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Date : 20150327


Dossier : IMM-5928-14

Référence : 2015 CF 395

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2015

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

BUNYIM YI

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR] d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

I.                   Les faits

[2]               Le demandeur est un citoyen du Royaume du Cambodge qui affirme craindre d’être persécuté en raison de ses activités de militant pour le Cambodia Global Fund au Cambodge. Il affirme également craindre d’être persécuté s’il retourne au Cambodge en raison de son militantisme au Canada qui ferait de lui un réfugié « sur place ».

[3]               Le demandeur explique qu’il a été directeur adjoint du Cambodia Global Fund de 2007 à 2011. Dans le cadre de son travail, il donnait des formations à des gens de la collectivité notamment sur des questions comme les droits de la personne, la corruption et l’exploitation.

[4]               Il allègue les faits suivants à l’appui de sa demande.

[5]               À la mi-juin 2008, deux policiers ont interrompu une séance de formation qu’il était en train de donner à un groupe d’orphelins et d’autres personnes dans la province de Kandal et l’ont roué de coups. Son directeur lui a permis de prendre congé. Il s’est caché pendant trois semaines.

[6]               En juillet 2009, après avoir fait fi des avertissements qui lui avaient été donnés de cesser de donner le programme de formation en droits de la personne qu’il dispensait à des enfants dans la province de Kampong Chhnang, trois policiers l'ont intercepté un soir alors qu’il conduisait sa motocyclette et l’ont frappé au front avec une arme à feu. Il s'est évanoui.

[7]               En septembre 2009, après avoir participé à un forum public, il a été renversé, alors qu’il conduisait sa motocyclette, par une camionnette dont il savait qu’elle appartenait à l’unité des gardes du corps du premier ministre. Il a été projeté en bas de sa motocyclette, s’est évanoui et s’est réveillé chez un ami. Sa motocyclette a été écrasée et il a perdu l’usage de sa main gauche pendant environ trois mois.

[8]               Après cet événement, son directeur lui a permis de prendre un autre congé qui a duré environ deux mois et demi. Il est allé séjourner chez un ami dans la province de Kampong Chhnang.

[9]               L’événement déterminant qui, selon le demandeur, l’a amené à craindre pour sa vie et l’a incité à quitter le Cambodge s’est produit en avril 2011 alors que des hommes agissant sur l’autorité du chef de la sécurité du premier ministre se sont présentés au domicile de ses parents dans son village pendant trois jours consécutifs et ont menacé de mettre le feu à leur maison et de tuer le demandeur. Il affirme que c’est après ces menaces qu’il s’est rendu compte de la gravité du danger auquel il était exposé et qu’il a tenté de trouver une façon de fuir le Cambodge.

[10]           Il a présenté une demande de visa pour pouvoir participer à un programme de formation en Ontario et s’est rendu à Bangkok en juillet 2011 pour prendre possession de son visa. Il est revenu au Cambodge muni de son visa canadien et est parti pour le Canada le 21 août 2011. Il est arrivé au Canada le lendemain et a présenté une demande d’asile un mois plus tard.

[11]           Il affirme qu’il a poursuivi ses activités militantes au Canada et a fourni des détails et des documents à l’appui.

[12]           Il affirme que, depuis qu’il a quitté le Cambodge, des gens faisant partie de l’unité des gardes du corps du premier ministre et du Parti populaire cambodgien se sont présentés au domicile de ses parents en novembre 2012 et en avril 2013 à sa recherche.

II.                La décision contestée

[13]           Dans sa décision, la Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur pour les motifs suivants :

           En premier lieu, la présumée carrière du demandeur comme militant auprès du Cambodge Global Fund n’était pas confirmée par des éléments de preuve corroborants dignes de foi. Plus précisément, la Commission a conclu que le site Web du Cambodia Global Fund mentionné dans une lettre provenant de son présumé directeur général n’existait pas.

           Deuxièmement, le comportement du demandeur ne démontrait pas qu’il craignait d’être persécuté au Cambodge. Plus précisément, le demandeur avait admis ne s’être jamais caché. De plus, il était retourné au Cambodge après avoir pris possession de son visa canadien à Bangkok, alors que rien ne le forçait à le faire. Son visa lui aurait permis de se rendre au Canada directement depuis Bangkok.

           Troisièmement, le demandeur n’avait pas été en mesure de démontrer en quoi ses activités politiques ou ses présumées activités sur le terrain depuis son arrivée au Canada pouvaient faire de lui un réfugié « sur place ».

III.             Les questions en litige

1.    Était‑il raisonnable de conclure que le demandeur n’était pas crédible en ce qui concerne ses allégations de persécution au Cambodge?

2.    Était-il raisonnable de conclure qu’il n’était pas un réfugié « sur place »?

IV.             La norme de contrôle

[14]           La décision porte sur des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit et elle est donc assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51).

