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Date : 20150421

Dossier : IMM-5137-13

Référence : 2015 CF 511

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 21 avril 2015

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

GYULA KOTAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La présente demande concerne une interdiction de territoire, datée du 22 juillet 2013, prononcée par un commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés (commissaire) en vertu de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire au motif qu’il avait été déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

[2]                 Les faits non contestés qui ont mené à la décision visée par le présent contrôle sont énoncés comme suit dans le mémoire des faits et du droit du demandeur :

[traduction]

Le demandeur, Monsieur Gyula Kotai, est né le 9 décembre 1985, à Miskolc, en Hongrie. Il a quitté la Hongrie le 2 novembre 2012 et est arrivé au Canada après une brève escale à Varsovie, en Pologne. M. Kotai a été interrogé au point d’entrée, et il a affirmé à l’agent qu’il croyait qu’il avait été déclaré coupable de voies de fait causant de légères lésions corporelles en 2007. Sa conviction était fondée sur une lettre qu’il avait reçue. Au point d’entrée, le demandeur a expliqué à l’agent qu’il ne s’était pas présenté en cour et que, lors de l’incident, il avait agi en légitime défense.

L’incident ayant mené à la « condamnation » est survenu en 2007. Le demandeur rentrait du travail à pied lorsque trois skinheads l’avaient confronté. Le demandeur les avait identifiés aux bottes et aux uniformes noirs que les individus portaient. Les skinheads avaient commencé à insulter M. Kotai, qui n’avait rien fait en guise de représailles. Un des skinheads avait donné un coup de poing à la bouche au demandeur tandis qu’un deuxième avait brandi un couteau. Pour tenter de se défendre, M. Kotai et le deuxième skinhead s’étaient trouvés à lutter ensemble au sol. Le demandeur avait pu s’emparer du couteau et poignarder son agresseur à la jambe, ce qui lui avait permis de se libérer et de rentrer chez lui en courant. Quelques jours plus tard, des policiers s’étaient présentés chez le demandeur et l’avaient conduit au poste pour l’interroger. Au poste de police, M. Kotai avait expliqué aux agents les détails de la bagarre et que, lorsqu’il avait poignardé le skinhead, il avait agi en légitime défense. On avait alors dit au demandeur qu’on lui communiquerait une date d’audience et il avait été autorisé à rentrer chez lui.

Quelque temps plus tard, le demandeur a reçu une lettre par la poste qui exposait les grandes lignes de son témoignage, du témoignage du skinhead et du rapport du médecin au sujet des blessures subies par le skinhead. Le demandeur croit aussi que la lettre l’avisait qu’il avait été déclaré coupable de voies de fait causant de légères lésions corporelles et avait été condamné à une période de probation de deux ans. Le 22 juillet 2013, M. Kotai a assisté à une enquête. Au terme de l’enquête, une mesure de renvoi a été prise contre lui.

[3]               Dans la décision visée par le présent contrôle, l’agent a formulé la déclaration préliminaire suivante concernant les éléments de preuve disponibles sur lesquels il pouvait fonder sa décision :

[traduction]

En vertu de l’article 173 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Section de l’immigration n’est liée par aucune règle légale ou technique de preuve et elle peut recevoir les éléments de preuve qu’elle estime crédibles ou dignes de foi et fonder sur eux sa décision.

(Dossier certifié du tribunal, page 65)

[4]               L’agent a ensuite rendu la décision suivante :

[traduction]

Les principaux éléments de preuve sur lesquels je m’appuie aujourd’hui pour établir que M. Kotai a fait l’objet d’une déclaration de culpabilité en Hongrie tiennent aux déclarations qu’il a faites aux agents au point d’entrée le 23 novembre 2012 ainsi qu’à son témoignage aujourd’hui. En-dehors de ces déclarations, il n’y a aucun élément de preuve objective, indépendante et fiable établissant que M. Kotai a été déclaré coupable ou la date à laquelle ce serait arrivé. Le dossier du ministre ne comporte aucun certificat de déclaration de culpabilité ni aucun compte rendu du jugement de l’organisme ou du tribunal responsable de la détermination de la peine. Il n’y a pas de rapports de police fournissant des renseignements indépendants au sujet de l’événement qui a mené à la déclaration de culpabilité, et la loi étrangère en vertu de laquelle M. Kotai aurait été déclaré coupable n’est pas fournie non plus. Et par là, j’entends un document émis par le pays montrant cette loi étrangère applicable.

Toutefois, le ministre, grâce à ses propres recherches, et je dis cela parce que le ministre est un homme, a trouvé la loi vraisemblablement appliquée pour condamner M. Kotai, soit le Code criminel hongrois, et plus précisément le paragraphe 170(1) de ce Code.

