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Date : 20150330


Dossiers : T-1088-13

T-1777-13

Référence : 2015 CF 398

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2015

En présence de madame la juge McVeigh

Dossier : T-1088-13

ENTRE :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

REPRÉSENTANT AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADA

(MAINTENANT AFFAIRES AUTOCHTONES ET DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADA),

JEREMY MATSON, MARDY MATSON ET MELODY SCHNEIDER

défendeurs

Dossier : T-1777-13

ET ENTRE :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

REPRÉSENTANT AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADA

(MAINTENANT AFFAIRES AUTOCHTONES ET DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADA),

ROGER WILLIAM ANDREWS ET MICHELLE DOMINIQUE ANDREWS

 

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie de deux demandes de contrôle judiciaire des décisions par lesquelles le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), a rejeté les plaintes en matière de droits de la personne déposées par Jeremy Matson, Mardy Matson et Melody Schneider (les frères et sœurs Matson) (T‑1088-13), ainsi que par Roger Andrews (M. Andrews) (T‑1777‑13). Les demandes de contrôle judiciaire sont présentées par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission).

[2]               Les frères et sœurs Matson et M. Andrews ont allégué devant le Tribunal que l’application de l’article 6 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, par Affaires indiennes et du Nord Canada (dorénavant Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADN)) est discriminatoire, parce qu’elle les prive de la capacité de transmettre leur statut d’Indien à leurs enfants.

[3]               Le Tribunal a conclu qu’il n’avait pas compétence pour se saisir d’une plainte déposée sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la LCDP), parce que la plainte avait pour objet d’attaquer un texte de loi. Le Tribunal a statué que la question liée au sort de l’article 6 de la Loi sur les Indiens devait être traitée comme une contestation de la loi fondée sur la Charte et il a ajouté que l’article 6, en tant que mesure législative, n’était pas un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP. Le Tribunal a invoqué l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Agence du revenu), 2012 CAF 7 (l’arrêt Murphy), autorisation de pourvoi devant la CSC rejetée, [2012] ACSC no 102.

[4]               Le 10 février 2014, la Cour a ordonné que la demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier T-1088-13 soit instruite en même temps que celle présentée dans le dossier T‑1777‑13. Ces deux décisions sont instruites ensemble, parce que les arguments sont identiques, même s’il existe certaines distinctions au plan factuel. Au cours des audiences du Tribunal, les parties ont eu recours à un exposé conjoint des faits; il n’y a donc aucun désaccord quant aux faits que le Tribunal a pris en considération.

I.                   Les faits et l’historique des décisions

A.                T-1088-13

[5]               Jeremy Matson, Mardy Matson et Melody Schneider sont frères et sœur et sont tous inscrits comme « Indiens » au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Chacun d’entre eux a épousé une personne qui n’est pas inscrite et qui n’a pas le droit de l’être en application de la Loi sur les Indiens. Chaque couple a deux enfants.

(1)               Les plaintes initiales

[6]               En 1986 et en 1994, la mère des frères et sœurs Matson a présenté des demandes d’inscription en leur nom. Ces demandes ont été rejetées. Entre 2000 et 2008, les frères et soeurs ont présenté eux-mêmes des demandes d’inscription, mais elles ont toutes été rejetées. En novembre et décembre 2008, les plaignants ont déposé des plaintes au Tribunal.

(2)               Les modifications apportées en 2011 à la Loi sur les Indiens : les frères et sœurs Matson sont inscrits.

[7]               Le 6 avril 2009, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rendu l’arrêt McIvor c Canada (Registrar, Indian and Northern Affairs), 2009 BCCA 153 (McIvor), dans lequel elle déclarait inopérants les alinéas 6(1)a) et 6(1)c) de la Loi sur les Indiens en vertu de l’article 15 de la Charte.

[8]               Le 31 janvier 2011, la Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens (la LESIRI) est entrée en vigueur. Elle a modifié les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens de telle manière que les frères et sœurs Matson sont devenus admissibles à l’inscription en vertu du paragraphe 6(2). En 2011, les frères et sœurs Matson ont été inscrits en application du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens.

(3)               Les enfants des frères et sœurs Matson ne peuvent être inscrits.

[9]               Entre 2010 et 2012, les plaignants ont présenté des demandes d’inscription pour le compte de leurs enfants. Ces demandes ont été rejetées. Les plaignants ont modifié leurs exposés des précisions, de manière à ce que leurs plaintes visent le refus de la possibilité de transmettre leur statut à leurs enfants, dont un parent n’est pas Indien.

(4)               Les frères et sœurs Matson déposent un avis de question constitutionnelle.

[10]           Le 19 janvier 2012, les plaignants ont déposé un avis de question constitutionnelle (l’AQC) au Tribunal pour contester la validité constitutionnelle de l’article 6 de la Loi sur les Indiens. Le 30 juillet 2012, AADN a déposé une requête dans le but d’obtenir une ordonnance radiant l’intégralité de l’AQC. Le 6 septembre 2012, le Tribunal a accueilli la requête d’AADN et a ordonné la radiation de l’intégralité de l’AQC des frères et sœurs Matson. Le Tribunal a statué que la question constitutionnelle n’était pas liée au fait d’établir si un acte discriminatoire avait été commis au sens de la Loi.

(5)               La décision du Tribunal

[11]           Les 30 et 31 janvier 2013, le Tribunal a tenu une audience pour trancher la question de savoir si la plainte contestait un acte discriminatoire dans la prestation de services destinés au grand public. Le 24 mai 2013, le Tribunal a rejeté la plainte.

[12]           Un projet d’ordonnance sur consentement a été déposé; celui-ci contient un exposé des questions auxquelles les parties demandaient une réponse. La décision du Tribunal est structurée d’une manière qui tient compte de ces questions et qui y répond.

[13]           Le Tribunal a étudié trois questions. En premier lieu, il s’est demandé si la plainte constituait une contestation d’un texte de loi. En deuxième lieu, le Tribunal s’est demandé s’il était tenu de suivre l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Murphy. La dernière des trois questions sur lesquelles il s’est penché consistait à savoir si la plainte mettait en cause un acte discriminatoire commis dans la prestation de services destinés au public.

[14]           Le Tribunal a statué que la plainte était une contestation de l’article 6 de la Loi sur les Indiens et rien d’autre. Le Tribunal s’en est remis à l’arrêt Murphy de la Cour d’appel fédérale, dans lequel cette dernière a jugé que l’article 6 de la Loi sur les Indiens est un texte de loi, et non un service au sens de l’article 5 de la LCDP.

[15]           Le Tribunal a rejeté tous les arguments de la Commission quant aux raisons pour lesquelles il n’était pas tenu de suivre l’arrêt Murphy. Le Tribunal a conclu que l’arrêt Murphy n’était pas incompatible avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière de droits de la personne que la Commission avait invoquée dans ses observations. De plus, la Commission s’est fondée sur plusieurs affaires instruites par des cours supérieures fédérales et provinciales; le Tribunal a conclu que celles-ci n’appuyaient pas l’hypothèse selon laquelle on peut contester un texte de loi sous le régime de la LCDP. Aucune des dispositions de la LCDP que la Commission avait invoquées, y compris l’ancien article 67 de la LCDP, ne prévoyait expressément qu’un texte de loi pouvait être contesté en vertu de la LCDP.

[16]           Par conséquent, le Tribunal a statué qu’il était tenu de suivre l’arrêt Murphy et il a rejeté la plainte. Le Tribunal a fait remarquer qu’une contestation constitutionnelle serait le moyen le plus approprié d’atteindre le résultat que les frères et sœurs Matson désirent obtenir.

B.                 (T-1777-13)

[17]           Roger Andrews est le père de Michelle Andrews. La mère de Mme Andrews n’a pas le droit d’être inscrite en tant qu’Indienne sous le régime de la Loi sur les Indiens.

(1)               Les plaintes au Tribunal des droits de la personne

[18]           Le 29 juillet 2004, M. Andrews a présenté une demande d’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens. Le 21 août 2006, le Bureau du registraire des Indiens a avisé M. Andrews qu’il avait été inscrit en application du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens.

