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Date : 20150427


Dossier : IMM‑578‑14

Référence : 2015 CF 536

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 27 avril 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

SHERIKA COLEENA GREEN ET

CASEY LANAE BRYAN

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 13 janvier 2014 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel des demanderesses visant la décision en vertu de laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu qu’elles n’étaient ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAR a commis une erreur, sans égard à la norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux décisions de la SAR ni à celle que cette dernière doit elle‑même appliquer dans le cadre des appels visant des décisions de la SPR.

Le contexte

[3]               Les demanderesses, Sherika Coleena Green et sa fille mineure, Casey Lanae Bryan, sont des citoyennes de la Jamaïque. Leur demande d’asile est fondée sur la crainte que leur inspire l’ex‑petit ami de Mme Green et père de Casey, Hannif Bryan. Ce dernier a commencé à être violent à l’endroit de Mme Green en 2007 et l’est devenu de plus en plus pendant sa grossesse. Entre autres choses, M. Bryan a agressé physiquement, harcelé et menacé Mme Green, harcelé sa mère et tenté à deux reprises d’enlever Casey à sa garderie en 2011. Mme Green a également rapporté deux attaques au couteau par des agresseurs inconnus en 2012.

[4]               En mai 2010, Mme Green a contacté les policiers qui lui ont d’abord répondu qu’ils ne pouvaient rien faire. Un agent l’a ultérieurement informé qu’elle pouvait demander une ordonnance de non‑communication auprès d’un tribunal familial. Elle a entamé les procédures, mais les a ensuite abandonnées. Mme Green indique qu’elle a communiqué avec la police à plusieurs occasions.

[5]               Les demanderesses ont présenté une demande d’asile au Canada en 2013. En juin de cette année‑là, la SPR a conclu que Mme Green n’était pas entièrement crédible, et estimé que les demanderesses pouvaient bénéficier de la protection de l’État en Jamaïque. La SAR a rejeté leur appel.

La décision de la SAR

[6]               Après avoir décidé en premier lieu de ne pas admettre l’affidavit de la demanderesse conformément au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences procédurales et reproduisait essentiellement les mêmes renseignements soumis à la SPR, la SAR s’est interrogée sur la norme de contrôle qu’elle devait appliquer, en se reportant aux facteurs énoncés dans l’arrêt Newton v Criminal Trial Lawyers’ Assn, 2010 ABCA 399, au paragraphe 44. La SAR a envisagé la différence entre la SPR, un tribunal de première instance habilité à entendre des témoignages, examiner la preuve et trancher une demande d’asile sur le fond, et la SAR elle‑même, qui a été instituée pour contrôler les décisions de la SPR quant aux questions de droit, aux questions de fait ou aux questions mixtes de fait et de droit, et qui peut y substituer une autre décision lorsqu’il y a lieu de le faire. La SAR a noté que la SPR avait tenu une audience et recueilli l’ensemble de la preuve, qu’elle avait entendu Mme Green directement, et qu’elle était la mieux placée pour évaluer la crédibilité et tirer des conclusions quant aux questions de fait, et aux questions mixtes de fait et de droit. À l’inverse, le pouvoir de la SAR d’examiner la preuve est limité. Elle a donc jugé qu’elle devait s’en remettre aux conclusions de la SPR pour les questions de fait et contrôler la décision selon la norme de la raisonnabilité.

[7]               Cependant, la SAR a estimé que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité n’étaient pas raisonnables et que cette dernière n’avait mentionné que pour la forme les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [Directives concernant la persécution fondée sur le sexe].

[8]               La SAR a poursuivi en notant que la protection de l’État peut être décisive sans égard aux conclusions touchant la crédibilité, et elle a estimé que la SPR avait raisonnablement conclu que la protection de l’État en Jamaïque était adéquate et que les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption s’y rapportant.

