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Date : 20141219


Dossier : T-22-13

Référence : 2014 CF 1070

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2014

En présence de madame la juge Gleason

ENTRE :

TEVA CANADA INNOVATION ET TEVA PHARMACEUTICAL INDUSTRIES LTD.

demanderesses

et

APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Version confidentielle du jugement et des motifs rendus le 12 novembre 2014)

[1]               Les demanderesses, Teva Canada Innovation et Teva Pharmaceutical Industries Ltd. (collectivement désignées sous le nom de Teva), sollicitent une ordonnance au titre de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement MBAC), afin d’interdire au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer à la défenderesse, Apotex Inc. (Apotex), un avis de conformité (AC) l’autorisant à vendre une version générique de la rasagiline, un médicament servant au traitement de la maladie de Parkinson.

[2]               Teva commercialise la rasagiline sous le nom de marque AZILECT, sous forme de comprimés de mésylaste de rasagiline de 0,5 mg et 1,0 mg. Elle détient deux brevets canadiens se rapportant à cette substance qui sont inscrits au registre des brevets établi en vertu du paragraphe 3(2) du Règlement MBAC : le brevet canadien 2 232 310 (le brevet 310) et le brevet canadien 2 174 449. Seul le brevet 310 est en cause en l’espèce. Publié le 10 avril 1997 (bien que la date de priorité revendiquée soit le 20 septembre 1995, en raison d’un dépôt antérieur en Israël), le brevet 310 a été accordé le 8 janvier 2008 et expirera le 18 septembre 2016.

[3]               Apotex a déposé auprès du ministre une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN)  pour obtenir des AC relativement à des comprimés de mésylaste de rasagiline de 0,5 mg et 1,0 mg portant la marque APO‑rasagiline (les produits Apotex). Le 20 novembre 2012, Apotex a signifié à Teva un avis d’allégation à l’égard du brevet 310 et des comprimés de rasagiline de 0,5 mg et 1,0 mg, dans lequel elle avance que les produits Apotex ne contreferaient pas le brevet 310 et que celui-ci était invalide.

[4]               Teva a intenté la présente procédure d’interdiction le 4 janvier 2013. Elle fait seulement valoir les revendications 2 et 31 du brevet 310 à l’encontre d’Apotex, et affirme que les produits Apotex les contrefont et que le brevet 310 est valide. Teva demande donc qu’il soit interdit au ministre de délivrer des AC relativement aux produits Apotex jusqu’à l’expiration du brevet 310.

[5]               Comme le ministre ne lui a pas encore délivré d’AC, Apotex demande que les détails concernant sa formulation soient caviardés de la version publique des présents motifs afin de protéger ses intérêts commerciaux. J’estime qu’il convient de caviarder les détails regardant la formulation d’Apotex qui ne sont pas indispensables à la compréhension des présents motifs. Cependant, ces détails seront révélés dans les monographies d’Apotex si celle‑ci obtient un AC et commercialise ses produits. Par conséquent, Apotex avisera la Cour dans les 48 heures suivant la réception de l’AC relatif aux produits Apotex, si le ministre lui en délivre un, et les caviardages seront supprimés de la version publique des présents motifs.

I.                   Aperçu

[6]               Le brevet 310 s’intitule « Compositions stables contenant [de la rasagiline] » et révèle que la stabilité des formulations de rasagiline peut être considérablement améliorée en ajoutant de grandes quantités [traduction] d’« alcools pentahydrique ou hexahydrique ». La spécification renvoie à trois de ces alcools comme étant [traduction] « généralement » utilisés dans la fabrication de l’invention à laquelle s’applique le brevet 310, soit le mannitol, le sorbitol et le xylitol. Les exemples contenus dans le brevet 310 révèlent des résultats d’essais pour des études de stabilité menées avec le mannitol, le sorbitol et le xylitol. Aucun résultat d’essai n’est signalé dans le brevet 310 pour tout autre alcool et aucun autre alcool ne provient de la classe des alcools pentahydriques ou hexahydriques mentionnées dans le brevet 310.

[7]               Les revendications 2 et 31 du brevet 310 sont des revendications de composition et s’étendent aux compositions qui incluent au moins 60 p. 100 en poids d’un alcool pentahydrique ou hexahydrique. Les revendications 2 et 31 du brevet 310 dépendent de la revendication 1. Les 3 revendications sont les suivantes :

[traduction]

1.         une composition pharmaceutique en comprimé comprenant une quantité de R(+)-N-propargyl-1-aminoindane ou un sel en découlant acceptable sur le plan pharmaceutique, et au moins un alcool choisi à partir du groupe contenant des alcools pentahydriques et hexahydriques;

2.         la composition pharmaceutique de la revendication 1, où au moins un alcool est composé d’au moins 60 p. 100 en poids de la composition totale;

3.         la composition pharmaceutique de la revendication 2, où la composition comprend 1,56 mg de sel acceptable sur le plan pharmaceutique de R(+)-N-propargyl-1-aminoindane.

[8]               Les produits Apotex contiennent plus de 60 p. 100 en poids d’un alcool qui est communément appelé [             ].

[9]               La seule question soulevée concernant la contrefaçon du brevet 310 d’Apotex dans la présente demande est de savoir si [          ] est un « alcool pentahydrique » ou un « alcool hexahydrique ». Les témoins experts de Teva font remarquer que c’est le cas. Les experts d’Apotex sont d’avis contraire.

[10]           Pour les motifs énumérés ci-après, je préfère les éléments de preuve produits par Apotex et, par conséquent, j’ai conclu que [         ] n’est pas un alcool pentahydrique ou hexahydrique. J’ai donc décidé que l’allégation d’absence de contrefaçon d’Apotex est justifiée et que la présente demande d’interdiction devrait être rejetée, avec dépens.

II.                Les experts

[11]           Teva a déposé la preuve de trois experts : M. Jerry Atwood, M. Steven Byrn et M. Norman Weiner.

[12]           M. Atwood est professeur et directeur du département de chimie de l’Université de Missouri-Columbia. Il détient un diplôme en chimie et en mathématique et un doctorat en chimie. Il a publié des centaines d’articles et a fait des consultations considérables pour l’industrie dans les domaines de la chimie pharmaceutique et de la chimie des polymères, notamment en ce qui concerne la formulation de produits pharmaceutiques. Il a déjà témoigné comme expert dans plusieurs procédures, presque toujours pour le compte de brevetés. Son mandat était de fournir une opinion relative à l’interprétation du brevet et à sa contrefaçon.

[13]           M. Byrn est professeur de chimie thérapeutique à l’Université Purdue, où il a été directeur du département de pharmacie industrielle et physique. Il a publié plus de 160 articles et est l’ancien président du Pharmaceutical Sciences Advisory Committee de la Food and Drug Administration et du Chemistry 5 Expert Committee de l’U.S. Pharmacopeial Convention. Il a fait d’importantes consultations pour des sociétés pharmaceutiques et a témoigné à nombreuses occasions, aussi presque toujours pour le compte de brevetés. Son mandat était de fournir une opinion sur l’interprétation du brevet et sa contrefaçon.

[14]           M. Weiner est professeur émérite en pharmacie à l’Université du Michigan. Il possède plus de 45 ans d’expérience dans le domaine pharmaceutique, surtout en chimie pharmaceutique et en systèmes de libération de médicaments. Il est l’auteur ou le coauteur de plus de 170 publications et a fait des consultations pour de nombreuses sociétés concernant la stabilité physique et chimique des matières premières et des formes de dosage solides. Son mandat était de fournir une opinion relative à l’interprétation, à la contrefaçon et à l’invalidité (insuffisance, ambiguïté, évidence et utilité).

[15]           Apotex a déposé la preuve de deux experts : M. Harold Hopfenberg et M. Anthony Palmieri.

[16]           M. Hopfenberg est professeur émérite en génie chimique et en génie biomédical et directeur émérite du Kenan Institute for Engineering, Technology & Science de l’Université d’État de la Caroline de Nord. Il détient un baccalauréat ès science, une maîtrise ès science et un doctorat en génie chimique. Il a agi à titre de consultant pour l’industrie et siégé aux comités de rédaction de nombreuses revues. Son mandat était de fournir une opinion relative à l’interprétation, à l’utilité, à l’évidence, à l’ambiguïté, à l’insuffisance et à la contrefaçon du brevet.

[17]           M. Palmieri est pharmacien agréé et membre du corps enseignant du département d’études pharmaceutiques à la faculté de pharmacie de l’Université de Floride. Il possède un doctorat en études pharmaceutiques et a travaillé à l’Office of Technology Licensing de l’Université. Il est l’auteur de plus de 80 publications et a siégé au comité directeur pour le Handbook of Pharmaceutical Excipients. Il a travaillé comme consultant pour des sociétés pharmaceutiques et a déjà témoigné pour le compte de sociétés novatrices et génériques. Son mandat était de fournir une opinion relative à l’interprétation, à l’utilité, à l’évidence et à la contrefaçon.

III.             Les questions sur lesquelles les parties et leurs experts s’entendent

[18]           Dans mon examen des faits qui s’appliquent à la question de savoir si les produits Apotex contreviennent au brevet 310, je commencerai par me pencher sur les questions factuelles pertinentes qui ne sont pas en litige.

[19]           À cet égard, les parties et leurs experts s’entendent pour dire que les alcools sont des composés organiques qui contiennent au moins un groupe hydroxyle (un groupe composé d’un atome d’oxygène et d’hydrogène, représenté par la formule -OH) et aucun autre groupe fonctionnel carbone-oxygène ayant un ordre de priorité supérieur dans le système de nomenclature des produits chimiques (voir à cet égard l’affidavit d’Anthony Palmieri III, souscrit le 19 novembre 2013 (l’affidavit de M. Palmieri), au paragraphe 67 du dossier des demanderesses, page 1810; l’affidavit de Harold Hopfenberg, souscrit le 19 novembre 2013 (l’affidavit de M. Hopfenberg), au paragraphe 30 du dossier des demanderesses, page 1499; l’affidavit de Jerry Atwood, souscrit le 16 août 2013 (l’affidavit de M. Atwood), aux paragraphes 26 et 27 du dossier des demanderesses, page 57; l’affidavit de Stephen Byrn, souscrit le 19 août 2013 (l’affidavit de M. Byrn), aux paragraphes 21 et 22 du dossier des demanderesses, page 210; l’affidavit de Norman Weiner, souscrit le 19 août 2013 (l’affidavit de M. Weiner), aux paragraphes 22 et 23 du dossier des demanderesses, page 274).

[20]           On s’entend également pour dire que le terme « pentahydrique » renvoie à cinq hydroxyles (ou groupes -OH) et que le terme « hexahydrique » renvoie à six groupes hydroxyles (affidavit de M. Palmieri, au paragraphe 68 du dossier des demanderesses, pages 1810 et 1811; affidavit de M. Hopfenberg, aux paragraphes 30 et 49 du dossier des demanderesses, pages 1499 et 1505; affidavit de M. Atwood, au paragraphe 22 du dossier des demanderesses, page 56; affidavit de M. Byrn, au paragraphe 20 du dossier des demanderesses, page 210; affidavit de M. Weiner, au paragraphe 22 du dossier des demanderesses, page 274).