[19]           La formule qui servait à déterminer l’admissibilité (la règle de l’exclusion après la deuxième génération) au moment de la décision du Tribunal, qui est décrite ci-dessous, fait mention des dispositions de la Loi sur les Indiens :

         Une personne inscrite en vertu du par. 6(1) a un enfant avec une personne inscrite en vertu du par. 6(1) = l’enfant est inscrit en vertu du par. 6(1);

         Une personne inscrite en vertu du par. 6(1) a un enfant avec une personne inscrite en vertu du par. 6(2) = l’enfant est inscrit en vertu du par. 6(1);

         Une personne inscrite en vertu du par. 6(2) a un enfant avec une personne inscrite en vertu du par. 6(2) = l’enfant est inscrit en vertu du par. 6(1);

         Une personne inscrite en vertu du par. 6(1) a un enfant avec une personne non inscrite en tant qu’Indien = l’enfant est inscrit en vertu du par. 6(2);

         Une personne inscrite en vertu du par. 6(2) a un enfant avec une personne non inscrite en tant qu’Indien = l’enfant n’est pas inscrit en tant qu’Indien.

[20]           Le 19 octobre 2006, M. Andrews a déposé une demande d’inscription pour le compte de sa fille, Michelle Andrews. Le registraire n’a pas inscrit Mme Andrews, étant donné qu’un de ses parents avait droit d’être inscrit en vertu du paragraphe 6(2) et qu’aucun renseignement n’avait été fourni au sujet du statut d’Indien de sa mère.

(2)               La première plainte

[21]           Le 20 octobre 2008, M. Andrews a porté plainte au Tribunal au nom de sa fille. Il alléguait qu’AADN s’était livré à un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la LCDP en rejetant sa demande de statut d’Indien en application de la Loi sur les Indiens.

(3)               La deuxième plainte

[22]           Le 1er février 2010, M. Andrews a déposé une deuxième plainte au Tribunal. Il y alléguait qu’AADN avait commis un acte discriminatoire au sens de l’article 5 d’AAND en faisant droit à sa propre demande de statut d’Indien en vertu du paragraphe 6(2), plutôt qu’en vertu du paragraphe 6(1), de la Loi sur les Indiens.

[23]           Les plaintes ont été réunies pour être instruites au cours d’une même audience qui a eu lieu en octobre et en novembre 2012 ainsi que le 30 septembre 2013. Le Tribunal a rejeté les plaintes.

(4)               La décision du Tribunal

[24]           Le Tribunal s’est penché sur deux questions : premièrement, celle de savoir si les plaintes mettaient en cause un fournisseur de services au sens de l’article 5 d’AAND et, deuxièmement, dans l’éventualité où les plaintes contestaient uniquement un texte de loi, celle de savoir si AAND permettait l’instruction des plaintes de cette nature.

[25]           Le Tribunal a conclu qu’il n’y avait aucun désaccord sur le fait que les plaintes concernaient l’application de l’article 6 de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, si le Tribunal admettait qu’il devait suivre l’arrêt Murphy, cela disposerait des plaintes de M. Andrews dans leur intégralité.

[26]           Le Tribunal a rejeté tous les arguments invoqués par la Commission quant à la question de savoir pourquoi il ne devait pas s’en remettre à l’arrêt Murphy. Le Tribunal a étudié la décision qu’il venait de rendre dans l’affaire Matson. Il était d’avis que l’arrêt Murphy ne contredisait pas les arrêts de la Cour suprême du Canada. Le Tribunal a jugé que la jurisprudence provinciale ne réfutait pas la présomption selon laquelle il doit exister un « service » et il a rejeté les arguments de la Commission concernant les paragraphes 49(5) et 62(1) et l’article 67 de la LCDP.

[27]           Le Tribunal a conclu que les plaintes constituaient uniquement une contestation d’un texte de loi et que la LCDP ne permettait pas l’instruction de telles plaintes. Il a affirmé que les plaignants pouvaient encore envisager de contester l’article en question de la Loi sur les Indiens en invoquant la Charte.

II.                Les questions en litige

[28]           Les questions en litige en l’espèce sont les suivantes :

A.    La conclusion du Tribunal selon laquelle l’inscription en vertu de l’article 6 de la Loi sur les Indiens n’est pas un service était-elle raisonnable?

B.     Le Tribunal a-t-il commis une erreur en appliquant l’arrêt Murphy ou aurait-il dû « respectueusement refuser de suivre » l’arrêt Murphy?

C.     Le Tribunal a-t-il commis une erreur en portant atteinte à la primauté de la législation sur les droits de la personne?

D.    Le Tribunal a-t-il commis une erreur en interprétant pas l’article 5 de manière adéquate dans le contexte de l’ancien article 67 de la LCDP?

III.             La norme de contrôle

[29]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, la Cour suprême du Canada a statué que je dois d’abord établir si la norme de contrôle applicable à cette catégorie particulière de contrôle judiciaire a déjà été établie par la jurisprudence. Ce n’est que si la norme de contrôle n’est pas bien établie que je me dois d’effectuer une analyse pour déterminer la norme de contrôle applicable.

[30]           Dans l’arrêt Murphy, la Cour d’appel fédérale a établi qu’il convenait n’appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable à l’égard du contrôle de la décision du Tribunal quant à la question de savoir si la prestation de services conformément à un texte de loi était un « service » au sens de la LCDP (Murphy, au paragraphe 2).

[31]           La Commission a prétendu que la Cour d’appel fédérale avait statué, dans l’arrêt Association des pilotes d’Air Canada c Kelly, 2012 CAF 209, au paragraphe 40, que la norme devrait être celle de la décision correcte, car la doctrine du stare decisis était en cause dans les questions en l’espèce; subsidiairement, lorsque des questions d’interprétation législative se posent, l’éventail des issues raisonnables pourrait être si restreint qu’une question pourrait n’avoir qu’un seul résultat raisonnable (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux paragraphes 27, 32, 34, 42 et 64 (Mowat)).

[32]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 13 à 15, le juge Stratas, s’exprimant pour la Cour d’appel fédérale, a statué qu’on doit employer la norme de la décision raisonnable quand on interprète une loi, mais que parfois l’éventail des décisions raisonnables peut être si restreint qu’il s’agit « d’une question limitée par le texte, le contexte et l’objet de la loi ».

[33]           Les décisions du Tribunal dont je suis saisie ont été prises à la lumière d’un exposé conjoint des faits et ont donné lieu à des interprétations législatives, tirées par un tribunal très spécialisé et à l’égard de sa propre loi constitutive. Le Tribunal a plus de connaissances spécialisées dans l’interprétation de l’article 5 de LCDP sur cette question que la cour siégeant en révision. De plus, le Tribunal devait trancher une question analogue à celle qui était en cause dans l’arrêt Murphy. La norme de contrôle a déjà été arrêtée et je vais procéder, comme l’ont fait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Murphy et la Cour suprême dans l’arrêt Mowat, au contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Le contrôle sera minutieux, mais je dois faire montre de retenue face au Tribunal.

IV.             Analyse

[34]           Pour les motifs énoncés ci-dessous, j’estime que les décisions rendues par le Tribunal dans les décisions sous-jacentes aux dossiers T-1088-13 et T-1777-13, respectivement, sont toutes deux raisonnables.

[35]           La présente décision ne traite pas du tout du bien-fondé de toute contestation de l’article 6 de la Loi sur les Indiens fondée sur la Charte, étant donné qu’il s’agit d’un contrôle judiciaire de la décision du Tribunal concernant sa compétence.

A.                La conclusion du Tribunal selon laquelle l’inscription sous le régime de l’article 6 de la Loi sur les Indiens n’est pas un service était-elle raisonnable?

[36]           La Commission affirme que, selon la jurisprudence fédérale, des « services » s’entendent de quelque chose d’avantageux qui est mis à la disposition du public dans le cadre d’une relation publique (Watkin c Canada (Procureur général), 2008 CAF 170, au paragraphe 31 (Watkin )). Selon cet argument, les frères et soeurs Matson et la famille Andrews tentaient d’avoir accès à un « service » en présentant des demandes à AADN pour obtenir un avantage. La Commission prétend que l’inscription à titre d’Indien confère des avantages tangibles et intangibles. Étant donné que la Commission cherchait à ce que les noms des frères et sœurs Matson et de M. Andrews soient inscrits dans le registre des Indiens sous une catégorie d’inscription qui leur permettrait de transmettre leurs droits, la Commission prétend qu’une telle chose constitue un service. Si le Tribunal avait conclu que l’inscription sous le régime de l’article 6 de la Loi sur les Indiens était un service, la Commission aurait alors eu compétence en application de l’article 5 de la LCDP.

