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Date : 20150216


Dossier : T-69-14

Référence : 2015 CF 186

Ottawa (Ontario), le 16 février 2015

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

JEAN-MARC POULIN DE COURVAL

ÈS QUALITÉ DE SYNDIC À LA

FAILLITE D'ERGÜN BOULOUD

demandeur

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Jean-Marc Poulin de Courval (le syndic) agit comme syndic à la faillite de monsieur Ergün Bouloud. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire qu’il a déposée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, le syndic conteste une décision rendue le 10 décembre 2013 par Jonathan Ledoux-Cloutier (le délégué du ministre) agissant au nom du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre ou le défendeur). Dans cette décision, le délégué du ministre a refusé de restituer les fonds saisis et confisqués par des agents de douanes auprès de monsieur Bouloud en application de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 [la Loi]. Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I.                   Contexte

[2]               Le contexte factuel relié au présent dossier est important pour comprendre les changements d’acteurs intervenus dans le dossier et pour saisir la nature du litige opposant les parties.

A.                La saisie

[3]               Le 23 janvier 2009, monsieur Bouloud a fait cession de ses biens auprès du syndic en vertu des dispositions de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B-3 [LFI]. Dans son bilan statutaire, il a déclaré un passif de 94 652 $, constitué en presque totalité de dettes dues à des compagnies émettrices de cartes de crédit et un actif de 145 $.

[4]               En janvier 2009, la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) avait été informée que monsieur Bouloud s’apprêtait à faire faillite et à quitter le pays avec plus de 10 000 $ en sa possession. Après avoir consulté le dossier de crédit de monsieur Bouloud et constaté une augmentation récente et significative de son niveau d’endettement, la GRC a demandé à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) d’émettre un avis de guet à l’endroit de monsieur Bouloud. La preuve démontre qu’entre le 8 et le 29 décembre 2008, monsieur Bouloud avait retiré un total de 84 207, 50 $ en avances de fonds sur des cartes de crédit.

[5]               Le 1er février 2009, monsieur Bouloud s’est présenté à l’aéroport Pierre-Trudeau pour prendre un vol à destination de la Turquie. Il a été intercepté par des agents des douanes de l’ASFC qui lui ont demandé s’il était en possession de devises ou autres instruments monétaires d’une valeur égale ou supérieure à 10 000 $. Après avoir hésité, monsieur Bouloud a répondu qu’il quittait le pays pour une durée de deux mois et qu’il ne savait pas exactement le montant d’argent qu’il transportait. Il s’est par la suite ravisé et a indiqué qu’il transportait la somme exacte de 10 000 $. Une fouille de monsieur Bouloud et des bagages qu’il avait enregistrés a permis de constater qu’il avait en sa possession l’équivalent de 53 157, 83 $ CAD, dont 37 060 $ en devises canadiennes, 10 000 en euros, 100 $ en devises américaines et 105 en livres turques. Questionné sur la provenance des fonds, monsieur Bouloud a expliqué aux agents des douanes qu’il avait amassé ce montant auprès d’un de ses frères et d’amis, et qu’il devait servir à débourser les frais reliés à une chirurgie qu’un de ses frères qui habite en Turquie devait subir. Il a aussi indiqué qu’une partie des espèces en sa possession provenait d’avances de fonds sur ses cartes de crédit. Des reçus trouvés dans ses bagages démontraient des avances de fonds pour un total de 22 000 $.

[6]               Les agents des douanes ont décidé de saisir les espèces que monsieur Bouloud avait en sa possession en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi, parce qu’il ne les avait pas déclarées comme l’exige le paragraphe 12(1) de la Loi. L’article 12 de la Loi impose à toute personne qui entre au Canada ou qui quitte le Canada en ayant en sa possession des espèces d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire, l’obligation de déclarer cette somme à un agent des douanes. En vertu du paragraphe 2(1) du Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002-412 [le Règlement], le montant réglementaire qui requiert une déclaration est fixé à 10 000 $.

[7]               Le paragraphe 18(1) de la Loi prévoit qu’un agent des douanes peut saisir les espèces détenues par une personne s’il a des motifs raisonnables de croire que cette personne a contrevenu au paragraphe 12(1) de la Loi en omettant de déclarer qu’elle s’apprêtait à quitter le Canada en ayant en sa possession une somme égale ou supérieure à 10 000 $ canadiens. L’article 18 du Règlement prévoit diverses pénalités qui peuvent être exigées de la personne ayant fait l’objet de la saisie, lesquelles varient en fonction des montants non divulgués et/ou dissimulés. Le paragraphe 18(2) de la Loi prévoit par ailleurs que l’agent des douanes restitue les espèces saisies sur paiement de la pénalité prévue au règlement, sauf s’il a des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agit soit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel, ou encore de fonds destinés au financement d’activités terroristes. Dans un tel cas, l’agent des douanes confisque les espèces.

[8]               En l’espèce, l’agent des douanes responsable a maintenu la confiscation et il a refusé de restituer à monsieur Bouloud les espèces saisies parce qu’il soupçonnait que les espèces saisies étaient des produits de la criminalité. Fait à noter, monsieur Bouloud n’a pas informé le syndic des événements survenus ni de la saisie dont il avait fait l’objet.

B.                 La demande de révision de monsieur Bouloud

[9]               Il est utile pour comprendre la suite des événements, d’exposer sommairement les mécanismes de recours dont peut se prévaloir une personne qui a fait l’objet d’une saisie-confiscation en vertu de la Loi et qui s’est vue refuser toute restitution.

[10]           L’article 24 de la Loi précise que la saisie-confiscation d’espèces est définitive et qu’elle n’est pas susceptible de révision, de rejet ou de toute forme d’intervention autre que celles prévues aux articles 24.1 et 25 de la Loi.

[11]           En vertu de l’article 25 de la Loi, une personne ayant fait l’objet d’une saisie-confiscation peut s’adresser au ministre dans les 90 jours suivant la saisie pour lui demander de décider s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) de la Loi. Le ministre saisi d’une telle demande rend alors une décision au terme de l’article 27 et détermine s’il y a eu ou non contravention au paragraphe 12(1) de la Loi. S’il décide qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), le ministre est ensuite appelé à rendre une deuxième décision au terme de l’article 29 de la Loi dans le cadre de laquelle il doit décider s’il confirme la confiscation des espèces au profit de Sa Majesté la Reine du chef du Canada ou s’il restitue la somme saisie à son propriétaire.

[12]           Le 29 avril 2009, monsieur Bouloud a, par l’entremise de son avocate, Me Brigitte Martin, et sans en informer le syndic, adressé à l’ASFC une lettre d’opposition à la saisie pratiquée à son endroit. L’ASFC a traité cette demande comme constituant une demande de révision de la décision de l’agent des douanes en vertu de l’article 25 de la Loi.

[13]           Dans sa demande, et pour tenter d’établir la provenance légitime des espèces saisies, monsieur Bouloud a maintenu que les fonds saisis lui appartenaient et qu’ils avaient été amassés auprès de parents et d’amis pour débourser les frais liés à une chirurgie que devait subir son frère en Turquie. La demande mentionne le nom de six personnes qui auraient prêté un total de 76 000 $ au demandeur. Des déclarations signées par ces six personnes étaient jointes à la demande.

[14]           Il n’était pas contesté que monsieur Bouloud avait contrevenu au paragraphe 12(1) de la Loi et par conséquent, la seule décision en cause était celle que devait rendre le ministre en vertu de l’article 29 de la Loi. Il devait décider s’il maintenait ou non la confiscation.

