Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150331


Dossier : IMM-2743-14

Référence : 2015 CF 404

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ERGIN UYUCU

demandeur

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Ergin Uyucu (le demandeur) a présenté, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR), une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de lui reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR ou celle de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.                Contexte

[3]               La demande d’asile du demandeur était fondée sur les arguments suivants.

[4]               Âgé de 38 ans, le demandeur est un Kurde citoyen de la Turquie. Sa femme et son fils de 13 ans vivent tous les deux en Turquie dans la ville kurde de Karacadağ, dans la région de Kulu. La langue maternelle du demandeur est le kurmandji, une langue kurde.

[5]               Le demandeur affirme craindre avec raison d’être persécuté pour des motifs prévus par la Convention, à savoir son origine ethnique, son appartenance à un groupe social et ses opinions politiques, tant à titre de Kurde de souche que de défenseur des droits des Kurdes. Il affirme qu’il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Turquie.

[6]               En 2001, après avoir été victime de discrimination en raison de son origine ethnique kurde, notamment lorsqu’il a tenté d’obtenir des contrats de travail, le demandeur s’est rendu au Danemark muni d’un visa de visiteur de trois semaines. Il est demeuré au Danemark pendant neuf mois.

[7]               Le demandeur a déclaré dans son témoignage devant la Commission que lui et sa femme avaient convenu de divorcer pour lui permettre d’obtenir la résidence permanente au Danemark en épousant une citoyenne danoise. Ce projet ne s'est pas concrétisé et le demandeur et sa femme se sont remariés en 2007.

[8]               Le demandeur a ensuite demandé l’asile en Autriche, mais sa demande a finalement été refusée. Pendant les quatre années qu’il a passées en Autriche, le demandeur a organisé les fêtes du Newroz et d’autres activités pro-kurdes et il a distribué des brochures pour sensibiliser les gens aux problèmes kurdes.

[9]               Après avoir appris que l’appel qu’il avait interjeté de la décision défavorable rendue au sujet de sa demande d’asile en Autriche avait peu de chances d’être accueilli et qu’il serait exposé à des risques encore plus graves s’il devait retourner en Turquie en tant que demandeur d’asile débouté, le demandeur est retourné en Turquie de son plein gré en 2006. À son arrivée à l’aéroport Esenboğa d'Ankara, le demandeur a été interrogé pendant trois heures et il a été détenu pendant deux jours par la Direction générale de la sécurité d’Ankara (DGSA). La DGSA a surtout fait porter son interrogatoire sur les cinq années que le demandeur avait passées en Europe et sur ses possibles liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan ou PKK).

[10]           En 2009, le demandeur a été embauché par son beau-frère pour travailler dans un dortoir privé à l’Université Selçuk de Konya, en Turquie, à la condition d'éviter de participer à quelque activité pro‑kurde que ce soit. Peu de temps après, un nationaliste kurde qui était membre du Parti d’action nationaliste (le PAN) a été embauché comme assistant du demandeur. Cette personne provoquait et insultait souvent le demandeur en raison de ses origines ethniques kurdes et de ses opinions politiques.

[11]           En mars 2011, le demandeur a été interrogé, battu et détenu pour une nuit à la Direction générale de la sécurité de la région de Kulu après avoir allumé un feu de camp au cours des fêtes du Newroz à Karacadağ.

[12]           En août 2011, alors que le demandeur et son frère faisaient leurs emplettes au marché de Kulu, des nationalistes turcs ont sorti le demandeur d’un camion et un groupe d’une quinzaine de militants du PAN l’ont insulté et battu à coups de bâton. Son frère a également été battu. Des policiers sont arrivés sur les lieux, mais au lieu d’intervenir, ils ont accusé le demandeur d’avoir insulté la nation et le drapeau turcs et d’entretenir des liens avec le PKK. Le demandeur a été arrêté, interrogé, battu à coups de matraque et détenu pendant une demi‑journée à Kulu. Les agresseurs du demandeur n’ont jamais été poursuivis.

[13]           En octobre 2011, le demandeur a refusé de participer à une cérémonie commémorative organisée en l’honneur des soldats turcs qui avaient été tués par des membres du PKK. Ce refus a déplu au beau-frère du demandeur, qui a d’abord refusé de laisser le demandeur revenir au travail. Il s’est toutefois ravisé et a laissé le demandeur reprendre ses fonctions.

[14]           À la suite d’une dispute qui avait éclaté entre le demandeur et son assistant, ce dernier a appelé la police et accusé le demandeur d’avoir insulté la nation turque et d’appuyer le PKK. Le demandeur a été interrogé, battu et soumis par la police à la falaka, une méthode de torture qui consiste à asséner des coups sur la plante des pieds. La police a interrogé le demandeur au sujet de son refus de participer à la cérémonie commémorative et l’a accusé de soutenir le PKK. Le demandeur a nié les accusations et a été remis en liberté deux jours plus tard.