[21]           On s’entend également pour dire que le mannitol, le sorbitol et le xylitol sont des alcools de sucre simples à chaîne droite qui contiennent cinq (dans le cas du xylitol) ou six groupes hydroxyles (dans le cas du mannitol et du sorbitol) (affidavit de M. Palmieri, au paragraphe 69 du dossier des demanderesses, page 1811; affidavit de M. Hopfenberg, aux paragraphes 31 et 32 du dossier des demanderesses, pages 1499 et 1500; affidavit de M. Atwood, au paragraphe 23 du dossier des demanderesses, page 56; affidavit de M. Byrn, au paragraphe 22 du dossier des demanderesses, pages 210 et 211).

[22]           Les parties conviennent également que les formules chimiques et les structures moléculaires du mannitol, du sorbitol et du xylitol sont les suivantes (affidavit de M. Palmieri, au paragraphe 189 du dossier des demanderesses, page 1851; affidavit de M. Hopfenberg, au paragraphe 31 du dossier des demanderesses, page 1500; affidavit de M. Byrn, au paragraphe 25 du dossier des demanderesses, page 213; affidavit de M. Weiner, au paragraphe 25 du dossier des demanderesses, page 275).

Mannitol

C6H14O6

Sorbitol

C6H14O6

Xylitol

C5H12O5

 

[23]           Les parties conviennent également que [              ] est un alcool qui [                                                 [                                                                                                                                                                                       ]. Aussi, on convient que la formule chimique de [             ] est [                                                                          ].

(Voir l’affidavit de M. Palmieri, aux paragraphes 168 et 189 du dossier des demanderesses, pages 1843, 1850 et 1851; l’affidavit de M. Hopfenberg, au paragraphe 60 du dossier des demanderesses, page 1509; l’affidavit de M. Byrn, aux paragraphes 24 à 26 du dossier des demanderesses, pages 212 et 213; l’affidavit de M. Weiner, aux paragraphes 24 et 25 du dossier des demanderesses, page 275, corrigé par contre‑interrogatoire aux questions 192 et 193 du dossier des demanderesses, page 2567.)

[24]           Ainsi qu’il ressort de ce qui précède, [                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          ].

[25]           On convient également que [          ] est maintenant un excipient pharmaceutique assez couramment utilisé. Cependant, il n’était pas couramment utilisé par les formulateurs pharmaceutiques en avril 1997, date à laquelle le brevet 310 a été publié.

[26]           Enfin, les parties et leurs experts sont également largement du même avis en ce qui concerne les attributs de la personne fictive versée dans l’art, duquel point de vue le brevet doit être interprété. Ils s’entendent pour dire que cette personne est un formulateur pharmaceutique possédant une expérience pratique. Cette personne posséderait une maîtrise, un doctorat et peut-être un baccalauréat en génie chimique, en chimie organique, en pharmacie, en études pharmaceutiques, en chimie pharmaceutique, en chimie thérapeutique ou dans un domaine connexe et de l’expérience à titre de formulateur. De plus, on convient également que la personne versée dans l’art ne serait pas nécessairement un expert en nomenclature chimique, mais les parties conviennent qu’elle connaîtrait les conventions d’appellation appliquées par les chimistes des cours de chimie de premier cycle (voir l’affidavit de M. Palmieri, aux paragraphes 25 et 57 du dossier des demanderesses, pages 1800, 1801 et 1808; l’affidavit de M. Hopfenberg, aux paragraphes 17 et 27 du dossier des demanderesses, pages 1495, 1498 et 1499; l’affidavit de M. Atwood, au paragraphe 11 du dossier des demanderesses, page 53; l’affidavit de M. Byrn, au paragraphe 15 du dossier des demanderesses, page 209; l’affidavit de M. Weiner, au paragraphe 21 du dossier des demanderesses, page 274; le mémoire de Teva, au paragraphe 37 du dossier des demanderesses, page 2813; le mémoire d’Apotex, au paragraphe 37; le mémoire des défendeurs, au paragraphe 26).

IV.             Les points en litige

[27]           Je traiterai maintenant des points litigieux. Les parties divergent sur plusieurs points, mais seulement l’un d’entre eux est important pour la question de la contrefaçon, soit ce que l’on entend par [traduction] « alcools pentahydriques et hexahydriques ».

[28]           Teva affirme qu’une personne versée dans l’art comprendrait que ces termes incluent toute molécule d’alcool qui contient cinq ou six groupes hydroxyles ou toute molécule d’alcool qui contient une fraction alcoolique (c.‑à‑d. une partie identifiable d’une molécule) qui contient cinq ou six groupes hydroxyles. Teva estime donc que [          ] est un alcool [                    ] étant donné qu’il y contient [         ] groupes hydroxyles de la fraction alcoolique [                       ]. En d’autres termes, Teva et ses experts soutiennent que, aux fins de la classification du type d’alcool qu’est [                                  ], la personne versée dans l’art ne compterait que les [       ] groupes hydroxyles de la fraction alcoolique des molécules [                                                                                                                                                   ].

[29]           Toutefois, Apotex et ses experts estiment que la personne versée dans l’art comprendrait que les alcools pentahydriques et hexahydriques incluent seulement les alcools composés de molécules qui contiennent un total de cinq ou de six groupes hydroxyles. Ils soutiennent donc que la personne versée dans l’art compterait tous les groupes hydroxyles dans une molécule aux fins de la classification et que, par conséquent, la personne versée dans l’art comprendrait que [                                                                                                                                                         ] n’est pas un alcool pentahydrique (ou hexahydrique). Ils estiment donc que les produits Apotex ne contrefont pas le brevet 310, puisqu’ils ne contiennent pas d’alcool pentahydrique ou hexahydrique.

V.                Les principes applicables à l’interprétation des revendications

[30]           Pour évaluer la position respective des parties sur la question, la première étape consiste à interpréter les revendications pertinentes du brevet 310. La jurisprudence nous enseigne à cet égard que l’interprétation des revendications d’un brevet est la première étape obligatoire d’une analyse relative à la contrefaçon, car les revendications définissent l’invention et les limites du monopole conféré par le brevet (voir p. ex. Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067 (Whirlpool), au paragraphe 43; Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024 (Free World Trust), au paragraphe 31; Pfizer Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2005 CF 1725, 144 ACWS (3d) 938 (Pfizer 1), au paragraphe 10; Novo Nordisk Canada Inc c Cobalt Pharmaceuticals Inc, 2010 CF 746, 86 CPR (4th) 161, au paragraphe 89; Alcon Canada Inc c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2014 CF 149, 117 CPR (4th) 323 (Alcon c Cobalt), au paragraphe 18.

[31]           Les principes régissant l’interprétation des revendications sont bien établis et ont été énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Whirlpool et Free World Trust. La Cour suprême y indiquait que les revendications du brevet doivent recevoir une interprétation éclairée et téléologique, et être lues dans le contexte de l’ensemble du brevet du point de vue d’une personne ayant des compétences moyennes dans le domaine (ou personne versée dans l’art). Le juge Hughes a judicieusement résumé ces principes dans la décision Pfizer 1, aux paragraphes 32 à 53, et il les a réitérés en ces termes dans Hughes & Woodley, Patents, 2e éd., feuilles mobiles (Canada, LexisNexis Canada Inc., 2005-2014), aux pages 310 et 311 (Hughes & Woodley) :

[traduction]

1)         Qui interprète les revendications?

La Cour, et non un témoin expert, interprète les revendications.

2)         À quel moment les revendications sont-elles interprétées?

Dès le début, avant de trancher les questions de contrefaçon et de validité.

3)         À quelle date se rapporte l’interprétation des revendications?

À la date de la publication, sauf pour les brevets issus de demandes déposées avant le 1er octobre 1989, auquel cas il s’agit de la date de délivrance et d’octroi.

4)         Quels sont les critères d’interprétation?

La revendication doit recevoir une interprétation téléologique. Il s’agit d’un exercice objectif consistant à déterminer ce qu’une personne versée dans l’art aurait compris des intentions de l’inventeur.

5)         Quelles ressources peuvent être employées aux fins de l’interprétation?

La revendication doit être lue à la lumière du reste du mémoire descriptif, avec l’assistance d’un témoin expert, pour comprendre le contexte de l’invention décrite et le sens particulier des termes utilisés dans le brevet. L’expert ne doit pas remplacer la Cour pour ce qui est d’interpréter les revendications.

6)         De quel point de vue s’effectue l’interprétation?

Du point de vue de la personne moyennement versée dans l’art. Cette personne possède les connaissances générales moyennes qu’ont les gens de ce domaine d’activité précis, est douée d’habiletés moyennes et ne possède aucune connaissance « interne » particulière.

7)         Que faire de l’interprétation retenue?

Le sens littéral de la revendication peut être étendu ou restreint. L’inventeur peut avoir nui à ses propres intérêts en rédigeant la revendication.

8)         Si possible, il faut éviter de conclure à l’existence d’une ambiguïté.

[32]           En l’espèce, comme il a été souligné, la seule question d’interprétation qui s’applique à la contrefaçon est la façon dont les termes « alcool pentahydrique » et « alcool hexahydrique » doivent être interprétés alors que les revendications 2 et 31 du brevet 310 comprennent des compositions qui incluent au moins 60 p. 100 en poids de ces alcools.

VI.             La preuve des experts concernant l’interprétation

[33]           Traitons d’abord des experts de Teva. Leur preuve établit que, avant de formuler leurs opinions sur l’interprétation, chacun d’entre eux a reçu une copie de l’avis d’allégation d’Apotex et des parties de la PADN d’Apotex par l’avocat de Teva. Ainsi, avant de formuler leurs opinions sur l’interprétation, chaque expert de Teva savait que les produits Apotex contenaient [                 ] et que la partie qui désirait avoir recours à leurs services avait déclaré que les produits d’Apotex contrefaisaient le brevet 310.

[34]           De plus, leurs affidavits révèlent que les experts de Teva se sont chargés d’interpréter les termes [traduction] « alcools pentahydriques ou hexahydriques » en tenant compte de [             ], la substance qui aurait été contrefaite.

[35]           Plus précisément, M. Atwood présente dans son affidavit une définition des termes « pentahydrique » et « hexahydrique » et une explication pour ce qui constitue un « alcool », mais ne dit pas précisément que la personne versée dans l’art comprendrait ce que les termes, utilisés ensemble, signifient, sauf lorsqu’il mentionne [            ].

[36]           À cet égard, il déclare ce qui suit :

[traduction]

22.       Les termes « penta » et « hexa » signifient « cinq » et « six » respectivement. 

[…]

26.       Le terme « alcool » renvoie généralement à une molécule organique qui contient au moins un groupe hydroxyle (-OH), bien que le terme « alcool » soit également généralement employé pour parler du groupe hydroxyle lui-même.

[37]           Puis, après avoir évoqué de manière générale la nomenclature et les alcools de sucre, il déclare ce qui suit :

[traduction]

29.       En plus du mannitol, du sorbitol et du xylitol (les polyols illustrés dans le brevet 310), d’autres alcools de sucre ont été approuvés pour être utilisés dans les industries alimentaires et pharmaceutiques. [         ] est classé dans la catégorie des alcools de sucre. Il s’agit d’un [                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      ].

30.       Bien que le glucose contienne cinq groupes hydroxyles, la personne versée dans l’art comprendrait que le glucose [                                                                                                                       ] n’est pas considéré comme un « alcool » ou un « polyol », étant donné qu’il contient un groupe d’aldéhyde. Il s’agit d’une simple question de nomenclature enseignée dans les cours de chimie organique de premier cycle. Cependant, [               ] étant considéré comme un « alcool » qui contient un [                                                                                 ], la personne versée dans l’art comprendrait clairement que [              ] est inclus dans le groupe d’alcool pentahydrique et hexahydrique contenu dans le brevet 310.