Les questions en litige

[9]               Les demanderesses avancent que la SAR a commis trois erreurs : elle a appliqué la mauvaise norme de contrôle à la décision de la SPR, elle est arrivée à une conclusion déraisonnable en ce qui touche l’évaluation par la SPR de l’existence d’une protection de l’État, et elle a refusé d’admettre l’affidavit des demanderesses comme nouvel élément de preuve en interprétant trop strictement le paragraphe 110(4) de la LIPR.

La position des demanderesses

[10]           Les demanderesses soutiennent que la norme de contrôle que la Cour doit appliquer à la décision de la SAR, pour ce qui est de la norme que la SAR devait elle‑même adopter, est celle de la décision correcte. Il ne s’agit pas d’une affaire où la SAR examinait sa propre loi habilitante, mais plutôt d’une question d’intérêt plus général concernant la déférence qu’un tribunal d’appel doit à un décideur d’instance inférieure (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 60).

[11]           S’agissant de la norme de contrôle que la SAR doit appliquer aux décisions de la SPR, les demanderesses soutiennent que la première s’est trompée en retenant celle de la raisonnabilité. La SPR ne peut prétendre à aucune déférence puisque l’expertise, l’indépendance et le pouvoir de la SAR de mener une audience de novo et de faire droit à des appels sont plus importants.

[12]           Les demanderesses affirment que la décision Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica], et les autres décisions qui l’ont suivie, ont établi que les principes de common law régissant le contrôle judiciaire n’entrent pas en jeu lorsqu’il est question du rôle de la SAR vis‑à‑vis de la SPR. Elles soutiennent que la SAR a été conçue comme un tribunal d’appel et qu’elle ferait double emploi avec la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire si elle n’examinait les décisions de la SPR que suivant la norme de la raisonnabilité.

[13]           Les demanderesses font valoir que la décision de la SAR n’est ni cohérente ni intelligible relativement aux questions essentielles de crédibilité et de protection de l’État. Comme elle a conclu que les conclusions défavorables de la SPR touchant la crédibilité n’étaient pas raisonnables, la SAR aurait dû reconnaître que ces mêmes conclusions lacunaires ne permettaient pas à la SPR d’écarter la preuve de Mme Green concernant ses efforts visant à obtenir la protection de la police.

[14]           Les demanderesses soutiennent par ailleurs que la SAR comme la SPR ont ignoré des éléments de preuve corroborant leurs tentatives en vue d’obtenir la protection de l’État ainsi qu’une preuve contradictoire concernant cette protection. La SPR a fait fi du témoignage de Mme Green selon lequel la lettre de la police n’était pas exacte en ce qui regarde les avis que celle‑ci prétend avoir fournis, et a négligé le fait que cette lettre, sur laquelle la Commission s’est fondée, avait été envoyée après le départ de la demanderesse de la Jamaïque. La SAR s’est trompée en convenant que la SPR avait examiné des éléments de preuve contradictoires.

La position du défendeur

[15]           S’agissant de la norme de contrôle que la Cour doit appliquer à la décision de la SAR, le défendeur n’est pas du même avis que la Cour, qui a décidé dans Huruglica qu’elle devait examiner les décisions de la SAR ayant trait à la norme de contrôle suivant celle de la décision correcte, et fait valoir que la Cour devrait appliquer la norme de la raisonnabilité.

[16]           Le défendeur note que la SAR est un tribunal spécialisé jouissant d’une expertise. Les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR sont examinées par la Cour suivant la norme de la raisonnabilité, et rien ne justifie qu’il en aille autrement pour les conclusions de la SPR concernant la norme de contrôle.

[17]           Le défendeur soutient que même si le choix de la norme de contrôle appropriée est une question juridique, celles qui concernent l’interprétation par le tribunal de sa propre loi habilitante et son propre fonctionnement sont soumises à la norme de la raisonnabilité (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 45 et 46 [Alberta Teachers’ Association]). Une analyse contextuelle amène aussi à conclure que la Cour devrait appliquer la norme de la raisonnabilité.

[18]           Le défendeur avance que la norme de contrôle que la SAR doit appliquer aux décisions de la SPR est celle de la raisonnabilité.

