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Date : 20150325


Dossier : IMM-7936-13

Référence : 2015 CF 379

Toronto (Ontario), le 25 mars 2015

En présence de monsieur le juge Hughes

ENTRE :

JERMAINE IAN THOMPSON

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision rendue le 25 novembre 2013 par une commissaire de la Section de l’immigration selon laquelle le demandeur est interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) parce qu’il s’est livré à des activités qui font partie d’un plan d’activités criminelles similaires à celles d’un gang de rue appelé Bloods, bien qu’il n’y avait pas eu de motifs raisonnables de croire qu’il était membre des Bloods.

[2]               Le demandeur est un adulte de sexe masculin né en Jamaïque qui, ayant été parrainé par son père, est devenu résident permanent du Canada en 1995. De 2001 à 2006, il a été déclaré coupable de plusieurs infractions, dont trafic et possession de substances interdites, homicide involontaire coupable, entrave à la justice, manquement à un engagement et défaut de se conformer à une ordonnance de probation.

[3]               Le demandeur a admis à l’audience avoir vendu des drogues dans un territoire de Toronto appartenant aux Bloods, un gang de criminels. Il a nié être membre des Bloods, bien que certains de ses amis le soient. Il a dit être un petit vendeur et que ses activités étaient tolérées par les Bloods. La commissaire a estimé que la valeur des drogues vendues par le demandeur ne représentait pas de petites sommes.

[4]               Le demandeur soulève les trois questions suivantes :

                        I.                   Le témoignage du détective Oliver a‑t‑il été admis à juste titre à l’audience?

                     II.                   Le refus de la commissaire d’entendre le témoignage de M. Clarke équivalait‑il à un déni d’équité procédurale?

                  III.                   La décision elle-même était-elle raisonnable?

I.                   LE DÉTECTIVE OLIVER

[5]               La commissaire a autorisé l’avocate du ministre à faire témoigner le détective Oliver à l’audience. Le détective a été interrogé par l’avocate du ministre et contre-interrogé par l’avocate du demandeur. Il a également été interrogé par la commissaire, à la suite de quoi celle‑ci a invité les avocats des deux parties à poser d’autres questions.

[6]               Le détective Oliver a beaucoup d’expérience en ce qui concerne les activités des gangs au Canada, y compris des gangs comme les Bloods à Toronto. Il a pu témoigner longuement à titre d’expert sur ce sujet. Ce témoignage correspondait à la preuve documentaire figurant au dossier.

[7]               Cependant, le détective Oliver n’avait rien à voir avec le demandeur; il n’avait jamais entendu parler du demandeur avant cette affaire; il n’a pas participé à l’enquête sur cette affaire.

[8]               L’avocate du demandeur a attiré l’attention de la Cour sur une décision rendue récemment par la Cour suprême du Canada dans R. c Sekhon, 2014 CSC 15. Cette décision a trait à l’arrestation d’un accusé soupçonné de se livrer au trafic de la cocaïne. Le juge de première instance a admis le témoignage d’un agent de police qui n’avait jamais eu personnellement affaire à l’accusé ni rencontré un passeur involontaire, ce qui était crucial pour les questions à trancher. Le juge Moldaver de la Cour suprême, s’exprimant au nom de la majorité, écrit au paragraphe 50 que la preuve aurait dû être exclue pour manque de pertinence ou de valeur probante; il a cependant aussi traité d’un autre motif, pour conclure que ce genre de preuve, sur la question de la mens rea, transformerait un procès en bataille d’experts. Il dit ceci :