[38]           Les affidavits de M. Byrn et de M. Weiner (qui sont très similaires quant à la question de l’interprétation) offrent une interprétation plus complète des termes « pentahydrique », « hexahydrique » et « alcool », mais lient également leur interprétation de ces termes dans le brevet 310 à [                 ].

[39]           M. Byrn déclare ce qui suit :

[traduction]

20.       Le terme « pentahydrique » serait compris comme renvoyant à cinq groupes hydroxyles (-OH). Le terme « hexahydrique » serait compris comme renvoyant aux groupes de six hydroxyles.

21.       Le terme « alcool » serait compris comme étant un composé organique composé d’au moins un groupe hydroxyle de la fraction alcoolique ou une molécule alcoolique, mais qui ne contient pas de groupes fonctionnels carbone-oxygène comme les acides carboxyliques, les aldéhydes ou les cétones.

[40]           Il traite ensuite de [          ] et tire la conclusion suivante sur la question de l’interprétation des termes utilisés dans le brevet 310.

[traduction]

28.       Une personne versée dans l’art comprendrait que, lorsqu’un composé contient une fraction polyhydrique et une fraction de sucre, il faut déterminer s’il s’agit d’un alcool pentahydrique ou hexahydrique selon le nombre de groupes hydroxyles de la fraction polyhydrique. La personne versée dans l’art n’inclurait pas les groupes -OH de la fraction de glucose pour déterminer la classe d’alcool polyhydrique à laquelle il appartient.

29.       [                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  ].

[41]           Un raisonnement et des termes similaires sont employés aux paragraphes 21 à 26 de l’affidavit de M. Weiner.

[42]           Lors du contre-interrogatoire, les trois experts de Teva ont confirmé qu’ils avaient examiné des parties de la PADN et l’avis d’allégation d’Apotex et qu’ils savaient que les produits Apotex contenaient [               ] avant de donner leur avis sur l’interprétation (affidavit de M. Atwood, au paragraphe 7 du dossier des demanderesses, pages 51 et 52, questions nos 314 à 317 du contre‑interrogatoire, dossier des demanderesses, page 2253; affidavit de M. Byrn, au paragraphe 11 du dossier des demanderesses, page 208; questions nos 221 et 321 du contre‑interrogatoire de M. Byrn, dossier des demanderesses, pages 2467, 2468 et 2473; affidavit de M. Weiner, au paragraphe 10 du dossier des demanderesses, page 271, questions nos 117 à 120 du contre‑interrogatoire, dossier des demanderesses, pages 2562 et 2563).

[43]           Les experts d’Apotex, pour leur part, n’ont jamais reçu de copie de l’avis d’allégation d’Apotex et ne se sont vu communiquer des parties de la PADN qu’après avoir donné leur avis sur l’interprétation. Leurs affidavits sont très clairs sur ce point.

[44]           M. Hopfenberg déclare ce qui suit aux paragraphes 10 à 13 de son affidavit :

[traduction
10.       Me Richard Naiberg de Goodmans LLP, qui représente Apotex Inc. (Apotex), m’a remis une copie du brevet canadien no 2 232 310 (le brevet 310, dont une copie est jointe en pièce 2), et les documents suivants qui y sont cités : GB 1 003 686 (GB 686, dont une copie est jointe en pièce 3) et WO 95/11016 (WO 016, dont une copie est jointe en pièce 4).

11.       Me Naiberg m’a alors demandé :

a)         d’examiner le brevet 310 et d’émettre une opinion sur les questions suivantes :

(i) Qui est la personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 310?

(ii) Comment la personne versée dans l’art comprendrait-elle, en date du 10 avril 1997, la communication du brevet 310 et des revendications 2 et 31?

(iii) La personne versée dans l’art verrait-elle dans le brevet 310 la promesse d’une ou de propriétés utiles quant à son objet, et le cas échéant quelles seraient-elles?

b)         de fournir des renseignements contextuels liés à l’objet du brevet 310, tels qu’en aurait eu connaissance la personne versée dans l’art en date du 10 avril 1997.

12.       Après avoir formé mon avis sur ces questions, j’ai reçu une copie de ce que Me Naiberg a décrit comme un extrait de la présentation abrégée de drogue nouvelle d’Apotex (l’extrait de la PADN, dont une copie est jointe en pièce 5) relative à l’APO‑rasagiline.

13.       L’avocat m’a demandé d’examiner l’extrait de la PADN et de répondre à la question suivante : est-ce que l’APO-rasagiline est une composition pharmaceutique qui relève de la revendication 2 et/ou de la revendication 31 du brevet 310?

[45]           M. Palmieri déclare pareillement aux paragraphes 19 à 21 de son affidavit :

[traduction
19 L’avocat m’a remis des copies des documents suivants :

a) le brevet canadien no 2 232 310 (le brevet 310), dont une copie est jointe en pièce « C »;

b) les documents cités dans le brevet 310, à savoir GB 1 003 686 (GB686) et WO 95/11016 (WO11016), dont des copies sont jointes en pièces « D » et « E », respectivement.

20. L’avocat m’a alors demandé d’émettre une opinion sur les questions suivantes :

a) Qui est la « personne versée dans l’art » à qui s’adresse le brevet 310?

b) Que comprendrait la personne versée dans l’art de l’objet du brevet 310 en date du 10 avril 1997?

c) Que comprendrait la personne versée dans l’art de l’objet des revendications 2 et 31 du brevet 310 en date du 10 avril 1997?

d) Le cas échéant, que comprendrait la personne versée dans l’art de la promesse contenue dans le brevet 310 relativement à l’utilité de son objet?

e) Si le brevet 310 promettait une utilité spécifique, celle‑ci a‑t‑elle été démontrée avant le 18 septembre 1996?

f) Si le brevet 310 promettait une utilité spécifique, les inventeurs disposent-ils dans le brevet d’un fondement factuel et d’un raisonnement permettant de faire une prédiction valable quant à cette promesse d’utilité, et les divulguent-ils?

g) Les revendications 2 et 31 du brevet 310 concernent-elles des compositions qui ne présentent pas l’utilité promise, le cas échéant?

h) Les revendications 2 et 31 du brevet 310 englobent-elles des compositions dont l’invention ou la divulgation ne sont pas mentionnées dans le brevet?

i) Comment la personne versée dans l’art comprendrait-elle le mot « stable » tel qu’il a été employé dans le brevet 310?

j) Le brevet 310 enseigne-t-il à la personne versée dans l’art comment préparer les compositions qui prouvent l’utilité promise, le cas échéant?

k) Existe-t-il des différences telles entre le concept inventif de chacune des revendications 2 et 31 du brevet 310 et les connaissances générales courantes/l’état de la technique en date du 20 septembre 1995, que la personne à qui s’adresse le brevet 310 aurait dû, sans consulter ce brevet, faire preuve d’une ingéniosité inventive pour les maîtriser?

21. Après que j’ai donné mon avis sur ces questions, l’avocat m’a remis une copie de parties des présentations abrégées de drogue nouvelle (PADN) d’Apotex relatives à son produit APO‑rasagiline, qui sont jointes à mon affidavit en pièce « F ». L’avocat m’a demandé de formuler un avis sur la question de savoir si le produit APO‑rasagiline relève des revendications 2 et/ou 31 du brevet 310.

[46]           Ainsi, aucun des experts d’Apotex ne savait que les produits Apotex contenaient [               ] lorsqu’ils se sont prononcés sur la manière d’interpréter les termes du brevet 310.

[47]           Sans surprise, leurs opinions sur l’interprétation ne mentionnent pas [               ]. M. Hopfenberg déclare ce qui suit quant à la façon dont il croit que la personne versée dans l’art interpréterait les termes [traduction] « alcools pentahydriques et hexahydriques » dans le brevet 310.

[traduction]

30. Un alcool est un composé organique contenant au moins un groupe hydroxyle (-OH). Les alcools peuvent contenir plus d’un groupe -OH, auquel cas ils sont connus comme des alcools polyhydroxyles ou polyhydriques ou des polyols. Les alcools polyhydriques peuvent également être identifiés plus précisément selon le nombre de groupes hydroxyles (-OH) dans la molécule. Les alcools polyhydriques contenant cinq groupes -OH sont appelés alcools pentahydriques, et les alcools contenant six groupes -OH sont appelés alcools hexahydriques.

[…]

49. Comme je l’ai mentionné précédemment, la personne moyennement versée dans l’art comprend que les termes « alcools pentahydriques ou hexahydriques » renvoient à un alcool polyhydrique contenant cinq ou six groupes -OH, respectivement. Puisque les inventeurs font précisément référence aux alcools polyhydriques qui contiennent cinq ou six groupes hydroxyles et à aucun autre, la personne moyennement versée dans l’art comprendrait que la revendication 1 (ou les revendications 2 ou 31) n’inclut pas les alcools polyhydriques qui contiennent plus de six ou moins de cinq groupes hydroxyles.

50. La personne moyennement versée dans l’art supposerait que la spécification des alcools pentahydriques et hexahydriques était intentionnelle et que les alcools polyhydriques contenant plus de six ou moins de cinq groupes hydroxyles ne fonctionneraient pas de la même façon pour atteindre la même stabilité améliorée promise pour les alcools pentahydriques ou hexahydriques. Ainsi, la personne versée dans l’art comprend qu’aucun autre alcool polyhydrique ne peut être substitué à un alcool pentahydrique ou hexahydrique dans les formulations de la revendication 1 du brevet 310.

[48]           Quant à M. Palmieri, il déclare ce qui suit :

[traduction]

67. Un alcool est une molécule qui contient un atome de carbone auquel est lié un groupe hydroxyle (-OH), c’est-à-dire un atome d’oxygène (O) lié à un atome d’hydrogène (H). Le groupe hydroxyle (-OH) est le groupe fonctionnel définissant le composé en tant qu’alcool.

68. Le terme « pentahydrique » renvoie à un alcool qui contient cinq (5) groupes hydroxyles (-OH) et le terme « hexahydrique », à un alcool contenant six (6) groupes hydroxyles (-OH). Dans le brevet, il est mentionné que, « généralement », « l’alcool utilisé conformément à l’invention appartient au groupe du mannitol, du xylitol et du sorbitol.

69. Un formulateur versé dans l’art comprendrait que le mannitol, le xylitol et le sorbitol sont tous des alcools simples à chaîne droite étroitement liés dont la formulation comporte des propriétés et des utilisations semblables.

70. Le mannitol, le sorbitol et le xylitol présentent des compositions chimiques très semblables. Le mannitol et le sorbitol sont tous deux constitués d’une chaîne de six (6) atomes de carbone sur chacun desquels est fixé un groupe hydroxyle (-OH) simple. Ils présentent la [même] formule chimique et le même poids moléculaire (182,17 g/mol). Le xylitol est composé de cinq (5) atomes de carbone sur chacun desquels est fixé un groupe hydroxyle (-OH) dont le poids moléculaire est légèrement inférieur (152,15 g/mol).

