Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150424


Dossier : IMM-2582-14

Référence : 2015 CF 529

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2014 

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SAHEED ABDUL RAZAK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Saheed Abdul Razak (le demandeur) a présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), relativement à une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAR a rejeté l’appel du demandeur à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle il n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR, ni celle de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

II.                Le contexte

[3]               Le demandeur est citoyen du Sri Lanka. Il est né dans la province orientale de ce pays et il est un musulman tamoulophone. Sa demande d’asile était fondée sur les prétentions qui suivent.

[4]               En septembre 2009, le demandeur a été accusé par la police sri-lankaise d’avoir transporté jusqu’en Inde, par bateau, des membres des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET ou les Tigres du Tamoul), et elle l’a gardé huit mois en détention, jusqu’en mai 2010. Une fois libéré, le demandeur est resté caché jusqu’à ce qu’il puisse fuir le pays, en octobre 2010, après quoi il a réussi à se rendre jusqu’au Canada, où il est arrivé en mars 2013, en passant par plusieurs autres pays (Équateur, Pérou, Colombie, Panama, Guatemala, Mexique et États-Unis d’Amérique). Il lui a fallu bien plus de deux ans pour faire ce périple. En avril 2013, il a présenté une demande d’asile, affirmant que s’il était rapatrié au Sri Lanka, il serait arrêté, torturé ou tué par la police sri-lankaise ou le Karuna, un groupe paramilitaire pro-Tamouls.

[5]               Dans une décision datée du 28 octobre 2013, la SPR a conclu que le demandeur n’était pas un témoin digne de foi. Elle a également tiré une inférence défavorable quant à la crainte subjective de persécution du demandeur, s’appuyant sur le fait que celui-ci n’avait demandé l’asile dans aucun des pays par lesquels il était passé avant d’arriver au Canada. La SPR a relevé dans son témoignage d’importantes incohérences et contradictions relativement à des faits qui constituaient un élément essentiel de sa demande. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas établi selon la prépondérance des probabilités qu’il risquait d’être persécuté s’il retournait au Sri Lanka.

[6]               Le demandeur a porté en appel la décision de la SPR devant la SAR, demandant que cette dernière annule la décision de la SPR et y substitue sa propre décision ou, subsidiairement, qu’elle renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SPR en vue d’une nouvelle décision. Il a soulevé deux questions devant la SAR : premièrement, que la SPR n’avait pas pris en compte le risque auquel il s’exposerait en tant que demandeur d’asile débouté s’il était renvoyé au Sri Lanka; deuxièmement, que les conclusions de la SPR quant à sa crédibilité, relativement au fait de ne pas avoir sollicité l’asile ailleurs, étaient déraisonnables. À part cela, il n’a pas contesté les conclusions défavorables de la SPR quant à sa crédibilité qui reposaient sur les incohérences et les contradictions relevées dans son témoignage.

[7]               Le demandeur a aussi demandé que l’on admette trois documents concernant son état psychologique. Ces documents ont été présentés après le dépôt du dossier de demande. Il a fait valoir qu’ils expliqueraient d’une certaine manière le témoignage confus qu’il avait fait à l’audience de la SPR. Le premier document est un rapport médical des Services de santé mentale de l’Hôpital de Scarborough, daté du 2 décembre 2013, qui confirme que le demandeur s’est présenté au Service d’urgence, se plaignant d’insomnie et d’idées traumatiques récurrentes. Le deuxième document est un rapport médical de l’Hôpital de Markham-Stouffville, daté du 20 décembre 2013, qui indique que le demandeur a été admis à l’hôpital le 16 décembre 2013 et qu’il a obtenu son congé après avoir reçu un diagnostic différentiel de trouble de stress post‑traumatique et d’insomnie. Le troisième document est une brochure de l’Association canadienne pour la santé mentale sur le trouble de stress post-traumatique.

III.             La décision de la SAR

[8]               Dans une décision datée du 12 mars 2014, la SAR a rejeté l’appel et a jugé raisonnables les conclusions de la SPR à propos de la crédibilité du demandeur. Elle a également conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne courrait pas de risques à titre de demandeur d’asile débouté s’il retournait au Sri Lanka.

