Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150316


Dossier : IMM‑5465‑14

Référence : 2015 CF 328

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

WILLIAMS KAVIHUHA,

GLADYS UNAANI KAKUNDE

ET MATJIUA UAKOTOK KAKUNDE

(ALIAS MATJIUA UAKOTOKA KAKUNDE)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs contestent une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu qu’ils n’ont qualité ni de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger. Ils soutiennent qu’en raison de l’incompétence de leur avocate, ils ont été privés de leur droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle.

Le contexte

[2]               Les demandeurs sont tous trois citoyens namibiens. Les membres adultes de la famille, Williams et Gladys, se sont mariés en juin 2007, et leur fille Matjiua est née le 23 octobre 2010.

[3]               Au début de novembre 2010, un individu nommé David, adhérant à la croyance répandue en Namibie que le viol d’un bébé peut guérir du VIH/sida, a menacé de violer Matjiua. Les demandeurs adultes ont reçu de David des menaces physiques et de constantes menaces téléphoniques, sur leurs téléphones fixes aussi bien que portables. Ils ont signalé ces menaces à la police, dont l’enquête est encore en cours.

[4]               Le 11 décembre 2010 ou vers cette date, David est entré chez les demandeurs pendant leur absence et y a volé les vêtements de Matjiua. Il leur a téléphoné plus tard en menaçant de les tuer tous les trois. En mars 2011, les demandeurs ont quitté leur maison parce qu’ils craignaient pour leur vie.

[5]               Les demandeurs ont signalé ces faits à la police en mai 2011. Ils sont entrés au Canada le 9 du même mois, et ont demandé l’asile à un bureau intérieur le lendemain.

[6]               Les demandeurs ont engagé une avocate torontoise, Me Tricia Simon, pour les aider à remplir les formalités de leur demande d’asile (notamment le dépôt de leur FRP) et les représenter à l’audience de la Commission.

[7]               Les demandeurs ont rencontré Me Simon une fois à son bureau pour l’établissement du FRP, qui a été déposé le 6 juin 2011. L’exposé du FRP n’était guère détaillé et portait que les demandeurs [traduction] « fournir[aient] tous les éléments de preuve nécessaires à l’audience ».

[8]               En juin 2013 ou vers ce mois, les demandeurs sont allés s’installer en Saskatchewan, sur la recommandation de Me Simon, à qui ils ont communiqué leurs nouvelles coordonnées. Ils ont essayé de contacter MSimon par téléphone à plusieurs reprises, mais on leur a dit qu’elle était occupée ou indisponible. Jamais Me Simon ne les a rappelés ni n’a répondu à leurs messages.

[9]               Les demandeurs ont été avisés par la Commission de la date de leur audience. Me Simon ne les a pas contactés à ce sujet, pas plus qu’elle ne les a rencontrés ou ne s’est entretenue avec eux en prévision de l’audience, comme elle s’était engagée à le faire.  

[10]           Les demandeurs se sont rendus à Toronto pour leur audience devant la Commission, tenue le 6 mai 2014. Ils ont rencontré Me Simon pour la deuxième fois le jour même de l’audience, aux bureaux de la Commission. Ils déclarent n’avoir eu ni l’occasion ni le temps de s’entretenir avec elle de leur demande d’asile avant l’audience. Quand la Commission lui a demandé lequel des demandeurs adultes déposerait comme témoin principal, Me Simon a répondu que [traduction] « cela n’a[vait] pas d’importance »; la Commission a alors ordonné à Williams de déposer le premier. Me Simon n’a produit aucune preuve documentaire devant la Commission, que ce soit avant ou pendant l’audience, alors que les demandeurs lui avaient communiqué de tels éléments. Williams a présenté lui-même à la Commission des articles de journaux. Au commissaire qui souhaitait savoir pourquoi elle n’avait pas produit ces éléments de preuve documentaire, Me Simon a répondu ce qui suit :

[traduction]

Eh bien, il y a eu un petit – en fait, je n’ai pas été dûment engagée par le versement d’une provision, de sorte que j’attendais que mes clients retiennent mes services dans les règles pour achever le travail sur le dossier. Ils l’ont fait, laissez-moi voir, c’était, je pense, le… À vrai dire, je ne suis pas encore engagée dans les règles, néanmoins, je suis ici.