[…]

126. Le terme alcool pentahydrique ou hexahydrique a le sens qui lui est attribué ci-dessus. Un formulateur versé dans l’art comprendrait de la phrase « contenant au moins 60 p. 100 en poids de la composition totale » que le poids d’au moins un alcool pentahydrique ou hexahydrique représente près de 60 p. 100 du poids total du comprimé. Par exemple, si le poids total du comprimé est de 100 mg, le poids de l’alcool pentahydrique ou hexahydrique doit être au moins égal à environ 60 mg.

[49]           La PADN d’Apotex a été remise aux deux experts témoignant pour Apotex afin qu’ils expriment leur opinion concernant la contrefaçon. MM. Hopfenberg et Palmieri sont d’avis que [            ] n’est pas un alcool pentahydrique ou hexahydrique parce qu’il contient [      ] groupes hydroxyles qui doivent tous être pris en compte aux fins de classification. Ces derniers formulent également des critiques à l’égard des opinions exprimées par les experts témoignant pour Teva.

[50]           À ce sujet, M. Hopfenberg souligne un désaccord entre les experts de Teva. Il fait remarquer que l’interprétation donnée par M. Atwood diffère de celle fournie par MM. Byrn et Weiner. M. Atwood lie son interprétation au nombre d’atomes de carbone contenus dans la molécule ou la fraction comparativement au nombre de groupes hydroxyles. M. Hopfenberg estime qu’il s’agit d’une erreur. L’affirmation de M. Hopfenberg semble juste, vu que tous les autres experts des deux parties s’entendent pour dire que les atomes permettant de classifier une substance comme un alcool pentahydrique ou hexahydrique sont les atomes d’hydrogène et d’oxygène qui constituent les groupes hydroxyles. D’ailleurs, Teva n’a pas cherché à défendre l’exactitude de la référence de M. Atwood au carbone.

[51]           Dans son affidavit, M. Hopfenberg cite aussi un extrait du Compendium de terminologie chimique de l’Union internationale de chimie pure et appliquée (IUPAC) pour s’opposer à l’interprétation des experts de Teva. Voici ce qu’il déclare aux paragraphes 65 à 68 de son affidavit :

[traduction]

65. Cependant, la description fournie par M. Weiner laisse échapper la distinction importante qui existe entre une molécule et une fraction (ou une portion). Une personne moyennement versée dans l’art comprend qu’un alcool est une molécule entière et qu’une fraction est une partie de molécule.

66. L’IUPAC donne la définition suivante de « portion »:

En chimie organique physique, le terme « portion » est généralement utilisé pour indiquer une partie d’une molécule; par exemple, dans un ester R1COOR2, la portion alcool est R2O. On ne doit pas utiliser ce terme pour désigner un petit fragment d’une molécule. [Non souligné dans l’original]

67. Cet extrait du « Livre d’or » de l’IUPAC indique qu’une molécule contenant une fraction d’un reste d’alcool (parce qu’un atome d’hydrogène est « subsumé » dans la formation de l’ester) n’est pas considérée comme étant un alcool. La molécule est plutôt considérée comme étant un ester.

68. Une personne moyennement versée dans l’art qui lit le brevet 310 comprendrait que les termes « alcool pentahydrique » et « alcool hexahydrique » contenus dans la revendication renvoient sans équivoque à des molécules entières individuelles et non à une « partie de molécule » sélectionnée qui contient une fraction d’alcool pentahydrique ou hexahydrique.

[52]           Dans son affidavit, l’autre expert témoignant pour Apotex, M. Palmieri, fait référence à deux brevets accordés pour d’autres substances pour appuyer son opinion selon laquelle [            ] n’est pas un alcool pentahydrique ou hexahydrique.

[53]           Le premier de ces deux brevets est le brevet américain 3 234 151 (le brevet américain 151) délivré en février 1966 pour des produits fabriqués avec du lactositol, [                            ]. Le brevet 151 précise que lactositol est le [traduction] « nom vernaculaire ou commun de l’alcool nonahydrique obtenu par la réduction du lactose dans des conditions non hydrolysantes. Son nom chimique exact est le 4-O-β-D-galactosyl-D-glucitol » (non souligné dans l’original) (pièce M jointe à l’affidavit de M. Palmieri, page 2168 du dossier des demanderesses).

[54]           Dans son affidavit, M. Palmieri fournit la composition chimique suivante pour le lactositol :

[55]           L’autre brevet auquel M. Palmieri renvoie dans son affidavit est le brevet américain 6 204 300 (le brevet américain 300) qui a été délivré le 20 mars 2001 et dont la demande a été déposée le 29 janvier 1999 (avec la date de priorité étrangère du 6 février 1998). Le brevet américain 300 se rapporte à une mousse d’uréthane de faible résistance composée en partie d’un polyol (ou d’un alcool comportant de nombreux groupes hydroxyles). Le brevet 300 décrit ainsi les alcools qui peuvent être utilisés pour fabriquer l’invention :

[traduction]

Les alcools pouvant être utilisés comme initiateur comprennent l’alcool monohydrique ou polyhydrique, notamment l’alcool monohydrique comme le méthanol ou l’éthanol, l’alcool dihydrique comme l’éthane-1,2-diol et le propane-1,2-diol, l’alcool trihydrique comme le glycérol et le propane-1,1,1-triyltriméthanol, l’alcool tétrahydrique comme le 2,2-bis(hydroxyméthyl)propane‑1,3-diol, l’alcool hexahydrique comme le sorbitol et l’alcool octahydrique comme le saccharose. (Pièce N jointe à l’affidavit de M. Palmieri, dossier des demanderesses, page 2195)

[Non souligné dans l’original.]

[56]           Dans son affidavit, M. Palmieri fournit la composition chimique suivante pour le saccharose :

[57]           M. Palmieri est d’avis que le lactositol et le saccharose [                        ] qui contiennent des groupes d’alcool, mais sont classifiés en fonction du nombre total de groupes hydroxyles dans la molécule, [               ] ne peuvent pas être des alcools pentahydriques ou hexahydriques. Il estime qu’on doit compter tous les groupes hydroxyles contenus [              ] aux fins de classification, à l’exemple de la méthode utilisée pour le lactositol et le saccharose. Celui qui tient compte de tous les groupes hydroxyles, selon M. Palmieri, doit conclure que [             ] est un [             ] et non un alcool pentahydrique ou hexahydrique.

[58]           Dans son affidavit, M. Palmieri soulève également un autre point. Selon lui, le formulateur versé dans l’art comprendrait que la composition [          ] est assez différente de celle du mannitol, du sorbitol et du xylitol étant donné qu’elle renferme des groupes hydroxyles réactifs en plus grand nombre. Par conséquent, il estime que [        ] ne serait pas considéré par la personne versée dans l’art comme un alcool appartenant au groupe des alcools pentahydriques ou hexahydriques parce qu’il n’y a aucune raison de croire que [          ] réagirait de la même manière que les alcools mentionnés dans le brevet 310. Pour étayer cet argument, il se rapporte aux inscriptions concernant [         ] dans l’édition 2006 du Handbook of Pharmaceutical Excipients, R. C. Rowe, P. J. Sheskey, S. C. Owen, 5édition (Chicago, Pharmaceutical Press, 2006) (le Manuel), et souligne que [        ] ne figurait pas dans l’édition antérieure du Manuel et que, dans l’extrait du document de 2006, le sorbitol, le mannitol et le xylitol ne figurent pas comme des substances associées à [            ].

VII.          L’objection de Teva concernant la preuve additionnelle présentée par M. Palmieri

[59]           Teva soutient que les brevets américains 151 et 300, l’extrait de l’édition de 2006 du Manuel concernant [            ], ainsi que toutes les références s’y rapportant contenues dans l’affidavit de M. Palmieri, sont inadmissibles parce qu’ils ne sont pas mentionnés dans l’avis d’allégation d’Apotex. Elle fait valoir que la jurisprudence de la Cour et de la Cour d’appel fédérale établit que, dans ce type de demande, le défendeur ne peut invoquer le moindre fait, document ou argument n’ayant pas été divulgué dans son avis d’allégation, et cite à cet égard AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) (2000), 7 CPR (4th) 272, [2000] ACF no 855, aux paragraphes 21 à 24; Bayer Inc c Cobalt Pharmaceuticals Co, 2013 CF 1061, 121 CPR (4th) 14 (Bayer), aux paragraphes 34 à 37; Alcon Canada Inc c Apotex Inc, 2014 CF 791, [2014] ACF no 952, aux paragraphes 75, 94 et 95; Alcon c Cobalt, aux paragraphes 14 et 135; Merck & Co c Pharmascience Inc, 2010 CF 510, 85 CPR (4th) 179 (Merck c Pharmascience), au paragraphe 96; Pfizer c Canada, 2008 CF 500, 167 ACWS (3d) 984 (Amlodipine), au paragraphe 88; et Bristol-Myers Squibb Canada Co c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CF 1142, 107 CPR (4th) 75, au paragraphe 63. Comme les brevets américains 151 et 300 et l’extrait de l’édition de 2006 du Manuel n’étaient pas mentionnés dans l’avis d’allégation d’Apotex, Teva soutient qu’ils devraient être radiés du dossier et que je ne devrais pas les prendre en compte.

[60]           Apotex n’est pas d’accord, ce qui n’est pas surprenant. Tout en reconnaissant que la jurisprudence et l’alinéa 5(3)a) du Règlement MBAC obligent les parties à divulguer tous les faits et les arguments qu’elles entendent invoquer dans leur avis d’allégation, Apotex soutient qu’une exception à cette règle a été admise lorsque le défendeur répond aux arguments soulevés par le demandeur dans sa preuve. Elle cite à cet égard les affaires AstraZeneca AB c Apotex Inc, 2005 CAF 183, 39 CPR (4th) 289 (Oméprazole 1); Pfizer v Novopharm, 2005 CAF 270, 141 ACWS (3d) 636 (Pfizer 2); Fournier Pharma Inc c Canada, 2004 CF 1718, 136 ACWS (3d) 349 (Fournier); Merck c Alcon, [2000] ACF no 785, 8 CPR (4th) 87 (Merck Frosst); et AstraZeneca AB c Apotex Inc, 2004 CF 313, 33 CPR (4th) 97 (Oméprazole 2), dans lesquelles les parties défenderesses ont été autorisées à déposer des documents pour répondre à des arguments imprévus formulés par les parties demanderesses ou leurs experts. Apotex affirme qu’elle réfute simplement la position de Teva selon laquelle [               ] est un alcool pentahydrique, ce qu’elle décrit comme un [traduction« argument effarant » qu’elle n’aurait pas pu anticiper. Apotex soutient donc que sa situation correspond tout à fait à celle qui prévalait dans les affaires Oméprazole 1, Pfizer 2, Fournier, Merck Frosst et Oméprazole 2 et que, par conséquent, les documents contestés m’ont dûment été soumis.