[19]           La raisonnabilité est la norme réputée s’appliquer aux tribunaux d’appel administratifs, surtout lorsqu’ils interprètent leur loi habilitante ou une loi étroitement liée à leur fonction et qui leur est familière (Budhai c Canada (Procureur général), 2002 CAF 298; Canada (Procureur général) c White, 2011 CAF 190; Dunsmuir, aux paragraphes 47 à 49; Alberta Teachers’ Association, au paragraphe 39; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 11 à 17; Front des artistes canadiens c Musée des beaux‑arts du Canada, 2014 CSC 42, au paragraphe 13). Le défendeur note qu’il n’existe aucune exception justifiant de s’écarter de la norme présumée de la raisonnabilité.

[20]           Le défendeur souscrit à la jurisprudence d’après laquelle, quelle que soit la norme de contrôle, la SAR doit faire preuve de déférence à l’endroit de la SPR lorsqu’elle examine des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, comme les conclusions en matière de crédibilité ou l’évaluation de la preuve documentaire (Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182, au paragraphe 29 [Khachatourian]).

[21]           Quant aux conclusions de la SAR d’après lesquelles la SPR s’est trompée dans ses déterminations concernant la crédibilité, mais pas sur la protection de l’État, le défendeur soutient que ce n’est pas une incohérence de la part de la SAR. Il fait remarquer que celle‑ci n’a qualifié de déraisonnable qu’une seule conclusion spécifique touchant la crédibilité. Les autres conclusions étaient raisonnables et ont servi à déterminer que les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Il incombe à ces dernières d’établir qu’elles ont fait des efforts, infructueux, en vue d’obtenir cette protection (Canada (Ministre de de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] ACF no 1189, au paragraphe 7 (CAF); Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, au paragraphe 52; Zhuravlvev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 507, aux paragraphes 19 et 31; Lozada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 397, au paragraphe 28). La SAR a raisonnablement conclu que la SPR avait examiné la preuve documentaire et qu’elle n’avait pas commis d’erreur en estimant que la Jamaïque offrait une protection étatique adéquate à ses citoyens, ou en confirmant la conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption de protection adéquate de l’État pour les victimes de violence conjugale en Jamaïque.

Quelle norme de contrôle s’applique à l’examen de la décision de la SAR par la Cour?

[22]           Depuis quelques mois, de nombreuses affaires concernent la norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux décisions de la SAR intéressant la norme dont elle‑même doit se servir pour examiner les appels visant les décisions de la SPR. Comme le note la demanderesse, aux paragraphes 25 à 33 de Huruglica, le juge Phelan s’est livré à une analyse détaillée à l’issue de laquelle il a conclu que la Cour devrait examiner le choix de la norme de contrôle par la SAR suivant la norme de la décision correcte. D’autres décisions ont adopté la même approche, notamment Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 20 [Iyamuremye]; Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 702, au paragraphe 17 [Alvarez]; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858, aux paragraphes 14 et 15 [Yetna]; Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975, aux paragraphes 18 et 19 [Triastcin]; Tamayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1127, au paragraphe 18 [Tamayo]; et Bahta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1245, au paragraphe 10 [Bahta].

[23]           Plus récemment, après avoir effectué à son tour une analyse détaillée, la juge Gagné est parvenue à la conclusion opposée dans Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063, aux paragraphes 17 à 26 [Akuffo], à savoir que la Cour devrait appliquer la norme de la raisonnabilité aux décisions de la SAI concernant la norme de contrôle. Dans cette décision, la juge Gagné a estimé que la question de la norme de contrôle applicable par la SAR n’est pas de celles qui revêtent une importance capitale pour le système juridique, quand bien même elle échapperait à l’expertise de la SAR, et qu’aucune autre circonstance n’autorise à s’écarter de la norme de la raisonnabilité, qui est la norme présumée (voir également l’analyse du juge Martineau dans Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080, aux paragraphes 13 à 37 [Djossou], qui conclut également que la Cour devrait appliquer la norme de la raisonnabilité).

[24]           La question devra être clarifiée une fois pour toutes par la Cour d’appel fédérale.