[Non souligné dans l’original.]

[11]           La transcription de l’audience révèle que celle‑ci a été très courte et que Me Simon a proposé après les témoignages ce que j’appellerai charitablement des observations pour la forme.

[12]           La Commission a conclu que Williams n’était pas crédible. Il ne pouvait se rappeler quand exactement les menaces téléphoniques avaient commencé et, en réponse aux questions de la Commission sur ce point, il a donné des dates antérieures à la naissance de Matjiua. Il ne pouvait non plus se rappeler comment il avait appris que David souffrait du VIH/sida. La Commission a admis qu’il pouvait s’être embrouillé dans les dates par nervosité, mais il a aussi commis d’autres erreurs touchant des incidents ultérieurs (par exemple l’introduction par effraction et l’agression supposées), de sorte que, selon la décision contestée, il « n’a fourni aucun élément fiable qui aurait pu contrer les conclusions défavorables qui ont été tirées en ce qui concerne son hésitation au moment de répondre à certaines questions ou les incohérences entre son témoignage et l’exposé circonstancié de son FRP ».

[13]           La Commission a jugé Gladys plus crédible, mais cette dernière n’avait jamais vu David. La Commission rappelle aussi la déclaration faite par Gladys dans son témoignage selon laquelle elle pensait que la famille pourrait vivre à Walvis Bay, ville namibienne où Williams est né. En toute équité, il n’est pas évident qu’elle voulût dire que la famille pourrait vivre dans cette ville sans risques pour Matjiua, puisqu’elle poursuit son témoignage en déclarant que le viol des bébés [traduction] « est répandu partout ».

[14]           La Commission a en outre conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État. Plus précisément, elle a reconnu que « la violence faite aux enfants était un grave problème en Namibie et que certaines personnes croient que le fait de violer un bébé permet de guérir le VIH/sida », mais elle a conclu ensuite que les crimes de cette nature donnent lieu à des poursuites judiciaires quand ils sont signalés, et que la Namibie offre toutes sortes de services de soutien aux femmes et aux enfants victimes de violences. L’État namibien applique sa législation et déploie des efforts concrets, a conclu la Commission, même s’il n’atteint pas la perfection.

[15]           Le 8 août 2014, les demandeurs, par l’intermédiaire d’un nouvel avocat, ont fait parvenir à Me Simon l’affidavit de Williams déposé dans le cadre de la présente demande et l’ont avisée qu’ils avaient introduit une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire au motif que son incompétence avait porté atteinte à leur droit à la justice naturelle et à l’équité procédurale. Me Simon a eu la possibilité de répondre à cet affidavit, mais elle ne l’a pas fait. En conséquence, j’accepte comme véridique l’exposé donné par les demandeurs de leurs rapports avec Me Simon.

[16]           Après avoir reçu l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision de la Commission, les demandeurs ont choisi de se représenter eux-mêmes et ont congédié leur nouvel avocat.

La question en litige et analyse

[17]           La seule question en litige est celle de savoir s’il a été porté atteinte au droit des demandeurs à l’équité procédurale et à la justice naturelle du fait de l’incompétence de leur avocate.

[18]           Le demandeur d’asile a le droit, prévu par la loi, d’être représenté par un conseil dans la procédure d’examen de sa demande par la Commission. Les demandeurs font valoir que les avocats sont tenus de faire preuve de diligence, de compétence et de connaissances raisonnables, comme l’explique la décision Nagy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 640 [Nagy], et que l’incompétence de l’avocat entraîne un manquement à la justice naturelle si l’on peut prouver que ses actes ou ses omissions relèvent bien de l’incompétence et ont entraîné une erreur judiciaire (R c G.D.B., 2000 CSC 22, paragraphe 26).