[9]               La SAR a appliqué, d’une part, la norme de contrôle de la décision correcte à l’examen de la SPR concernant la question de savoir si le demandeur s’exposait à des risques en tant que demandeur d’asile débouté et, d’autre part, la norme de contrôle de la raisonnabilité à la question de savoir si la SPR avait eu tort de tirer une inférence défavorable du fait que le demandeur n’avait pas demandé l’asile ailleurs. Elle a qualifié la première question de question de droit et la seconde, de question de fait.

[10]           La SAR a fait remarquer que le demandeur ne contestait pas les conclusions défavorables de la SPR quant à sa crédibilité, relativement aux incohérences et aux contradictions relevées entre son témoignage et la preuve écrite. La seule question de crédibilité qui a été évoquée devant la SAR avait trait au fait que le demandeur n’avait demandé l’asile dans aucun des pays qu’il avait traversés en route vers le Canada. Elle a signalé que le demandeur avait offert peu d’éléments utiles pour contester la conclusion de la SPR à ce sujet, concluant qu’il était « particulièrement troublant » que le demandeur avait « passé plusieurs mois – voire même plus d’un an dans au moins un cas – dans ces pays, qui ont tous ratifié la Convention de 1951 et le Protocole de 1967 » (au paragraphe 35). La SAR s’est dite non convaincue par l’explication du demandeur, à savoir que s’il n’avait demandé l’asile dans aucun de ces autres pays c’était parce que son passeur lui avait assuré qu’il ne se ferait pas attraper et qu’il n’avait donc pas à craindre d’être renvoyé au Sri Lanka. Elle a fait remarquer que le demandeur avait reconnu dans son témoignage qu’il avait été arrêté et incarcéré dans au moins quatre de ces pays, y compris aux États-Unis. Elle a conclu qu’il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que le demandeur n’avait pas expliqué de manière valable pourquoi il ne s’était pas réclamé de la protection de ces autres pays.

[11]           La SAR a néanmoins conclu que l’absence d’une analyse « sur place » dans la décision de la SPR était « très problématique ». Un réfugié « sur place » est un particulier qui n’est pas un réfugié lorsqu’il quitte son pays, mais qui le devient plus tard par suite d’un changement de situation dans son pays d’origine ou du fait de ses propres agissements. Elle a fait remarquer qu’il n’était pas clair si la SPR avait pris en compte les observations du demandeur sur ce point.

[12]           La SAR a ensuite procédé à son propre examen de la preuve documentaire ainsi qu’à une analyse du risque que courait le demandeur en tant que demandeur d’asile débouté. Se fondant sur la preuve documentaire, elle a conclu que les personnes connues des autorités sri-lankaises (pour cause, par exemple, d’accusations criminelles en instance ou de liens terroristes présumés) s’exposent clairement à un risque de persécution, à des traitements ou peines cruels ou inusités ou à un danger de torture. Elle a noté et confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur manquait de crédibilité au sujet de ses allégations quant au fait d’avoir été accusé dans le passé par les autorités sri-lankaises d’entretenir des liens avec les Tigres du Tamoul, ou d’avoir quitté le pays illégalement.

[13]           Reconnaissant que la preuve documentaire sur le Sri Lanka « est quelque peu équivoque en ce qui a trait aux personnes exposées à un risque et aux raisons pour lesquelles elles y sont exposées », la SAR a dit privilégier un document établi par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), daté du 5 juillet 2010 et intitulé Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum Seekers from Sri Lanka [Principes directeurs relatifs à l’évaluation des besoins en protection internationale des demandeurs d’asile originaires du Sri Lanka]. La SAR a fait remarquer que le HCR est un organisme de renommée internationale qui a été créé par les Nations Unies pour promouvoir la protection des droits de la personne à l’échelon international. Les conclusions du HCR s’appuyaient sur des rapports du Danemark et du Royaume-Uni. Dans son document, le HCR énumérait plusieurs profils de personnes susceptibles d’être encore à risque si elles retournaient au Sri Lanka, et la liste comprenait les personnes soupçonnées d’entretenir des liens avec les TLET, les journalistes, les activistes des droits de la personne et de la société civile, ainsi que les politiciens et les activistes de l’opposition. Il était signalé dans ce document que les demandeurs d’asile déboutés qui ne correspondaient à aucun des profils énumérés ne couraient pas de risques particuliers, vu l’amélioration de la situation des droits de la personne et de la sécurité au Sri Lanka. La SAR a ensuite conclu que le demandeur ne correspondait à aucun des profils de risque.

