, le juge Mosley a fait observer que « la formule de William peut être utile pour les agents chargés d’apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant, mais les décisions faisant autorité de la Cour suprême et de la Cour d’appel fédérale ne l’ont pas rendue obligatoire ». En fin de compte, le critère juridique à appliquer est celui de savoir si l’agent de l’immigration s’est montré « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant (Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 10).

[11]           Je suis convaincu qu’en l’espèce, l’agent d’immigration s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. Il a reconnu que les enfants seraient perturbés dans leurs études et il a tenu compte de leur capacité de se réadapter à leur nouvelle vie au Kenya, en plus de faire observer qu’ils avaient d'abord grandi au Kenya et qu’ils n’en avaient été absents qu'à peine quatre ans. L’agent d’immigration a appliqué le bon critère juridique et son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants appartenait aux issues raisonnables.

B.                 L’appréciation que l’agent d’immigration a faite du degré d’établissement du demandeur était‑elle raisonnable?

[12]           Le demandeur affirme que l’agent d’immigration a ignoré bon nombre de documents qu'il lui avait soumis pour démontrer son degré d’établissement au Canada. Le demandeur invoque la décision rendue par la Cour dans l’affaire Begum c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 824 :

52        Je reconnais que les décideurs sont présumés avoir pris en considération toute la preuve dont ils disposent. Par conséquent, ils ne sont pas tenus de mentionner expressément chaque élément de preuve au dossier. L’omission d’analyser la preuve qui contredit la décision du tribunal est déraisonnable seulement quand les éléments de preuve qui ne sont pas mentionnés sont essentiels et contredisent la conclusion du tribunal et que la cour chargée du contrôle de la décision conclut que cette omission montre la réticence du tribunal à prendre en considération les éléments dont il disposait (Herrera Andrade c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490, paragraphe 9). Cependant, « plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait] ” » (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 425 (QL) (1re inst.), paragraphe 17).

[13]           Il m’est impossible de conclure que l’agent d’immigration n’a pas tenu compte des documents que le demandeur lui avait soumis à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ou encore que ces documents contredisaient l’une quelconque de ses conclusions. L’agent d’immigration a accepté que le demandeur et sa famille vivaient au Canada depuis plus de quatre ans, que le demandeur et sa femme étaient des employés estimés dans leur milieu de travail et qu’ils faisaient du bénévolat, que les enfants du demandeur réussissaient bien dans leurs études, que le demandeur avait acheté une voiture, louait une maison et payait ses factures des services publics et, enfin, que le demandeur avait de la famille au Canada.

[14]           La Cour a déclaré qu’un fort degré d’établissement ne suffit pas en soi pour accueillir une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans l’affaire Zambrano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 481, la juge Dawson affirme en effet ce qui suit :

74        Pour conclure sur la question, je fais miens les propos tenus par mon ancien collègue, feu le juge Rouleau, dans la décision Chau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2002] A.C.F. no 119 (QL). Il s’exprimait ainsi, aux paragraphes 27 et 28 :

La demanderesse a invoqué en l’espèce plusieurs arguments qui, tout bien considéré, ne constituent qu’une énumération de certains des inconvénients auxquels donnerait lieu l’obligation pour la demanderesse de quitter le Canada pour présenter une demande à l’étranger, ce qui constitue la procédure normale établie par le législateur. Ainsi que le juge Lemieux l’a signalé avec raison dans le jugement Mayburov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] F.C.J. No. 953 (QL), au paragraphe 39, l’inconvénient n’est pas le critère qui est prévu par les lignes directrices en ce qui concerne les difficultés excessives. Il ressort des pièces versées au dossier à l’appui de sa demande que la demanderesse pourrait fort bien être une immigrante modèle et constituer un atout précieux pour la société canadienne. Elle a démontré qu’elle était une citoyenne respectueuse de la loi, qu’elle était prête à travailler dur, qu’elle avait l’esprit d’initiative et qu’elle avait fait des économies depuis son entrée illégale au Canada. Toutefois, ce ne sont pas là des considérations qui entrent en jeu lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe ou non des raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour justifier l’octroi d’une dispense spéciale. Ainsi que le juge Pelletier l’a déclaré dans le jugement Irimie, précité, au paragraphe 26 :  

[...] la preuve donne à entendre que les demanderesses s’intégreraient avec succès dans la collectivité canadienne. Malheureusement, tel n’est pas le critère. Si l’on appliquait ce critère, la procédure d’examen des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire deviendrait un mécanisme d’examen ex post facto l’emportant sur la procédure d’examen préalable prévue par la Loi sur l’immigration et par son règlement d’application. Cela encouragerait les gens à tenter leur chance et à revendiquer le statut de réfugié en croyant que s’ils peuvent rester au Canada suffisamment longtemps pour démontrer qu’ils sont le genre de gens que le Canada recherche, ils seront autorisés à rester. La procédure applicable aux demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire n’est pas destinée à éliminer les difficultés; elle est destinée à accorder une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. 