[61]           Je suis en désaccord avec Apotex et, malgré les expressions colorées employées par son avocat pour décrire la position de Teva, je ne crois pas que les arguments avancés par Teva étaient imprévus. À cet égard, le brevet 310 revendique une invention centrée sur les propriétés stabilisantes présumées des alcools pentahydriques ou hexahydriques lorsqu’ils sont combinés à la rasagiline. Dans son avis d’allégation, Apotex affirme que ses produits ne constituent pas une contrefaçon du brevet 310. Au moment où elle a fait cette affirmation, la société savait que ses produits contenaient [             ]. Elle affirmait donc que [          ] n’était pas un alcool pentahydrique ou hexahydrique. Apotex adopte la position suivante dans son avis d’allégation :

[traduction]

La fabrication, l’interprétation, l’utilisation ou la vente des comprimés d’APO-Rasagiline ne contrefait aucune revendication du brevet 310, étant donné que ces comprimés ne contiendront aucun alcool appartenant au groupe des alcools pentahydriques ou hexahydriques. Plus particulièrement, les comprimés d’APO‑Rasagiline ne contiendront pas de mannitol, de xylitol ou de sorbitol, ni aucun autre alcool pentahydrique ou hexahydrique au sens que donnerait au brevet 310 une personne versée dans l’art. (dossier des demanderesses, page 1150)

[62]           L’argument d’Apotex suppose donc d’emblée que [               ] n’est pas classé comme un alcool pentahydrique ou hexahydrique. Apotex devait manifestement anticiper l’argument de Teva défendant le contraire, puisqu’il n’y aurait contrefaçon du brevet 310 que si [               ] est un alcool de ce type.

[63]           Les documents contestés visent à prouver que [               ] ne devrait pas être classé comme un alcool pentahydrique ou hexahydrique. C’est précisément la position avancée par Apotex dans son avis d’allégation. Il s’ensuit dès lors que les documents contestés auraient dû être divulgués dans l’avis d’allégation : il s’agit d’éléments de preuve importants qui étayent un élément dont Apotex avait bel et bien connaissance lorsqu’elle a rédigé son avis d’allégation.

[64]           Comme le note justement Teva, la jurisprudence reconnaît que, suivant l’alinéa 5(3)a) du Règlement MBAC, toute partie qui sollicite un AC par le dépôt d’une PADN doit divulguer dans son avis d’allégation les faits, arguments et documents importants sur lesquels elle entend s’appuyer afin de permettre au breveté de décider de manière éclairée s’il doit demander une ordonnance d’interdiction. Comme l’instauration d’une telle procédure peut exposer le breveté à des dommages-intérêts au titre de l’article 8 du Règlement MBAC, la Cour et la Cour d’appel fédérale ont estimé que les défendeurs dans une demande comme la présente ne peuvent pas chercher à s’appuyer sur des documents importants qui n’étaient pas divulgués dans leur avis d’allégation s’ils disposaient de renseignements suffisants au moment du dépôt de cet avis pour savoir que les documents seraient pertinents quant à leur position.

[65]           Ainsi, dans la décision Bayer, le juge Hugues a déclaré ce qui suit aux paragraphes 34 à 37 :

La Cour d’appel a clairement statué que la seconde personne (le fabricant de médicaments génériques comme Cobalt) est tenue, dans son avis d’allégation, de soulever tous les faits et tous les moyens de droit sur lesquels elle se fonde à l’appui de ses allégations. Elle ne peut formuler de nouveaux arguments ou soulever de nouvelles allégations ou de nouveaux faits ou de nouveaux documents relatifs à l’antériorité qui ne se trouvaient pas dans son avis d’allégation (AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé national et du Bienêtre social) (2000), 7 CPR (4th) 272, aux paragraphes 21 à 24; Proctor & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2002 CAF 290, aux paragraphes 21 à 26).

Bien que cette façon de voir puisse sembler radicale, puisque de nouvelles questions peuvent de toute évidence être soulevées par les experts au fur et à mesure que l’on consulte les experts et que la preuve est produite, il est tout aussi radical de la part de la première personne qui a pris l’initiative d’introduire l’instance de devoir faire face à des allégations et des faits mouvants. Il est nécessaire de modifier la procédure, mais aucun intéressé ne semble réclamer pareil changement.

Dans l’état actuel des choses, la Cour doit rejeter les arguments fondés sur des faits ou des documents qui n’étaient pas mentionnés dans l’avis d’allégation, et la Cour ne peut accepter d’examiner de nouvelles allégations.

Je reprends à mon compte les observations formulées par le juge Stone dans l’arrêt AB Hassle, précité, au paragraphe 21, selon lesquelles l’avis d’allégation doit énoncer le droit et les faits sur lesquels se fondent les allégations d’une manière suffisamment complète pour permettre à la première personne (en l’espèce, Bayer) d’évaluer ses recours en réponse aux allégations

[66]           Dans la décision Merck c Pharmascience, il a ajouté ce qui suit (au paragraphe 96) :

À cet égard, l’avis d’allégation ressemble à un acte de procédure. Une fois que la seconde personne a adopté une position au sujet des faits et du droit, elle ne peut s’en écarter. C’est d’autant plus vrai que l’avis d’allégation ne peut être modifié après le début de l’instance judiciaire.

[67]           Même s’il est vrai que la jurisprudence reconnaît une exception à l’exigence de divulgation lorsque le défendeur répond à des arguments inattendus avancés dans la preuve du breveté, contrairement à ce qu’affirme Apotex, la situation présente est nettement différente des cas où cette exception a été jugée applicable. Dans chacune des affaires invoquées par Apotex, Oméprazole 1 et 2, Pfizer 2, Fournier et Merck Frosst, les parties demanderesses ont soulevé de nouveaux arguments concernant la contrefaçon qui ne faisaient pas que répondre aux allégations figurant dans l’avis d’allégation, puisqu’ils intéressaient de nouvelles questions factuelles.

[68]           Par exemple, dans les affaires Oméprazole 1, Pfizer 2 et Fournier, les parties demanderesses soutenaient que les produits des défenderesses pouvaient se dégrader, créant ainsi des composés qui relevaient des revendications contestées. Il s’agissait d’une défense positive et nouvelle opposée à une allégation d’absence de contrefaçon, et non d’une question que les parties défenderesses auraient pu anticiper. De même, dans l’affaire Oméprazole 2, les demanderesses faisaient valoir, relativement à une revendication d’utilisation, que les défendeurs indiquaient aux patients ou aux médecins d’utiliser le produit qui aurait été contrefait à une fin revendiquée par le brevet, de par le libellé de la monographie, soulevant ainsi de nouveaux arguments que les défendeurs n’étaient pas tenus d’anticiper. De même, la preuve déposée par les demanderesses dans l’affaire Merck Frosst, concernant la nature des gels, était nouvelle et pas simplement une réfutation de la position avancée par les défendeurs dans leur avis d’allégation.

[69]           En l’espèce, cependant, la preuve d’expert de Teva selon laquelle [               ] est un alcool pentahydrique répond simplement à l’allégation contraire d’Apotex. Par conséquent, la présente affaire ne relève pas de l’exception aux exigences de divulgation évoquée dans Oméprazole 1, au paragraphe 11; Pfizer 2, aux paragraphes 16 à 18; Fournier, au paragraphe 60; ou Merck Frosst, au paragraphe 11.

[70]           Ainsi, les documents contestés auraient dû être divulgués par Apotex dans son avis d’allégation. Comme ils n’ont pas été mentionnés, ces documents contestés et toute référence s’y rapportant dans la preuve de M. Palmieri doivent être radiés du dossier. Par conséquent, je n’en ai pas tenu compte dans ma décision.

VIII.       L’évaluation des positions respectives des parties quant à l’interprétation de l’expression [traduction] « alcools pentahydriques ou hexahydriques »

[71]           Ayant déterminé quelle partie de la preuve d’expert concernant l’interprétation m’a dûment été soumise, je passerai à présent à l’évaluation de cette preuve. Les deux parties avancent plusieurs arguments expliquant pourquoi la preuve de leurs experts devrait être privilégiée.

A.                Les arguments de Teva expliquant pourquoi la preuve de ses experts devrait être privilégiée

[72]           Teva soutient que je devrais accorder plus de poids à la preuve de ses experts, car leurs connaissances concernant la nomenclature chimique – qui est au cœur de la question de l’interprétation – sont supérieures à celles des experts d’Apotex. Elle laisse aussi entendre que l’indépendance de MM. Hopfenberg et Palmieri devrait être remise en cause parce qu’ils ont donné des avis si erronés sur d’autres questions qu’il me faut conclure qu’ils agissent tous deux comme porte-parole d’Apotex plutôt que comme des experts indépendants.

[73]           Les avis en question concernaient deux questions : tout d’abord l’interprétation par MM. Hopfenberg et Palmieri de l’expression [traduction] « au moins 60 p. 100 en poids » dans la revendication 1 du brevet 310, puis l’interprétation de la revendication 31 du même brevet évoquée par M. Hopfenberg au paragraphe 52 de son affidavit.

[74]           Pour ce qui est du premier point, les deux experts d’Apotex estiment dans leurs affidavits que l’expression [traduction« au moins 60 p. 100 en poids » dans la revendication 1 doit être comprise comme signifiant environ 60 p. 100 ou plus en poids, ce qui ferait tomber l’exemple 1 du brevet 310 sous le coup des revendications 2 et 31. Cet exemple ne démontre sans doute pas l’effet stabilisant allégué des alcools pentahydriques ou hexahydriques sur les solutions de rasagiline, ce qui peut faire penser que le brevet est invalide pour absence d’utilité démontrée ou valablement prédite. Teva fait valoir qu’interpréter l’expression claire [traduction« au moins 60 p. 100 » de manière à inclure les compositions contenant 58,9 p. 100 d’alcool, et à faire tomber l’exemple 1 sous le coup de la revendication 1, revient à adopter une conclusion dictée par les résultats qui ne se justifie que par le désir de MM. Hopfenberg et Palmieri d’appuyer les postions d’Apotex. Elle affirme que cette interprétation n’est pas soutenable et qu’elle est d’ailleurs contredite par la décision rendue dans l’affaire Eli Lilly and Co c Apotex Inc, 2009 CF 991, 80 CPR (4th) 1, aux paragraphes 155 et 156, dans laquelle la juge Johanne Gauthier a fait remarquer que les termes « au moins » sont clairs et sans ambiguïté et qu’ils ont un sens littéral, à savoir, pas moins que la quantité mentionnée.

[75]           Quant à la seconde question d’interprétation, M. Hopfenberg déclare au paragraphe 52 de son affidavit que la personne moyennement versée dans l’art estimerait que la revendication 31 du brevet 310 se rapporte à toute composition contenant au moins 1,56 mg de rasagiline. Cependant, la revendication n’emploie pas l’expression « au moins » et se limite plutôt aux compositions contenant cette quantité précise de rasagiline. Teva affirme donc que M. Hopfenberg s’est trompé au paragraphe 52 de son affidavit, ce qu’il l’a d’ailleurs admis durant son contre‑interrogatoire (à la question no 348, dossier des demanderesses, page 2669). D’après Teva, cela devrait miner sa crédibilité.

[76]           En ce qui concerne l’expertise relative des experts d’Apotex, Teva précise que M. Hopfenberg n’a publié que deux articles au cours des vingt dernières années et fait observer qu’il travaille maintenant surtout comme consultant juridique et qu’il a déjà témoigné pour le compte d’Apotex. Quant à M. Palmieri, Teva note que ses connaissances en chimie se limitent à celles d’un formulateur et sous-entend qu’il a admis durant son contre-interrogatoire qu’il s’en remettrait à ceux qui détiennent le même type d’expertise que les experts de Teva pour déterminer la nomenclature exacte d’un composé chimique et, donc, qu’il s’est fié à eux pour la question d’interprétation qui est au cœur même de l’allégation de contrefaçon.