[15]           Dans une lettre du 29 juin 2009 adressée à monsieur Bouloud, l’arbitre Martin Bélanger a exposé le processus de la demande de restitution. Il a notamment résumé les circonstances de la saisie, et il a indiqué à monsieur Bouloud que le fardeau lui incombait de démontrer l’origine légale des espèces saisies. L’arbitre a également noté que les explications et documents fournis jusqu’alors ne lui apparaissaient pas suffisants pour « dissiper les motifs fondés par l’agent saisissant de soupçonner que les espèces saisies sont des produits de la criminalité ou doivent servir à financer des activités terroristes ».

[16]           Entre juillet et novembre 2009, il y a eu plusieurs correspondances échangées entre Me Martin et l’arbitre qui, entre-temps, avait été remplacée par l’arbitre Sonya Brisson. Certaines des correspondances envoyées par l’avocate de monsieur Bouloud étaient accompagnées de documents qui devaient servir à démontrer de façon plus précise la provenance des montants prêtés à monsieur Bouloud.

C.                 L’intervention du syndic dans le dossier et le recours intenté devant la Cour supérieure du Québec

[17]           Le 1er décembre 2009, la GRC a informé le syndic qu’elle avait saisi 26 000 $ auprès de monsieur Bouloud et qu’il avait également fait l’objet d’une saisie exécutée par l’ASFC le 1er février 2009 à l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau. Le syndic a alors confié à son avocat, Me Jean-Philippe Gervais, le mandat d’agir en son nom pour récupérer les sommes saisies par la GRC et par l’ASFC.

[18]           Le 28 janvier 2010, le caporal Daniel Michaud de la GRC a envoyé une lettre à l’ASFC l’informant du statut d’une enquête au sujet de la faillite de monsieur Bouloud. Dans cette lettre, le caporal Michaud a indiqué qu’outre la saisie effectuée par l’ASFC, la GRC avait saisi une somme de 26 000 $ provenant du domicile de monsieur Bouloud. Il a noté que le total des sommes saisies (par la GRC et l’ASFC) s’élevait à 79 157,93 $ et que ce montant s’apparentait au total des avances de fonds retirées par monsieur Bouloud en novembre et décembre 2008. Le caporal Michaud a également indiqué que monsieur Bouloud faisait l’objet d’accusations criminelles, notamment d’un chef d’accusation de recyclage des produits de la criminalité et de 18 chefs d’accusation de fraude.

[19]           Une correspondance du 16 décembre 2009 adressée par l’arbitre à Me Élisabeth Gruffy, une avocate travaillant au bureau de Me Martin, fait ressortir que cette dernière avait demandé à l’arbitre si le syndic avait la possibilité de récupérer les espèces saisies.

[20]           D’autres échanges entre Me Gruffy et l’arbitre démontrent que l’arbitre n’a jamais été convaincu que les explications et documents soumis au nom de monsieur Bouloud établissaient la provenance légitime des espèces saisies par les agents des douanes.

[21]           Dans une lettre qu’elle a adressée à l’arbitre en date du 9 février 2010, Me Gruffy a mentionné pour la première fois l’intention de monsieur Bouloud de verser les espèces saisies, si le ministre acceptait de les lui restituer, au syndic afin qu’elles soient versées à ses créanciers. Elle y a également mentionné que monsieur Bouloud entendait plaider coupable à des accusations de fraude liées aux avances de fonds faites sur ses cartes de crédit et à un chef d’accusation de ne pas avoir déclaré une somme de 53 157,83 $ contrairement aux dispositions de la Loi.

[22]           Dans une lettre datée du 11 mai 2010 adressée à Me Gruffy, l’arbitre a pour la première fois, fait référence à la cession de biens faite par monsieur Bouloud avant la saisie et au fait qu’il n’était toujours pas libéré de sa faillite. L’arbitre a demandé à Me Gruffy de lui confirmer par écrit les démarches qu’elle avait entreprises auprès du syndic en regard de la demande de révision de monsieur Bouloud.

[23]           Me Gruffy lui a répondu en lui faisant parvenir une lettre, datée elle aussi du 11 mai 2010, qu’elle avait adressée à l’avocat du syndic, Me Gervais, dans laquelle elle l’informait des démarches entreprises pour récupérer les sommes saisies par l’ASFC. Me Gruffy informait également Me Gervais que le 14 avril 2010, monsieur Bouloud avait enregistré un plaidoyer de culpabilité à l’égard de huit chefs de fraude en vertu de l’alinéa 380(1)b) du Code criminel, de dix autres chefs de fraude en vertu de l’alinéa 380a) du Code criminel et d’un chef d’accusation de ne pas avoir déclaré à l’exportation qu’il avait en sa possession une somme supérieure à 10 000 $. Me Gruffy a également confirmé à Me Gervais que monsieur Bouloud ne s’opposait pas à ce que les espèces saisies par l’ASFC soient remises au syndic si le ministre acceptait des les restituer.

[24]           Dans une lettre du 11 juin 2010, Me Gervais a informé l’arbitre que le syndic entendait se substituer à monsieur Bouloud et poursuivre le processus de révision pour que les espèces saisies lui soient restituées. Par la même occasion, il a informé l’arbitre qu’il avait entrepris, au nom du syndic, une requête en recouvrement de sommes saisies devant la Cour supérieure du Québec, afin d’obtenir une ordonnance contre la GRC et contre l’ASFC les forçant à remettre au syndic les sommes saisies à l’aéroport et au domicile de monsieur Bouloud. À la demande du syndic, la demande de révision auprès du ministre a été suspendue en attendant l’issue de sa requête en recouvrement devant la Cour supérieure.

[25]           Dans un jugement rendu le 13 octobre 2010 (Bouloud (Syndic de), 2010 QCCS 4840, [2010] JQ no 10325 [Bouloud CSQ]), la Cour supérieure du Québec a accueilli en partie la requête en recouvrement et déclaré que le syndic était le propriétaire ayant droit à la possession de la somme de 26 000 $ saisie par la GRC au domicile du monsieur Bouloud.

[26]           Quant aux espèces saisies par l’ASFC et faisant l’objet de la demande de révision auprès du ministre, le syndic plaidait que la LFI devait avoir préséance sur la Loi et que les sommes saisies devaient lui être remises nonobstant le processus de révision prévu à l’article 25 de la Loi et au pouvoir du ministre en vertu de l’article 29. La Cour supérieure n’a pas retenu les arguments du syndic et elle a jugé que le processus entrepris auprès du ministre par monsieur Bouloud devait suivre son cours. Elle a par ailleurs indiqué que si le ministre décidait de restituer les montants saisis, il devrait alors les remettre au syndic et non à monsieur Bouloud.

[27]           Le syndic a porté ce jugement en appel. La Cour d’appel du Québec a rendu son jugement le 12 juillet 2011 (Bouloud (Syndic de), 2011 QCCA 1813, [2011] JQ 13822 [Bouloud CAQ]), dans lequel elle a essentiellement confirmé la position de la Cour supérieure.

D.                Les représentations du syndic dans le cadre de la demande de révision

[28]           Le processus devant le ministre a par la suite été réactivé et le syndic a soumis ses représentations à l’arbitre. Le 23 août 2012, une première décision du ministre a été rendue. Le syndic a contesté cette décision devant cette Cour au motif que les règles d’équité procédurale n’avaient pas été respectées (dossier T-1800-12). La demande de contrôle judiciaire a été accueillie avec le consentement du ministre et une ordonnance en ce sens à été rendue le 24 juillet 2013. Le dossier a donc été retourné au ministre pour un nouvel examen.