[37]           La Commission fait valoir que le Tribunal a commis une erreur, parce qu’il n’a pas suivi les arrêts de la Cour suprême du Canada statuant que les dispositions qui accordent des droits doivent recevoir une interprétation large, libérale et téléologique de manière à ce qu’elles atteignent leur objectif. Selon la thèse de la Commission, le Tribunal a compétence, à moins que le libellé d’une disposition interdise expressément la contestation d’un texte de loi. D’après les affirmations de la Commission, quand le législateur a conféré ses pouvoirs au Tribunal, il n’aurait pas envisagé que le Tribunal restreigne l’accès aux recours en matière de droits de la personne. De plus, la Commission soutient que la CSC a prévenu les décideurs de ne pas inclure par interprétation des limites dans les textes de loi en matière de droits de la personne. Voici le libellé de l’article 5 de la LCDP :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

[38]           La Commission prétend que l’arrêt Murphy est erroné et que le Tribunal n’aurait pas dû le suivre.

[39]           Le procureur général soutient que le Tribunal a agi correctement. Il se fonde sur l’arrêt Murphy et le décrit comme le précédent confirmant que le statut d’Indien n’est pas un service. Le procureur général plaide qu’il s’agit d’une contestation du texte de la Loi sur les Indiens et que l’affaire ne relève donc pas de la portée de la LCDP, laissant ainsi la Commission sans compétence.

[40]           Le procureur général maintient que la décision du Tribunal était raisonnable, parce que l’inscription à titre d’Indien n’est tout simplement pas un service au sens de l’article 5 de la LCDP. Le procureur général fait une analogie entre la présente affaire et la décision Forward c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 TCDP 5 (Forward), dans laquelle le Tribunal a conclu que l’octroi de la citoyenneté canadienne n’est pas un service au sens de l’article 5 de la LCDP.

[41]           Pour établir si la décision du Tribunal était raisonnable, j’ai consulté la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada sur cette question.

(1)               Watkin

[42]           Au paragraphe 31 de l’arrêt Watkin, la Cour d’appel fédérale a statué que l’application par Santé Canada de la Loi sur les aliments et drogues afin de classifier une substance comme un « danger pour la santé de catégorie II » et comme une « drogue nouvelle » n’était pas un service, parce qu’on ne pourrait pas prétendre que des mesures visant à faire respecter la loi sont « offertes » ou « mises à la disposition » du public, d’autant plus qu’elles ne s’inscrivent pas « dans le cadre d’une relation publique ».

[43]           Voici comment la Cour s’est exprimée, au paragraphe 31 :

[…] À cet égard, les « services » visés à l’article 5 s’entendent de quelque chose d’avantageux qui est « offert » ou « mis à la disposition » du public (Gould, précité, le juge La Forest, au paragraphe 55). […]

[44]           Au paragraphe 28, la Cour a donné des exemples de services offerts par les autorités publiques :

Les pouvoirs publics peuvent fournir des services pour s’acquitter des fonctions que la loi leur confie. Ainsi, l’Agence des douanes et du revenu du Canada offre un service lorsqu’elle communique des décisions anticipées en matière d’impôt sur le revenu; Environnement Canada fournit un service lorsqu’elle publie des bulletins météorologiques et des rapports sur l’état des routes; Santé Canada offre un service lorsqu’elle incite les Canadiens à s’occuper activement de leur santé en s’adonnant davantage à l’exercice physique et en s’alimentant mieux; Immigration Canada fournit un service lorsqu’elle informe les immigrants sur la procédure à suivre pour devenir un résident canadien. Ceci étant dit, ce ne sont pas toutes les interventions gouvernementales qui sont des services. Avant que la Cour puisse accorder une réparation pour cause de discrimination dans la fourniture de « services », il faut démontrer que les actes précis reprochés constituent des « services » […]

[45]           Je remarque également que la Cour d’appel a écrit ce qui suit au paragraphe 33 de l’arrêt Watkin :

Il faut tenir compte des actes précis à l’origine de l’allégation de discrimination pour pouvoir déterminer s’il s’agit de « services » (Gould, précité, le juge Iacobucci, au paragraphe 16, le juge La Forest, au paragraphe 60), et du fait que les mesures prises par un organisme public pour le bien du public ne peuvent transformer en un service ce qui de toute évidence ne l’est pas. À moins d’être des « services », les mesures prises par le gouvernement ne tombent pas sous le coup de l’article 5 […]

(2)               Murphy

[46]           Le Tribunal s’est fondé sur l’arrêt Murphy, à titre de précédent contraignant, lorsqu’il a examiné si l’article 6 de la Loi sur les Indiens était un service, mais la Commission soutient que l’arrêt Murphy constitue une erreur et que le Tribunal n’aurait pas dû s’appuyer sur celui-ci.

[47]           L’arrêt Murphy était un contrôle judiciaire d’une décision de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) qui appliquait les articles de la Loi de l’impôt sur le revenu concernant des paiements forfaitaires rétroactifs admissibles (PFRA). Quand un contribuable recevait un paiement forfaitaire, l’ARC calculait l’impôt exigible selon deux méthodes : premièrement, en faisant appel au mécanisme du PFRA, qui permet de calculer l’impôt selon l’année au cours de laquelle le revenu aurait été reçu, et deuxièmement, en imposant la totalité du montant forfaitaire lors de l’année au cours de laquelle le contribuable a réellement reçu le paiement. L’ARC compare ensuite des deux résultats et applique la méthode la plus avantageuse pour le contribuable.

[48]           En 2000, on a accordé à Mme Murphy un paiement forfaitaire à la suite d’une plainte accueillie en matière d’équité salariale. L’ARC a comparé le montant de l’impôt qui lui était dû selon la méthode de calcul du PFRA au montant d’impôt que la contribuable aurait dû acquitter si le montant forfaitaire avait été imposé l’année au cours de laquelle elle l’avait reçu. L’ARC a déterminé que cette dernière méthode était la plus avantageuse. L’ARC a donc refusé d’appliquer le mécanisme du PFRA.

[49]           Mme Murphy voulait que l’ARC applique le mécanisme du PFRA dans son cas afin que le paiement forfaitaire soit réparti au cours des années d’imposition antérieures. L’ARC a inclus un impôt théorique dans son calcul, lequel équivalait aux intérêts sur l’impôt qui aurait dû être payé, mais qui avait été reporté. Elle savait que si le volet des intérêts du PFRA n’était pas inclus, cette méthode serait la plus avantageuse pour elle. Mme Murphy a porté plainte devant le Tribunal pour atteinte aux droits de la personne; elle alléguait qu’en incluant les intérêts dans le calcul de l’impôt sur le PFRA, l’ARC perpétuait l’écart salarial qui avait été au cœur même de sa plainte en matière d’équité salariale, qui lui avait donné droit au paiement forfaitaire.

[50]           Le Tribunal a rejeté sa plainte, tout comme l’ont fait la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale. La Cour suprême du Canada a refusé de lui accorder l’autorisation de se pourvoir en appel, et ce, sans donner de motifs ([2012] ACSC no 102 (QL)).

[51]           Au paragraphe 3 de la décision de la Cour d’appel fédérale, le juge Noël (maintenant juge en chef de la Cour d’appel fédérale), s’exprimant au nom de la Cour, a statué que le calcul du PFRA n’était pas un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP. La Cour a affirmé que l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu par l’ARC à des faits non contestés n’était pas un service. Voici ce qu’a ajouté la Cour d’appel fédérale au paragraphe 6 :

Il s’agit là d’une attaque directe à l’encontre des articles 110.2 et 120.31 de la LIR [...] [L]es contestations de cette nature échappent au champ d’application de la LCDP, parce qu’elles visent les dispositions législatives en soi et rien d’autre […] [L]a LCDP ne prévoit pas la possibilité de déposer de plaintes contre une loi fédérale (voir son paragraphe 40(1), qui autorise le dépôt de plaintes, et ses articles 5 à 14.1, qui définissent les « actes discriminatoires » pouvant faire l’objet de celles‑ci).