B.                 Les arguments d’Apotex expliquant pourquoi la preuve de ses experts devrait être privilégiée

[77]           Apotex conteste ces arguments et note que le manque d’indépendance prétendu n’a pas été opposé franchement à ses experts lors du contre-interrogatoire, et que Teva ne peut pas maintenant l’invoquer compte tenu de la règle énoncée dans l’arrêt Browne c Dunne (1893), 6 R 67 (UK, HL), suivant laquelle la partie qui cherche à attaquer la crédibilité d’un témoin en faisant valoir une preuve indépendante doit la lui soumettre durant son contre-interrogatoire (voir à cet égard Alan W. Bryant, Sidney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, éd., The Law of Evidence in Canada, 4e éd. (Markham (Ontario), LexisNexis, 2014 (Sopinka), à la page 1184).

[78]           Apotex affirme par ailleurs que, même si les positions défendues par ses experts quant aux interprétations contestées de l’expression « au moins » ne sont pas fondées, rien ne justifie d’écarter le reste de leur preuve, car la jurisprudence regorge d’exemples dans lesquels un témoignage d’expert est rejeté quant à un point, mais accepté relativement à d’autres. Elle cite en exemple la décision AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2014 CF 638, [2014] ACF no 671 (Oméprazole 3), aux paragraphes 235 et 321.

[79]           Apotex soutient également que l’examen des contre-interrogatoires de MM. Atwood et Byrn montre qu’ils étaient tous deux excessivement combatifs et qu’ils n’ont concédé des points évidents qu’après avoir été pressés de questions. Apotex ajoute que je devrais inférer de cette attitude un manque d’objectivité ou d’indépendance, d’autant plus que MM. Atwood et Byrn fournissent presque invariablement des opinions pour le compte des brevetés. Elle fait donc valoir que je devrais favoriser la preuve de ses experts.

[80]           Apotex prétend en outre que Teva et M. Atwood ont reconnu que [               ] n’était pas un alcool pentahydrique ou hexahydrique dans le contexte d’une requête qu’ils avaient déposée pour obtenir davantage de renseignements sur les produits Apotex. Dans l’affidavit qu’il avait soumis à l’appui de cette requête, M. Atwood déclarait que tous les renseignements concernant le contenu du produit Apotex devaient lui être divulguées pour qu’il puisse donner son avis sur la contrefaçon, puisque [               ] peut subir une dégradation et, le cas échéant, produire du mannitol et du sorbitol. Le paragraphe 17 de cet affidavit contenait la conclusion suivante :

[traduction
Il serait nécessaire et important d’obtenir des renseignements issus de la PADN d’Apotex et révélant l’identité et la quantité des impuretés contenues dans [               ] utilisé dans le produit d’Apotex à base de rasagiline, ainsi que des renseignements concernant l’identité et la quantité des impuretés dans le produit même d’Apotex à base de rasagiline, afin d’évaluer l’allégation d’Apotex selon laquelle son produit à base de rasagiline ne contrefait pas les revendications du brevet 310, et en particulier l’allégation selon laquelle le produit à base de rasagiline qu’elle propose ne contiendra ni mannitol, ni xylitol, ni sorbitol, ni tout autre alcool pentahydrique ou hexahydrique.

[81]           Apotex soutient que Teva et M. Atwood reconnaissaient effectivement par là qu’en l’absence d’une telle dégradation, les produits Apotex ne contrefaisaient pas le brevet 310 simplement parce qu’ils contiennent [               ] puisque, autrement, on ne saurait prétendre que la divulgation additionnelle était nécessaire pour établir si les produits Apotex contrefaisaient le brevet 310. Apotex souligne que, lorsqu’elle a réclamé une divulgation additionnelle, Teva savait que les produits Apotex contenaient [               ]. Elle soutient donc que cette demande de divulgation additionnelle reposait sur l’opinion que [               ] n’était pas un alcool pentahydrique ou hexahydrique, sans quoi Teva n’aurait pas demandé de renseignements additionnels pour établir si les produits Apotex contrefaisaient le brevet 310.

[82]           Eu égard à la position de Teva concernant la nécessité d’obtenir une divulgation additionnelle, Apotex soutient que je devrais appliquer la doctrine de l’obligation d’opter, empêchant ainsi Teva de faire valoir que [               ] est un alcool pentahydrique. Apotex soutient à cet égard que le cas présent est en tous points similaire à celui de la décision Apotex c AstraZeneca Canada Inc, 2012 CF 559, 215 ACWS (3d) 722 (Oméprazole 4), décision dans laquelle mon collège, le juge Hugues, a estimé que cette doctrine en equity empêchait la défenderesse d’arguer qu’Apotex était une « seconde personne » au sens du Règlement MBAC, alors qu’elle avait soutenu le contraire lors d’instances précédentes.

[83]           Subsidiairement, si je n’étais pas d’accord, Apotex soutient que je devrais à tout le moins conclure que la preuve M. Atwood mine sa crédibilité, car il n’a pas divulgué sa position actuelle concernant la classification de [               ] dans son affidavit antérieur déposé à l’appui de la requête en divulgation. Selon Apotex, soit M. Atwood a manqué de franchise dans son affidavit antérieur, soit sa position actuelle quant à la nature [               ] a été formulée ultérieurement, ce qui atteste la faiblesse de ses opinions.

[84]           En plus de ce qui précède, Apotex avance trois autres arguments pour justifier que sa preuve d’expert devrait être privilégiée.

[85]           Elle soutient d’abord que les avis que ses experts ont formulés sur la question de l’interprétation devraient se voir accorder plus de poids compte tenu de la peine qu’elle s’est donnée pour leur [traduction] « dissimuler » le contenu de ses produits, puisque ces avis ne peuvent pas avoir été dictés par les résultats, contrairement à ceux des experts de Teva. Apotex affirme ici que, suivant les principes obligatoires d’interprétation des revendications énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Whirlpool et Freeworld Trust, la connaissance de l’invention revendiquée par le brevet ne doit pas influencer le processus d’interprétation. Apotex soutient que ses experts sont les seuls à avoir procédé de cette façon, contrairement à ceux de Teva, et que c’est une raison importante de favoriser leur preuve, comme l’a d’ailleurs récemment statué mon collège le juge Rennie dans la décision Oméprazole 3.

[86]           Deuxièmement, Apotex soutient que l’avocat de Teva est indûment intervenu lorsqu’elle contre-interrogeait M. Atwood en interrompant des questions qui concernaient l’affidavit que ce dernier avait déposé à l’appui de sa requête en divulgation, et qui étaient tout aussi pertinentes au regard de ses affidavits déposés à l’appui de la demande d’interdiction de Teva. Pour Apotex, c’est une autre raison pour laquelle je devrais écarter la preuve de M. Atwood ou lui accorder moins de poids.

[87]           Enfin, Apotex soutient que l’interprétation proposée par ses experts a beaucoup plus de sens compte tenu du libellé du brevet 310. Elle fait valoir à cet égard que le mémoire descriptif parle de l’ajout [traduction] d’« alcools » au mélange pour produire l’invention revendiquée et que, lorsqu’il est utilisé dans ce sens, l’alcool doit désigner toute la molécule, puisqu’on ne peut pas ajouter une fraction ou un fragment de molécule à un mélange. Apotex affirme que le terme « alcool », tel qu’il est employé dans les revendications 1, 2 et 31 ou incorporé à celles‑ci, doit recevoir un sens analogue et donc désigner toute la substance à ajouter. Elle affirme donc que les termes « pentahydrique ou hexahydrique » doivent qualifier le mot alcool (compris comme toute la substance) et donc que son interprétation doit être favorisée.

C.                 Analyse

[88]           Même si j’estime que certains des arguments avancés par Apotex sont peu convaincants, je privilégie la preuve de ses experts quant à l’interprétation des termes « alcool pentahydrique ou hexahydrique », et ce pour cinq motifs.

[89]           Le premier motif pour lequel je préfère la position d’Apotex découle de la formulation même du brevet 310 et de l’analyse qu’en ont faite les experts d’Apotex. Comme l’enseigne la jurisprudence, le processus d’interprétation doit être mené du point de vue de la personne versée dans l’art à laquelle la description du brevet est destinée. Comme nous l’avons souligné, il s’agit, en l’espèce, d’un formulateur versé dans l’art titulaire d’un diplôme universitaire dans un domaine lié à la chimie, au génie chimique ou à la pharmacie. Je suis d’accord avec MM. Palmieri et Hopfenberg sur le fait que la personne versée dans l’art lirait le brevet 310 en vue de comprendre les ingrédients que doit comporter la formulation pour produire une formulation de rasagiline stable. Pris dans ce sens, le terme « alcool » s’entendrait d’une substance, étant donné que le brevet 310 comprend plusieurs points indiquant que ce qui doit être ajouté à la composition est un « alcool ». Il ne peut s’agir que d’une substance par opposition à une fraction, étant donné qu’on peut seulement ajouter une substance à la composition. Il est évident que le terme « alcool » désigne la substance à ajouter à la composition en raison de la manière dont le terme « alcool » est utilisé dans plusieurs points du mémoire descriptif. En voici quelques exemples :

[traduction]

Le brevet divulgue aussi l’utilisation des composés visés dans un mélange avec diverses substances, notamment divers alcools comme l’alcool benzylique, l’alcool stéarylique et le méthanol. Dossier des demanderesses, page 12, lignes 14 à 16.

[traduction]

Conformément à l’invention, on a conclu, chose étonnante, que la stabilité des formulations contenant [PAI] peut être grandement améliorée par l’ajout de quantités plus ou moins grandes de certains alcools. Dossier des demanderesses, page 13, lignes 8 à 10.

[traduction]

[…] on a fourni une composition pharmaceutique contenant […] au moins 60 p. 100 du poids d’au moins un alcool appartenant au groupe des alcools pentahydriques ou hexahydriques. Dossier des demanderesses, page 13, lignes 11 à 17.

[traduction]

Il est préférable que la composition contienne au moins 70 p. 100 d’au moins un des alcools mentionnés. Dossier des demanderesses, page 13, lignes 20 et 21.

[90]           Je conviens en outre avec Apotex que le sens du terme « alcool » dans les revendications 1, 2 et 31 doit être le même qu’ailleurs dans le brevet 310. Rien ne justifie que les termes soient interprétés différemment et tout porte à croire qu’ils doivent recevoir une interprétation similaire, étant donné que tout le brevet montre bien que les inventeurs désignent la même chose lorsqu’ils parlent d’un « alcool » dans le mémoire descriptif et les revendications. Ainsi, lorsque le terme « alcool » est employé dans les revendications 1 et 2 (et incorporé par renvoi dans la revendication 31 parce qu’elle s’appuie sur la revendication 2), il désigne une substance.

[91]           Je conviens par ailleurs avec Apotex que les termes « pentahydrique ou hexahydrique », tels qu’ils sont utilisés dans les revendications et le mémoire descriptif, qualifient le terme « alcool » et renvoient donc à toute la substance. Par conséquent, les cinq ou six groupes hydroxyles requis doivent se rapporter à toute la substance et non à une partie de la molécule. Je suis donc d’accord avec MM. Palmieri et Hopfenberg lorsqu’ils concluent que la personne versée dans l’art comprendrait que les termes alcools pentahydriques et hexahydriques, tels qu’ils sont employés dans les revendications pertinentes, [traduction] « désignent sans équivoque » l’ensemble et non une partie ou une fraction de la molécule.