[29]           Le 2 octobre 2013, la demande de révision a été réactivée et la nouvelle arbitre assignée au dossier a envoyé une lettre à Me Gervais. Dans cette lettre, elle a insisté sur le fait que le syndic devait démontrer en détail la provenance de la totalité des espèces saisies et que la preuve documentaire devait établir un lien identifiable entre l’argent saisi et son origine légale. Elle a ajouté que bien qu’il était possible de déduire que certaines devises en possession de monsieur Bouloud pouvaient provenir d’avances de fonds sur ses cartes de crédit, il était également en possession de devises étrangères dont la provenance légale n’avait pas été établie.

[30]           Le syndic a soumis ses représentations à l’arbitre le 17 octobre 2013. Il a réfuté les allégations de monsieur Bouloud quant à l’origine des espèces saisies. Il a pris comme position que la documentation qu’il avait en sa possession établissait clairement que les espèces saisies par l’ASFC provenaient des avances de fonds que monsieur Bouloud avait retiré de ses cartes de crédit, et non de prêts que lui auraient consenti des amis et membres de sa famille.

[31]           Le syndic a en outre avancé à cet égard, que les sommes prétendument prêtées n’avaient pas été déclarées dans le passif de monsieur Bouloud et aucun des présumés prêteurs n’avait produit de réclamation à titre de créancier.

[32]           Le syndic a soumis que les espèces saisies provenaient donc, selon toutes probabilités, des avances de fonds de cartes de crédit retirées par monsieur Bouloud. Le syndic a produit un relevé détaillé des montants retirés par monsieur Bouloud à partir de chacune de ses cartes de crédit entre le 8 décembre 2008 et le 29 décembre 2008, lesquels totalisaient 84 208, 00 $, alors que le montant total des sommes saisies était de 79 157,83 $. Comme monsieur Bouloud n’avait déclaré aucune autre source de revenus dans son bilan statutaire pour cette même période, ni aucun actif, le syndic a invoqué que la seule et unique conclusion raisonnable à laquelle il était possible d’arriver était que les espèces saisies provenaient des retraits en espèces que monsieur Bouloud avait faits. Le syndic a en outre appuyé sa position sur la correspondance de la GRC datée le 28 janvier 2010, dans laquelle la GRC elle-même estimait que les sommes saisies provenaient de toute évidence des avances de fonds sur ses cartes de crédit retirées par monsieur Bouloud.

[33]           Le syndic a soumis que comme monsieur Bouloud s’était procuré les montants en utilisant ses cartes de crédit à la limite des montants autorisés par les institutions financières, les espèces saisies provenaient d’activités de nature civile ou commerciale, et non d’activités criminelles. Au paragraphe 60 de l’affidavit qu’il a souscrit le 17 octobre 2013, le syndic a déclaré que la fraude commise par monsieur Bouloud résiderait non pas dans l’obtention des fonds saisis, mais plutôt dans le fait qu’il ait caché au syndic qu’à la date de la saisie, il détenait toujours les fonds qui ont par la suite été saisis par la GRC et l’ASFC. Le syndic a soumis que dans un tel contexte, les créanciers de monsieur Bouloud ne devraient pas être privés d’actifs qui leur permettraient de récupérer une partie de leur perte.

[34]           Il ressort de divers échanges entre le syndic et l’arbitre que cette dernière lui demandait de démontrer la provenance légitime de la totalité des espèces saisies et exigeait que la preuve documentaire démontre un lien identifiable entre toutes les espèces saisies et leur origine légale. L’arbitre a donné comme exemple les 10 000 euros saisis, et elle a indiqué que la preuve documentaire devait démontrer que monsieur Bouloud avait retiré 15 380 $ canadiens et l’avait ensuite échangé en euros. Le demandeur a soumis à l’arbitre que le fardeau qui lui était imposé était trop élevé et impossible à satisfaire.

[35]           Il ressort également des échanges entre l’arbitre et le syndic que l’arbitre considérait que le plaidoyer de culpabilité de monsieur Bouloud à un certain nombre d’accusations de fraude et qu’elle estimait que la source légitime des fonds demeurait toujours en question. Elle a aussi noté que les avances de fonds avaient été faites au mois de décembre 2008, alors que la saisie était survenue au mois de février 2009, et qu’en raison du délai de quatre à huit semaines entre les retraits et la mesure d’exécution, il pouvait être difficile de relier de façon concluante les avances de fonds aux devises saisies.

II.                La décision contestée

[36]           La décision contestée a été rendue le 10 décembre 2013 par le délégué du ministre. Cette décision reprend essentiellement le rapport de motifs de la décision rédigée par l’arbitre le 5 décembre 2013.

[37]           Dans un premier temps, le délégué du ministre a décidé, en vertu de l’article 27 de la Loi, qu’il y avait eu infraction à la Loi parce que monsieur Bouloud avait omis de déclarer qu’il entendait quitter le Canada avec en sa possession une somme plus élevée que 10 000 $. Il s’est par la suite tourné vers la décision qu’il devait prendre en application de l’article 29 de la Loi, et il a décidé que la confiscation totale des espèces saisies était justifiée parce qu’il n’avait pas été convaincu que les fonds saisis n’étaient pas des produits de la criminalité.

[38]           Le délégué du ministre a, dans un premier temps, répondu à l’argument du syndic selon lequel les espèces saisies provenaient des avances de fonds sur les cartes de crédit faites par monsieur Bouloud et il a conclu que la source légitime de l’entièreté des fonds demeurait toujours en question. Il a en outre noté que les fonds saisis étaient en partie composés de devises étrangères et qu’aucun document ne démontrait leur origine. Il a également noté qu’il s’était écoulé de quatre à huit semaines entre les avances de fonds et la mesure d’exécution et qu’il n’avait donc pas été en mesure de relier de façon concluante les avances de fonds avec les espèces saisies.

[39]           Dans un deuxième temps, le délégué du ministre a jugé que l’origine légitime des espèces demeurait elle aussi en question. À cet égard, il a noté que les avances de fonds avaient été faites par monsieur Bouloud dans le but de frauder les institutions financières qui avaient émis les cartes de crédit pour ensuite s’évader du pays. Il a noté qu’« il a été entendu que les devises saisies ont été obtenues frauduleusement et que monsieur Bouloud a fait face à des chefs d’accusation de fraude. » Il en a conclu que les espèces qui étaient en possession de monsieur Bouloud avaient été obtenues par la commission d’une infraction, soit de la fraude.

[40]           Le délégué du ministre a indiqué qu’il estimait malheureux que les créanciers aient accordé autant de crédit à monsieur Bouloud et qu’ils aient eu à subir une telle perte, mais que le ministre ne pouvait utiliser son pouvoir discrétionnaire parce que les espèces avaient été obtenues illégalement par la commission d’un acte criminel. Il a conclu sa décision avec les commentaires suivants :

En conclusion, la révision ministérielle a tenu compte de la crédibilité de la personne en possession des fonds au moment de la mesure d’exécution et n’a pu être convaincu que les fonds n’étaient pas le produit de la criminalité. Il est entendu que le monsieur Bouloud a plaidé coupable à un certain nombre d’allégations de fraude portées contre lui. De ce fait, la source originale des fonds saisis n’est plus en question puisqu’elle est sans aucun doute de provenance illégale, le produit de la criminalité.

III.             Question en litige et norme de contrôle

[41]           Le syndic soutient que sa demande de contrôle judiciaire soulève deux questions.