[19]           Pour ce qui concerne le premier volet du critère juridique, soit l’examen du travail de l’avocat, les demandeurs font valoir qu’ils ont produit des preuves au soutien de leurs allégations d’incompétence ou de négligence, et qu’ils ont offert à Me Simon la possibilité de répondre à ces allégations et d’expliquer sa conduite, mais qu’elle ne l’a pas fait.

[20]           Les demandeurs citent plusieurs affaires analogues où l’on a conclu à un manquement à l’équité procédurale au motif que le conseil avait omis d’aider le demandeur d’asile à se préparer à l’audience, de communiquer des renseignements pour compléter ou étayer un FRP, ou de produire des documents justificatifs en preuve; voir par exemple El Kaissi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1234; Galyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 250; et Shirwa c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 CF 51. Les demandeurs affirment que Me Simon les a représentés de manière incompétente aux motifs qu’elle ne s’est pas préparée ni ne les a préparés à l’audience comme il aurait fallu, qu’elle ne les a pas informés du critère juridique applicable ni de la preuve nécessaire pour établir le bien‑fondé de leur demande d’asile, qu’elle n’a pas recueilli ni déposé de documents corroborants ni de pièces justificatives supplémentaires, et qu’elle n’a pas acquis une connaissance suffisante de ladite demande d’asile. Ils soutiennent que Me Simon ne les a pas représentés avec une diligence raisonnable.

[21]           Pour ce qui concerne le second volet du critère juridique, soit l’appréciation du préjudice subi, les demandeurs notent que la Commission a constaté des discordances entre l’exposé circonstancié du FRP et le témoignage de Williams, et qu’elle a fait état de l’incapacité de ce dernier à se rappeler des dates pertinentes. Ils font valoir que si Me Simon l’avait bien préparé, il aurait été mieux en mesure de répondre aux questions de la Commission, et les discordances auraient été expliquées de manière satisfaisante à l’audience.

[22]           La Commission a aussi conclu que les demandeurs n’avaient pas produit suffisamment d’éléments corroborants et de preuve documentaire objective pour réfuter la présomption de protection de l’État. Or, font valoir les demandeurs, ils s’attendaient à ce que Me Simon eût rassemblé des éléments de preuve documentaire au soutien de leur demande d’asile, de sorte que son incompétence les a empêchés de présenter des documents d’importance critique touchant la protection de l’État. Bref, ils affirment que le manque de préparation de Me Simon a entraîné une conclusion défavorable sur leur crédibilité et que les effets cumulatifs de sa conduite se sont révélés intrinsèquement préjudiciables pour eux.

[23]           Le défendeur fait valoir quant à lui l’insuffisance des éléments tendant à établir l’incompétence. Premièrement, avance‑t‑il, Me Simon n’a pas bénéficié d’une possibilité raisonnable de réponse, étant donné que l’affidavit faisant état de son absence de réponse a été signé quatre jours seulement après qu’on lui eut envoyé l’avis. Cet argument ne me paraît guère fondé. Me Simon a reçu communication des pièces déposées dans la présente demande, ainsi que d’une renonciation de ses anciens clients l’autorisant à leur répondre si elle le souhaitait. Bien que leur avocate de Saskatoon ne représente plus les demandeurs, elle aurait été tenue, si elle avait reçu quoi que ce soit, d’en informer la Cour, et celle‑ci n’a pas été avisée d’une réponse de Me Simon.

[24]           Deuxièmement, le défendeur constate que les demandeurs n’ont pas présenté de plainte devant le barreau ou l’administration compétente et il soutient que, selon la jurisprudence, une plainte doit dans ce cas être déposée devant le barreau ou, à tout le moins, un préavis suffisant doit être donné au conseil de manière à lui ménager une possibilité de réponse. La jurisprudence citée par le défendeur, soit Pusuma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1025, paragraphes 55 et 56, et Nunez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2000] ACF no 555 (CF 1re inst.), paragraphe 19, ne pose pas explicitement la condition du dépôt d’une plainte devant le barreau; elle porte plutôt que la Cour doit examiner les questions de savoir si la plainte est faite de bonne foi et si l’ancien conseil a eu la possibilité d’y répondre. Il suffit pour établir l’exécution de cette dernière condition que le ou les plaignants, comme les demandeurs l’ont fait dans la présente espèce, donnent un préavis suffisant à leur ex‑conseil.