[25]           En l’espèce, que j’applique la norme de la raisonnabilité ou celle de la décision correcte ne fait aucune différence. Les erreurs contenues dans la décision de la SAR exigent de faire droit au contrôle judiciaire, comme je l’explique plus loin. Ceci étant dit, j’ai appliqué la norme de la raisonnabilité.

Quelle norme de contrôle la SAR doit‑elle appliquer dans le cadre d’un appel visant une décision de la SPR?

[26]           La jurisprudence a invariablement établi que c’était une erreur susceptible de contrôle de la part de la SAR que d’exercer une fonction de contrôle judiciaire et d’appliquer la norme de la raisonnabilité aux décisions de la SPR. La SAR doit plutôt remplir sa fonction de tribunal d’appel; Huruglica, au paragraphe 54; Iyamuremye, au paragraphe 38; Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952, au paragraphe 10; Guardado c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 953, au paragraphe 4; Diarra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1009, au paragraphe 29; Djossou, au paragraphe 37; Bahta, aux paragraphes 11 à 16; Aloulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1236, aux paragraphes 52 à 59 [Aloulou]; Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1145, au paragraphe 22 [Bui]; Genu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 129, au paragraphe 30 [Genu]; Alvarez, au paragraphe 30; et la liste des décisions continue de s’allonger).

[27]           Certaines décisions jurisprudentielles estiment qu’en ce qui touche les questions de crédibilité, la SAR pourrait ou devrait s’en remettre à la SPR puisque cette dernière a entendu les témoins directement, qu’elle a eu la possibilité de les interroger sur leur témoignage ou qu’elle a bénéficié d’un avantage dont est privée la SAR : Huruglica, au paragraphe 55; Iyamuremye, au paragraphe 40; Akuffo, au paragraphe 27; Alvarez, au paragraphe 33; Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859, au paragraphe 14; Allalou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1084, aux paragraphes 17 à 20; Sajad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1107, aux paragraphes 19, 20 et 26; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1208, au paragraphe 25; Yin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1209, au paragraphe 34; Bui, au paragraphe 25; Genu, aux paragraphes 26 et 28). Comme le notait le juge Noël dans Khachatourian, au paragraphe 31, la SAR devrait remplir son rôle de tribunal d’appel, sans que les conclusions relatives à la crédibilité ne reçoivent nécessairement le même degré de déférence en appel qu’en contrôle judiciaire.

[28]           La jurisprudence reste nuancée sur la question de savoir si la SAR doit mener une analyse indépendante pour confirmer la décision de la SPR ou l’écarter et lui substituer sa propre décision (Tamayo, au paragraphe 21; Huruglica, au paragraphe 55; Yetna, aux paragraphes 16 à 20; Njeukam, au paragraphe 14; Aloulou, au paragraphe 63).

[29]           En l’espèce, la SAR a conclu qu’elle devait employer la norme de la raisonnabilité pour examiner la décision de la SPR, et a instruit un contrôle judiciaire plus qu’un appel. Quoique la SAR ait envisagé son rôle de façon erronée, elle ne bénéficiait d’aucune jurisprudence de la Cour pour la guider lorsqu’elle a statué sur ce point.

[30]           Bien que la SAR ait commis une erreur dans son application de la norme de contrôle, il convient, plutôt que de trancher simplement la demande sur cette base, d’approcher de manière plus pratique les questions soulevées par les demanderesses dans le cadre du présent contrôle judiciaire. La Cour d’appel formulera en temps voulu des directives opportunes sur le rôle de la SAR en tant que juridiction d’appel et la norme de contrôle qu’elle doit employer.

[31]           Comme je l’ai déjà noté, la jurisprudence maintient généralement que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité méritent la déférence de la SAR. Dans la présente affaire, bien qu’elle ait conclu que la norme de la raisonnabilité s’appliquait, la SAR ne s’en est pas remise à la SPR au chapitre de la crédibilité. La SAR a estimé que les conclusions regardant la crédibilité – à tout le moins celle qui concerne l’omission dans le témoignage de Mme Green, et sans doute celles qui sont plus générales – étaient déraisonnables. Même si la norme de la raisonnabilité n’aurait pas dû s’appliquer, la conclusion de la SAR aurait donc été la même; les conclusions en matière de crédibilité auraient été jugées erronées car non étayées par la preuve.