50        L’absence de pertinence ou de valeur probante me paraît suffisante pour justifier l’exclusion du témoignage litigieux. Cependant, il importe de souligner l’effet préjudiciable qu’un tel témoignage peut avoir sur le procès. Je conviens avec la juge Newbury, de la Cour d’appel, qu’il n’y a guère de différence entre le témoignage litigieux entendu en l’espèce et celui d’un enquêteur de la section des homicides à qui on permet d’affirmer que, dans toutes les enquêtes auxquelles il a participé, l’accusé avait eu l’intention de tuer sa victime. Je ne vois pas non plus de différence entre le témoignage litigieux et celui d’un agent chargé d’enquêter sur des biens volés qui affirme n’avoir jamais eu connaissance d’un cas de possession innocente d’un bien volé, ou encore, celui d’un enquêteur chevronné de la section des fraudes qui déclare n’avoir jamais eu connaissance d’un cas où un cadre supérieur ignorait la perpétration d’actes frauduleux au sein de l’entreprise (m.a., par. 60). Le danger d’admettre un tel témoignage est évident, comme le souligne la juge Newbury :

[traduction] Une telle preuve anecdotique relève précisément de l’anecdote. Elle ne se rapporte pas aux faits particuliers dont le tribunal est saisi, mais elle est d’emblée attrayante en ce qu’elle paraît démontrer que les probabilités penchent beaucoup en faveur de la thèse du ministère public, et qu’elle est le fait d’un « expert ». Si la preuve peut se révéler pertinente dans le cas d’un accusé en particulier, elle est aussi très préjudiciable. [par. 27]

Une telle preuve empirique, si elle était admise, exigerait de l’accusé qu’il prouve d’une manière ou d’une autre que sa situation diffère de celles rencontrées par l’expert, ce qui serait contraire à un autre principe fondamental de notre système de justice criminelle, à savoir que c’est au ministère public qu’il appartient de prouver la mens rea de l’infraction hors de tout doute raisonnable. Comme le signale l’appelant, [traduction] « réfuter un tel témoignage d’opinion amènerait logiquement la défense à faire témoigner, par exemple, un enquêteur retraité qui aurait déjà eu affaire à une personne innocente dans des circonstances semblables, ou une personne susceptible d’affirmer qu’elle s’est déjà trouvée dans la même situation que l’accusé et qu’elle était innocente » (m.a., par. 61). Le procès se transformerait alors en bataille d’experts, une bataille au surplus totalement vaine.

[9]               L’avocate du demandeur a soutenu devant moi que le témoignage du détective Oliver n’est pas pertinent et est inadmissible.

[10]           L’avocat du défendeur fait une distinction entre l’audience en matière pénale de l’arrêt Sekhon et l’audience en matière administrative de la présente affaire, dans laquelle les règles de preuve sont plus souples et la norme en matière de preuve qui est appliquée est la norme des « motifs raisonnables de croire » plutôt que la norme hors de tout doute raisonnable qui est appliquée en matière pénale.

[11]           Mon collègue le juge Roy, dans Daia c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CF 198, a établi une distinction entre l’instance pénale de l’arrêt Sekhon et les instances relatives à la LIPR. Il a écrit ce qui suit, aux paragraphes 5 à 7 :

[5]       En effet, lorsqu’on examine la décision, on constate que la policière a témoigné sur ce qu’elle a vu et reçu au cours de son enquête. La description du modus operandi n’est rien d’autre que la description de faits qui ont été observés. Dans The Law of Evidence in Canada, 3e éd., LexisNexis, 2009 (A.W. Bryant, S.N. Lederman et M.K. Fuerst), nous pouvons lire à la page 771 :

§12.2   As a general rule, a witness may not give opinion evidence but may testify only to facts within her or his knowledge, observation and experience. It is the province of the trier of fact to draw inferences from the proven facts. A qualified expert witness, however, may provide the trier of fact with a “ready-made inference” which the jury is unable to draw due to the technical nature of the subject matter. Thus, expert opinion evidence is permitted to assist the fact-finder form a correct judgment on a matter in issue since ordinary persons are unlikely to do so without the assistance of persons with special knowledge, skill or expertise.

La description d’un modus operandi et la participation de personnes différentes à une activité criminelle ne requièrent aucune expertise qui procède de la nature technique du sujet. Il est certes possible que pareil témoin présente de la preuve par ouï‑dire. Mais, comme chacun le sait, cela est permis en matière administrative (Judicial Review of Administrative Action in Canada par Brown and Evans no 10:5420).

