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Date : 20150409


Dossier : IMM-2268-14

Référence : 2015 CF 423

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

FERNANDO NGANDU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Fernando Ngandu (le demandeur) présente une demande de contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), visant une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) concluant que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR ni celle de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2]               Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et le dossier est renvoyé à la SAR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur est citoyen angolais. Il a allégué devant la SPR qu’il avait été torturé par des agents du gouvernement en raison de sa participation à des manifestations contre le gouvernement et de son appartenance à un petit groupe de jeunes appelé « Movimiento Social Revolucionario » (le MSR). Il a affirmé avoir participé à une manifestation en novembre 2012 à laquelle la police avait mis fin de façon violente. Il a été arrêté, détenu, torturé et, au bout du compte, hospitalisé pour une blessure à la tête.

[4]               Après deux mois d’hospitalisation, il a été libéré après que sa mère eut versé un pot-de-vin à un médecin. Il a alors appris que son père et ses frères avaient disparu après avoir participé à des manifestations contre le gouvernement et qu’un leader du MSR avait été tué. Dans les mois qui ont suivi, le demandeur a distribué des affiches pour sensibiliser l’opinion publique au fait que le gouvernement était corrompu. Il est survenu un incident où un agent du gouvernement a fait feu en sa direction; il a alors décidé de quitter l’Angola. Il est arrivé au Canada le 2 mai 2013 et il a demandé l’asile.

[5]               La SPR a rejeté la demande d’asile au motif que le demandeur manquait de crédibilité. S’appuyant sur un certain nombre de facteurs, la SPR a conclu que le demandeur n’avait jamais fait partie du MSR : les leaders du groupe identifiés dans la preuve documentaire n’étaient pas les mêmes que ceux identifiés par le demandeur dans son témoignage; le demandeur n’avait fourni aucune preuve pour corroborer l’allégation d’hospitalisation pendant deux mois; l’exposé circonstancié et le témoignage du demandeur étaient contradictoires sur la question de savoir quand et où il avait appris que son père et ses frères avaient été arrêtés. La SPR a également fait une inférence défavorable à partir de son incapacité à se rappeler le nom de la marque de l’imprimante qu’il avait utilisé pour faire les affiches et à partir des contradictions contenues dans son témoignage sur la question de savoir pourquoi il avait choisi de venir au Canada, plutôt que de présenter une demande d’asile au Brésil.

[6]               La SAR a confirmé la décision de la SPR. Elle a refusé d’admettre un nouvel élément de preuve prenant la forme d’une lettre du médecin du demandeur décrivant ses troubles cognitifs, parce que cette lettre n’avait pas de caractère substantiel. En appliquant la norme de la raisonnabilité, la SAR a jugé que, même si la SPR avait fait erreur relativement à certaines de ses conclusions quant à la crédibilité, la décision dans son ensemble était raisonnable. La SAR a également conclu que la SPR avait satisfait aux critères de l’équité procédurale.

II.                Questions en litige

[7]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.    La décision de la SAR de refuser d’admettre la lettre du médecin du demandeur comme nouvel élément de preuve était-elle raisonnable?

B.     La SAR s’est-elle appuyée sur la bonne norme de contrôle pour réviser les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et, dans l’affirmative, la décision était‑elle raisonnable?

C.     Y a-t-il une question à faire certifier en vue d’un appel?

III.             Norme de contrôle applicable

[8]               La SAR a commencé ses activités en décembre 2012. C’est un tribunal administratif d’appel relativement nouveau, et le droit n’est pas encore fixé concernant la norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux décisions où la SAR a eu à choisir sa propre norme de contrôle. Dans certains cas, la Cour a appliqué la norme de la décision correcte, en se fondant sur l’hypothèse selon laquelle l’objet de la révision en appel par la SAR, même s’il s’agit d’une question d’interprétation de sa propre loi, est une question d’intérêt général pour le système judiciaire et déborde le domaine d’expertise et l’expérience de la SAR (voir, par exemple, la décision du juge Phelan dans Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, aux paragraphes 25 à 34 [Huruglica] et la décision du juge Barnes dans Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 295, au paragraphe 8 [Sow]).