[92]           Comme l’ont noté les experts d’Apotex, cette interprétation est encore étayée par le fait que les seuls alcools désignés dans le brevet 310 comme relevant de la catégorie des alcools pentahydriques ou hexahydriques sont ceux qui contiennent cinq ou six groupes hydroxyles dans toute la molécule.

[93]           Cette interprétation peut aussi s’appuyer à mon avis sur la définition de l’IUPAC du mot « portion » (ou fraction) citée par M. Hopfenberg au paragraphe 66 de son affidavit, et qui établit une distinction entre la nomenclature d’une substance et celle d’une partie. Il appert clairement de cette définition qu’une substance peut être un alcool et également contenir une fraction alcool, ou qu’il peut s’agir d’un autre type de composé contenant cependant une fraction alcool, comme un ester. Ainsi, lorsque le terme « alcool » est employé pour décrire toute la substance, il faut considérer tous les groupes hydroxyles inclus dans l’ensemble de la molécule, comme l’a estimé M. Hopfenberg.

[94]           Deuxièmement, je conviens que la manière dont les experts ont été engagés et ont reçu leurs instructions en l’espèce justifie que je privilégie la preuve des experts d’Apotex à celle des experts de Teva. Comme ils ignoraient quel alcool Apotex avait utilisé dans ses produits lorsqu’ils ont effectué leur processus d’interprétation, leur démarche était conforme à la directive de la Cour suprême du Canada voulant que l’interprétation ne soit pas influencée par des préoccupations regardant la contrefaçon ou l’invalidité. Les experts Teva, quant à eux, ont interprété les termes en tenant compte de la substance contrefaite. Cela ressort clairement du libellé de leurs affidavits, qui indique que la structure moléculaire de [               ] a été prise en compte dans le processus d’interprétation.

[95]           Comme l’avait conclu le juge Donald Rennie dans la décision Oméprazole 3, j’estime aussi en l’espèce que le fait que la substance prétendument contrefaite ait été divulguée aux experts de Teva avant qu’ils n’interprètent les revendications justifie que moins de poids soit accordé à leur interprétation. Au paragraphe 321 de cette décision, le juge Rennie a déclaré ce qui suit :

Premièrement, l’incrédulité des experts d’Apotex en ce qui concerne la peur d’une racémisation à laquelle serait confronté le chimiste versé dans l’art est plus crédible, parce que ces experts ont mieux reproduit la perspective de la personne versée dans l’art. Le mandat confié à MM. Jacobsen et Danheiser (pour le compte d’Apotex) leur permettait de formuler une opinion sur l’état de la technique en « [faisant abstraction] de toute connaissance de l’invention revendiquée » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 67), ce qui n’était pas le cas de M. Davies et du Dr Armstrong (pour le compte d’AstraZeneca). Plus particulièrement, les experts d’Apotex ont rédigé leur rapport initial, dans lequel ils ont indiqué s’il serait possible d’obtenir les énantiomères de l’oméprazole et comment cela pourrait se faire, sans que le brevet 653 ait été porté à leur connaissance. Au contraire, M. Davies a présenté de nombreux éléments de preuve concernant des litiges antérieurs portant sur l’ésoméprazole, et le Dr Armstrong a, dans une moindre mesure, eu à traiter du brevet 653 dans une affaire antérieure.

Un raisonnement comparable s’applique à la présente affaire.

[96]           Sur ce point, je ne pense pas comme Teva que tout ce que l’avocat a fait lorsqu’il a présenté à ses experts des extraits de la PADN et de l’avis d’allégation d’Apotex au départ a été de leur signaler les questions pertinentes et donc d’orienter leur analyse « où le bât blesse ». Teva soutient à cet égard que la jurisprudence reconnaît que les arguments et la preuve doivent être orientés sur le point en litige, ou bien « où le bât blesse », en citant ici la décision Shire Biochem Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538, 67 CPR (4th) 94 (Shire Biochem), au paragraphe 22. Cependant, la décision rendue dans l’affaire Shire Biochem n’appuie pas la thèse selon laquelle il convient d’interpréter un brevet en ayant à l’esprit la substance contrefaite, mais plutôt uniquement cette notion dictée par le bon sens suivant laquelle la preuve et les arguments soumis dans une affaire donnée doivent se rapporter aux questions en litige pour être utiles. Teva aurait très bien pu attirer l’attention de ses experts sur ces questions en leur demandant si les termes [traduction] « alcools pentahydriques ou hexahydriques », tels qu’ils sont employés dans le brevet 310, désigneraient, dans l’esprit de la personne versée dans l’art, une molécule ou une fraction, sans leur indiquer que la substance potentiellement contrefaite était [               ].

[97]           Ainsi, la manière dont les experts ont été engagés et ont reçu leurs instructions en l’espèce est une seconde raison de privilégier la preuve des experts d’Apotex.

[98]           Troisièmement, j’estime que la crédibilité de M. Weiner est ébranlée par le fait que son affidavit présente des diagrammes incorrects de [               ], et décrit de façon erronée les liens carbone-hydroxyle en inversant leur stéréochimie au paragraphe 25 (dossier des demanderesses, page 275). Il ne s’agit pas d’une simple erreur typographique, comme l’a fait valoir l’avocat de Teva. Le fait que cet affidavit ait été rédigé par l’avocat (qui aurait apparemment mal recopié les diagrammes) ne diminue pas non plus cette erreur; en fait, elle n’en est que plus révélatrice, puisque, dans de telles circonstances, le témoin expert doit être doublement circonspect pour s’assurer de l’exactitude des documents soumis à la Cour. C’est là une autre raison d’accorder moins de poids à l’affidavit de M. Weiner.

[99]           Quatrièmement, le fait que M. Atwood se soit trompé au paragraphe 29 de son affidavit et qu’il ait défini un alcool hexahydrique comme un alcool comportant six atomes de carbone mine sa crédibilité, cette affirmation étant contredite par tous les autres experts qui conviennent qu’un alcool hexahydrique contient six groupes hydroxyles.

[100]       Cinquièmement, je conviens avec Apotex que l’avocat de Teva a indûment empêché son avocat d’interroger M. Atwood sur des questions importantes intéressant son opinion. À cet égard, l’avocat a refusé de laisser M. Atwood répondre aux questions qui concernaient son état d’esprit lorsqu’il a rédigé l’affidavit déposé à l’appui de la requête en divulgation de Teva. De telles questions sont pertinentes au regard de la solidité de l’avis de M. Atwood quant à l’interprétation et au regard du moment où il a formé l’opinion d’après laquelle [               ] n’est pas un alcool pentahydrique ou hexahydrique, question qui est au cœur du litige entre les parties se rapportant à la contrefaçon. Les refus se sont enchaînés ainsi :

[traduction]

348      Q. Vous connaissiez la composition des composés? Je crois que vous venez juste de me dire que vous avez dessiné ceci.

R. Je les connaissais.

349      Q. Vous connaissiez le nom des composés et leur composition, mais vous avez tout de même considéré qu’il était nécessaire d’avoir de l’information — des renseignements supplémentaires — pour évaluer l’allégation d’Apotex?

R. Oui. Je voulais avoir l’information la plus complète possible sur ce constituant, qui était [        ].

350      Q. En fait, vous avez dit que cela était nécessaire. C’est ce que vous avez déclaré sous serment devant le tribunal.

R. Oui, pour effectuer une évaluation pleine et entière.

351      Q. Oh, non, je ne crois pas que vous avez dit cela. Vous avez dit que c’était nécessaire, n’est-ce pas?

R. J’ai dit que c’était nécessaire. Je fais remarquer que le rapport que j’ai en mains, devant nous, est aussi complet et exact que possible. J’avais besoin de l’information demandée dans cet affidavit particulier pour être en mesure de produire le document définitif.

352      Q. Dans votre affidavit d’avril 2013, vous n’exprimez pas l’opinion selon laquelle [….], que contient un comprimé d’Apotex, est un alcool pentahydrique ou hexahydrique?

REF     Me KLEE : Vous n’allez pas contre-interroger M. Atwood au sujet de cet affidavit.

PAR Me BRODKIN

353      Q. Je considère cela comme un refus. Vous n’avez pas exprimé l’opinion que [                                            ] étaient des alcools pentahydriques?

REF     Me KLEE : Refusé.

PAR Me BRODKIN

354      Q. Vous n’avez pas exprimé l’opinion que les comprimés d’Apotex violaient une revendication du brevet 310 parce qu’ils contiennent le [              ]?

REF     Me KLEE : Refusé.

[101]       À mon avis, le fait que Teva ait refusé de laisser M. Atwood répondre à ces questions rend le témoignage de ce dernier moins utile, comme il a été décidé dans des circonstances assez similaires dans les décisions Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2005 CF 1421, 43 CPR (4th) 81, au paragraphe 90, et AstraZeneca AB c Apotex Inc, 2007 CF 688, 60 CPR (4th) 199 (Oméprazole 5), au paragraphe 67. De plus, Apotex n’était pas tenue d’exiger des réponses à ces questions, en particulier dans une demande comme la présente qui doit être instruite de manière sommaire. Apotex peut donc invoquer les refus indus à l’appui de son argument voulant que la preuve de M. Atwood mérite moins de poids (voir à ce sujet Smithkline Beecham Pharma Inc c Apotex Inc, [1998] ACF no 1412, 83 ACWS (3d) 178, aux paragraphes 5 et 6; Indcondo Building Corporation c Steeles-Jane Properties Inc, [2001] OJ No. 3316, 14 CPC (5th) 117 (C.S.J. Ont.), au paragraphe 7).

[102]       Par conséquent, pour ces motifs, je préfère la preuve des experts d’Apotex à celle des experts de Teva sur la question de l’interprétation se rapportant à la contrefaçon en l’espèce, à savoir, ce que désignent les termes [traduction] « alcools pentahydriques ou hexahydriques » incorporés dans les revendications 2 et 31 du brevet 310.

[103]       Il est donc évident que plusieurs des autres arguments avancés par les parties pour expliquer pourquoi je devrais privilégier la preuve de leurs experts ne m’ont pas convaincue.

[104]       En ce qui regarde les arguments de Teva à cet égard, les prétendues erreurs concernant l’interprétation des termes « au moins » contenus dans le brevet 301 ne signifient pas que je doive écarter les autres éléments de preuve présentés par les experts d’Apotex. Comme le soutient cette dernière, même si leur interprétation sur ce point était erronée, cela ne minerait pas entièrement leur crédibilité, puisque leurs témoignages peuvent très bien être retenus sur certains points, mais rejetés sur d’autres. De plus, je note ici que, si les experts d’Apotex se sont trompés sur ce point, cette erreur est bien différente de celle commise par M. Byrn, puisque, dans le premier cas, il s’agit d’une interprétation que Teva conteste, alors que, dans le second, M. Byrn a signé un affidavit rédigé par l’avocat et contenant une erreur fondamentale dans la représentation de la substance chimique au cœur du présent litige.

[105]       De plus, du moins en ce qui concerne M. Palmieri, la prétendue faiblesse de son interprétation et l’idée qu’il ait agi comme porte-parole d’Apotex plutôt que de remplir son rôle d’expert indépendant ne lui ont pas été opposées lors du contre-interrogatoire. Bien qu’à proprement parler il ne s’agisse pas d’une violation de la règle énoncée dans l’arrêt Browne c Dunne, le fait qu’il n’ait pas été contre-interrogé sur ces questions sape l’argument de Teva lié au manque d’indépendance de M. Palmieri.