[15]           À la suite de ces événements, le demandeur a démissionné de son emploi et a quitté la Turquie le 13 mars 2012. Avec l’aide d’un agent, le demandeur est arrivé au Canada en transitant par les États‑Unis et il a demandé l’asile à Toronto le 20 mars 2012.

[16]           Une audience a eu lieu devant la SPR le 10 mars 2014.

III.             Décision de la Commission

[17]           Dans sa décision du 19 mars 2014, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. La question déterminante était celle de la crédibilité du demandeur.

[18]           La SPR a conclu que les déclarations du demandeur suivant lesquelles il avait participé à des activités pro-kurdes en Autriche et en Turquie, avait été arrêté et torturé en Turquie en 2011 et était maintenant soupçonné par les autorités turques d’être un sympathisant du PKK n’étaient pas suffisamment étayées par la preuve. La SPR a également tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité générale du demandeur parce qu'il avait « montré sa capacité et sa disposition à prendre des mesures radicales pour obtenir un statut à l’étranger », comme le démontrait notamment le fait qu’il avait divorcé de sa femme dans l’espoir d’acquérir un statut en épousant une citoyenne danoise (décision de la SPR, au paragraphe 27).

[19]           Enfin, la SPR a tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de la Turquie en 2006, ce qui, suivant la SPR, minait son allégation de crainte de persécution dans ce pays.

IV.             Question en litige

[20]           La seule question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si l’appréciation que la SPR a faite de la crédibilité du demandeur et de la preuve était raisonnable.

V.                Analyse

[21]           La norme de contrôle applicable aux conclusions tirées par la SPR au sujet de la crédibilité du demandeur et de sa crainte subjective de persécution est celle de la décision raisonnable (Cornejo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 261, au paragraphe 17; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9). En appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de retenue envers les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par la SPR. Elle ne peut y substituer l'issue qui serait à son avis préférable ou réévaluer la preuve (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59).

[22]           En rejetant la demande d’asile du demandeur, la SPR a fait état des réserves suivantes au sujet de sa crédibilité :

a)      Le demandeur n’avait pas soumis d’élément de preuve pour corroborer ses activités politiques pro-kurdes en Turquie et en Autriche. La SPR a fait observer qu'il aurait été facile pour le demandeur d’asile d'obtenir des lettres d'appui ou des documents confirmant ses activités politiques (décision de la SPR, au paragraphe 13).

b)      Le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait été persécuté par les autorités kurdes en raison de leurs soupçons qu’il entretenait des liens avec le PKK. La SPR a notamment fait observer que les autorités turques avaient remis le demandeur en liberté après avoir acquis la conviction qu’il n’était pas un partisan du PKK; le demandeur avait obtenu un passeport en décembre 2011, l’année même où il aurait été détenu par les autorités turques et, enfin, le demandeur avait été en mesure de franchir tous les contrôles de sécurité à l’aéroport lors de son départ de la Turquie. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas présentement soupçonné d’être un sympathisant du PKK.

c)      Le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait été persécuté en raison de son appartenance au Parti pour la paix et la démocratie (le BDB). La SPR a accepté que le demandeur était membre du BDB et elle a reconnu que l’État avait déjà approuvé des actes de violence commis contre des membres du BDB. Toutefois, la SPR a conclu que la simple appartenance au BDB n’était pas suffisante pour étayer une conclusion de persécution ou de risque.

d)     La lettre du 18 janvier 2014 du président du BDB qui déclarait seulement que le demandeur était un membre permanent du parti avait une faible valeur probante. La lettre ne faisait mention d’aucune date au sujet de l’adhésion du demandeur et ne contenait pas de renseignements concernant son rôle ou ses responsabilités au sein du BDB. De plus, la lettre ne mentionnait pas que le demandeur avait été arrêté ou détenu en 2011 du fait de ses opinions politiques.

e)      Quatre des présumées détentions survenues en 2011 ainsi que les passages à tabac et les tortures infligées au demandeur par les autorités turques n’étaient pas étayés par la preuve et le demandeur n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi pour établir qu’il avait été blessé lors de ses détentions en Turquie. Le demandeur n’avait pas nécessité ou réclamé de soins médicaux à la suite des coups qu’il aurait reçus en 2011.

f)       Le rapport médical du 16 septembre 2013 du Dr Hirsz n’était pas concluant et il manquait de précision. Le demandeur avait expliqué qu’il avait fourni au Dr Hirsz des renseignements au sujet de ses blessures au dos, mais il avait négligé de mentionner la falaka ou d’autres tortures qui lui avaient été infligées. Le demandeur n’avait pas été en mesure de donner d’explication satisfaisante au sujet de ces omissions. Il ne se rappelait pas si le Dr Hirsz avait examiné d’autres parties de son corps à part son dos.