[9]               Par contre, la juge Gagné dans Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063, aux paragraphes 17 à 26 [Akuffo], et le juge Martineau dans Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080, aux paragraphes 13 à 37 [Djossou], ont conclu que la Cour devrait appliquer la norme de la raisonnabilité lorsqu’elle examine la décision de la SAR concernant le choix de sa propre norme de contrôle. Ils ont conclu qu’il ne s’agit pas d’une question de droit qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ni d’une question qui déborde le domaine d’expertise de la SAR.

[10]           Que la Cour applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte à l’option retenue par la SAR concernant sa propre norme de contrôle, ce choix n’est pas toujours déterminant du résultat d’une demande de contrôle judiciaire présentée devant la Cour (Djossou, au paragraphe 37). Comme le juge Simon Noël l’a fait remarqué dans Yin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1209, au paragraphe 33 :

[…] la norme de contrôle que la Cour doit appliquer quand elle revoit la norme d’intervention choisie par la SAR lors de l’examen d’une décision de la SPR n’est pas arrêtée. Comme il a été mentionné, cette question n’est pas déterminante en l’espèce. Je souscrirai donc à la démarche mise de l’avant par le juge Martineau dans la décision Djossou, précitée, au paragraphe 37 : tant que la question n’est pas résolue par la Cour d’appel fédérale, une approche pragmatique doit être adoptée pour trancher la présente demande de contrôle judiciaire.

[11]           Néanmoins, la Cour est unanimement d’avis que la SAR commet une erreur lorsqu’elle applique une norme de contrôle judiciaire dans le cadre du rôle qu’elle exerce en appel (Djossou, aux paragraphes 7 et 37).

[12]           L’application du droit aux faits de l’espèce par la SAR et son examen des conclusions de la SPR quant à la crédibilité sont susceptibles de révision par la Cour suivant la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9; Nahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1208, au paragraphe 25).

[13]           Enfin, dans Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022, aux paragraphes 36 à 42 [Singh], la juge Gagné a conclu que la norme de la raisonnabilité s’applique également aux questions concernant l’admissibilité d’un nouvel élément de preuve devant la SAR (voir Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1145, au paragraphe 17.)

IV.             Analyse

A.                La décision de la SAR de refuser d’admettre la lettre du médecin du demandeur comme nouvel élément de preuve était-elle raisonnable?

[14]           Le demandeur conteste le fait que la SAR s’est appuyée sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, pour déterminer si la nouvelle lettre du médecin devait être admise en preuve. Raza intéresse la question de l’admission d’un nouvel élément de preuve dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi (ERAR). La SAR n’a pas expliqué pourquoi les critères applicables à l’admission d’un nouvel élément de preuve dans le contexte d’un ERAR devraient également s’appliquer à un appel interjeté devant la SAR.

[15]           Le demandeur souligne que, dans Singh et dans Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182, au paragraphe 37 [Khachatourian], la Cour a déclaré que les critères exposés dans Raza ne devraient pas être appliqués automatiquement lorsqu’il s’agit de déterminer si un nouvel élément de preuve peut être présenté devant la SAR. En outre, le demandeur allègue que, même si la Cour devait conclure qu’il était raisonnable pour la SAR d’adopter les critères exposés dans la décision Raza, l’application de ceux‑ci par la SAR était déraisonnable parce que son analyse du caractère substantiel de la lettre manquait de rigueur.

[16]           Le défendeur souligne que les dispositions relatives à la nouvelle preuve dans le contexte de l’ERAR (alinéa 113a) de la LIPR) et dans le contexte de la SAR (paragraphe 110(4) de la LIPR) sont rédigées de manière très semblable et qu’il est donc raisonnable pour la SAR d’appliquer les critères exposés dans Raza pour déterminer si un nouvel élément peut être admis en preuve devant la SAR.