[52]           Dans l’arrêt Murphy, la Cour d’appel fédérale a établi que l’ARC n’offrait pas un service quand elle appliquait une disposition concernant le calcul de l’impôt. La CAF a statué qu’il s’agissait d’une contestation directe d’un texte de loi, comme cela avait été le cas dans les affaires Forward et Canada (Commission des droits de la personne) c. M.R.N., 2003 CF 1280, et le juge Noël a conclu ainsi :

Nous souscrivons à l’opinion exprimée dans ces décisions, étant donné que la LCDP ne prévoit pas la possibilité de déposer de plaintes contre une loi fédérale [voir son paragraphe 40(1), qui autorise le dépôt de plaintes, et ses articles 5 à 14.1, qui définissent les « actes discriminatoires » pouvant faire l’objet de celles-ci].

[53]           Pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel fédérale a fait référence à sa décision antérieure dans l’affaire Canada (Procureur général) c Druken, [1989] 2 CF 24; [1988] ACF no 709 (QL) (CAF), autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, [1988] ACSC no 433 (QL) (Druken). Dans l’affaire Druken, la Cour d’appel fédérale a statué que l’application des dispositions impératives sur l’admissibilité de la Loi sur l’assurance-chômage était un service au sens de la LCDP. La Cour a jugé que le refus de prestations d’assurance chômage dans le contexte de l’affaire Druken était expressément prescrit par les dispositions de la Loi sur l’assurance-chômage.

[54]           Dans l’affaire Druken, le procureur général a soulevé des arguments dans son mémoire, mais il n’a pas plaidé que la fourniture de prestations d’assurance chômage n’était pas un service.

[55]           Dans l’affaire Canada (Procureur général) c McKenna, [1999] 1 RCF 401 (CAF) (McKenna), le juge Robertson, a formulé des remarques incidentes au sujet de l’arrêt Druken. Il a remis en question le bien-fondé de la conclusion selon laquelle l’application par le gouvernement des dispositions d’une loi qui traite de l’admissibilité à des prestations était un service, en faisant remarquer que la seule raison pour laquelle la fourniture d’assurance-emploi avait été jugée être un « service » dans l’affaire Druken était le fait que le procureur général l’avait admis.

[56]           Au paragraphe 7 de la décision Murphy, le juge Noël a repris la mise en garde que le juge Robertson avait faite dans l’arrêt McKenna en mentionnant que la plainte visait seulement l’applicabilité de la Loi et du Règlement, et il a ajouté qu’à la suite de l’analyse effectuée par la Cour, une plainte de cette nature ne portait « sur aucun des actes pouvant faire l’objet de plaintes sous le régime de la LCDP ».

(3)               Analyse

[57]           La concession qu’a faite le procureur général dans l’affaire Druken sur la question de savoir si l’application d’une loi par le gouvernement est un service a été examinée par la CAF dans les affaires Watkin en 2008 et Murphy. La Cour d’appel fédérale nous dit que la plainte elle‑même doit être étudiée pour savoir s’il s’agit d’un service, et non simplement de l’application par le gouvernement d’une disposition régissant l’admissibilité.

[58]           Le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 a donné au Parlement le pouvoir de créer et de délimiter une catégorie juridique entre un sous-ensemble de peuples autochtones et l’État. Les critères législatifs qui ont été établis par le Parlement pour déterminer si une personne est un Indien n’est pas un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP; le traitement des demandes d’inscription peut constituer un « service » en vertu de l’article 5 de la LCDP, mais pas les critères auxquels une personne doit répondre pour être inscrite à titre d’Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens.

[59]           Contester la façon dont cette formule est appliquée équivaut à contester la loi elle-même. En l’espèce, la Commission allègue que les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’admissibilité sont discriminatoires. Par conséquent, appliquer les dispositions impératives sur l’admissibilité de la Loi sur les Indiens est un acte d’application de la loi, même si celle-ci offre un avantage. C’est la loi qui refuse l’accès à l’avantage, pas l’organisme gouvernemental.

[60]           À mon avis, les conclusions de la décision Forward sont tout aussi applicables à la présente affaire. Au paragraphe 54, le Tribunal a renvoyé à la décision Forward, dans laquelle il a été conclu que la citoyenneté sous le régime de la Loi sur la citoyenneté n’était pas un service, parce que l’unique source de discrimination alléguée était le libellé de la Loi sur la citoyenneté. Dans l’affaire Forward, le Tribunal a repris à son compte les remarques incidentes de l’arrêt McKenna, selon lesquelles la décision dans l’affaire Druken était incorrecte (Forward, aux paragraphes 32 à 34).

[61]           De plus, le fait que les affaires Matson et Andrews sont analogues à l’arrêt Murphy est étayé par l’étude que la Cour d’appel fédérale a effectuée dans l’affaire Murphy et qui traitait expressément de l’arrêt Druken. Je pense qu’il est clair que la Cour d’appel fédérale avait l’intention que ses conclusions s’appliquent aux cas où le gouvernement met en application les dispositions impératives d’une loi, en particulier quand on lit les observations de la Cour au paragraphe 7 précité. On peut dire que les circonstances des affaires T-1088-13 et T-1777-13 sont analogues à celles de l’affaire Murphy. Dans les deux cas, le législateur avait établi une formule ou un mécanisme impératif qu’un organisme gouvernemental applique sans pouvoir discrétionnaire.

[62]           Je pense que l’analyse détaillée du Tribunal est raisonnable et j’estime qu’il était raisonnable pour le Tribunal de s’en remettre à l’arrêt Murphy, une décision d’un tribunal supérieur statuant qu’un texte de loi n’est pas un « service » au sens de l’article 5. L’interprétation de l’article 5 dans l’arrêt Murphy est compatible avec le libellé de l’article 5 de la LCDP. De plus, Murphy a également traité du précédent contraire de l’arrêt Druken.

[63]           La décision du Tribunal au paragraphe 52 dans le dossier T-1777-13 mentionne sans équivoque que les faits sur lesquels les parties s’étaient entendues n’étaient pas en litige et que les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens étaient litigieuses; il était donc raisonnable de la part du Tribunal de s’en remettre directement aux décisions judiciaires à ce sujet.

B.                 Le Tribunal a-t-il commis une erreur en appliquant l’arrêt Murphy ou aurait-il dû « respectueusement refuser de suivre » l’arrêt Murphy?

[64]           La Commission reconnaît que la position du Tribunal est compatible avec la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Murphy et que, à sa face même, l’arrêt Murphy est la réponse à ces plaintes. Mais la Commission fait valoir que l’arrêt Murphy, s’écarte de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en ce qui concerne la nature quasi constitutionnelle de la législation sur les droits de la personne. La Commission soutient qu’il aurait fallu que le Tribunal et moi-même refusions de suivre l’arrêt Murphy, et elle renvoie à l’arrêt Canada c Craig, 2012 CSC 43, aux paragraphes 18 à 23 (Craig) comme précédent pertinent.

[65]           La Commission cite les jugements suivants : Insurance Corp of British Columbia c Heerspink, [1982] 2 RCS 145 (Heerspink); Winnipeg School Division No. 1 c Craton, [1985] 2 RCS 150; CN c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30 (Larocque), et Tranchemontagne c Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14 (Tranchemontagne). Le dossier contient des observations bien étoffées au sujet de chacune de ces sources.

[66]           Selon la Commission, si j’arrive à la conclusion que je suis liée par l’arrêt Murphy, je peux toujours être convaincue que la demande doit être acceuillie, mais elle me demande [traduction« de décrire tous les aspects problématiques de la décision dans les motifs du jugement ». Si un nouveau pourvoi en appel est interjeté et si la Cour d’appel fédérale est invitée à réexaminer son raisonnement de l’arrêt Murphy, la demande de la Commission aurait pour objet de mettre à la disposition de la Cour d’appel fédérale l’opinion motivée de la Cour au sujet des questions en litige.

[67]           Pour les motifs énoncés ci-dessous, j’estime être liée par l’arrêt Murphy et que cet arrêt n’est pas incompatible avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada.

[68]           En l’espèce, comme dans l’arrêt Murphy, la Commission a fait valoir le même point de vue devant le Tribunal que devant la Cour fédérale.

[69]           Je n’arrive pas à imaginer comment la Commission peut encore soutenir que l’arrêt Murphy est incompatible avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, car ce même argument a été plaidé par le même avocat qui a comparu aujourd’hui pour la Commission et qui avait représenté celle-ci dans le cadre de la demande d’autorisation de se pourvoir en appel de l’arrêt Murphy devant la CSC, laquelle a été rejetée. Étant donné que la CSC n’a pas accordé l’autorisation d’en appeler de l’arrêt Murphy, le Tribunal et moi-même devons suivre cet arrêt, à moins que son application puisse être écartée.