[14]           La SAR a autorisé le demandeur à déposer un rapport établi par l’International Crisis Group, intitulé Sri Lanka’s Potemkin Peace : Democracy Under Fire [L’illusion de la paix au Sri Lanka : la démocratie attaquée], qui a été intégré à son dossier de demande.

[15]           La SAR a refusé d’accorder au demandeur une prorogation du délai prévu pour présenter ses documents médicaux supplémentaires, comme le prévoit l’article 29 des Règles de la SAR, et ce, au motif qu’il n’avait pas respecté le critère énoncé au paragraphe 29(4) des Règles pour ce qui était de la présentation de documents en dehors du délai prescrit. En ce qui concerne le premier document, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il ne l’avait pas transmis, en faisant des efforts raisonnables, avec le dossier déposé le 16 décembre 2013. L’avocat du demandeur n’avait pas expliqué non plus pourquoi le rapport n’avait pas été disponible avant le 23 janvier 2014, ni les efforts qui avaient été faits pour l’obtenir plus tôt. La SAR a conclu que les deux rapports médicaux ne soulevaient pas une question nouvelle et qu’ils avaient une valeur probante restreinte, car une confirmation des séjours à l’hôpital n’aiderait pas à expliquer les problèmes qu’avait eus le demandeur en témoignant devant la SPR. Par ailleurs, ces rapports préliminaires ne donnaient pas de détails sur l’état psychologique du demandeur ou n’indiquaient pas en quoi cet état aurait pu avoir une incidence sur son fonctionnement cognitif. La SAR a ensuite conclu que le demandeur n’avait pas spécifié une conclusion de la SPR que ces documents auraient pu rendre déraisonnable.

IV.             Les questions en litige

[16]           Le demandeur a soulevé plusieurs questions à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. Une seule d’entre elles est clairement déterminante : est-il correct en droit que la SAR ait appliqué la norme de la raisonnabilité à son examen des conclusions de la SPR au sujet de la crédibilité?

V.                L’analyse

[17]           Dans la décision Ngandu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 423, j’ai passé en revue la jurisprudence de la Cour concernant la norme de contrôle que doit appliquer la SAR quand elle examine les conclusions que tire la SPR en matière de crédibilité. J’ai conclu que la SAR commet une erreur lorsqu’elle le fait selon la norme de la raisonnabilité et qu’elle omet de procéder à sa propre évaluation de la preuve. Le raisonnement que j’applique ici est le même.

[18]           En l’espèce, la SAR a procédé à une analyse très succincte de la crédibilité du demandeur (aux paragraphes 35 et 36 de sa décision). Je conviens avec le demandeur que la SAR n’a pas fait une évaluation indépendante. Il est évident que la SAR, dans toute sa décision, s’est fondée dans une large mesure sur les conclusions de la SPR, en considérant systématiquement la situation sous l’angle de la « raisonnabilité ».

[19]           La SAR a conclu qu’il était « particulièrement troublant » que le demandeur ait passé plusieurs mois dans des pays différents - pendant plus d’un an dans un cas - sans demander l’asile. Bien que cela puisse ressembler, à prime abord, à une évaluation indépendante de la preuve, ce que dit la SAR au paragraphe 35 est révélateur : « l’appelant a présenté peu d’arguments pour mettre en doute la conclusion de la SPR à cet égard ». Cela dénote que la SAR a présumé que les conclusions de la SPR étaient exactes, et qu’elle a imposé au demandeur le fardeau de réfuter cette présomption. Il est évident que la SAR n’a pas évalué elle-même la preuve, et sa décision est donc erronée en droit.

VI.             Conclusion

[20]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l’affaire renvoyée à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2582-14

 

INTITULÉ :

SAHEED ABDUL RAZAK c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 mars 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS

LE 24 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

POUR LE demandeur

 

Tamrat Gebeyehu

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.