[17]           En ce qui a trait à un appel interjeté devant la SAR, le paragraphe 110(4) de la LIPR prévoit ce qui suit :

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

[Non-souligné dans l’original.]

 

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[emphasis added]

 

[18]           Dans le contexte d’un ERAR, l’alinéa 113a) de la LIPR prévoit ce qui suit :

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

[Non-souligné dans l’original.]

 

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

[emphasis added]

 

[19]           Toutefois, la similarité des dispositions ne signifie pas nécessairement que les critères exposés dans Raza s’appliquent à l’admission d’un nouvel élément de preuve en appel devant la SAR. Dans Singh, la juge Gagné a décrit la fonction d’un agent d’examen des risques avant renvoi de la façon suivante (au paragraphe 50) :

L’agent d’ERAR n’est pas un tribunal administratif quasi judiciaire et il n’exerce pas non plus le rôle d’une juridiction d’appel à l’égard des décisions de la SPR. L’agent d’ERAR est un employé du ministre, dont les actions relèvent du pouvoir discrétionnaire de son employeur (dans la mesure où ce pouvoir est circonscrit par la Loi et le Règlement). L’agent d’ERAR doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision de la SPR, dans la mesure où les faits restent inchangés depuis le moment où elle l’a rendue. L’agent d’ERAR cherche plutôt précisément à savoir si de nouveaux éléments de preuve sont mis au jour depuis la décision défavorable de la SPR pour déterminer s’il y a un risque de persécution, un risque de torture, une menace pour la vie ou un risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités. L’alinéa 113a) de la Loi ne vise pas à créer un droit propre à un appel, son objectif sous‑jacent étant plutôt d’assurer que le demandeur a une dernière chance que soit évalué tout nouveau risque de refoulement (que la SPR n’a pas déjà évalué) avant le renvoi.

[Non souligné dans l’original.]

[20]           Il en va différemment de la SAR, qui est un organe d’appel quasi judiciaire que le législateur a conçu pour qu’il procède à un « appel fondé sur les faits » dans le cas des décisions de la SPR. Un « appel fondé sur les faits » commande que les règles de preuve soient appliquées avec une certaine souplesse, particulièrement compte tenu des délais stricts auxquels doivent se conformer les demandeurs d’asile (Singh, aux paragraphes 53 à 56; Khachatourian, au paragraphe 37).

[21]           En l’espèce, la SAR a accepté que la lettre du médecin était nouvelle, crédible et pertinente, mais elle était d’avis que celle‑ci n’avait pas de caractère substantiel parce que le médecin n’était pas neurologue diplômé et que son rapport aurait donc eu peu d’incidence sur l’appréciation des fonctions cognitives du demandeur. La SAR était d’avis que si le médecin suspectait que les fonctions cognitives du demandeur se détérioraient, il l’aurait alors dirigé vers un neurologue pour une évaluation plus approfondie.

[22]           Pour les motifs exprimés par la Cour dans Singh et Katchatourian, je conclus que la SAR a commis une erreur en appliquant les critères exposés dans Raza pour déterminer si la nouvelle lettre du médecin pouvait être admise en preuve. Je ne peux dire si une démarche plus souple aurait amené la SAR à admettre cette lettre en preuve ou si cela aurait permis au demandeur d’obtenir une audience ou lui aurait donné la possibilité d’expliquer les incohérences contenues dans son témoignage qui ont amené la SPR à tirer des conclusions défavorables quant à sa crédibilité. Étant donné que je ne suis pas en mesure de conclure que la décision de la SAR aurait été différente si la lettre la plus récente du médecin avait été admise en preuve, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

B.                 La SAR s’est-elle appuyée sur la bonne norme de contrôle pour réviser les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et, dans l’affirmative, la décision était‑elle raisonnable?