V.                La thèse du demandeur

[15]           Le demandeur soutient que la Commission a mal interprété ou mal compris la preuve en concluant qu’il avait déclaré qu’il ne s’était jamais caché, puisqu'il a précisé à l'audience les endroits où il s’était caché. La Commission a également commis une erreur au sujet des endroits où il s’était caché en présumant qu'il aurait déclaré s’être caché de façon ininterrompue depuis 2008 dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) alors que, suivant la preuve, il ne s’était caché que pendant certaines périodes à la suite de certains événements où il avait été pourchassé.

[16]           Le demandeur affirme également que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il aurait pu partir pour le Canada directement depuis Bangkok après avoir pris possession de son visa, étant donné qu’il avait bien précisé qu’il n’avait d’autre choix que de rentrer d’abord au Cambodge. Comme il avait dû attendre à Bangkok pendant deux semaines avant d’obtenir son visa, il n’avait plus d’argent pour vivre à Bangkok ou pour acheter un billet d’avion pour se rendre au Canada.

[17]           De plus, il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure que le demandeur avait menti au sujet de son travail. La Commission a conclu que le site Web du Cambodia Global Fund n’existait pas, malgré le fait que l’avocat du demandeur avait fourni des copies papier du site Web.

[18]           Enfin, la Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve portant sur la demande « sur place » du demandeur. Se concentrant uniquement sur le fait que le militant cambodgien Sam Rainsy semblait ne pas avoir été perturbé par les autorités cambodgiennes, la Commission a ignoré plusieurs documents pertinents démontrant que de nombreux militants et membres de l’opposition craignaient pour leur vie au Cambodge et elle a également ignoré les éléments de preuve concernant le militantisme du demandeur au Canada.

VI.             La thèse du défendeur

[19]           Le défendeur affirme que, comme le demandeur n’avait pas été en mesure de démontrer qu’il travaillait pour les organismes pour lesquels il aurait travaillé et comme il n’était pas un témoin crédible, il n’a pas réussi à démontrer qu’il était un militant au Cambodge et la preuve documentaire ne lui était d’aucun secours.

[20]           En ce qui concerne le Cambodia Global Fund, il était raisonnable de la part de la Commission d’ajouter foi aux résultats de ses propres recherches suivant lesquels ce site Web n’existait pas plutôt que de croire le présumé imprimé du site Web soumis par le demandeur.

[21]           Même en supposant que cette organisation existe effectivement et que la copie papier est un document accessible au public, la Commission a fait observer que cet organisme exerce des activités sur le terrain apparemment sans aucune difficulté au vu et au su du gouvernement cambodgien. Il est donc difficile de croire que le gouvernement s'oppose aux activités de cet organisme.

[22]           De plus, les agissements du demandeur après le début de ses persécutions soulèvent également des doutes au sujet de sa crédibilité. La déclaration qu’il a faite dans son FPR suivant laquelle depuis 2008, il s’était caché à divers moments chez des amis parce qu’il craignait d’être retrouvé était incompatible avec son témoignage suivant lequel il ne s’était caché qu’à deux reprises, ou constituait à tout le moins une exagération importante.

[23]           Quant à l’argument du demandeur suivant lequel la Commission a commis une erreur en concluant qu’il ne pouvait partir pour le Canada directement depuis Bangkok après avoir récupéré son visa, le défendeur affirme, en se fondant sur les observations formulées par la commissaire à l’audience, que la Commission ne croyait pas que le demandeur ne pouvait pas acheter un billet d’avion à l’aide d’une carte de crédit, d’une carte de débit ou d'un virement électronique.

[24]           Comme le demandeur n’est pas crédible, il n’a pas démontré que ses activités au Canada font de lui un réfugié sur place. Il est également spéculatif de conclure que l’appui qu’il a recueilli auprès du public en ce qui concerne ses activités d’opposant depuis son arrivée au Canada l’exposerait à des risques s’il devait retourner au Cambodge.

VII.          Analyse

A.                Était‑il raisonnable de conclure que le demandeur n’était pas crédible en ce qui concerne ses allégations de persécution au Cambodge?

[25]           J’estime que la Commission a commis plusieurs erreurs factuelles qui ont joué un rôle déterminant quant aux conclusions qu'elle a tirées sur la crédibilité et quant au sort qu'elle a réservé à la demande d’asile du demandeur.

[26]           En premier lieu, la Commission a conclu que le site Web du Cambodia Global Fund qui était mentionné dans la lettre du directeur adjoint de cet organisme ne semblait pas exister, malgré les copies papier du site Web soumises par l’avocat du demandeur pour démontrer que ce site Web existait effectivement.

[27]           Se fondant sur la présumée inexistence de ce site Web, la Commission a conclu que le demandeur ne travaillait pas pour le Cambodia Global Fund. Elle a conclu que la lettre de l’ONG qui aurait été écrite par le directeur général de cet organisme renfermait des renseignements erronés et elle a estimé que le demandeur n’aurait pas fourni de faux renseignements au sujet du site Web de cet organisme s’il y avait effectivement travaillé.

