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Date : 20150408


Dossier : IMM‑494‑14

Référence : 2015 CF 425

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 avril 2015

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

N.R.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur est un jeune Tamoul du Sri Lanka qui est arrivé au Canada à bord du MS Sun Sea. Suivant l’ordonnance de confidentialité rendue par le protonotaire Aalto, le demandeur doit être désigné par ses initiales, N.R.

[2]               N.R. sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande d’asile. La Commission n’a pas prêté foi aux allégations de N.R. à l’égard de la persécution dont il avait été victime dans le passé de la part des autorités sri‑lankaises, qui, selon lui, le considéraient à tort comme ayant des liens avec les Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (TLET). En outre, la Commission a rejeté la demande d’asile sur place de N.R. au motif que le gouvernement sri‑lankais ne percevrait pas à présent N.R. comme étant un membre ou un partisan des TLET, tout simplement parce qu’il était arrivé au Canada à bord du MS Sun Sea.

[3]               Dans des motifs longs, circonstanciés et soignés, la Commission a expliqué pourquoi elle ne prêtait pas foi au récit de N.R. quant à la persécution dont il avait été victime dans le passé de la part des autorités sri‑lankaises. N.R. ne conteste pas la conclusion défavorable de la Commission sur la crédibilité. Il fait valoir cependant qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale dans la présente affaire du fait que le ministre n’a pas divulgué de renseignements sur le sort réservé à d’autres passagers qui se trouvaient à bord du MS Sun Sea et qui étaient retournés au Sri Lanka. N.R. ajoute que la Commission a commis une erreur en omettant d’instruire sa requête visant la présentation d’éléments de preuve après l’audience concernant les expériences vécues par ces personnes et que l’évaluation de sa demande d’asile sur place était déraisonnable.

[4]               Il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument avancé par N.R. quant au défaut du ministre de respecter son obligation de divulgation. En effet, je conclus que la Commission a commis une erreur dans le traitement de la requête de N.R. visant la présentation d’éléments de preuve après l’audience et que cette erreur met en doute le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission concernant la qualité de réfugié sur place de N.R.

I.                   Chronologie des événements

[5]               L’audience sur la demande d’asile présentée par N.R. a commencé le 13 juin 2013, mais n’a pas été terminée le même jour. Le ministre a pleinement participé à l’audience pour s’opposer à la demande d’asile de N.R.

[6]               Le ministre a produit des éléments de preuve sur le sort réservé à deux des passagers du MS Sun Sea qui étaient retournés au Sri Lanka, désignés comme B005 et B016. Cette preuve se composait de deux déclarations solennelles données par un agent de l’ASFC, suivant lesquelles B005 et B016 avaient été arrêtés à leur retour au Sri Lanka en raison de leurs activités criminelles passées. B005 était en bonne santé et n’avait pas été maltraité en détention, alors que B016 avait été depuis mis en liberté.

[7]               Le 6 septembre 2013, notre Cour a rendu publique la décision B135 c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 871, 438 F.T.R. 128 (B135). Dans B135, le juge Harrington a conclu que le ministre avait traité les demandeurs de manière inéquitable en omettant de divulguer les renseignements supplémentaires qu’il avait obtenus à l’égard du traitement réservé à B005 et à B016 à leur retour au Sri Lanka.

[8]               Après avoir noté que les demandes d’asile sont de nature prospective, le juge Harrington a fait observer que les expériences vécues par des personnes se trouvant dans une situation semblable constituent « le meilleur moyen de prévoir » le sort réservé aux demandeurs qui sont renvoyés dans leur pays : au par. 19. Le juge a donc conclu qu’il était « très important d’avoir le plus de renseignements possible quant au traitement d’autres personnes à bord du navire "Sun Sea" qui ont été renvoyées au Sri Lanka, afin d’évaluer leur risque de persécution » : au par. 28.