[23]           Le demandeur soutient que la SAR a fait erreur en analysant la décision de la SPR comme si elle traitait une demande de contrôle judiciaire. La SAR est un tribunal administratif spécialisé qui entend les appels visant les décisions de la SPR, dont les membres sont présumés avoir une moins grande expertise que ceux de la SAR. De plus, la SAR est investi du pouvoir de rendre des décisions ayant valeur de précédent et d’examiner des questions de fait, des questions de droit ou des questions mixtes de fait et de droit. Elle peut tenir des audiences pour la présentation d’une nouvelle preuve liée à une question de crédibilité. Enfin, elle peut non seulement annuler une décision de la SPR, mais aussi y substituer sa propre décision.

[24]           Le demandeur souligne que la Cour a tranché que la SAR ne doit pas appliquer la norme de contrôle judiciaire lorsqu’elle examine un appel et, en l’espèce, la SAR n’a adopté aucune des démarches reconnues par la Cour comme étant appropriées. Par conséquent, le demandeur s’est vu refuser le droit à un véritable examen de son appel.

[25]           Le demandeur conteste également l’appréciation par la SAR des conclusions que la SPR a tirées quant à la crédibilité. La SAR a conclu qu’il était raisonnable pour la SPR de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité, en raison des explications insuffisantes du demandeur concernant la question de savoir comment il avait appris la mort de l’un des leaders du MSR. Toutefois, contrairement à ce qu’a conclu la SAR, la SPR a en fait accepté qu’il y avait une erreur de traduction et elle était d’avis que la contradiction était [traduction] « plus apparente que réelle ».

[26]           Le défendeur affirme qu’il était loisible à la SAR d’appliquer la norme de la raisonnabilité dans son examen des conclusions de la SPR quant à la crédibilité, parce que la SAR se doit de faire preuve de retenue envers la SPR à cet égard. Les appels interjetés devant la SAR sont habituellement jugés sur observations écrites; la SAR n’accepte de nouveaux éléments de preuve et ne tient des audiences que dans des circonstances précises. Selon le défendeur, la SPR [traduction] « joue un rôle principal dans le processus de détermination du statut de réfugié ». La SPR est la mieux placée pour apprécier la preuve, parce qu’elle voit et entend les témoins. La Cour a conclu que la SAR devait faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR en matière de crédibilité lorsqu’elles se fondent sur les dépositions des témoins (Allalou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1084, aux paragraphes 17 à 20 [Allalou]).

[27]           Le défendeur soutient que la Cour s’est trompée dans Huruglica et que les décisions qui l’ont suivi l’ont fait dans la mesure où elles s’appuyaient sur la proposition selon laquelle la SAR n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait de la SPR qui ne reposent pas sur des témoignages. Selon le défendeur, ces décisions [traduction] « ne prenaient pas bien en compte l’importance du processus d’audience, qui permet à la SPR de creuser davantage tout le dossier de la preuve ». Le défendeur reconnaît que la SAR [traduction] « peut avoir autant d’expertise » que la SPR pour l’évaluation des rapports portant sur la situation qui règne dans le pays en cause, mais il avance qu’exiger de la SAR qu’elle procède à un examen indépendant est incompatible avec l’objectif législatif de création d’un mécanisme d’appel efficace et bien organisé.

[28]           Le défendeur plaide donc en faveur de l’application de la norme de la raisonnabilité par la SAR à son examen de la décision de la SPR. Subsidiairement, le défendeur affirme que la norme de contrôle applicable aux questions de fait est la norme d’appel de l’erreur manifeste et dominante. En l’espèce, l’application de cette norme produit le même résultat puisqu’elle est équivalente d’un point de vue fonctionnel à la norme de la raisonnabilité (HL c Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, au paragraphe 110).

[29]           Enfin, le défendeur affirme que le fait que la SAR se soit fait une fausse idée de la contradiction apparente dans le témoignage du demandeur sur la question de savoir comment il avait appris le décès d’un leader du MSR ne revêtait pas une importance capitale pour sa décision, puisque cette erreur n’a pas eu d’incidence sur nombre d’autres conclusions concernant sa crédibilité.