Il y a des questions, c’est certain. Le ministre a rencontré M. Kotai le 21 novembre 2012, et il aurait eu huit mois entre ce moment et aujourd’hui pour recueillir le genre de renseignements qui sont requis pour soutenir de manière convaincante que M. Kotai est interdit de territoire. Toutefois, je constate que les documents à communiquer ne contiennent rien qui confirme l’existence d’une déclaration de culpabilité à l’endroit de M. Kotai et il n’y a aucun renseignement non plus concernant des efforts que le ministre aurait faits à cet égard.

La question qui se pose est donc celle de savoir si le tribunal peut s’appuyer uniquement sur les déclarations faites par M. Kotai au point d’entrée et aujourd’hui.

Malgré tout ce que j’ai dit, je répondrai à cette question par l’affirmative.

[…]

Compte tenu de l’information dont la Section dispose aujourd’hui, j’estimerais que le témoignage de M. Kotai lui-même selon lequel il a été déclaré coupable de voies de fait causant de légères lésions corporelles constitue des renseignements crédibles et convaincants et la Section peut se fier à ces renseignements, malgré l’incapacité du ministre à fournir d’autres éléments de preuve corroborants.

Il convient de préciser que le seuil pour établir l’allégation relative à la grande criminalité à l’étranger est celui des motifs raisonnables de croire, ce qui est une norme assez peu exigeante. Il s’agit d’une conviction de bonne foi dans une possibilité sérieuse fondée sur des éléments de preuve crédibles.

Le tribunal a trouvé que le témoignage de M. Kotai était crédible et, compte tenu de ce qu’il a dit aux agents au point d’entrée et de ce qu’il a affirmé aujourd’hui, le tribunal peut conclure qu’il a effectivement fait l’objet d’une déclaration de culpabilité.

[Non souligné dans l’original.]

(Décision, dossier certifié du tribunal, pages 66 et 67)

[5]               Pour ce qui est de savoir si l’application de l’article 173 de la LIPR est raisonnable, dans un contrôle judiciaire, chaque cas doit être évalué selon les faits qui lui sont propres. L’on ne saurait trop insister en l’espèce sur le principe selon lequel la spéculation ne peut pas servir comme preuve pour établir un fait. Indépendamment de la marge de manœuvre dont dispose le commissaire pour tirer des conclusions de fait, la spéculation ne peut pas constituer un [traduction« élément de preuve crédible » lorsque le décideur se demande s’il a [traduction« une conviction de bonne foi dans une possibilité sérieuse fondée sur des éléments de preuve crédibles », ce qui correspond à la norme de preuve appliquée par le commissaire.

[6]               Le seul fait établi par le témoignage du demandeur en l’espèce est qu’il croyait qu’il avait été déclaré coupable d’un crime; son affirmation de cette conviction est pure spéculation et elle n’a aucune valeur probante pour ce qui est de prouver qu’il a effectivement été déclaré coupable d’un crime. Ni le commissaire, le conseil du ministre, ni le demandeur ne disposaient d’aucun élément de preuve qui permettait d’établir que le demandeur avait été [traduction« déclaré coupable »; l’expression a un sens qui dépend du contexte dans lequel il est employé. Pour faire une comparaison avec une déclaration de culpabilité au Canada, des éléments de preuve doivent certainement être présentés pour démontrer que les actes d’un État étranger peuvent être considérés comme une [traduction] « déclaration de culpabilité » au sens où cette expression est entendue au Canada. En l’espèce, comme le commissaire l’a soigneusement exposé, il n’y en avait aucun. Le demandeur a été interrogé par la police; on lui a dit qu’il recevrait un avis de comparution en cour; il n’a pas reçu d’avis; il n’a pas comparu en cour; mais il a reçu de la documentation par la poste qu’il croyait constituer la preuve qu’il avait été déclaré coupable d’un crime. Les éléments de preuve démontrent que le demandeur ne comprenait pas le sens des documents qu’il avait reçus, mais il s’est néanmoins senti capable de proposer une explication spéculative.

[7]               Après avoir entendu l’explication spéculative du demandeur, le commissaire s’est engagé à son tour dans de la spéculation quant à la loi hongroise en vertu de laquelle la [traduction« déclaration de culpabilité » aurait été prononcée. Tirer une conclusion relativement au droit étranger au motif qu’une certaine loi est « vraisemblablement » pertinente constitue certainement de la spéculation. En conséquence, je conclus qu’il n’y avait aucun motif justifiant que le commissaire conclue que le demandeur avait été [traduction] « déclaré coupable » d’une infraction d’une manière qui pourrait se comparer à une [traduction] « déclaration de culpabilité » en droit canadien.