[42]           Il présente sa première question comme suit : La LFI a-t-elle priorité sur la Loi en ce qui a trait à la saisine du syndic sur les biens du débiteur? En fait, comme le délégué du ministre n’a pas traité de cette question dans sa décision, la question soulevée par le demandeur devrait plutôt être celle de savoir si le délégué du ministre a erré en omettant de considérer et d’appliquer les dispositions de la LFI dans le traitement de la demande de révision.

[43]           Le demandeur soutient que cette question en est une de droit qui devrait être révisée suivant la norme de la décision correcte. Cette question touche effectivement une question de droit, soit l’interprétation de la LFI et son impact sur l’exercice que fait le ministre de la discrétion qui lui est dévolue à l’article 29 de la Loi. Le ministre n’a pas de familiarité ou d’expertise particulières à l’égard de la LFI et je suis d’avis que son éventuelle interprétation, aux fins de déterminer si ses dispositions doivent être prises en considération dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, pourrait être assujettie à la norme de la décision correcte. Toutefois, et comme je l’expliquerai plus loin, cette question n’est pas déterminante en l’espèce puisque les tribunaux du Québec ont déjà tranché cette question. Par conséquent, le ministre n’avait pas à interpréter les dispositions de la LFI pour rendre sa décision.

[44]           La deuxième question en litige a trait à la raisonnabilité de la décision du délégué du ministre en regard des circonstances du dossier.

[45]           Les parties conviennent, et je partage leur avis, que cette question doit être révisée en appliquant la norme de la raisonnabilité. La Cour d’appel fédérale a énoncé à plusieurs reprises que les décisions rendues par le ministre en vertu de l’article 29 de la Loi sont discrétionnaires et qu’elles doivent être révisées en appliquant la norme de la raisonnabilité (Dag c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 95 au para 4, [2008] ACF no 424; Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 au para 25, [2008] ACF no 1267 [Sellathurai]; Yang c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 281 au para 9, [2008] ACF no 1321; Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness) v Huang, 2014 FCA 228 au para 36, [2014] FCJ No 1010 [Huang]. Dans Huang au para 37, et s’appuyant sur McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 au para 33, [2013] 3 RCS 895, la Cour a aussi énoncé que l’interprétation que le ministre fait de l’étendue de sa discrétion était assujettie à la présomption de déférence.

[46]           Il est utile de conserver à l’esprit les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 relativement au concept de la raisonnabilité :

47        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l'origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d'opter pour l'une ou l'autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

IV.             Positions des parties

A.                Les arguments du demandeur

[47]           En regard de la première question qu’il a soulevée, le syndic soumet des arguments au soutien de sa thèse suivant laquelle la LFI devrait avoir préséance sur la Loi. Les arguments qu’il avance sont essentiellement les mêmes que ceux qu’il a soumis devant la Cour supérieure du Québec et la Cour d’appel du Québec pour prétendre que les fonds saisis sur monsieur Bouloud devraient lui être restitués afin qu’il puisse les redistribuer aux créanciers selon l’ordre de collocation de la LFI.

[48]           Le syndic s’appuie sur l’article 71 de la LFI qui prévoit que dès la cession des biens, l’ensemble des biens appartenant au débiteur lui sont dévolus, et il soutient que la définition du terme « biens » que l’on retrouve aux articles 2 et 67 de la LFI ne crée pas d’exception à l’égard des biens qui pourraient par ailleurs constituer des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel et de la Loi. Le demandeur soutient que la LFI doit s’interpréter en fonction de son objet général et qu’il ne saurait y avoir d’exception à sa saisine que dans la mesure où le législateur le prévoit expressément, soit dans la LFI ou dans une autre loi fédérale qui y fait explicitement référence. Le demandeur appuie également sa position sur les pouvoirs qui lui sont conférés par la LFI pour récupérer les biens appartenant au failli.

[49]           Le syndic soutient donc que comme la Loi ne prévoit pas que des fonds saisis par un agent des douanes peuvent être confisqués nonobstant la LFI, la LFI doit avoir préséance et les espèces qui ont été saisies par l’ASFC doivent lui être restituées.

[50]           Le syndic ajoute que l’article 86 de la LFI stipule que sauf dans certains cas précis, les réclamations de la Couronne sont colloquées à titre de créances ordinaires. Le syndic soutient qu’il serait illogique que la Couronne puisse par ailleurs s’accaparer des actifs de la faillite en priorité à la masse des créanciers, du seul fait que l’actif en cause a été saisi par des agents de douanes en application de la Loi.

[51]           Quant à son deuxième argument, le syndic soutient que le fardeau de preuve que lui a imposé le ministre pour démontrer l’origine légitime des espèces est trop élevé. Il reproche plus particulièrement au ministre de lui avoir imposé le fardeau de démontrer par le biais d’une preuve documentaire un lien identifiable entre la totalité des espèces saisies et leur origine légitime. Le demandeur a notamment fait référence à la correspondance de l’arbitre en date du 2 octobre 2013, dans laquelle elle lui indiquait à titre d’exemple, en regard des 10 000 euros, qu’il devait soumettre une preuve documentaire démontrant que monsieur Bouloud avait retiré ou fait une avance de fonds d’environ 15 380 $ pour ensuite convertir ses devises en euros.

[52]           Le syndic soumet qu’une telle exigence est déraisonnable et impossible à respecter pour un syndic à moins qu’il ait suivi à la trace monsieur Bouloud et ait enregistré sur une bande vidéo tous ses faits et gestes de façon ininterrompue dans les semaines ayant précédé sa faillite et durant toute sa faillite. Le syndic soutient que le ministre doit tenir compte de la position dans laquelle il se retrouve et des limites inhérentes à sa capacité de démontrer tous les faits et gestes du failli.

[53]           Le syndic indique que la preuve qu’il a soumise au ministre démontre qu’en toute probabilité, les espèces saisies par les agents des douanes proviennent des avances de fonds que monsieur Bouloud a retirées de ses cartes de crédit. Il ajoute qu’il s’agit de la seule source possible pour les fonds et que la preuve documentaire qu’il a soumise pour l’établir, notamment les états de comptes des institutions financières attestant de tous les retraits faits par monsieur Bouloud, est solide et non contredite.

[54]           Le syndic soutient également que la preuve démontre que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité puisqu’ils proviennent d’avances de fonds sur les cartes de crédit de monsieur Bouloud. Selon le syndic, monsieur Bouloud a utilisé ses facilités de crédit jusqu’aux limites autorisées par les institutions financières émettrices des cartes, et ce faisant, il a exercé des activités de nature civile ou commerciale et non criminelle. Il soutient donc que dans un tel contexte, les devises saisies ne pouvaient pas être considérées comme des produits de la criminalité puisque les fonds saisis n’ont pas été obtenus par la commission d’un crime.

[55]           Le syndic invoque, tout comme il l’a fait auprès du ministre, que la fraude commise par monsieur Bouloud ne résidait pas dans l’obtention des fonds provenant de ses cartes de crédit, mais plutôt dans son omission de l’informer qu’il avait ces montants en sa possession lorsqu’il a fait cession de ses biens.

[56]           Le syndic insiste aussi sur l’objet de la Loi qui vise à contrecarrer le blanchiment d’argent en empêchant que des criminels et des terroristes puissent faire entrer ou sortir du Canada des sommes importantes d’argent liquide, et il soumet que le contexte en l’espèce est fort différent.

[57]           Comme troisième argument, le syndic soutient que le ministre aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte de la particularité des circonstances du dossier et lui restituer les espèces saisies et confisquées pour qu’elles puissent être redistribuées à la masse des créanciers de monsieur Bouloud afin qu’ils puissent récupérer une partie de leurs créances.