[70]           Selon le procureur général, les décisions que la Commission a citées et qu’elle a considérées comme contraires à l’arrêt Murphy ne sont en fait pas en conflit avec celui‑ci. Aucun des arrêts de la Cour suprême du Canada cités en jurisprudence n’a traité de la question de savoir si l’application d’une disposition législative impérative était un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP ou d’une loi connexe. Tous ces arrêts concernaient la primauté de la législation en matière de droits de la personne sur les autres lois. Ces affaires démontrent toutes qu’en présence d’un conflit entre la législation en matière de droits de la personne et d’autres lois, ce sont les lois sur les droits de la personne qui ont primauté. Elles démontrent aussi qu’il est possible qu’une disposition soit déclarée inopérante en vertu de la LCDP.

[71]           Je conviens que la jurisprudence citée par la Commission ne mentionne pas que l’application de la loi est un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP. Le Tribunal a expliqué de manière très détaillée que l’arrêt Murphy est compatible avec la méthode qu’emploie la Cour suprême du Canada dans ces affaires. Donc, le Tribunal n’a pas commis d’erreur en omettant de s’en tenir à l’arrêt Murphy.

[72]           Selon l’argument de l’avocat de la Commission, la décision dans l’affaire Murphy est erronée. L’avocat a critiqué la Cour d’appel fédérale, parce qu’elle n’a pas analysé toute la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dans sa brève décision rendue de vive voix. La Commission a allégué que le Tribunal s’était dit lié par l’arrêt Murphy et que son rôle consistait en partie à créer un dossier pour que la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada puissent apporter des précisions quant à cette question. En l’absence d’une décision étoffée et d’un examen de la jurisprudence par la Cour d’appel fédérale, la Commission fait valoir qu’il est très difficile de démontrer au Tribunal et à la Cour les erreurs qu’aurait commises la Cour d’appel fédérale et la façon dont cet arrêt déroge à la jurisprudence de la Cour suprême.

[73]           La Commission a invoqué l’arrêt Craig pour démontrer que le Tribunal et maintenant moi-même pouvons respectueusement refuser de suivre l’arrêt Murphy. Contrairement aux dires de la Commission, l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Craig n’a pas énoncé qu’un tribunal inférieur avait le droit d’annuler un précédent applicable pour suivre la Cour suprême du Canada. Il a plutôt établi qu’un tribunal inférieur devait suivre un précédent qui fait autorité.

[74]           Je ne crois pas que le Tribunal aurait pu respectueusement refuser de suivre l’arrêt Murphy. Le juge Rothstein (titre qu’il portait alors) a parlé du stare decisis dans l’arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c Supérieur Propane Inc., 2003 CAF 53, au paragraphe 54 :

Le principe du stare decisis est évidemment bien connu des avocats et des juges. Les tribunaux inférieurs doivent suivre le droit tel qu’il est interprété par une juridiction supérieure du même ordre de juridiction. Ils ne peuvent refuser de le faire : Canada Temperance Act (The), Re, 1939 CanLII 58 (ON CA), [1939] O.R. 570 (C.A.), à la page 581, conf. par [1946] 2 D.L.R. 1 (C.P.); Woods v. The King, 1951 CanLII 36 (SCC), [1951] R.C.S. 504, à la page 515. Ce principe s’étend à l’obligation pour les tribunaux administratifs de suivre les directives qui leur sont données par une juridiction supérieure, comme en l’espèce. Lors du réexamen, le tribunal administratif a l’obligation de suivre les directives de la cour de révision.

[75]           L’arrêt Craig traitait d’une situation dans laquelle la Cour d’appel fédérale aurait annulé un précédent de la Cour suprême du Canada, dont elle considérait la décision comme erronée. La Cour d’appel fédérale aurait plutôt suivi l’un de ses arrêts antérieurs. Au paragraphe 21, le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a statué que la Cour d’appel fédérale était tenue de suivre le précédent de la Cour suprême du Canada. Encore dans l’arrêt Craig, la Cour suprême a ajouté qu’un tribunal pouvait rédiger des motifs afin d’expliquer pourquoi une décision est problématique, mais il ne peut pas l’annuler. Il s’agissait de la question préliminaire; la principale question en litige dans l’affaire Craig consistait à déterminer si la Cour suprême pouvait annuler l’une de ses jugements antérieurs. Le juge Rothstein a confirmé que les tribunaux inférieurs et les tribunaux administratifs doivent suivre les directives d’un tribunal supérieur. Dans l’affaire Craig, le Tribunal « ne s’est pas limité à suivre en paroles les directives de la Cour et il n’a pas non plus désobéi à ses directives » (paragraphes 53 à 59).

[76]           Compte tenu des faits en l’espèce, l’arrêt Craig est applicable, parce qu’il statue que le stare decisis doit être respecté. Le Tribunal et moi-même devons suivre la « convention verticale du précédent », comme l’a nommée le juge Rothstein au paragraphe 27. Je ne crois pas que la décision dans l’affaire Murphy est erronée; donc, je ne suis pas tenue de rédiger dans mes motifs les raisons pour lesquelles je pense que la décision est incorrecte dans l’arrêt Murphy.

[77]           Je ne blâme pas la Cour d’appel fédérale d’avoir rendu une décision brève de vive voix dans l’affaire Murphy. Une décision concise, lors que l’analyse a été effectuée antérieurement, peut constituer le meilleur moyen de rendre justice. La décision du Tribunal dans l’affaire Murphy était très détaillée; la CAF en a pris bonne note et a statué qu’elle l’entérinait.

[78]           Je vais moi aussi refuser la demande de procéder à l’analyse détaillée de chaque cas présenté par la Commission et je vais m’en remettre à la décision du Tribunal. La jurisprudence que la Commission a présentée n’est pas pertinente en ce qui concerne la définition de « service » au sens de l’article 5 de la LCDP. La Commission a demandé l’autorisation de se pourvoir en appel dans l’affaire Murphy et la CSC ne la lui a pas accordée. Le Tribunal ne pouvait pas s’écarter de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, qui fait autorité sur la question, et je ne refuserai pas de suivre les directives énoncées par la CAF dans l’affaire Murphy.

C.                 Le Tribunal a-t-il commis une erreur en portant atteinte à la primauté de la législation sur les droits de la personne?

[79]           La Commission affirme que le Tribunal a, à tort, limité l’application du principe de la primauté en concluant que la LCDP peut seulement rendre inopérant un texte de loi non conforme lorsque l’application du texte de loi en question est invoquée dans une plainte à propos d’une autre forme d’acte discriminatoire.

[80]           Pour justifier cette position, la Commission affirme que les décisions fondamentales de la Cour suprême du Canada n’imposent aucune limite de cette nature quant à la portée du principe : Heerspink, Craton, Tranchemontagne et Larocque. Selon la position de la Commission, il est absurde d’adopter une interprétation qui empêcherait les plaignants de contester un texte de loi en vertu des mesures législatives sur les droits de la personne de la même façon qu’ils pourraient le faire dans le cadre d’une contestation constitutionnelle.

[81]           La Commission affirme qu’il était mal avisé de la part du Tribunal de s’en remettre aux remarques incidentes formulées dans l’arrêt Alberta c Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37 (Hutterian Brethren), parce que les observations de la Cour suprême avaient pour objet d’expliquer pourquoi les principes de contraintes excessives ne devraient pas être incorporés dans l’analyse effectuée en vertu de l’article premier de la Charte. De plus, le Tribunal a conclu que les plaintes ne devraient pas être retenues, parce que le gouvernement ne devrait pas avoir à défendre l’application de la loi en ayant recours au critère des motifs raisonnables, ce qui contredirait sa conclusion antérieure selon laquelle l’application de la loi peut être contestée par des moyens indirects en vertu de la LCDP.

[82]           La Commission a plaidé deux autres arguments dans les actes de procédure qu’elle a présentés relativement au dossier T-1777-13 :

a.       Conclure à l’invalidité constitutionnelle en vertu de la Charte est « manifestement plus offensant » pour le législateur que conclure au caractère inopérant d’un texte de loi sous le régime d’une loi sur les droits de la personne : Tranchemontagne, au paragraphe 31. Compte tenu de cette différence, il n’est pas étonnant qu’il ait adopté des cadres de justification différents dans chaque contexte;

b.      De plus, un texte de loi ne devrait pas être déclaré inopérant sans que le défendeur ou le procureur général du Canada aient d’abord eu la possibilité de plaider que le texte de loi devrait continuer de s’appliquer : Rapport du Comité de révision de la LCDP.