[28]           Toutefois, après avoir conclu que ce site Web n’existait pas, la Commission a tiré de nombreuses conclusions en se fondant sur une pièce qui était censée être extraite de ce site Web, ce qui permet de penser que la Commission n’était pas en fait convaincue de l'inexistence de ce site. Plus précisément, la Commission a conclu, en se fondant sur cette pièce, que l’organisation était basée aux États‑Unis et non au Cambodge, que le témoignage donné par le demandeur à l’audience au sujet des donateurs de l’organisme ne correspondait pas à la liste des donateurs qui se trouvait dans le document et que le fait que les activités de cet organisme étaient annoncées publiquement donnerait l’impression que le demandeur n’aurait aucune difficulté à poursuivre ses activités au Cambodge

[29]           De plus, la conclusion de la Commission suivant laquelle l’organisation n’était pas basée au Cambodge ne tenait pas compte d’une quantité considérable d’éléments de preuve versés au dossier qui démontraient l’existence du Cambodia Global Fund au Cambodge, notamment des documents et des photos.

[30]           De plus, la Commission disposait des notes versées au système STIDI concernant la demande de visa présentée par le demandeur depuis le Cambodge dans lesquelles les autorités de l’immigration avaient noté qu’un des répondants du demandeur était le Cambodia Global Fund.

[31]           Vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait, la conclusion de la Commission suivant laquelle le demandeur ne travaillait pas pour le Cambodia Global Fund était déraisonnable et cette conclusion a vicié l’ensemble de sa décision.

[32]           En second lieu, la Commission a commis une autre erreur factuelle en concluant que le demandeur avait déclaré dans son témoignage qu’il ne s’était jamais caché.

[33]           À l’audience, le demandeur a expliqué qu’il était allé vivre chez des amis et qu’il avait pris congé de son travail après certains incidents survenus avec les autorités. L’échange suivant a eu lieu après cette déclaration :

[traduction

Q. D’accord, donc vous ne vous êtes jamais caché nulle part; vous avez seulement pris congé; vous ne vous êtes jamais caché nulle part?

R. Je ne me suis jamais caché ailleurs après avoir pris une pause, mais j’ai pris davantage de précautions. […]

Q. D’accord, mais ce n’est pas ce que vous avez dit dans votre Formulaire de renseignements personnels. À la question 11, vous avez répondu : « Depuis 2008, je me suis caché à quelques reprises parce que j’avais peur d’être retrouvé ». Vous dites donc que vous ne vous êtes jamais caché nulle part?

[Non souligné dans l’original.]

[34]           Cet extrait démontre qu’avant cet échange, le demandeur avait bel et bien mentionné qu’il s’était caché lorsqu’il avait discuté des séjours qu’il avait faits chez des amis et des congés qu’il avait pris de son travail. Par conséquent, la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur avait admis ne pas s’être caché et qu’il s’était contredit à ce sujet.

[35]           Troisièmement, la conclusion de la Commission suivant laquelle le demandeur affichait le comportement d’une personne qui ne craignait aucun risque au Cambodge du fait qu’il était retourné au Cambodge après avoir récupéré son visa à Bangkok n’était pas raisonnablement étayée.

[36]           La Commission a mal interprété la preuve lorsqu’elle a écrit que le demandeur ne s’était pas senti obligé de retourner au Cambodge après avoir récupéré son visa à Bangkok, mais qu’il l’avait fait pour se préparer. Le demandeur a toutefois expliqué que, comme il avait dû de façon imprévue attendre deux semaines à Bangkok avant d’obtenir son visa, il avait dépensé tout son argent et n’avait plus d’argent pour s’acheter un billet d’avion pour se rendre au Canada ou pour vivre à Bangkok. Le demandeur n’est donc pas rentré au Cambodge pour se préparer pour son voyage, mais bien pour financer son départ pour le Canada.

[37]           Par conséquent, l’effet cumulatif des conclusions de fait erronées essentielles à la conclusion tirée par la Commission au sujet de la crédibilité rend sa décision déraisonnable. La décision de la Commission est annulée parce qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

[38]           Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de discuter de la demande de réfugié « sur place » du demandeur. Toutefois, à cet égard, je tiens à souligner que, compte tenu du grand nombre d’éléments de preuve soumis par le demandeur suivant lesquels les militants sont exposés à des risques au Cambodge, la Commission avait l’obligation d’expliquer à tout le moins les raisons pour lesquelles elle ne tenait pas compte de ces éléments de preuve (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 16 à 18).

[39]           Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission pour être jugée par un autre commissaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :  

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Commission pour être tranchée par un autre commissaire. Il n’y a pas de question à certifier.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-5928-14

 

 

INTITULÉ :

BUNYIM YI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 MARS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Annick Legault

 

POUR LE demandeur

 

Thomas John Cormie

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Annick Legault

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE défendeur

 

 

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