[58]           À son avis, la décision du délégué du ministre est déraisonnable et contraire à l’esprit de la Loi et à celui de la LFI, d’autant plus que les sommes n’auraient pas été remises à monsieur Bouloud lui-même, mais bien à la masse de ses créanciers.

[59]           À titre subsidiaire, le syndic soutient que si la Cour conclut qu’il a bel et bien démontré la provenance légitime d’une partie des fonds, soit toutes les devises canadiennes, elle devrait ordonner que cette somme partielle lui soit restituée. Le syndic a appuyé sa position sur l’affaire  Huang c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CF 729, [2013] ACF no 803, dans laquelle la juge Simpson a conclu que l’article 29 de la Loi n’interdisait pas expressément la restitution d’une partie des espèces saisies lorsque leur origine légitime a été établie. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette position dans l’arrêt Huang, qui a été rendu quelques jours avant l’audition, et qui a été produit par l’avocate du ministre lors de l’audition.

B.                 Les arguments du défendeur

[60]           Le ministre soutient que la décision rendue par son délégué est raisonnable et qu’il n’y a aucune raison qui justifierait l’intervention de la Cour. Le ministre soumet que tous les arguments avancés par le syndic doivent être rejetés.

[61]           Le ministre soutient que la question relative à la priorité de la LFI sur la Loi a déjà été réglée par la Cour supérieure du Québec et la Cour d’appel du Québec. Le ministre insiste sur le fait que le syndic invoque exactement les mêmes arguments que ceux qu’il a invoqués devant la Cour supérieure du Québec et que la Cour d’appel du Québec a clairement reconnu que la Loi transcendait la LFI. Ainsi, selon le ministre le syndic ne peut se soustraire à l’application de la Loi. Le ministre insiste sur le fait que le syndic a comparu en reprise d’instance dans le cadre de la demande que monsieur Bouloud a faite en vertu de l’article 25 de la Loi en tant que propriétaire des espèces saisies.

[62]           Le ministre souligne qu’il existe un processus de revendication accessible à un tiers qui est prévu aux articles 32 à 35 de la Loi. Un tel processus est institué par une demande présentable devant la Cour supérieure de la province où la saisie a eu lieu. Le ministre insiste sur le fait qu’en l’espèce, le syndic a choisi de poursuivre la demande formulée par monsieur Bouloud en vertu de l’article 25 de la Loi et qu’il n’a pas entrepris de recours relatif aux revendications d’un tiers. Ainsi, à titre de syndic, il ne peut avoir plus de droits que le failli lui-même.

[63]           Le ministre soutient également que la confiscation des espèces saisies est distincte de la saisie elle-même et qu’elle constitue non pas une mesure d’exécution, mais la conséquence juridique choisie par le législateur qui découle d’une infraction à la Loi. Ainsi, la propriété des espèces confisquées est dévolue à l’État par l’effet de la Loi.

[64]           Le ministre soutient qu’il était tout à fait raisonnable que son délégué a conclu en l’espèce qu’il avait des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces saisies étaient un produit de la criminalité.

[65]           Il soumet que le fardeau imposé au syndic n’était pas trop onéreux et qu’il était raisonnable d’exiger qu’il établisse, par une preuve fiable et crédible, la provenance légitime de la totalité du montant saisi. Le ministre s’est appuyé sur Kang c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 798, [2011] ACF no 1006.

[66]           Dans un premier temps, le ministre insiste sur le fait que monsieur Bouloud n’a jamais prétendu être propriétaire des fonds saisis. Il soutenait au contraire que ces sommes avaient été amassées auprès d’amis et de tiers pour débourser les coûts liés à la chirurgie de son frère.

[67]           Deuxièmement, le ministre soutient que les copies de relevés de cartes de crédit faisant état d’avances de fonds retirées par monsieur Bouloud ne démontrent pas de façon concluante que les sommes saisies provenaient bien de ces avances ni, le cas échéant, que leur origine était légitime.

[68]           D’une part, le ministre soutient qu’il s’est écoulé de quatre à huit semaines entre les avances de fonds et la saisie et qu’il était donc impossible de relier de façon concluante les avances de fonds aux sommes saisies.

[69]           D’autre part, le ministre ajoute que le syndic n’avait pas été en mesure d’établir l’origine de l’entièreté des sommes saisies puisqu’aucun document  ne permettait d’identifier l’origine des devises étrangères. Répondant à l’argument du syndic relatif à la restitution des espèces saisies, autres que celles en devises étrangères, le ministre, dans son mémoire, a pris comme position que l’article 29 de la Loi ne permettait pas la restitution partielle des sommes saisies. Il a toutefois reconnu à l’audition que le jugement de la Cour d’appel fédérale dans Huang changeait l’état du droit à cet égard.

[70]           Le ministre soutient également qu’il était raisonnable d’estimer que les espèces saisies ont été obtenues par la commission d’une infraction, soit la fraude. Le ministre insiste sur le fait que monsieur Bouloud a plaidé coupable à des infractions de fraude en vertu de l’article 380 du Code criminel liées à une faillite frauduleuse et aux retraits d’avances de fonds sur ses cartes de crédit. Contrairement au syndic, le ministre soutient que les sommes provenant des avances de fonds ont bel et bien été obtenues par la commission d’une fraude par monsieur Bouloud. Le ministre avance que la Cour supérieure du Québec a reconnu que la faillite de monsieur Bouloud était frauduleuse et qu’il avait voulu flouer ses créanciers, les institutions financières.

V.                Analyse

[71]           Il est bien établi que lorsqu’un agent des douanes a saisi des espèces parce qu’il a des raisons de croire qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) de la Loi et qu’il ne restitue pas ces espèces parce qu’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité, la confiscation est complète et les espèces sont dévolues à l’État (Huang, au para 15).

[72]           Le ministre saisi d’une demande en vertu de l’article 25 doit, dans un premier temps, déterminer s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) de la Loi (paragraphe 27(1)). En l’espèce, il n’est pas contesté que monsieur Bouloud a contrevenu au paragraphe 12(1) de la Loi parce qu’il s’apprêtait à quitter le Canada avec une somme excédant 10 000 $ et qu’il a omis de déclarer qu’il avait une telle somme en sa possession. Le délégué du ministre a confirmé cette contravention à la Loi.

[73]           Le délégué du ministre devait donc, dans un second temps, décider s’il allait exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est confié à l’article 29 de la Loi, et de décider de restituer les sommes pour les remettre au syndic.

[74]           L’article 29 de la Loi se lit comme suit :

Cas de contravention

29. (1) S’il décide qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), le Ministre peut, aux conditions qu’il fixe :

If there is a contravention

29. (1) If the Minister decides that subsection 12(1) was contravened, the Minister may, subject to the terms and conditions that the Minister may determine,

a) soit restituer les espèces ou effets ou, sous réserve du paragraphe (2), la valeur de ceux-ci à la date où le Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux est informé de la décision, sur réception de la pénalité réglementaire ou sans pénalité;

(a) decide that the currency or monetary instruments or, subject to subsection (2), an amount of money equal to their value on the day the Minister of Public Works and Government Services is informed of the decision, be returned, on payment of a penalty in the prescribed amount or without penalty;

b) soit restituer tout ou partie de la pénalité versée en application du paragraphe 18(2);

(b) decide that any penalty or portion of any penalty that was paid under subsection 18(2) be remitted; or

c) soit confirmer la confiscation des espèces ou effets au profit de Sa Majesté du chef du Canada, sous réserve de toute ordonnance rendue en application des articles 33 ou 34.

(c) subject to any order made under section 33 or 34, confirm that the currency or monetary instruments are forfeited to Her Majesty in right of Canada.