[83]           Je vais résumer les longs arguments techniques détaillés qui ont été présentés devant le Tribunal et devant moi. La Commission fait valoir que la Cour suprême du Canada a statué que les mesures législatives sur les droits de la personne avaient un caractère quasi constitutionnel, ce qui signifie qu’ils devraient être interprétés « d’une manière large, libérale et téléologique susceptible de promouvoir au mieux ses considérations de principe sous-jacentes ». La Cour suprême a interprété l’objet et les buts de la LCDP de telle manière qu’ils reçoivent une interprétation libérale, tandis que les exceptions et les défenses doivent recevoir une interprétation restrictive. Dans ce contexte, la Commission affirme que les lois sur les droits de la personne ont primauté et, lorsqu’il se produit un conflit entre un texte de loi sur les droits de la personne et une autre mesure législative, le texte de loi sur les droits de la personne a préséance à titre d’affirmation quasi constitutionnelle de la politique publique et il rend inopérantes toutes les lois incompatibles. La Commission invoque l’affaire Tranchemontagne comme texte faisant autorité en ce qui a trait au principe du caractère inopérant, même si le texte de loi contesté n’a pas été jugé inopérant après l’avoir été deux ans plus tôt dans une affaire de demande de dommages-intérêts à un employeur qui avait écarté un candidat parce que ce dernier ne répondait pas aux normes d’acuité auditive édictées dans un règlement municipal (Larocque, précitée).

[84]           La Commission admet que, dans une décision majoritaire, la Cour suprême du Canada n’a pas eu recours à la LCDP pour rendre inopérant un autre texte de loi. Mais elle a plaidé que les juges dissidents en 1985 dans l’arrêt Bhinder c CN, [1985] 2 RCS 561, ont affirmé que les lois fédérales sont inopérantes dans la mesure où elles entrent en contradiction avec la LCDP. La juge en chef MacLachlin et la juge L’Heureux-Dubé, toutes deux dissidentes dans l’arrêt Bell c Canada (Commission canadienne des droits de la personne); Cooper c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, ont affirmé que le Tribunal et la Commission avaient le pouvoir de tenir compte de la Charte dans l’exécution de leur mandat et elles ont fait une analogie avec l’affaire Druken, précitée, qui avait confirmé que le Tribunal avait compétence pour juger que des textes de loi discriminatoires avaient été implicitement abrogés par la LCDP.

[85]           Dans ce contexte, la Commission soutient que la LCDP a primauté et qu’elle rend inopérants les textes de loi incompatibles; comme justification finale, elle s’en remet au rapport de 2000 du Comité de révision de la LCDP.

[86]           Le procureur général rétorque que, dans l’arrêt Hutterian Brethren, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’on ne pouvait pas avoir recours à la norme de l’accommodement raisonnable face à des lois d’application générale et que cette norme est utile seulement lorsqu’une mesure gouvernementale ou administrative est contestée. Quand une loi est contestée, le gouvernement a le droit de la justifier conformément au critère dégagé dans l’arrêt Oakes. Dans le cas de l’inscription à titre d’Indien, nous ne faisons pas affaire à l’application discrétionnaire d’une norme générale dans des circonstances individuelles. Donc, le cadre de justification de l’accommodement raisonnable est inapproprié. Par conséquent, il est raisonnable de conclure qu’en limitant l’application de la LCDP aux services, le législateur n’avait pas l’intention que le critère de l’accommodement raisonnable soit utilisé pour contester des mesures législatives d’application générale, comme la définition d’Indien dans la Loi sur les Indiens.

[87]           Le procureur général soutient que Tribunal a reconnu que l’analyse des contraintes excessives était inappropriée. Il ajoute que la Commission adopte une position déraisonnable lorsqu’elle prétend qu’il devrait être permis au Canada de justifier sa délimitation de la population possédant le statut d’Indien seulement à la lumière de facteurs [traduction] « relatifs à la santé, à la sécurité et au coût ».

(1)               Analyse

[88]           Le Tribunal n’a pas remis en question le fait que la législation sur les droits de la personne peut rendre d’autres lois inopérantes. Le Tribunal n’a pas remis en question le fait qu’il peut, à titre de réparation, déclarer un texte de loi inopérant. Il a plutôt conclu qu’il n’était pas compétent pour considérer un texte de loi comme un service au sens de l’article 5 de la LCDP. Pour ce motif, je ne suis pas d’avis que le principe de primauté a été remis en question en l’espèce.

[89]           L’examen qu’a fait le Tribunal l’arrêt Hutterian Brethren n’était pas déraisonnable. Dans les passages cités, la Cour suprême du Canada comparait deux situations différentes : lorsque l’effet d’une mesure législative d’application générale viole la Charte et lorsque l’acte ou la pratique du gouvernement à l’égard d’une personne en particulier viole la Charte (Hutterian Brethren, aux paragraphes 66 et 67).

[90]           Dans le contexte de cette analyse, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur les moyens de défense que le gouvernement peut faire valoir en réponse à chaque type de contestation. La Cour suprême du Canada a signalé que, lorsque l’effet d’un texte de loi est contesté, le gouvernement a la possibilité d’en défendre la validité constitutionnelle en mettant l’accent sur son effet global. Cela est différent des situations dans lesquelles l’effet d’un texte de loi sur des personnes plaignantes est en jeu; le gouvernement doit alors se demander s’il s’est acquitté de son obligation d’accommodement envers les personnes jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive. La Cour a fait remarquer qu’il est difficile d’appliquer le critère de la contrainte excessive aux situations dans lesquelles il est question de l’effet de la loi. Elle a mentionné la législation sur les droits de la personne, parce que l’analyse relative à la contrainte excessive est tirée de la législation sur les droits de la personne (Hutterian Brethren, aux paragraphes 69 et 70).

[91]           Les remarques formulées par la Cour suprême dans sa comparaison entre l’analyse fondée sur l’article premier et le critère de l’accommodement raisonnable étoffent la conclusion du Tribunal selon laquelle il s’agissait d’une plainte contre une exigence impérative en matière d’admissibilité. Il n’était pas déraisonnable pour le Tribunal de citer l’arrêt Hutterian Brethren.

[92]           En deuxième lieu, le Tribunal s’est penché sur le paragraphe 153 de l’arrêt Hutterian Brethren, mais dans le contexte d’une remarque incidente. Le Tribunal a pris la décision d’invoquer l’arrêt Murphy, qui énonce le postulat selon lequel les plaignants ne pouvaient pas contester l’application de la loi. Il a formulé d’autres observations à propos de la possibilité de faire valoir une défense fondée sur des motifs justifiables à l’égard de l’effet d’un texte de loi. C’est dans ce contexte qu’il a cité Hutterian Brethren. Par conséquent, même s’il a commis une erreur dans son appréciation de l’arrêt Hutterian Brethren, celle-ci ne changerait pas l’issue de la décision.

[93]           Je juge que le Tribunal n’a pas commis d’erreur dans son examen relatif à la primauté.

D.                Le Tribunal a-t-il commis une erreur en omettant d’interpréter adéquatement l’article 5 dans le contexte de l’ancien article 67 de la LCDP?

(1)               Les dispositions pertinentes

[94]           Ancien article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (abrogé le 17 juin 2008) :

67. La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

[95]           La Commission plaide que le Tribunal n’a pas adopté une démarche contextuelle lorsqu’il a interprété l’ancien article 67 (qui était à l’origine le paragraphe 63(2) de la LCDP). La Commission soutient que le législateur, en édictant l’article 67 de la LCDP, avait l’intention de mettre les dispositions de la Loi sur les Indiens à l’abri de la LCDP. Si les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’inscription ne pouvaient pas être contestées en vertu de la LCDP, l’abrogation de l’article 67 de la LCDP aurait été vide de sens.

[96]           Cet argument n’est pas convaincant et je juge que la Commission n’a pas démontré que l’interprétation dégagée par le Tribunal relativement à l’abrogation de l’article 67 était déraisonnable pour les motifs ci-dessous.