[30]           Malgré les solides arguments du défendeur, je souscris à l’opinion du demandeur. La Cour a statué à maintes reprises que la SAR commet une erreur lorsqu’elle applique la norme de la raisonnabilité dans son analyse des conclusions de fait de la SPR (Djossou, aux paragraphes 6 et 7).

[31]           Je reconnais que la SAR doit faire preuve de retenue envers la SPR à l’égard d’une appréciation de la crédibilité qui se fonde sur des témoignages. Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer dans R c NS, 2012 CSC 72, au paragraphe 25 :

Selon un principe bien établi du contrôle en appel, il convient de faire montre de déférence envers le juge des faits pour ce qui est des questions de crédibilité en raison de l’« énorme avantage » qu’ont les juges (et les jurés) de voir et d’entendre les témoins au procès — un avantage que la transcription des témoignages ne peut pas offrir : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 24; voir également White c. The King, [1947] R.C.S. 268, p. 272; R. c. W. (R.) [1992] 2 R.C.S. 122, p. 131. On affirme que cet avantage découle de la possibilité d’évaluer le comportement du témoin, c’est-à-dire de voir la façon dont il témoigne et réagit au contre-interrogatoire.

[Non souligné dans l’original.]

[32]           Cependant, le défendeur va plus loin et affirme que la SAR doit faire preuve de retenue à l’égard de toutes les conclusions de fait de la SPR. La plupart des juges de la Cour ont déclaré que, compte tenu du fait que la SAR est un tribunal administratif spécialisé qui procède à un « appel fondé sur les faits », elle doit faire preuve de retenue envers la SPR dans les seuls cas où la crédibilité d’un témoin revêt une importance cruciale ou déterminante ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier (Huruglica, aux paragraphes 54 et 55; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858, au paragraphe 17; Akuffo, au paragraphe 39; Bahta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1245, au paragraphe 16; Sow, au paragraphe 13; voir, pour une opinion contraire, Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913, au paragraphe 40 [Spasoja]). Dans Djossou, au paragraphe 70, le juge Martineau a conclu que la SPR n’est pas mieux placée que la SAR pour tirer des conclusions de fait qui ne reposent pas entièrement sur des témoignages :

Or, du point de vue de l’établissement des faits, la détermination de l’existence d’une crainte bien fondée de persécution exige une appréciation de la crainte subjective du demandeur d’asile – touchant non seulement la crédibilité de son récit – mais également de son fondement objectif à la lumière des éléments de preuve documentaire touchant aux conditions du pays en cause. En appel, la SAR aura également accès tant au dossier de la SPR (incluant les enregistrements) qu’à l’ensemble de la preuve documentaire (incluant le CND du pays en cause). Hormis une pure question de crédibilité (au passage qu’est-ce que la crédibilité?), on peut donc raisonnablement se demander si le commissaire de la SAR est tout aussi bien placé que le commissaire de la SPR pour évaluer à nouveau la preuve au dossier, lorsqu’on allègue en appel que la SPR a erré dans son appréciation de l’ensemble de la preuve, ce qui est justement le reproche principal que la demanderesse faisait à la SPR. Plusieurs de mes collègues le pensent et je partage également leur avis.

[33]           Même s’ils ne sont pas unanimes sur ce point (voir Spasoja, au paragraphe 39), la plupart des juges de la Cour ont conclu que la SAR doit procéder à sa propre évaluation de la preuve (Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 41; Huruglica, au paragraphe 47; Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859, au paragraphe 15; Akuffo, au paragraphe 45; Djossou, au paragraphe 53). L’obligation de la SAR de procéder à une évaluation indépendante de la preuve s’étend aux questions de crédibilité.