Le fardeau de preuve dont la demanderesse devait s’acquitter était celui de savoir si la fonctionnaire de l’Immigration avait rendu une décision déraisonnable en refusant d’accorder à la demanderesse une dispense qui lui aurait permis de faire examiner sa demande de résidence permanente au Canada. Pour trancher cette question, le tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire doit veiller à ne pas déborder le cadre de ses attributions. En l’absence d’erreur au sens juridique du terme, le tribunal ne peut pas et ne doit pas substituer son opinion à celle du fonctionnaire de l’Immigration. Le rôle du juge saisi d’une demande de contrôle judiciaire consiste à examiner la preuve soumise au fonctionnaire de l’Immigration et à décider s’il existait ou non des éléments de preuve qui justifiaient sa décision ou si le fonctionnaire de l’Immigration a rendu une décision qui allait à l’encontre de l’essentiel de la preuve. Or, je ne puis tirer une telle conclusion en l’espèce.

75        Les demandeurs semblent eux aussi travailleurs, respectueux des lois, autonomes, entreprenants, économes et charitables envers autrui. Ils connaîtront des difficultés s’ils sont contraints de quitter le Canada. Cependant ils n’ont pas établi que l’agente a commis une erreur en disant que de telles difficultés ne seraient pas inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[15]           En l’espèce, le demandeur semble, tout comme les demandeurs dans les affaires Chau et Irimie, être travailleur, respectueux des lois, autonome et charitable envers autrui. Il peut fort bien être un immigrant modèle et être un précieux atout pour la collectivité canadienne. Toutefois, pour les motifs exprimés dans l’affaire Zambrano et la jurisprudence citée dans la présente décision, ces considérations ne suffisent pas en soi pour faire droit à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

C.                 L’appréciation que l’agent d’immigration a faite des difficultés auxquelles la belle-mère et le beau-frère du demandeur seraient confrontés était‑elle raisonnable?

[16]           Le demandeur cite le chapitre IP 5 du Guide de Citoyenneté et Immigration Canada sur le traitement des demandes au Canada intitulé « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire », qui prévoit ce qui suit :

12.8. Séparation des parents et des enfants

Le renvoi du Canada d’une personne sans statut peut avoir des répercussions sur les membres de la famille qui ont juridiquement le droit d’y séjourner (c.‑à‑d. résidents permanents ou citoyens canadiens). À l’exception d’un époux ou d’un conjoint, les membres de la famille ayant statut juridique peuvent comprendre les enfants, les parents et la fratrie, notamment. Une longue séparation des membres de la famille peut créer des difficultés qui peuvent justifier une décision CH favorable..

Dans l’évaluation des cas de ce type, l’agent doit peser les intérêts divers et importants en jeu :

•      l’intérêt du Canada (compte tenu de l’objectif législatif de maintenir et de protéger la santé, la sécurité et l’ordre dans la société canadienne);

•      le contexte de tous les membres de la famille, notamment les intérêts et la situation des enfants à charge apparentés à la personne sans statut;

•      le contexte particulier de l’enfant du demandeur (âge, besoins, santé, développement affectif);

•      la dépendance financière que supposent les liens familiaux;

•      le degré de difficulté par rapport au contexte personnel du demandeur.

[17]           L’agent d’immigration a formulé les observations suivantes en ce qui concerne la belle-mère et le beau-frère du demandeur :

         On ne savait pas avec certitude si la belle-mère avait un statut juridique (une condition essentielle);

         Le demandeur n’a pas expliqué en quoi l’état de santé de sa belle-mère créait des difficultés pour lui-même et pour sa famille (elle pouvait créer des difficultés pour son beau-frère);

         Il existait des solutions de rechange pour soigner sa belle-mère, comme un placement dans une maison de soins infirmiers;

         Une lettre du médecin de la mère indiquait seulement [traduction« Il serait bon que quelqu’un demeure avec elle à temps plein ».

[18]           Se fondant sur ces observations, l’agent d’immigration a conclu que les préoccupations exprimées au sujet de l’état de santé de la belle-mère du demandeur n’équivalaient pas à des difficultés excessives. J’abonde dans son sens. Ainsi que le juge Zinn l’a écrit dans l’affaire Pan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1303 :

17        Selon moi, en l’absence d’une conclusion sur la dépendance de la mère et de la sœur, je ne peux pas dire que les difficultés occasionnées par le renvoi de la demanderesse, bien qu’elles soient sans aucun doute grandes pour la famille, vont au‑delà des difficultés normales d’une séparation familiale causée par le renvoi d’un membre de la famille. L’agente a tenu compte de la preuve présentée et elle a conclu que [traduction « la demanderesse n’a pas démontré à quel point sa mère et sa sœur dépendent d’elle ».

V.                Conclusion

[19]           Pour les motifs qui ont été exposés, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Louis Beaudoin, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-671-14

 

INTITULÉ :

SURESH SAVJI CHITRODA c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AVRIL 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Adrienne Smith

 

Pour le demandeur

 

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adrienne Smith

Jordan Battista s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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