[8]               En outre, pour les motifs suivants, j’estime que la comparaison de la déclaration de culpabilité alléguée en Hongrie au droit des voies de fait causant des lésions corporelles au Canada a été faite sur le fondement d’une erreur de droit parce que le commissaire s’est fié à une disposition désuète du Code criminel canadien concernant la légitime défense.

[9]               Le commissaire a tiré les conclusions suivantes concernant la question de la légitime défense :

[traduction]

Pour se prévaloir de ce moyen de défense, M. Kotai aurait dû repousser l’attaque d’une manière ne visant pas à causer la mort ou des lésions corporelles graves et sans appliquer plus de force que nécessaire. Selon mon appréciation, après que M. Kotai s’est emparé du couteau, qu’il craignait qu’on utilise pour l’attaquer, il aurait pu s’enfuir avec le couteau, le soustrayant ainsi à la portée de la victime, qu’il craignait. Toutefois, il a poignardé la victime, a jeté le couteau au sol, puis s’est enfui. Il n’a même pas pris le couteau avec lui pour s’assurer qu’il ne serait pas suivi avec le couteau.

J’estime que M. Kotai a peut-être employé plus de force qu’il était nécessaire ou requis et que supposait l’étendue de l’agression pour se défendre. N’oublions pas que cette victime avait seulement insulté M. Kotai. Puis elle a brandi un couteau. Aussi, M. Kotai aurait pu quitter les lieux ou battre en retraite ou se désengager du conflit.

Tout bien considéré, la Section ou le tribunal hésite à conclure qu’il aurait été exonéré de responsabilité pour sa conduite en vertu des articles 34 à 37 du Code criminel du Canada. En conséquence, l’évaluation de l’équivalence par le tribunal est maintenue.

[Non souligné dans l’original.]

(Décision, Dossier certifié du tribunal, pages 72 et 73)

[10]           L’avocat du demandeur soutient que cette analyse est problématique parce qu’en concluant que le demandeur « a peut-être employé plus de force qu’il était nécessaire ou requis », le commissaire semble s’être appuyé sur une version antérieure du paragraphe 34(1) du Code, qui est ainsi rédigé :

34. (1) Toute personne illégalement attaquée sans provocation de sa part est fondée à employer la force qui est nécessaire pour repousser l’attaque si, en ce faisant, elle n’a pas l’intention de causer la mort ni des lésions corporelles graves.

[11]           Toutefois, le 11 mars 2013, la Loi sur l’arrestation par des citoyens et la défense légitime, LC 2012, c 9, a modifié les dispositions du Code criminel relatives à la défense légitime et, en conséquence, l’article 34 est maintenant ainsi libellé :

34. (1) N’est pas coupable d’une infraction la personne qui, à la fois :

a) croit, pour des motifs raisonnables, que la force est employée contre elle ou une autre personne ou qu’on menace de l’employer contre elle ou une autre personne;

b) commet l’acte constituant l’infraction dans le but de se défendre ou de se protéger — ou de défendre ou de protéger une autre personne — contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force;

c) agit de façon raisonnable dans les circonstances.

(2) Pour décider si la personne a agi de façon raisonnable dans les circonstances, le tribunal tient compte des faits pertinents dans la situation personnelle de la personne et celle des autres parties, de même que des faits pertinents de l’acte, ce qui comprend notamment les facteurs suivants :

a) la nature de la force ou de la menace;

b) la mesure dans laquelle l’emploi de la force était imminent et l’existence d’autres moyens pour parer à son emploi éventuel;

c) le rôle joué par la personne lors de l’incident;

d) la question de savoir si les parties en cause ont utilisé ou menacé d’utiliser une arme;

e) la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties en cause;

f) la nature, la durée et l’historique des rapports entre les parties en cause, notamment tout emploi ou toute menace d’emploi de la force avant l’incident, ainsi que la nature de cette force ou de cette menace;

f.1) l’historique des interactions ou communications entre les parties en cause;

g) la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force;

h) la question de savoir si la personne a agi en réaction à un emploi ou à une menace d’emploi de la force qu’elle savait légitime.

[12]            Je suis d’accord avec l’avocat du demandeur lorsqu’il soutient que l’erreur de droit a amené le commissaire à méconnaître complètement les facteurs énumérés au paragraphe 34(2), qui doivent être soupesés dans le cadre du processus décisionnel pour déterminer si l’acte allégué a été commis en légitime défense.

[13]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu’il y a erreur susceptible de contrôle judiciaire dans la décision visée par le présent contrôle.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      La décision visée par le présent contrôle est annulée.

2.      Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5137-13

 

INTITULÉ :

GYULA KOTAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 AVRIL 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 21 AVRIL 2015

COMPARUTIONS :

Aadil Mangalji

POUR LE DEMANDEUR

Ian Hicks

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Long Mangalji LLP

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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