[9]               La Commission a terminé l’audition de la preuve concernant la demande d’asile de N.R. le 16 septembre 2013 et a fixé l’échéancier pour la présentation des observations écrites par les avocats. Dans ses observations, le ministre a demandé à la Cour d’écarter les éléments de preuve concernant B016, vu que cette personne avait été récemment tuée au Sri Lanka, dans des circonstances qui étaient encore incertaines.

[10]           L’avocate de N.R. a fait valoir que la Commission devrait tenir compte de la preuve concernant le traitement réservé à B016 en détention, car elle était très pertinente au regard des risques auxquels étaient exposées les personnes qui étaient arrivées au Canada à bord du MS Sun Sea et qui étaient renvoyées au Sri Lanka.

[11]           L’avocate de N.R. a également mentionné l’analyse du juge Harrington dans B135 sur l’expérience vécue par B005, rappelant que ce dernier avait été accusé d’avoir participé au Sri Lanka à des activités criminelles liées aux TLET, mais que la Cour du magistrat en chef du Sri Lanka l’avait disculpé par la suite de toute accusation. L’avocate a noté les propos du juge Harrington selon lesquels « s’il y avait une personne qui, d’après les autorités sri‑lankaises, n’avait par de liens avec les TLET, c’était bien B005 », et pourtant, il a été mis en détention à son retour au Sri Lanka : au par. 22.

[12]           Dans ses observations soumises en réponse, l’avocate de N.R. a également demandé l’autorisation de présenter en preuve après l’audience deux articles de journaux. Le premier décrivait la torture et les mauvais traitements dont B016 avait été victime de la part des autorités sri‑lankaises pendant l’année de détention. Cet article laissait aussi entendre que le décès de B016 n’était pas accidentel. Le deuxième article portait sur la décision B135 et sur le fait que, même si les tribunaux du Sri Lanka avaient innocenté B005 de toutes les allégations de participation aux activités criminelles liées aux TLET, les autorités sri‑lankaises l’avaient toutefois mis en détention à son retour au pays et ni sa famille ni son avocat ne savaient où il se trouvait.

[13]           La Commission a rendu sa décision le 24 décembre 2013. Nulle part dans ses motifs la Commission ne se penche sur la demande de N.R. visant à présenter des éléments de preuve après l’audience, ni ne fait mention de la décision B135 ou des expériences vécues par B005 ou par B016.

II.                Le défaut de la Commission d’examiner la demande de N.R. visant à présenter des éléments de preuve après l’audience

[14]           Suivant l’article 43 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, D.O.R.S./2012‑256, la partie qui souhaite transmettre à la Commission, avant qu’une décision prenne effet, un document à admettre en preuve, lui présente une demande à cet effet. Le défendeur ne conteste pas que le demandeur a présenté une telle demande et que la Commission n’en a fait aucune mention dans ses motifs.

[15]           Invoquant l’arrêt de la Cour suprême Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux par. 14 à 16, [2011] 3 R.C.S. 708, le défendeur soutient que la Commission n’avait aucune obligation de se prononcer expressément sur la demande visant la présentation d’éléments de preuve après l’audience, étant donné que « [l]e décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale. » Le défendeur affirme plutôt qu’il nous faut présumer que la Commission a admis en preuve les documents soumis après l’audience, particulièrement au regard du fait que le ministre ne s’opposait pas à la demande de N.R.

[16]           Le défendeur fait en outre valoir que, suivant des arrêts récents de la Cour d’appel fédérale, comme Ré:Sonne c. Conseildu conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, aux par. 34 à 42, 455 N.R. 87, et Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, aux par. 50 à 56, 373 D.L.R. (4th) 167, la retenue judiciaire est de mise au regard des choix procéduraux des tribunaux administratifs, comme la Commission.