[6]       La simple désignation d’» expert » ne change rien au fait que, contrairement à ce que prétend la demanderesse, le témoin pouvait faire état de l’enquête dont elle avait la responsabilité sans être désignée comme « expert ». La désignation d’expert n’est aucunement nécessaire. Il eut été possible d’attaquer la crédibilité ou la force probante de cette preuve mais l’admissibilité de celle-ci ne saurait, à mon avis, faire de doute.

[7]       La décision récente de la Cour suprême du Canada dans Sekhon c Sa Majesté la Reine, 2014 CSC 15, [Sekhon] me conforte dans ma conclusion que la désignation d’expert faite dans les motifs de la décision n’était pas nécessaire et, de fait, n’aurait probablement pas été appropriée. Je note au paragraphe 45 que « la Cour conclut dans Mohan que « [s]i, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l’opinion de l’expert n’est pas nécessaire » (p. 23, citation du lord juge Lawton dans R c Turner, [1975] 1 QB 834, p. 841). »

[12]           Je conclus que le témoignage du détective Oliver était pertinent et admissible.

II.                MONSIEUR CLARKE

[13]           Le 2 mai 2013, le cabinet d’avocats Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP a écrit à la Section de l’immigration pour l’aviser que le demandeur avait récemment retenu ses services. Il a demandé que l’audience soit reportée, pour plusieurs raisons, jusqu’en septembre 2013. Un formulaire Recours aux services d’un représentant daté du 2 mai 2013 mentionnant le nom d’un avocat de ce cabinet a été déposé. Le formulaire n’a jamais été annulé; le cabinet d’avocats n’a jamais avisé la Section de l’immigration qu’il ne représentait plus le demandeur.

[14]           Deux jours avant l’audience, le cabinet Mamann a présenté à la Section de l’immigration une lettre qui faisait mention de quatre personnes qu’il allait appeler à témoigner dans le dossier du demandeur et à laquelle plusieurs documents étaient joints. Cette lettre, datée du 13 septembre 2013, disait ceci à propos de M. Clarke, une des personnes dont le cabinet mentionnait le nom :

[traduction]

M. Clarke témoignera relativement à sa connaissance personnelle de (le demandeur) et à son expérience à titre de conseiller auprès des jeunes en difficulté du quartier Jane-Finch.

[15]           Parmi les documents produits se trouvait une lettre datée du 29 avril 2013 de M. Clarke adressée [traduction] « À qui de droit ». Elle parlait du caractère du demandeur en termes positifs ainsi que des incidences sur la communauté si son renvoi du Canada était ordonné.

[16]           La commissaire a demandé à l’avocate du demandeur pourquoi une demande d’assignation à comparaître relativement à M. Clarke avait été faite en dehors des délais. La réponse a été qu’il s’était produit [traduction] « des problèmes d’ordre financier dans la relation » entre le demandeur et le cabinet d’avocats.

[17]           La commissaire a demandé sur quoi porterait le témoignage de M. Clarke, et l’avocate a répondu qu’il porterait notamment sur les signes de l’appartenance à un gang et la possibilité que le demandeur soit quelqu’un qui pourrait être membre d’un gang.

[18]           La commissaire a rejeté la demande d’assignation de M. Clarke. Elle a souligné que le demandeur lui-même allait témoigner et a ajouté que la demande arrivait à la dernière minute et que le cabinet d’avocats était chargé du dossier depuis mai et était saisi de la lettre de M. Clarke datée du 25 avril. La Commissaire a estimé que rien ne justifiait de faire exception à la règle et d’autoriser une demande tardive.

[19]           J’estime que le demandeur et son avocate ont eu la possibilité, dans les limites de ce qui est raisonnable, de présenter des observations sur l’opportunité d’autoriser la délivrance d’une assignation tardive à M. Clarke. J’estime que le témoignage de M. Clark n’aurait pas ajouté grand-chose de pertinent au dossier; il s’agissait en grande partie d’une preuve de moralité. Aucun document écrit du cabinet d’avocats ou de M. Clarke n’indique que celui-ci aurait abordé la question de l’appartenance à un gang. La présentation tardive de la demande n’a été expliquée que par les soi-disant problèmes d’ordre financier entre le demandeur et le cabinet d’avocats.