 

Le Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, dès qu’il en est informé, prend les mesures nécessaires à l’application des alinéas a) ou b).

The Minister of Public Works and Government Services shall give effect to a decision of the Minister under paragraph (a) or (b) on being informed of it.

Limitation du montant versé

(2) En cas de vente ou autre forme d’aliénation des espèces ou effets en vertu de la Loi sur l’administration des biens saisis, le montant de la somme versée en vertu de l’alinéa (1)a) ne peut être supérieur au produit éventuel de la vente ou de l’aliénation, duquel sont soustraits les frais afférents exposés par Sa Majesté; à défaut de produit de l’aliénation, aucun paiement n’est effectué.

Limit on amount paid

(2) The total amount paid under paragraph (1)(a) shall, if the currency or monetary instruments were sold or otherwise disposed of under the Seized Property Management Act, not exceed the proceeds of the sale or disposition, if any, less any costs incurred by Her Majesty in respect of the currency or monetary instruments.

 

[75]           L’article 29 n’impose pas au ministre un critère quelconque à appliquer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Son pouvoir discrétionnaire est important et, en vertu du paragraphe 29(1) de la Loi, c’est lui qui fixe les conditions qui peuvent donner ouverture à une possibilité de restitution. Le ministre doit par ailleurs exercer son pouvoir discrétionnaire d’une façon qui est compatible avec l’objet et les objectifs de la Loi. En l’espèce, le ministre a exigé que monsieur Bouloud, et ensuite le syndic, établisse que les espèces saisies avaient une origine légitime. Ce critère a été reconnu comme étant un critère raisonnable.

[76]           Dans Sellathurai, la Cour d’appel fédérale a clairement exposé la nature de la décision que le ministre est appelé à prendre en vertu de l’article 29 de la Loi. La Cour a notamment reconnu qu’il était raisonnable que le ministre choisisse, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le critère lié à la source légitime des fonds saisis. Écrivant au nom de la Cour, le juge Pelletier s’est exprimé comme suit :

36        Selon moi, il s'ensuit que la conclusion de l'agent des douanes suivant laquelle il a des motifs raisonnables de soupçonner que les devises saisies sont des produits de la criminalité devient caduque dès que le Ministre confirme qu'il y a eu contravention à l'article 12. La confiscation est complète et les devises sont la propriété de l'État. La seule question qu'il reste à trancher pour l'application de l'article 29 est celle de savoir si le Ministre exercera son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation soit en restituant les espèces confisquées elles-mêmes soit en remboursant la pénalité prévue par la Loi qui a été versée pour obtenir la restitution des espèces saisies.

[...]

53                La nature du pouvoir discrétionnaire que le Ministre est appelé à exercer en vertu de l'article 29 consiste à déterminer s'il y a lieu de soustraire le demandeur, à l'égard de qui il vient de confirmer la contravention à l'article 12, aux conséquences de cette contravention. Le Ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire en respectant le cadre de la Loi et les objectifs que le législateur cherchait à atteindre par cette loi. En respectant ce cadre, les modalités d'exercice du pouvoir discrétionnaire du Ministre sont variées. Il convient toutefois de rappeler que, dans la mesure où le Ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable, les tribunaux refuseront d'intervenir. Dans le cas qui nous occupe, le Ministre a choisi de demander à M. Sellathurai de démontrer la légitimité de la provenance des fonds saisis. Le Ministre a conclu que les éléments de preuve fournis par M. Sellathurai ne le convainquaient pas de la légitimité de la provenance des fonds. Dans ces conditions, il n'était pas déraisonnable de la part du Ministre de refuser d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation.

[Je souligne]

[77]           Dans Huang, la Cour d’appel fédérale devait déterminer si l’article 29 de la Loi permettait au ministre de procéder à une restitution partielle de sommes saisies. La Cour a confirmé que l’article 29 de la Loi n’excluait pas la possibilité d’envisager une restitution partielle lorsque la provenance légitime d’une partie seulement des espèces saisies a été établie. La Cour a aussi fait un résumé fort utile des principes applicables. Écrivant pour la Cour, la juge Dawson a traité comme suit de la nature de la décision que doit prendre le ministre en vertu de l’article 29 de la Loi :

55        [TRADUCTION] Deux principes pertinents se dégagent de la décision rendue par la Cour dans l’arrêt Sellathurai. Premièrement, le Ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire en respectant le cadre de la Loi (Sellathurai, aux paragraphes 38 et 53). Deuxièmement, s’il peut être démontré que les espèces proviennent d’une source légitime, selon la définition de produits de la criminalité, les espèces ne peuvent pas être des produits de la criminalité. Dans une décision rendue en application du paragraphe 29(1) de la Loi, la seule question qu’il faut trancher est celle de savoir si un demandeur peut convaincre le Ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’annuler la confiscation. Un demandeur fait cela en convainquant le Ministre que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité. Le moyen évident d’y parvenir est de démontrer que les fonds proviennent d’une source légitime (Sellathurai, aux paragraphes 49 et 50).

56        La question que le Ministre doit trancher est celle de savoir s’il est convaincu que les fonds proviennent d’une source légitime. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que le législateur autorise, à l’alinéa 29(1)a), un redressement partiel quant à la confiscation. Cela découle du fait que, selon le paragraphe 18(2) de la Loi, le seul motif justifiant la saisie (et la confiscation résultante prévue à l’article 23) est qu’un agent des douanes soupçonne que les espèces sont des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel. L’agent des douanes a très bien pu avoir des motifs raisonnables de saisir les espèces, mais, dès que le Ministre est convaincu que les fonds proviennent d’une source légitime, rien ne justifie, en droit, de retenir les fonds. Dans cette circonstance, il ne serait pas nécessaire de déclarer que, dans la mesure où le Ministre est convaincu qu’un montant déterminé des fonds saisis provient d’une source légitime, le Ministre peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’annuler la confiscation.

[Je souligne]

[78]           La décision du délégué du ministre doit donc être analysée à la lumière des principes établis par la jurisprudence.

[79]           Je traiterai dans un premier temps de l’argument soulevé par le syndic suivant lequel la LFI devrait avoir priorité sur la Loi et que les espèces saisies devraient lui être restituées conformément aux dispositions de la LFI et ce, en faisant abstraction de l’application de l’article 29 de la Loi.

[80]           Il est clair que le délégué du ministre n’a pas traité de la LFI dans sa décision ni de son impact possible sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 29 de la Loi.

[81]           Dans son mémoire, le demandeur soutient que la LFI doit avoir priorité sur la Loi et il reprend essentiellement la thèse et les arguments qu’il a soumis dans le cadre de la requête en recouvrement qu’il a déposée devant la Cour supérieure du Québec. Toutefois, le syndic n’indique pas expressément qu’il reproche au délégué du ministre de ne pas avoir pris en considération la LFI dans son application de l’article 29 de la Loi.

[82]           À tout événement, je considère que le délégué du ministre n’avait pas à déterminer si la LFI s’appliquait et si ses dispositions devaient avoir préséance sur celles de la Loi puisque cette question avait déjà été tranchée de façon définitive par la Cour d’appel du Québec dans Bouloud CAQ.

[83]           La Cour supérieure du Québec est le forum approprié pour trancher les litiges découlant d’une faillite survenue au Québec. Le syndic y a intenté un recours en vue de forcer le ministre à lui restituer les espèces saisies et confisquées en vertu de la Loi. La question de la priorité de la LFI sur la Loi était au cœur du débat puisque le syndic sollicitait une ordonnance qui aurait forcé le ministre à lui restituer les sommes et ce, nonobstant l’existence du pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu à l’article 29 de la Loi. C’est la raison pour laquelle le syndic a demandé au ministre de suspendre la demande de restitution en attendant l’issue des procédures devant la Cour supérieure du Québec.