[106]       Je ne suis pas non plus convaincue par les affirmations de Teva concernant le manque d’expertise prétendu de MM. Palmieri et Hopfenberg. Le fait que M. Hopfenberg ait fréquemment agi comme témoin expert et qu’il ait publié très peu d’articles au cours des dernières années ne le rend pas nécessairement inapte à fournir une preuve d’expert pertinente et digne de foi. De plus, sa formation et ses domaines d’études sont liés aux questions que soulève la présente demande, je rejette donc la remise en cause de son expertise.

[107]       De même, la remise en cause de l’expertise de M. Palmieri ne me paraît pas convaincante. Contrairement à ce qu’affirme l’avocat de Teva, M. Palmieri n’a pas reconnu durant le contre-interrogatoire qu’il n’avait pas l’expertise requise pour fournir un témoignage fiable sur les questions traitées dans son affidavit, et l’avocat de Teva a étiré son témoignage bien au-delà de ce qu’il disait. À cet égard, les questions posées et les réponses fournies sur ce point durant le contre-interrogatoire étaient les suivantes :

[traduction]

321      Q. […] J’aimerais cependant revenir à l’inscription concernant le maltitol.

R. La solution de maltitol?

322      Q. Oui, l’inscription concernant la solution de maltitol. Merci. Et j’aimerais que vous confirmiez devant moi que le synonyme connu du maltitol, c’est-à-dire alpha-D-­glucopyranosyl-1,4D-glucitol, est le même?

Me NAIBERG : Le même que quoi?

M. NORRIE : Le même que [                                            ].

LE TÉMOIN : Le synonyme indiqué dans l’inscription concernant la solution de maltitol le décrit comme étant du 1,4-D-glucitol, tandis que l’inscription figurant dans l’USP (pharmacopée des États-Unis) pour [                                   ], mais […]

M. NORRIE :

323      Q. Donc, il est possible que le [                                                                                             ]?

R. Je ne suis pas certain. En tant que formulateur, je ne suis pas certain.

324      Q. Vous n’êtes pas un spécialiste en chimie?

R. J’ai une connaissance de la chimie du point de vue d’un formulateur.

325      Q. Mais vous n’avez pas de compétences spécialisées particulières en chimie et en nomenclature des composés?

R. C’est exact.

326      Q. Et vous vous en remettriez à une personne qui était un spécialiste en chimie —

Me NAIBERG : Dans quel but?

M. NORRIE : Pour — je n’ai pas terminé ma question.

Me NAIBERG : Veuillez terminer votre question.

M. NORRIE :

327      Q. Vous vous en remettriez à une personne qui était un spécialiste en chimie pour identifier un composé comme celui-ci et déterminer la nomenclature conventionnelle?

Me NAIBERG : Qu’entendez-vous par conventionnelle? Là encore, j’ai dit, quand je vous ai interrompu, quand je croyais que vous aviez terminé, dans quel but et de quel contexte parlez-vous?

M. NORRIE : La nomenclature conventionnelle pour les chimistes, celle qui nomme les composés et formule des inscriptions comme celles que nous avons examinées.

LE TÉMOIN : En tant que formulateur, ce qui me préoccupe c’est le nom vernaculaire ou commun. Si je voulais avoir la confirmation qu’un nom chimique est le même qu’un autre nom chimique, je m’en remettrais à mon spécialiste de la nomenclature chimique.

328      Q. Le terme [          ] n’est pas un terme commun employé dans la documentation que consulte un formulateur?

R. Le terme — eh bien, la phrase [   ] ne constitue pas un terme commun, ce n’est pas un terme qu’un formulateur utilise dans son travail quotidien. Cependant, il est assez clair, je crois, pour un formulateur que            [              ] signifie [    ]. (dossier des demanderesses, page 2731)

[108]       Dans l’échange qui précède, M. Palmieri dit seulement qu’il s’en remettrait à un chimiste pour les questions de nomenclature lorsqu’il s’agit de confirmer si le nom commun d’un composé équivaut à son nom officiel. Les questions concernaient d’ailleurs le maltitol, un composé différent de celui dont il est question ici. Cet extrait ne peut donc être compris comme l’admission de la part de M. Palmieri qu’il s’en remettrait à un chimiste pour confirmer le sens que la personne versée dans l’art donnerait aux termes [traduction] « alcools pentahydriques et hexahydriques ». Son témoignage quant à la question de l’interprétation, telle qu’il l’aborde dans son affidavit, n’est donc pas affaibli par cet échange, contrairement à ce qu’affirme Teva.

[109]       À mon avis, deux des arguments avancés par Apotex n’étaient pas convaincants. En premier lieu, je ne suis pas convaincue par les attaques généralisées d’Apotex contre la crédibilité de MM. Atwood et Byrn. Le simple fait qu’ils aient presque toujours témoigné pour les brevetés ne rend pas leur preuve intrinsèquement indigne de foi, comme l’a noté la juge Snider dans la décision Teva Canada Ltd c Apotex Inc, 2013 CF 141, 109 CPR (4th) 1, au paragraphe 36, citée par Teva. Je ne peux pas davantage inférer une attitude hostile d’une simple relecture de la transcription, comme m’invite à le faire l’avocat d’Apotex. Même si chacun des experts semble s’être montré plusieurs fois réticent à répondre durant le contre-interrogatoire, je ne suis pas disposée à conclure qu’ils n’étaient pas coopératifs, étant incapable d’évaluer leur témoignage de vive voix.

[110]       Deuxièmement, les attaques d’Apotex contre M. Atwood, basées sur l’affidavit antérieur qu’il a établi sous serment dans le cadre de la requête en divulgation, ne sont pas fondées. Contrairement à ce que fait valoir Apotex, les positions adoptées par Teva et M. Atwood dans cette requête ne sont pas incompatibles avec celles qu’ils défendent dans la présente demande. Comme le note justement Teva, la requête en divulgation aurait pu aboutir à la découverte de motifs additionnels de contrefaçon, mais cela n’est pas incompatible avec les arguments avancés dans la présente demande. Teva n’est donc pas précluse de les faire valoir.

[111]       Par conséquent, je suis persuadée par la plupart des arguments d’Apotex et, pour les motifs qui précèdent, je préfère les éléments de preuve fournis par MM. Palmieri et Hopfenberg à ceux fournis par MM. Atwood, Byrn et Weiner en ce qui a trait à l’interprétation du sens à donner aux termes [traduction] « alcools pentahydrique ou hexahydrique », tels qu’ils ont été incorporés aux revendications 2 et 31 du brevet 310. Pour ces motifs, je conclus que les termes [traduction] « alcools pentahydriques ou hexahydriques » s’entendent d’alcools composés de molécules contenant cinq ou six groupes hydroxyles, ou, suivant les mots employés par M. Palmieri :

67. Un alcool est une molécule qui contient un atome de carbone auquel est lié un groupe hydroxyle (-OH), c’est-à-dire un atome d’oxygène (O) lié à un atome d’hydrogène (H). Le groupe hydroxyle (-OH) est le groupe fonctionnel définissant le composé en tant qu’alcool.

68. Le terme « pentahydrique » renvoie à un alcool qui contient cinq groupes hydroxyles (-OH) et le terme « hexahydrique » à un alcool contenant six groupes hydroxyles (-OH). (dossier des demanderesses, page 1810)

IX.             Contrefaçon

[112]       Comme le conseiller des deux parties l’a souligné, en l’espèce, on décide s’il y a contrefaçon en fonction de l’interprétation donnée aux termes [traduction] « alcools pentahydriques ou hexahydriques ». Comme mon interprétation est que ces termes s’entendent d’alcools contenant au total cinq ou six groupes hydroxyles, il s’ensuit que les produits Apotex ne constituent pas une contrefaçon du brevet 310, puisqu’ils contiennent seulement [        ] plus que 60 p. 100 en poids, et le [                                                                                   ]. Pour ces motifs, les produits Apotex ne constituent pas une contrefaçon du brevet 310 et la présente demande d’ordonnance d’interdiction doit par conséquent être rejetée.

[113]       Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les autres arguments des parties concernant la validité, et elles conviennent d’ailleurs toutes deux qu’il n’y a pas lieu que je le fasse par voie de remarques incidentes.

[114]       Par conséquent, pour ces motifs, la présente demande sera rejetée.

X.                Les dépens

[115]       Les deux parties ont convenu que les dépens devaient suivre l’issue de l’affaire, conformément à la formule établie par le juge Hughes pour les affaires de cette nature (voir p. ex. Apotex Inc c Syntex Pharmaceuticals International Ltd, 2009 CF 494, 76 CPR (4th) 325, au paragraphe 88; Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2008 CF 142, 63 CPR (4th) 406 (Raloxifene), au paragraphe 188; et Pfizer Canada Inc c Pharmascience Inc, 2013 CF 120, 111 CPR (4th) 88, au paragraphe 218).

[116]       Je conviens et conclus donc qu’Apotex a droit à ses dépens raisonnables évalués au milieu de la fourchette prévue à la colonne IV du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Les frais raisonnables incluent la présence d’un deuxième avocat à l’audience. Des honoraires d’expert sont adjugés, mais ne peuvent dépasser les honoraires d’avocat-conseil pour une participation équivalente en termes de temps. Les frais ou débours liés à la présence ou à la défense lors des contre-interrogatoires se limiteront à un avocat, et incluront les frais de déplacement. Le cas échéant, les frais de voyage en classe affaires sont raisonnables, mais uniquement pour les vols outre-Atlantique. Les parties devront tenter de se mettre d’accord sur le montant des dépens. Si elles ne parviennent pas à un accord, elles pourront renvoyer l’affaire à un officier taxateur.

[117]       Enfin, j’aimerais remercier les avocats des deux parties pour l’utilité de leurs observations.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      Les brevets américains 151 et 300 ainsi que l’extrait de l’édition de 2006 du Manuel, joints en pièces M, N et P à l’affidavit de M. Palmieri, ainsi que toutes les références s’y rapportant contenues dans ce document, sont radiés.

2.      La présente demande est rejetée et les sont dépens adjugés à Apotex, lesquels devront être calculés conformément au paragraphe 115 des présents motifs.

3.      Si le ministre de la Santé délivre un AC à Apotex relativement aux produits Apotex, Apotex en avisera la Cour dans les 48 heures suivantes pour permettre la publication d’une version non caviardée du jugement et des motifs en l’espèce.

« Mary J. L. Gleason »

Juge

Traduction certifiée conforme

M.-C. Gervais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-22-13

 

INTITULÉ :

TEVA CANADA INNOVATIONS ET TEVA PHARMACEUTICAL INDUSTRIES LTD c APOTEX INC ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 16, 17 ET 18 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge GLEASON

 

DATE DES MOTIFS CONFIDENTIELS :

le 21 novembre 2014

 

DATE DES MOTIFS PUBLICS :

LE 19 décembre 2014

COMPARUTIONS :

Marcus Klee

Scott Beeser

 

pour les demanderesses

 

Andrew Brodkin

Richard Naiberg

Jenene Roberts

 

pour la défenderesse

(APOTEX INC)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aitken Klee, LLP

100, rue Queen, bureau 300

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES demanderesseS

 

Goodmans LLP

Avocats

333, rue Bay, bureau 3400

Toronto (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

(APOTEX INC)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

(MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

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