[20]           Le cabinet d’avocats avait la lettre de M. Clarke en sa possession depuis plusieurs mois. Il n’a rien fait pour aviser la Section de l’immigration que sa relation avec le demandeur avait été rompue. Il ne s’est pas retiré du dossier. Si le témoignage de M. Clarke avait été important, il aurait dû aviser la Section de l’immigration en temps utile.

[21]           Je conclus que le refus de délivrer une assignation à M. Clarke n’a pas occasionné un manquement à l’équité procédurale ou à la justice naturelle.

III.             LE CARACTÈRE RAISONNABLE DE LA DÉCISION

[22]           La commissaire a estimé que, bien qu’il n’y eût pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur était membre du gang des Bloods, il y en avait assez pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il se livrait à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[23]           Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 1 RCF 474, 2005 CAF 122, il n’est pas nécessaire d’être véritablement membre d’un gang pour être visé par les dispositions de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Le juge Evans, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit ceci aux paragraphes 7, 29 et 30 :

7          J'autoriserais l'appel du ministre. À mon humble avis, le juge a commis une erreur de droit en considérant seulement si M. Thanaratnam était « membre » d'un gang. Ayant conclu qu'il ne l'était pas, le juge aurait dû examiner si M. Thanaratnam était tout de même interdit de territoire aux termes du dernier membre de phrase de l'alinéa 37(1)a), à savoir le fait de « se livrer à des activités faisant partie d'un [. . .] plan » d'activités criminelles organisées.

29        Ayant conclu que la Commission avait fait erreur en concluant que M. Thanaratnam était « membre » du VVT, le juge saisi de la demande n'a pas considéré si la preuve selon laquelle il « participait à des activités liées à un gang » (le premier critère utilisé par la police pour identifier les membres d'un gang) suffisait pour conclure qu'il était interdit de territoire du fait qu'il se livrait à des activités faisant partie d'un plan d'activités criminelles du gang VVT, même s'il n'était pas « membre » du gang.

30        Selon moi, cela constitue une erreur de droit. L'alinéa 37(1)a) précise bien que « l'appartenance » à un gang et le fait de participer à des activités liées à un gang sont des motifs distincts qui se chevauchent, permettant de tenir une personne pour interdite de territoire au titre de la « criminalité organisée ». Le motif consistant à « se livrer à des activités liées à un gang » dans le cadre de la « criminalité organisée » a été ajouté par la LIPR et ne figurait pas à l'alinéa 19(1)c.2) de la loi antérieure, la Loi sur l'immigration. Afin de donner un sens à la modification apportée à la disposition précédente par la LIPR, il faut présumer que le législateur avait prévu d'étendre cette loi aux types de participation à des gangs qui ne sont pas visés (ou qui ne sont pas clairement visés) par le terme « membre ».

[24]           Je conclus que la décision de la commissaire était raisonnable.

IV.             QUESTION CERTIFIÉE

[25]           L’avocate du demandeur a demandé qu’une question soit certifiée à propos de l’admissibilité du témoignage du détective Oliver et de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sekhon. L’avocat du défendeur a dit qu’aucune question ne devrait être certifiée puisque l’affaire reposait sur ses faits propres.

[26]           Vu les remontrances de la Cour d’appel fédérale dans Lai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2015 CAF 21, je ne vois aucun motif de certifier une question ici.


JUGEMENT

LA COUR STATUE PAR CONSÉQUENT :

1.             La demande est rejetée;

2.             Aucune question n’est certifiée;

3.             Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Roger T. Hughes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7936-13

 

INTITULÉ :

JERMAINE IAN THOMPSON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 MARS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HUGHES

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Asiya Hirji

 

POUR LE demandeur

 

Ian Hicks

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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