[17]           Je conviens qu’il s’agit là d’un principe général. Or, les choix procéduraux de la Commission au regard d’une demande visant la présentation d’éléments de preuve après l’audience sont régis par l’article 43 des Règles de la Section de la protection des réfugiés. Suivant cette disposition, pour statuer sur la demande, la Commission prend en considération tout élément pertinent, notamment la pertinence et la valeur probante des documents en question, toute nouvelle preuve que les documents apportent aux procédures et la possibilité qu’aurait eue la partie, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre les documents. Rien n’indique dans la décision que la Commission a pris en considération l’un de ces facteurs pour arriver à une décision sur la demande visant la présentation d’éléments de preuve après l’audience. En effet, on ne saurait même dire, compte tenu des motifs de la Commission, si la demande a été accueillie ou rejetée.

[18]           Selon la jurisprudence de notre Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande valable fondée sur l’article 43, la Commission doit statuer sur celle‑ci : Nagulesan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1382, [2004] A.C.F. no 1690, au par. 17. La situation n’a pas changé à la suite de l’arrêt Newfoundland Nurses, précité : voir, par exemple, Cox c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1220, 420 F.T.R. 68, au par. 24. Le défaut de la Commission de statuer sur une demande déposée en bonne et due forme en vue de présenter des éléments de preuve après l’audience constitue un manquement à l’équité procédurale : Howlader c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 817, [2005] A.C.F. no 1041, aux par. 3 et 4.

[19]           Le défaut de la Commission de faire la moindre mention dans ses motifs de la demande visant la présentation d’éléments de preuve après l’audience signifie qu’il n’y a aucun moyen de savoir si la demande a été examinée et, dans l’affirmative, si elle a été accueillie ou rejetée. Pour cette raison, la décision de la Commission ne saurait être maintenue.

III.             Le caractère raisonnable de la conclusion concernant la demande d’asile sur place

[20]           Si la Commission a effectivement admis en preuve les documents présentés après l’audience, elle a commis une autre erreur lorsqu’elle a évalué la demande d’asile sur place présentée par N.R.

[21]           Comme il a déjà été mentionné, le juge Harrington a fait observer dans la décision B135 que les expériences vécues par des personnes se trouvant dans une situation semblable constituent « le meilleur moyen de prévoir » le sort réservé au demandeur qui est renvoyé dans son pays d’origine. Le juge Harrington a conclu qu’il était important d’avoir le plus de renseignements possible quant aux expériences vécues par les passagers du MS Sun Sea qui avaient été renvoyés au Sri Lanka.

[22]           N.R. voulait présenter des éléments de preuve pertinents indiquant que les autorités sri‑lankaises avaient mis en détention des passagers qui se trouvaient à bord du MS Sun Sea et qui avaient été renvoyés au Sri Lanka, et avaient torturé au moins l’un de ceux‑ci. Or, la Commission ne mentionne aucunement dans ses motifs les expériences vécues par B005 ou par B016.

[23]           Le défendeur tente d’établir une distinction entre N.R. et B005 ou B016, en faisant valoir que le demandeur ne se trouve pas dans une situation semblable à ces personnes et qu’il ne serait donc pas exposé à un risque au Sri Lanka. J’estime en toute déférence qu’il n’appartient pas à la Court de tirer une conclusion factuelle de cette nature lorsqu’elle est saisie du contrôle judiciaire d’une décision de la Commission. Il s’agit plutôt du rôle de cette dernière.

[24]           De toute évidence, les éléments de preuve présentés par N.R. après l’audience revêtaient une valeur probante et contredisaient directement la principale conclusion de la Commission quant à la demande d’asile sur place. Même s’il était loisible à la Commission d’établir une distinction entre N.R. et B005 et B016, il ne lui était pas loisible de refuser de prendre en considération les éléments de preuve indiquant que certains des passagers du navire Sun Sea qui avaient été renvoyés au Sri Lanka étaient exposés à un risque dans ce pays : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.), aux par. 14 à 17.

IV.             Conclusion

[25]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑494‑14

 

INTITULÉ :

N.R. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER AVRIL 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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