[23]           La SPR a également examiné les rapports contenus dans le Cartable national de documentation relatif à la Turquie qui faisaient état des arrestations, des détentions et des déclarations de culpabilité dont avaient fait l’objet des sympathisants du BDB et du parti qui lui avait précédé, le Parti pour une société démocratique, entre 2007 et 2010. La SPR a reconnu que les Kurdes qui affirment publiquement ou politiquement leur identité kurde ou qui font la promotion de la langue kurde dans la sphère publique s’exposent à la censure, à du harcèlement ou à des poursuites, bien que dans une moindre mesure qu’au cours des années passées. La SPR a néanmoins conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir de lien entre sa situation personnelle et la situation générale relatée dans les rapports sur le pays.

[24]           Il m’est impossible de déceler une erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation que la SPR a faite de la crédibilité et de la preuve du demandeur. L’examen du procès-verbal de l’audience de la SPR confirme que le demandeur s’est vu offrir amplement la possibilité d’expliquer les contradictions et les incohérences relevées dans son témoignage et dans la preuve documentaire qu’il avait offerte à l’appui.

[25]           Le défendeur reconnaît qu’il n’était pas loisible à la SPR de rejeter la crédibilité du demandeur pour la simple raison qu’il n’avait pas soumis d’éléments de preuve corroborants. Toutefois, des preuves corroborantes peuvent être exigées lorsqu’il y a des raisons de douter de la crédibilité du demandeur d’asile (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 RCF 302). Ces doutes peuvent être attribuables aux incohérences de la preuve ou à d’autres raisons de douter de la véracité du demandeur. Dans le cas qui nous occupe, ces doutes tiennent aux démarches, parfois radicales, entreprises par le passé par le demandeur pour demander l’asile dans d’autres pays et qu’il s’est réclamé à nouveau de la protection de l’État en Turquie.

[26]           En l’espèce, il était raisonnable de la part de la SPR d’exiger des éléments de preuve pour corroborer les prétentions du demandeur (Sonmez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 56, au paragraphe 26). Comme le juge Near l’écrit dans le jugement Guzun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1324, au paragraphe 20, « [i]l n’était pas déraisonnable d’exiger une preuve documentaire étayant les aspects importants de la demande d’asile, y compris des renseignements supplémentaires au sujet des agressions dont le demandeur prétend avoir été victime […] »

[27]           Il entrait également dans les attributions de la SPR d’apprécier la preuve et d’accorder une valeur probante à chaque élément (Mikhno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 385, au paragraphe 27; Cienfuegos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1262, au paragraphe 29; Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 487, au paragraphe 14).

[28]           En outre, la conclusion que la crainte subjective du demandeur d’asile n’a pas de fondement objectif peut être fatale à l’égard d’une demande d’asile (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689; Gurung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1097). Il doit exister un lien démontré entre la situation personnelle du demandeur et la preuve documentaire objective présentée au sujet de la situation qui existe dans son pays d’origine (Stabel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 726, au paragraphe 23).

[29]           En l’espèce, la SPR a mis en doute la crainte subjective du demandeur, en raison notamment du fait qu’il s’était réclamé à nouveau de la protection de l’État en Turquie. Le fait de se réclamer à nouveau de la protection de l’État d’origine indique le plus souvent qu’il n’existe plus de risque ou qu’il n’y a pas de crainte subjective de persécution (Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 197, au paragraphe 21). Comme le juge Barnes l’a fait remarquer dans le jugement Garcia c Canada (MCI), 2011 CF 1346, au paragraphe 8, « [e]n l’absence de motifs impérieux, les gens n’abandonnent pas des refuges pour retourner dans des endroits où leur sécurité personnelle est menacée ».

[30]           À mon avis, il était loisible à la SPR de rejeter les explications avancées par le demandeur pour justifier son retour en Turquie (Best c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 214, au paragraphe 28). Le demandeur a expliqué qu’il souhaitait éviter de retourner en Turquie en tant que demandeur d’asile débouté à la suite du rejet de son appel, mais il n’a pas expliqué pourquoi cette situation serait différente de celle où il retournerait en Turquie comme demandeur d’asile débouté à la suite de la décision initiale rendue au sujet de sa demande d’asile en Autriche, ce qu’il a effectivement fait.

[31]           En tout état de cause, le rejet de la demande d’asile du demandeur par la SPR ne reposait pas uniquement sur le fait qu’il s’était réclamé à nouveau de la protection de l’État en Turquie. Il s’agissait d’un des facteurs parmi d’autres dont la SPR a tenu compte.

VI.             Dispositif

[32]           Les conclusions de la SPR étaient étayées par le témoignage du demandeur et par les éléments de preuve qu'il avait présentés et elles s’accordent avec les exigences de transparence, d’intelligibilité et de justification du processus décisionnel (Khosa, au paragraphe 59; Dunsmuir, au paragraphe 47). La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR SATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2743-14

 

INTITULÉ :

UYUCU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 MARS 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 31 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Clarisa Waldman

 

POUR Le demandeur,

ERGIN UYUCU

 

Monmi Goswani

POUR LE défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Clarisa Waldman

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur,

ERGIN UYUCU

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE défendeur,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.