[32]           La SAR s’en est toutefois remise à la SPR pour ce qui est de son évaluation de la protection de l’État et de sa conclusion selon laquelle les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption du caractère suffisant de cette protection.

La SAR a‑t‑elle commis une erreur en tirant une conclusion déraisonnable quant à l’évaluation de l’existence de la protection de l’État par la SPR?

[33]           La SAR a conclu qu’il était raisonnable que la SPR décide qu’il existait une protection adéquate de l’État et que les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption s’y rapportant, même si elle l’a fait après avoir conclu que les tentatives de Mme Green pour obtenir cette protection n’étaient pas crédibles. La SAR a cité dans sa propre décision, en les paraphrasant et en les reproduisant, certaines parties de la décision de la SPR où celle‑ci affirme clairement que les conclusions relatives à la protection de l’État étaient fondées sur celles qui concernaient la crédibilité.

[34]           La SAR a estimé que le fait que Mme Green ait omis de mentionner dans son témoignage qu’elle craignait que M. Bryan ne tue sa fille n’était pas déterminant quant à la crédibilité, compte tenu de l’explication qu’elle a fournie. La SAR a noté : « [l]a conclusion de la SPR selon laquelle les appelantes manquent de crédibilité n’est donc pas étayée de manière suffisante par la preuve. »

[35]           Même si le défendeur soutient que la SAR n’a relevé comme erreur qu’une conclusion spécifique en matière de crédibilité, je n’en suis pas convaincue. La SAR a spécifiquement parlé de l’omission dans le témoignage de Mme Green et de l’explication qu’elle en a donnée comme d’une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité, mais ses autres commentaires sont plus généraux et ne précisent pas si elle a accepté certaines conclusions en matière de crédibilité et rejeté d’autres, ou si elle a conclu que dans l’ensemble, les conclusions de la SPR à ce chapitre n’étaient pas raisonnables. Comme elle a estimé que la SPR n’avait pas tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe qui intéressent l’évaluation plus générale de la crédibilité, je suis plus encline à penser que, pour la SAR, la SPR s’est trompée dans son évaluation de la crédibilité globale de la demanderesse.

[36]           La SAR a noté que la SPR avait admis les allégations de Mme Green selon lesquelles elle était victime de violence conjugale. La SPR devait donc tenir compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, « pas seulement pour la forme, comme cela semble être le cas ». La SAR a relevé l’exemple où la SPR a déclaré à Mme Green que c’était à elle de se calmer, après qu’elle eut expliqué qu’elle était nerveuse de témoigner.

[37]           Ayant estimé que les conclusions en matière de crédibilité étaient déraisonnables, la SAR n’avait aucune raison de confirmer la conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption de protection adéquate de l’État.

[38]           La SAR a estimé que la SPR avait tenu compte de l’efficacité des efforts de l’État pour faire face aux violences conjugales en Jamaïque et qu’elle avait considéré des éléments de preuve contradictoires. La SAR a déclaré : « L’analyse de la SPR concernant la question de la protection de l’État est approfondie, compte tenu du fait que la décision a été rendue de vive voix, et elle tient compte des principes de la protection de l’État ainsi que de la situation et du profil particuliers de l’appelante ».