(2)               Le principe interdisant la tautologie

[97]           L’argument de la Commission selon lequel l’article 67 serait redondant s’il n’avait pas pour effet d’empêcher de contester le caractère opérant de la Loi sur les Indiens est voué à l’échec. En effet, l’article 67 empêche aussi de contester les « dispositions prises en vertu de » la Loi sur les Indiens. Il englobe une foule d’autres décisions en plus des dispositions sur l’inscription, comme les décisions prises par les bandes en vertu de la Loi. Par exemple, dans l’arrêt Laslo c Conseil de la bande indienne de Gordon, [2000] ACF no 1175, au paragraphe 23 (CAF) (Laslo), l’article 67 de la LCDP empêchait qu’une plainte soit présentée à l’encontre d’une décision du comité de logement de la bande, par laquelle ce dernier refusait d’accorder un logement sur la réserve à une femme qui avait récupéré son statut et son adhésion à la bande à la suite des modifications apportées en 1985 à la Loi sur les Indiens.

(3)               Jurisprudence

[98]           Selon la Commission, la jurisprudence de la Cour fédérale donne à penser que l’article 67 avait pour fonction de mettre les dispositions de la Loi sur les Indiens à l’abri de la LCDP : Laslo, précité, au paragraphe 23; Desjarlais c Piapot Band No. 75 [1989] ACF no 412, au paragraphe 3 (CA)(QL) (Desjarlais); Bande indienne de Shubenacadie c Canada (Commission des droits de la personne) [1998] 2 CF 198 (TD)(QL), au paragraphe 31 (Shubenacadie). La Commission signale que l’affaire Laslo est particulièrement pertinente, parce qu’elle fait le lien entre l’article 67 de la LCDP et les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’inscription.

[99]           La jurisprudence citée ci-dessus par la Commission ne démontre pas que l’interprétation dégagée par le Tribunal en ce qui a trait à l’article 67 était déraisonnable. Dans chacune de ces trois affaires, Laslo, Desjarlais et Shubenacadie, la question consistait à savoir si la décision d’un conseil de bande avait été rendue en application des « dispositions prises en vertu de » la Loi sur les Indiens. Aucune de ces trois décisions ne traitait d’une situation dans laquelle une plainte avait été formulée contre l’applicabilité des dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’admissibilité.

(4)               L’historique législatif

[100]       L’historique législatif est un outil adéquat pour déterminer l’intention du législateur (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 31). La partie de l’historique législatif que la Commission a fournie donne à penser que le législateur, nonobstant l’article 67, avait l’intention que les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’inscription puissent faire l’objet d’un examen minutieux en vertu de la LCDP. Toutefois, le lien n’est pas assez fort pour conclure que la décision du Tribunal était déraisonnable.

[101]       Je vais analyser brièvement chacune des sources d’historique législatif que la Commission a citées.

a)                  Rapport de recherche de 2006 produit par Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC)

[102]       La Commission cite un rapport de recherche de 2006 d’AADNC au sujet de l’abrogation de l’article 67. Voici un extrait de ce rapport :

L’article 67 faisait partie intégrante de la Loi canadienne sur les droits de la personne lorsque celle‑ci a été instaurée en 1977. À l’époque, des discussions sur des modifications possibles à la Loi sur les Indiens étaient en cours avec des groupes autochtones. L’article 67 a été adopté à titre de mesure provisoire, car certaines dispositions de la Loi sur les Indiens risquaient d’être jugées discriminatoires en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne avant même que les discussions avec les groupes autochtones au sujet de la réforme de la Loi sur les Indiens aient pris fin.

[103]       Rien dans ce rapport de recherche n’indique que l’article 67 avait pour objet de mettre à l’abri de manière spécifique les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’inscription.

b)                  Laslo

[104]       Dans l’arrêt Laslo, la Cour d’appel fédérale a fait le lien entre l’historique législatif de l’article 67 et les dispositions sur l’inscription pour devenir membre d’une bande. Aux paragraphes 23 et 24 de l’arrêt Laslo, la Cour d’appel fédérale a formulé de brèves observations sur l’objet de l’article 67 de la Loi sur les Indiens :

[23] L'article 67 faisait partie de la Loi canadienne sur les droits de la personne lorsqu'il a été édicté par S.C. 1976-77, ch. 33. À ce moment-là, la Loi sur les Indiens renfermait encore des dispositions telles que l'article 14 qui, était-il reconnu, était discriminatoire envers les femmes. L'article 67 visait initialement à protéger la Loi sur les Indiens et son régime contre un examen effectué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[24] En 1985, l'effet discriminatoire de l'article 14 de la Loi sur les Indiens a été annulé par le projet de loi C-31. Toutefois, l'article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'a pas été modifié ou abrogé. Rien ne permet de conclure, comme la Commission le soutient, que l'objectif ou la portée prévue de l'article 67 aient été modifiés en 1985, lorsque le projet de loi C-31 a été adopté.

[105]       L’article 14 était la disposition qui concernait l’admissibilité à l’adhésion à une bande.

[106]       Cependant, ces observations ne suffisent pas à montrer que l’intention du Parlement était de soustraire les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens à l’examen approfondi sous le régime de la LCDP. En fait, elles donnent à penser que la « Loi sur les Indiens et son régime » devaient être à l’abri de tout examen. On peut en déduire que l’effet recherché de l’article 67 ne se limitait pas aux dispositions relatives à l’inscription.

c)                  Notes d’allocution de 1979

[107]       La Commission cite également des notes d’allocution datant de 1979 sur les avant-projets de révision de la Loi sur les Indiens. À la page 5 des notes d’allocution, l’auteur s’est penché sur la révision de l’alinéa 12(1)b), lequel traitait de l’inscription. Après avoir fait remarquer que l’alinéa 12(1)b) devait être révisé, l’auteur des notes d’allocution a ajouté ce qui suit :

[traduction]
La Loi sur les Indiens a été exclue de l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La disposition l’excluant a été incluse dans la Loi sur les droits de la personne à la demande expresse et sur la recommandation du ministre des Affaires indiennes et du Développement du Nord de l’époque, dans le but précis de permettre au gouvernement de tenir son engagement envers les Indiens de les consulter à propos des modifications à la Loi sur les Indiens. À ce moment-là, les discussions commençaient à peine en ce qui concerne les révisions à la Loi sur les Indiens.

L’examen de la question de l’appartenance a commencé par un engagement pris par le Cabinet en 1977 de mettre fin à la discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens, en particulier à l’alinéa 12(1)b) […]

[108]       Cet extrait ne mentionne pas que la disposition d’exclusion a été incluse expressément pour régler la question de l’adhésion, mais plutôt que le gouvernement désirait tenir des consultations au sujet des changements à la Loi sur les Indiens en général. La disposition d’exclusion avait aussi pour objet de soustraire à l’examen d’autres dispositions de la Loi sur les Indiens.

d)                 La déclaration du ministre de la Justice au Comité sur la justice et les questions juridiques, le 10 mars 1977

[109]       La Commission s’en remet également à une déclaration faite par le ministre de la Justice le 10 mars 1977 devant le Comité sur la justice et les questions juridiques. Cette déclaration concernait le projet de loi C‑25, qui était la LCDP. Dans ses observations à propos du paragraphe 63(2), le ministre s’est exprimé en termes généraux et il n’a pas fait de lien entre la Loi et les dispositions relatives à l’inscription :

[traduction]
Le paragraphe (2) a été critiqué, parce qu’il fait en sorte que la Loi sur les Indiens ne sera en réalité pas modifiée par la présente loi. Les représentants des Indiens ont demandé qu’aucun aspect de la Loi sur les Indiens ne soit révisé, sauf après une consultation exhaustive auprès d’eux. Ces consultations se poursuivent. Il convient cependant de signaler qu’à l’instar de tous les autres Canadiens, les Indiens bénéficieront de la protection générale de la Loi canadienne sur les droits de la personne en tout temps, sauf dans les situations spéciales dans lesquelles leurs droits et leur statut sont régis par la Loi sur les Indiens.