[84]           La Cour supérieure a refusé sa demande dans Bouloud CSQ. Dans Bouloud CAQ, la Cour d’appel du Québec a confirmé que c’est la Loi qui avait préséance sur la LFI et que la seule façon pour le syndic de tenter de récupérer les sommes saisies en vertu de la Loi était par le biais des mécanismes de recours prévus à la Loi. L’essentiel du raisonnement de la Cour d’appel du Québec est articulé dans les passages suivants du jugement :

10        Tentant de faire valoir que, en application de l'article 67 de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, les sommes saisies faisaient partie du patrimoine attribué aux créanciers de Bouloud, le syndic présenta à la Cour supérieure une requête visant à ce que les deux sommes saisies lui soient remises.

[...]

13        Le syndic nous propose que le juge aurait dû lui donner raison et ordonner que la somme de 53 157,83 $ lui fût remise.

[...]

15        Pour les raisons qui suivent, je suis d'avis que le syndic a tort de prétendre que le juge aurait dû déclarer qu'il avait droit à la remise de la somme de 53 157,83 $. De fait, la requête à cet égard était irrecevable.

16        Le paragraphe 18 (1) de la LRP attribue au fonctionnaire le pouvoir de "saisir à titre de confiscation" les sommes qu'une personne tente illégalement d'exporter, et ceci, indépendamment que cette personne soit ou ne soit pas propriétaire de ces sommes. À preuve, voir les paragraphes 18 (2) et 32 (1) et l'article 25 de la LRP.

17        Si la LRP permet la confiscation d'un bien qui appartient à une personne autre que celle qui a tenté de l'exporter, elle permet la confiscation d'un bien dont le syndic a la saisine puisque, même si le syndic a tous les droits du failli, même s'il jouit également de certains droits des créanciers et même s'il a des pouvoirs spéciaux, tous ces droits et pouvoirs ne surpassent pas ceux du propriétaire.

18        Il est incorrect d'affirmer que celui qui est détenteur d'un droit de propriété dans un bien - donc détenteur d'un droit absolu - est lié par la LRP, alors que le syndic de faillite, qui n'a pas plus de droits que le propriétaire de ce bien, ne l'est pas.

19        La LRP a préséance sur la Loi sur la faillite et l'insolvabilité. La première loi transcende la seconde. Dès l'instant que le fonctionnaire constate une violation au paragraphe 12 (1) de la LRP, il y a une fiction légale : du coup la propriété du bien passe à l'État (article 23). Comme s'il s'agissait d'une expropriation sans indemnité. Mais le propriétaire affecté par une saisie n'est pas sans recours.

20        Quelles sont les voies de recours du propriétaire d'un bien confisqué ? Elles sont seulement celles prévues à la LRP (article 24) et sont de deux ordres.

21        Premièrement, en application de l'article 25, le propriétaire - y compris le syndic - peut, dans les 90 jours de la saisie, demander au Ministre de décider s'il y a eu contravention au paragraphe 12 (1) de la LRP, par suite de quoi le Ministre agira selon les dispositions des articles 28 et 29, et par suite de quoi encore il y aura possibilité d'un appel à la Cour fédérale en application du paragraphe 30 (1).

22        Deuxièmement, en application du paragraphe 32 (1), celui qui prétend avoir un droit en qualité de propriétaire dans le bien saisi peut demander à la Cour supérieure de confirmer ce droit et, si les conditions de l'article 33 sont satisfaites, de déclarer que la saisie ne porte pas atteinte à ce droit.

23        La LRP est une loi spéciale d'ordre public. Elle comporte un code de procédure qui lui est propre et que doit suivre celui qui désire s'opposer à la saisie et faire annuler la confiscation.

[85]           Je considère donc que le jugement de la Cour d’appel du Québec a tranché de façon définitive le débat relatif à la préséance de la Loi sur la LFI et que le ministre n’avait pas à traiter de cette question dans sa décision. Il ressort d’ailleurs du dossier que les échanges entre l’arbitre saisi du dossier et le syndic ont porté de façon principale sur la preuve requise pour démontrer l’origine légitime des espèces saisies et non des dispositions de la LFI.

[86]           Je considère donc que les seules véritables questions en cause requièrent que la Cour détermine si le délégué du ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable en concluant que le syndic ne l’avait pas convaincu que les sommes saisies n’étaient pas des produits de la criminalité, ou encore, en omettant de considérer le contexte particulier du dossier.

[87]           Avec respect, je considère que la décision rendue par le délégué du ministre possède tous les attributs de la raisonnabilité et que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

[88]           D’abord, il ressort de la décision que le délégué du ministre a accepté de considérer la thèse avancée par le syndic quant à la l’origine des espèces saisies (sommes provenant d’avances de fonds sur des cartes de crédit) plutôt que celle avancée initialement par monsieur Bouloud (sommes provenant de prêts de la part d’amis et membres de la famille).

[89]           La décision du délégué du ministre comprend deux volets distincts.

[90]           Dans un premier volet, le délégué du ministre a indiqué que le syndic n’avait pas réussi à le convaincre, malgré la preuve documentaire soumise, que les espèces saisies provenaient des avances de fonds retirées par monsieur Bouloud sur ses cartes de crédit et ce, pour deux raisons. D’abord, il a jugé qu’il s’était écoulé entre quatre à huit semaines entre les retraits faits par monsieur Bouloud et la saisie. Ensuite, il a estimé qu’aucune preuve documentaire n’établissait la source des devises étrangères qui faisaient partie des espèces saisies.

[91]           Le syndic soutient que le délégué du ministre lui a imposé un fardeau de preuve trop élevé et impossible à rencontrer.

[92]           Dans Sellathurai, au para 51, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il « n’est ni nécessaire ni utile de tenter de définir à l’avance la nature et le type de preuve que le demandeur doit soumettre au ministre ». La Cour doit vérifier si la décision est raisonnable eu égard à l’ensemble de la preuve soumise au ministre.

[93]           En l’espèce, j’ai tendance à penser que la preuve soumise par le syndic tend à démontrer que les espèces saisies pourraient bien provenir des avances de fonds retirées par monsieur Bouloud en décembre 2008, puisque dans le cadre de sa faillite, monsieur Bouloud n’a déclaré aucun actif ni revenu, et aucun « prêteur » autre que les institutions financières ne s’est manifesté auprès du syndic à titre de créancier.

[94]           Le délégué du ministre, lui, n’a pas été convaincu de la source des espèces malgré la preuve soumise par le syndic, mais j’estime qu’il n’est pas nécessaire que je détermine si sa décision à cet égard est déraisonnable parce qu’à mon avis, le deuxième volet de la décision était déterminant.

[95]           Après avoir conclu que l’origine des devises n’avait pas été établie, le délégué du ministre a jugé que même si les espèces saisies étaient réputées provenir des avances de fonds sur les cartes de crédit de monsieur Bouloud, ces espèces avaient été obtenues par le biais d’une fraude et qu’elles constituaient donc des produits de la criminalité.

[96]           Le syndic est en désaccord avec le délégué du ministre et il soutient que monsieur Bouloud n’a pas obtenu les sommes saisies par la commission d’une infraction, soit la fraude. À son avis, monsieur Bouloud a obtenu les fonds en utilisant le crédit que lui avaient autorisé les institutions financières et la fraude est survenue plus tard lorsqu’il a omis de l’informer qu’il avait ses montants en sa possession lorsqu’il a fait cession de ses biens.