[39]           En parvenant à cette décision, la SAR s’est référée aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Par exemple, la SPR a estimé que les autorités avaient conseillé à Mme Green de se rendre au bureau de la cour pour demander « à ce que M. Bryan soit assigné à témoigner relativement aux menaces qu’il a proférées ». Mme Green a déclaré durant son témoignage qu’elle n’en avait pas été informée et qu’elle ne savait pas qu’elle disposait de cette option. La SAR a noté : « Toutefois, comme il a été mentionné précédemment, compte tenu des conclusions qu’il a tirées quant à la crédibilité, le tribunal rejette la déclaration de la demandeure d’asile principale selon laquelle la police ne lui a pas conseillé de demander à ce que M. Bryan soit assigné à témoigner relativement aux menaces qu’il a proférées. » Je ne suis pas certaine de savoir si l’expression « le tribunal » désigne la SAR ou la SPR, compte tenu de la mention de « la demandeure d’asile principale » plutôt que de « l’appelante », comme ailleurs dans la décision de la SAR, et de l’emploi du présent, qui peut suggérer que la SAR parle d’elle‑même quand elle dit le « tribunal ».

[40]           La SAR a également noté que la SPR avait conclu que Mme Green s’était fait conseiller par une amie de la famille de rapporter officiellement tous les incidents à la police et que rien n’indiquait que plus d’un rapport final avait été produit en preuve. La SPR n’avait pas jugé crédible que Mme Green se soit adressée à la police comme elle le prétendait.

[41]           La SAR reprend simplement les conclusions de la SPR en matière de crédibilité sans effectuer d’analyse indépendante, alors qu’elle a estimé plus tôt dans sa décision que la conclusion de la SPR selon laquelle « les appelantes manqu[aient] de crédibilité » n’était pas suffisamment étayée par la preuve.

[42]           Les demanderesses ont également fait valoir à la SAR que le défaut de rechercher de l’aide auprès d’autres ONG n’était pas pertinent pour réfuter la protection de l’État, conformément aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. La SAR a reconnu ce point, mais estimé que la SPR avait examiné la situation des victimes de violence conjugale en Jamaïque et que « [m]ême si [elle] n’a pas fourni de précisions concernant les éléments de preuve contradictoires, une lecture attentive révèle que la SPR en a tenu compte ».

[43]           Quand bien même la norme de la raisonnabilité trouvait à s’appliquer, cette conclusion de la SAR n’est nullement appuyée par une « lecture attentive » de la décision de la SPR. Cette décision compte trois pages, dont l’une traite de la protection de l’État. La SPR n’a aucunement fait allusion à des éléments de preuve contradictoires, mais a plutôt conclu que la police lui avait donné un conseil qu’elle n’avait pas suivi. De plus, la SAR ne s’est pas livrée à une évaluation indépendante de la preuve liée au caractère suffisant de la protection de l’État ou aux efforts faits par la demanderesse pour s’en prévaloir.

Conclusion

[44]           Comme je l’ai noté plus haut, la norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux fins du contrôle judiciaire de décisions de la SAR, le rôle de cette dernière et la norme de contrôle qu’elle doit utiliser dans les appels visant des décisions de la SPR, doivent être clarifiés par la Cour d’appel.

[45]           Si la présente demande de contrôle judiciaire visant la décision de la SAR est soumise à la norme de la raisonnabilité, je conclus que la décision est déraisonnable puisqu’elle n’est ni intelligible ni justifiée au regard du dossier. La SAR a commis une erreur en exerçant une fonction qui relevait davantage du contrôle judiciaire que de l’appel. De plus, elle s’est trompée en s’appuyant sur des conclusions en matière de crédibilité qu’elle a jugées déraisonnables, pour confirmer que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État, et en n’évaluant pas de manière indépendante le caractère suffisant de cette protection ni les efforts des demanderesses pour s’en prévaloir.

[46]           En l’espèce, l’issue serait la même que la Cour emploie la norme de la décision correcte ou de la raisonnabilité pour procéder au contrôle judiciaire. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel est renvoyé à la SAR pour qu’elle le réexamine;

2.                  Aucune question n’est proposée aux fins de certification.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑578‑14

 

INTITULÉ :

SHERIKA COLEENA GREEN ET CASEY LANAE BRYAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 31 mars 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge kane

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Jason Currie

 

POUR LES demanderesseS

 

Sharon Stewart Guthrie

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Windsor (Ontario)

 

POUR LES demanderesseS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

 

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