[110]       Il n’y a aucun lien direct entre les dispositions sur l’inscription et l’article 67. En fait, cet extrait donne à penser que l’article 67 devait avoir comme effet général d’isoler la Loi sur les Indiens du ressort de la LCDP.

e)                  Mémoire au Parlement

[111]       La Commission cite un mémoire au Parlement daté du 1er juillet 1978. Cette source appuie la thèse selon laquelle l’article 67 avait pour objet d’isoler les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens. On ne sait trop qui a rédigé ce mémoire, mais on sait que celui-ci avait pour but de demander conseil au Cabinet afin de procéder à des modifications à certains aspects de la Loi sur les Indiens. Je constate que l’auteur n’affirme pas que le seul objet de cet article concerne l’alinéa 12(1)b). Voici un extrait de ce mémoire :

[traduction
Lorsque la Loi sur les droits de la personne a été adoptée par le législateur, la discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens (en particulier l’alinéa 12(1)b)) a été soustraite à sa compétence en attendant la révision de la Loi sur les Indiens. Le principal problème découle de la situation actuelle qui fait en sorte qu’une Indienne qui marie un non-Indien perd son statut d’Indienne, alors qu’un Indien qui marie une non-Indienne conserve son statut. Le Cabinet s’est engagé à supprimer les dispositions discriminatoires de la Loi []

f)                   Rapport du ministère des Affaires indiennes et du Développement du Nord (MAIDN)

[112]       Le rapport produit en 1979 par le Groupe de la politique, de la recherche et de l’évaluation du MAIDN appuie la position de la Commission. Ce rapport comprenait un chapitre traitant de l’adhésion et de la révision de la Loi sur les Indiens. L’annexe A de ce chapitre explique la Loi sur les droits de la personne.

[113]       Voici un extrait de la page 5 de ce rapport :

[traduction]
L’alinéa 12(1)b) de la Loi sur les Indiens est discriminatoire envers les Indiennes en raison de leur sexe (une Indienne qui marie un non-Indien perd son statut d’Indienne). Toutefois, en 1977, le Cabinet fédéral s’est engagé à éliminer toute discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens.

Quand la LCDP a été adoptée, des révisions étaient prévues à la Loi sur les Indiens pour éliminer toute discrimination de cette nature. Pour éviter tout conflit avec la Loi sur les Indiens, le paragraphe 63(2) a donc été inclus dans la LCDP.

La LCDP ne peut donc pas avoir préséance sur la Loi sur les Indiens en cas de conflit. On prévoit qu’une fois que les modifications envisagées auront été apportées à la Loi sur les Indiens, le paragraphe 63(2) de la LCDP pourra être supprimé, car il deviendrait alors superflu. Toutes les autres dispositions de la LCDP s’appliqueront aux Indiens comme elles s’appliquent à tous les citoyens canadiens.

g)                  Rapport du Comité de révision de la Loi canadienne sur les droits de la personne

[114]       Le rapport du Comité de révision de la Loi canadienne sur les droits de la personne appuie la position de la Commission. Le rapport, qui a traité de l’article 67, mentionne expressément que l’article 67 s’appliquerait aux dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’inscription. Voici ce qu’a constaté le Comité, à la page 128 du rapport :

L’article 67 empêche également des non-Indiens (y compris des Autochtones non-inscrits, des Inuits et des Métis) de contester les avantages qu’offre la Loi sur les Indiens aux Indiens inscrits.

h)                  La publication de la bibliothèque du Parlement

[115]       La publication de la bibliothèque du Parlement sur le projet de loi C‑21, Loi modifiant la Loi sur les droits de la personne, fait mention des dispositions sur l’inscription, mais en insistant surtout sur le fait que l’article 67 a été l’objet de critiques, parce qu’il était discriminatoire envers les femmes en les privant de leur statut.

[116]       Cette mention ne prouve pas le motif pour lequel le législateur a déposé ce projet de loi, mais elle étoffe la preuve des critiques dont le législateur a fait l’objet après avoir déposé le projet de loi. J’hésite à me servir de cette source pour attribuer une intention au Parlement.

i)                    Procès-verbal et témoignages du Comité permanent sur la justice et les questions juridiques, le 25 mai 1977

[117]       La Commission renvoie aux débats du Comité permanent sur la justice et les questions juridiques lorsqu’il étudiait le projet de loi C‑25, Loi modifiant la LCDP (II.289). L’un des membres a proposé de supprimer le paragraphe 63(2), parce qu’il [traduction« perpétue l’inégalité de statut qui existe pour les Indiens au pays, et plus particulièrement pour les Indiennes ». Comme le signale la Commission, l’un des autres membres a affirmé que [traduction« la modification ferait sans doute en sorte que les Indiennes ne soient pas traitées différemment des Indiens ».

[118]       Ces observations ne font pas expressément mention des dispositions relatives à l’inscription, même si on peut déduire que l’alinéa 12(1)b) et l’article 14 sont en cause. Toutefois, comme la publication de la bibliothèque du Parlement, ces commentaires font davantage allusion au genre de critiques que l’article 67 suscitait, plutôt qu’à l’intention du législateur lorsqu’il a mis en vigueur l’article 67.

j)                    L’article 67 et l’affaire Andrews

[119]       La Commission allègue que le Tribunal a commis une erreur en reconnaissant l’ancien article 67 de la Loi sur les Indiens avant de le rejeter. Elle réitère la preuve et les sources qu’elle a invoquées dans l’affaire Matson.

[120]       Le Tribunal a admis que le législateur craignait peut-être que la Loi sur les Indiens fasse l’objet d’un examen sous le régime de la LCDP. Le Tribunal a fait remarquer qu’il existait en fait un risque que la Loi sur les Indiens soit étudiée par le Tribunal, à la lumière de précédents comme l’affaire Druken. Quoi qu’il en soit, le Tribunal a finalement conclu que cette preuve était insuffisante pour démontrer que le législateur, lorsqu’il a adopté la Loi sur les Indiens dans son intégralité, avait l’intention que ce texte de loi donne la possibilité de contester directement d’autres textes de loi. Cela n’a pas rendu l’article 67 futile, parce que d’autres décisions allaient être prises en application de la Loi sur les Indiens.

k)                  Conclusions

[121]       Compte tenu de la preuve que la Commission a présentée, il est possible de conclure que la mise en œuvre de l’article 67 avait pour objet de donner au législateur la possibilité de consulter les Premières Nations du Canada au sujet des changements à la Loi sur les Indiens. Parmi les articles qui devaient être soumis au processus de consultation, se trouvent les dispositions sur l’inscription, en particulier l’alinéa 12(1)b) et l’article 14.

[122]       Toutefois, je ne crois pas que cette preuve suffit à démontrer que l’inscription devrait être considérée comme un service au sens de l’article 5 de la LCDP. Même si l’article 5 est peut-être le seul article en vertu duquel ces dispositions auraient vraisemblablement pu être contestées, je dois constater que l’article 67 de la LCDP est entré en vigueur avant la Charte. La nouvelle LCDP aurait été, à ce stade-là, le seul moyen de contester les dispositions de la Loi sur les Indiens parce qu’elles étaient discriminatoires. Depuis l’entrée en vigueur de la Charte, la jurisprudence a évolué au point où il est dorénavant manifeste que la Charte est le moyen approprié de présenter une contestation.

[123]       Je suis d’avis que l’examen effectué par le Tribunal était raisonnable. Il n’est pas évident que l’abrogation de l’article 67 serait dénuée de sens si le Tribunal avait suivi l’arrêt Murphy. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, il n’est pas clair que la seule raison pour laquelle l’article 67 a été adopté était d’immuniser les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’inscription.

V.                Les dépens

[124]       La Commission n’a pas demandé les dépens contre le procureur général, car elle est d’avis qu’il s’agit d’une affaire d’intérêt public et que la demande était légitime si l’arrêt Murphy avait été jugé incompatible avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada.

[125]       Le procureur général demande que la Commission soit condamnée aux dépens en l’espèce. Selon son principal argument, la Cour d’appel fédérale s’est trompée dans l’affaire Murphy et le Tribunal n’aurait pas dû suivre cet arrêt. Étant donné que cet argument sort du domaine normal de l’intérêt public, le procureur général affirme qu’il est indiqué de sa part de demander les dépens.

[126]       Ni l’une ni l’autre des parties n’ont demandé que les particuliers soient condamnés aux dépens.

[127]       Je vais octroyer les dépens au procureur général, et ils seront payables sans délai par la demanderesse, sous forme d’un montant forfaitaire de 5 000 $.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande est rejetée;

2.                  Les dépens sont octroyés au procureur général, et ils sont payables sans délai par la demanderesse, sous forme d’un montant forfaitaire de 5 000 $.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1088-13

 

INTITULÉ :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRES

 

ET DOSSIER :

T-1777-13

 

INTITULÉ :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (ColOmbiE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 AOÛT 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT:

LE JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Philippe Dufresne

pour La demanderesse,

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

Sean Stynes

Sonia Han

POUr LES défendeurS,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

POUr La demanderesse,

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUr LeS défendeurS,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRES

 

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