[34]           Dans certaines décisions, la Cour a conclu que la SAR ne commet pas d’erreur susceptible de révision lorsqu’elle applique la norme de contrôle de la raisonnabilité aux conclusions intéressant la crédibilité exclusivement (Njeukam; Akuffo, Allalou; Yin). Cependant, comme l’a expliqué le juge Simon Noël dans Khachatourian, au paragraphe 32, la Cour confirmera l’application par la SAR de la norme de la raisonnabilité aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité seulement s’il est évident que la SAR a effectivement procédé à sa propre évaluation de la preuve. C’est aussi l’idée centrale de la décision du juge Shore dans Youkap c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 249, aux paragraphes 36 et 37, où celui‑ci souligne que, dans les affaires intéressant les conclusions relatives à la crédibilité exclusivement, il n’agit pas de déterminer quelle norme a été appliquée, mais plutôt [traduction] « si la SAR a procédé à une évaluation indépendante de la preuve dans son ensemble ».

[35]           Le défendeur prévient la Cour que, pour procéder à une évaluation indépendante de la preuve, le commissaire de la SAR aurait à lire [traduction] « des milliers de pages de documents » et il avance que cette démarche serait incompatible avec l’objectif législatif de création d’un système d’appel efficace. Toutefois, il faut concilier cela avec le pouvoir de la SAR de substituer sa propre décision à celle de la SPR et avec l’intention du législateur de prévoir un « appel fondé sur les faits » (Huruglica, au paragraphe 40). Comme l’a affirmé le juge Shore, « l’idée selon laquelle la SAR pourrait substituer une décision attaquée pour celle qui aurait dû être rendue sans d’abord évaluer la preuve est incompatible avec l’objet de la LIPR » (Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975, au paragraphe 25).

[36]           En l’espèce, c’est à tort que la SAR a appliqué la norme de la raisonnabilité à l’égard des conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité. La décision de la SAR ne permet pas à la Cour de conclure qu’elle a procédé de manière cohérente à une évaluation indépendante de la preuve. La SAR a tiré sa propre conclusion quant à la conclusion erronée de la SPR concernant une contradiction contenue dans les explications fournies par le demandeur pour revendiquer le statut de réfugié au Canada, plutôt qu’au Brésil. Toutefois, la SAR n’a pas procédé à une évaluation indépendante de la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité par rapport aux allégations de participation à des manifestations, de détention et de torture. Au lieu d’apprécier la preuve dans son ensemble, la SAR a d’abord tenté d’étoffer les motifs incomplets de la SPR, citant à tort Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, comme fondement pour le faire.

[37]           Enfin, le fait que la SAR a mal compris la conclusion de la SPR concernant la contradiction [traduction] « plus apparente que réelle » dans le témoignage du demandeur sur la question de savoir comment il avait été mis au courant du décès d’un leader du MSR constitue un autre fondement pour accueillir la demande de contrôle judiciaire. La SAR a jugé que la décision de la SPR dans son ensemble était raisonnable, même si elle était d’avis que certaines des conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité étaient déraisonnables. Si la SAR ne s’était pas fait une fausse idée de la conclusion de la SPR concernant cette question de crédibilité, cela aurait pu changer la situation et amener la SAR à conclure que la décision de la SPR dans son ensemble était déraisonnable.

[38]           La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie.

C.                 Y a-t-il une question à faire certifier en vue d’un appel?

[39]           Deux des trois questions déterminantes dans la présente demande de contrôle judiciaire ont déjà été certifiées en vue d’un appel. Si j’avais débouté le demandeur, j’aurais pu certifier des questions en vue d’un appel pour préserver ses droits procéduraux au cas où la jurisprudence d’appel changerait la règle de droit en sa faveur. Toutefois, comme le demandeur a obtenu gain de cause dans la présente demande de contrôle judiciaire, et que les questions en litige seront tranchées par la Cour d’appel fédérale dans d’autres causes, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de certifier des questions en vue d’un appel en l’espèce.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que le dossier est renvoyé à la SAR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2268-14

 

INTITULÉ :

FERNANDO NGANDU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 MARS 2015

 

motifs du jugement et jugement :

le juge FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 AVril 2015

 

COMPARUTIONS :

Joo Eun Kim

 

pour le demandeur

 

Negar Hashemi

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joo Eun Kim

Avocat

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pOUR LE DÉFENDEUR

 

 

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