[97]           Avec égard, j’estime que ce désaccord avec la décision du ministre n’est pas suffisant pour justifier l’intervention de la Cour. Les informations dont disposait le ministre à l’égard de la fraude commise par monsieur Bouloud étaient suffisantes pour conclure que sa décision constitue une issue possible acceptable en regard des faits et du droit.

[98]           Les détails des chefs d’accusation auxquels monsieur Bouloud a plaidé coupable ne ressortent pas du dossier. Nous savons toutefois qu’il a plaidé coupable à 18 chefs d’accusation de fraude en vertu de l’article 380 du Code criminel et à une accusation d’infraction à la Loi. Le jugement de la Cour supérieure dans Bouloud CSQ révèle par ailleurs un peu plus d’information sur les accusations déposées contre monsieur Bouloud. Voici les extraits pertinents du jugement à cet égard :

9          Les faits ne sont pas contestés. Ergun Bouloud (le failli) fait cession de ses biens le 23 janvier 2009.

10        Selon son bilan assermenté, la valeur estimée de ses actifs réalisables est de 147 $. D'autre part, il compte pour plus de 113 000 $ de créanciers qui sont pour la plupart des victimes d'une fraude orchestrée par lui.

11        Le rapport de l'interrogatoire par le séquestre officiel confirme que le failli déclare avoir obtenu ses plus récentes cartes de crédit à l'été 2008, soit quelques mois avant la cession de ses biens. Le failli admet avoir déclaré un revenu fictif pour obtenir des cartes de crédit alors qu'en réalité, son revenu annuel brut s'élevait approximativement à 15 ou 20 000 $.

[...]

16        En date du 19 octobre 2009, le failli est inculpé de 18 chefs de fraude totalisant la somme de 115 661,82 $ auprès de diverses institutions financières que l'on retrouve au bilan statutaire. C'est à ces accusations de fraude que le failli a plaidé coupable et pour lesquelles il est en attente d'une peine.

[Je souligne]

[99]           Le délégué du ministre avait en sa possession les jugements de la Cour supérieure et de la Cour d’appel du Québec. Je considère qu’à la lumière de l’information contenue dans le jugement de la Cour supérieure et des autres éléments contenus au dossier, il est loin d’être évident que monsieur Bouloud n’a pas obtenu les avances de fonds en commettant une infraction et que sa fraude est seulement survenue plus tard lorsqu’il a omis de déclarer qu’il avait des fonds en sa possession lorsqu’il a fait cession de ses biens. Monsieur Bouloud a déclaré un faux revenu pour obtenir des cartes de crédit comportant des limites de crédit aussi élevées, il a acheté ses billets d’avion pour la Turquie avec sa carte de crédit du magasin Sears avant de faire cession de ses biens et il a fait des avances de fonds sans aucune intention de rembourser les institutions financières auprès de qui il a obtenu ses cartes de crédit. Dans un tel contexte, j’estime qu’il était raisonnable pour le ministre de ne pas avoir été convaincu que les fonds saisis ne provenaient pas de la commission d’une infraction criminelle et constituaient donc un produit de la criminalité. Je considère donc que cette conclusion possédait tous les attributs de la raisonnabilité.

[100]       Il est intéressant de relever les propos suivants de la Cour d’appel fédérale dans Sellathurai :

50        Si, en revanche, le Ministre n'est pas convaincu de la légitimité de la provenance des devises saisies, il ne s'ensuit pas que les fonds sont des produits de la criminalité, mais simplement que le Ministre n'est pas convaincu qu'il ne s'agit pas de produits de la criminalité. La distinction est importante parce qu'elle porte directement sur la nature de la décision que le Ministre est appelé à prendre en vertu de l'article 29 qui, comme nous l'avons déjà signalé, vise une demande d'annulation de la confiscation. La question à trancher n'est pas celle de savoir si le Ministre peut démontrer qu'il existe des motifs raisonnables de soupçonner que les fonds saisis sont des produits de la criminalité, mais uniquement celle de savoir si le demandeur est en mesure de convaincre le Ministre d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation en lui démontrant que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité. Sans exclure la possibilité de convaincre par d'autres moyens le Ministre à cet égard, la démarche qui s'impose consiste à démontrer la légitimité de la provenance des fonds. C'est bien ce que le Ministre a réclamé en l'espèce et, vu l'incapacité de M. Sellathurai de lui faire cette démonstration, le Ministre avait le droit de refuser d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation.

[Je souligne]

[101]       Reste l’allégation du syndic suivant laquelle le ministre aurait dû prendre en considération le contexte particulier de l’affaire et notamment que les sommes auraient été remises non pas à monsieur Bouloud, mais aux institutions financières qu’il a flouées.

[102]       Le délégué du ministre était appelé à exercer un pouvoir de nature discrétionnaire. En l’espèce, il a choisi un critère qui a été reconnu comme étant raisonnable, soit celui requérant que la provenance légitime des fonds saisis soit établie.

[103]       Le ministre aurait pu décider de considérer le contexte particulier invoqué par le syndic, mais à mon avis, il n’en avait pas l’obligation.

[104]       Il ne faut pas oublier que le mécanisme que le syndic a entrepris a été de poursuivre la demande de révision qui avait été faite par monsieur Bouloud auprès du ministre et de se substituer à ce dernier. Je n’ai pas à déterminer si le syndic aurait eu de meilleures chances de succès en tentant d’entreprendre un recours à titre de tiers propriétaire en vertu de l’article 32 de la Loi, mais en l’espèce, il a poursuivi la demande formulée par monsieur Bouloud en vertu de l’article 25. Comme l’a bien fait ressortir la Cour d’appel du Québec dans Bouloud CAQ, aux para 17-18, le syndic n’avait pas plus de droits que n’en avait monsieur Bouloud.

[105]       Le ministre a tout de même accepté de considérer le contexte particulier du dossier en traitant la demande de restitution sous l’angle de la thèse avancée par le syndic relativement à l’origine des espèces saisies plutôt que sous celui de la thèse complètement différente qu’avait soumis monsieur Bouloud. Toutefois, ce changement d’acteur n’imposait pas au ministre l’obligation de renoncer à exercer son pouvoir discrétionnaire sur la base du critère de l’origine légitime des espèces saisies.

[106]       À mon avis, il n’avait donc pas l’obligation de restituer les espèces saisies même s’il n’était pas convaincu de leur origine légitime uniquement par ce que les sommes auraient été remises aux créanciers qui étaient les victimes de la fraude commis par monsieur Bouloud, plutôt qu’à monsieur Bouloud lui-même. Le syndic s’était substitué à monsieur Bouloud et le ministre n’avait pas l’obligation de moduler son critère d’intervention en conséquence.

[107]       Je considère donc qu’à la lumière de l’ensemble de la preuve au dossier et de l’information dont il disposait, le délégué du ministre a exercé son pouvoir de façon raisonnable. Le désaccord du syndic avec les conclusions du délégué du ministre n’est pas suffisant pour conclure que le délégué du ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une façon déraisonnable qui justifierait l’intervention de la Cour, et ce malgré les représentations efficaces de l’avocat du syndic.

[108]       Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens en faveur du ministre.

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-69-14

 

INTITULÉ :

JEAN-MARC POULIN DE COURVAL ÈS QUALITÉ DE SYNDIC À LA FAILLITE D'ERGÜN BOULOUD c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 OCTOBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 février 2015

 

COMPARUTIONS :

Jean-Philippe Gervais

 

Pour le demandeur

 

Maguy Hachem

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean Philippe Gervais

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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