[25]           Le défendeur soutient en outre que, même s’il y a eu manquement, il n’est pas raisonnablement probable que le résultat aurait été différent dans le cas contraire. Il rappelle que la Commission a formulé plusieurs conclusions négatives au sujet de la crédibilité des demandeurs, qui étaient d’une importance essentielle pour le sort de leur demande d’asile. Le défendeur compare l’affaire en l’espèce à l’affaire Nagy, où la Cour a conclu à la non‑crédibilité de la preuve de la demanderesse en dépit de l’incompétence de son avocat, et a rejeté sa demande de contrôle judiciaire.

[26]           Enfin, le défendeur rappelle que la Commission a examiné des documents sur la situation en Namibie et il soutient que, même si l’avocate des demandeurs a omis de chercher et de produire des éléments de preuve documentaire, la conclusion de la Commission n’a en rien été déterminée par l’absence ou l’insuffisance de tels éléments.

[27]           Il y a une raison pour laquelle l’avocat compétent s’entretient avec les témoins et les prépare à déposer. Ce travail préparatoire se révèle particulièrement nécessaire dans les cas où, comme en l’espèce, la procédure est nouvelle et se déroule dans un pays étranger. Lorsque, comme en l’occurrence, les événements pertinents se sont produits des années avant l’audience, il tombe sous le sens que le témoin ne pourra se rappeler aussi exactement les dates de ces événements s’il n’a pas eu la possibilité de passer ceux‑ci en revue avec son avocat. Or, d’après leur preuve, les demandeurs à la présente instance n’ont pas eu cette possibilité. J’ajouterai qu’on n’est pas dispensé de ce devoir sous prétexte qu’on n’a pas encore été engagé [traduction] « dans les règles », pour reprendre l’excuse de Me Simon. Cette dernière a agi pour les demandeurs dans la procédure de leur demande d’asile, et si elle n’était pas disposée à les représenter de manière compétente parce qu’ils ne lui avaient pas versé la provision voulue, elle aurait dû se retirer en tant qu’avocat inscrit au dossier. Je rejette l’argument du défendeur selon lequel le résultat aurait nécessairement été le même, pour ce qui concerne la conclusion sur la crédibilité des demandeurs, si leur avocate les avait représentés avec compétence.

[28]           Je me vois également incapable d’admettre que le résultat serait attribuable, au moins en partie, à la non-production des documents que l’avocate aurait dû obtenir elle-même ou conseiller à ses clients d’obtenir. Il est impossible de conclure dans ce sens sans voir quels sont ces documents.

[29]           Pour ces motifs, la demande doit être accueillie. Les demandeurs feraient bien d’engager un conseil pour le réexamen, ou au moins d’en demander la tenue à Saskatoon, où ils résident maintenant, plutôt qu’à Toronto.

[30]           Il a été demandé aux parties si elles avaient une question à proposer à la certification; seuls les demandeurs en ont proposé une, qui ressemblait plutôt à un plaidoyer adressé à notre Cour. Aucune question n’est susceptible de certification sur le fondement des faits de la présente espèce.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission rejetant des demandes d’asile des demandeurs est annulée, ces demandes d’asile sont renvoyées à la Commission pour réexamen par un tribunal différemment constitué, et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5465‑14

 

INTITULÉ :

WILLIAMS KAVIHUHA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JANVIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Gladys Kakunde

POUR LES DEMANDEURS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

 

Marcia E. Jackson

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SANS OBJET

POUR LES DEMANDEURS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

 

WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Saskatoon (Saskatchewan)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.