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Date : 20150325


Date : IMM-7767-13

Référence : 2015 CF 375

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 25 mars 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ADRIANA LUCIA SANCHEZ MESTRE
ALBERTO ENRIQUE ORDONEZ FLOREZ
MELISSA ORDONEZ SANCHEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Adriana Lucia Sanchez Mestre, Alberto Enrique Ordonez Florez et Melissa Ordonez Sanchez (les demandeurs) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et visant la décision du 21 novembre 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu oralement qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la demande.

I.                   Les faits

[2]               Adriana Lucia Sanchez Mestre est née le 5 octobre 1984, son époux, Alberto Enrique Ordonez Florez est né le 19 novembre 1978, et leur fille, Melissa Ordonez Sanchez est née le 9 mai 2010. Ils sont tous citoyens de la Colombie. À l’appui de leur demande d’asile, les demandeurs ont avancé les allégations suivantes, qui ont toutes été jugées véridiques et crédibles par la SPR :

  1. Mme Sanchez, une omnipraticienne, a travaillé à l’ESE Cartagena de Indias comme médecin de famille du 16 février 2011 au 15 mars 2013. Le 9 novembre 2012, en raison d’une urgence, elle a soigné un patient blessé à la jambe gauche. L’homme en question, accompagné de deux individus, est revenu la voir les 12 et 16 novembre 2012 pour des suivis médicaux. Le 19 novembre suivant, l’un des accompagnateurs est revenu lui demander d’effectuer une visite à domicile du patient qui souffrait de douleurs. Une fois sur place, les deux hommes lui ont déclaré que le patient allait bien, qu’ils étaient membres de Ejército de Liberación Nacional (ELN) (l’Armée de libération nationale), et qu’ils avaient besoin qu’elle leur serve de médecin dans certains de leurs lieux de camp. Mme Sanchez a répondu que cela lui était impossible et s’en est allée.
  2. Le 28 novembre 2012, Mme Sanchez a reçu une lettre anonyme la sommant de donner une réponse et l’avertissant que le temps pour le faire était presque écoulé. Elle a eu peur et a pris des vacances pour voir si les choses allaient se clamer. Elle a séjourné aux États-Unis avec sa fille, sa mère et son frère du 1er au 10 décembre 2012. Elle a repris le travail le 11 décembre 2012.
  3. Le 9 janvier 2013, l’un des hommes s’est présenté au Centre de santé et a demandé à la voir. Elle l’a évité. Elle a ensuite aperçu ces hommes à différentes reprises dans la rue, mais ils ne l’ont pas abordé. L’aide-soignante a indiqué à Mme Sanchez que d’autres hommes viendraient chez elle et qu’ils avaient des liens d’amitié avec les policiers de la région. C’est la raison pour laquelle Mme Sanchez n’a pas signalé ces incidents à la police. Elle a commencé à recevoir des appels téléphoniques et des messages de numéros inconnus, il lui était demandé de les accompagner à défaut de quoi elle en subirait les conséquences. Les personnes à l’autre bout du fil lui ont précisé qu’elle ne devait pas s’adresser aux autorités ou les choses empireraient. Mme Sanchez a gardé son calme parce qu’elle ne savait pas à quel point la situation était grave, mais elle pensait alors que la situation était temporaire.
  4. Le 29 janvier 2013, Mme Sanchez a reçu à son bureau un article relatant le meurtre de sa camarade de promotion de l’université. Elle craignait que le ELN ne lui ait envoyé l’article en question en guise d’avertissement.
  5. Le 4 février 2013, Mme Sanchez a demandé une mutation par écrit, mais a été informée par la suite qu’aucun poste n’était disponible ailleurs. Elle a une fois de plus demandé une mutation les 13 et 22 février 2013, mais n’a pas obtenu de réponse.
  6. Le 6 mars 2013, Mme Sanchez a reçu un appel téléphonique lui indiquant que son heure était venue, qu’ils savaient qu’elle était mariée, que sa famille et elle assumeraient les conséquences et qu’elle ne devait pas contacter les autorités. Elle a démissionné de son poste le 15 mars 2013 et son époux l’a soutenue. Les demandeurs sont allés à Medellín le 23 mars 2013 pour s’éloigner de la ville pendant une semaine. Mme Sanchez a reçu un autre appel téléphonique le 26 mars suivant, et la personne à l’autre bout du fil lui a dit que personne ne jouait avec eux, que sa vie était menacée et qu’il y aurait des conséquences. Les demandeurs sont retournés à Carthagène le 31 mars 2013 et ont envoyé leur fille chez la mère de Mme Sanchez, ne lui rendant visite que les fins de semaine.
  7. Le 26 avril 2013, Mme Sanchez a reçu une lettre anonyme dont les auteurs affirmaient qu’ils savaient où elle était, qu’ils la trouveraient et qu’elle ferait mieux de ne rien signaler aux autorités. Les demandeurs se sont installés chez la belle-mère de Mme Sanchez pendant deux semaines.
  8. Mme Sanchez a commencé à suivre une psychothérapie le 18 mai 2013, car la situation la bouleversait. Le 4 juin 2013, elle a reconnu l’un des hommes dans le centre commercial près de son domicile. Son époux et elle ont déménagé; cela s’est reproduit plusieurs fois et les appels téléphoniques de menaces ont continué. Mme Sanchez était désespérée et ne savait pas où aller. Le 26 juin 2013, elle est retournée chez sa belle-mère et a commencé à chercher un logement, mais a découvert qu’aucun endroit n’était sûr en Colombie, l’emprise de l’ELN se faisant sentir dans tout le pays et dans les grandes villes où elle pouvait travailler. Elle a effectué des recherches en ligne et communiquer avec son père au Canada. Les demandeurs ont alors décidé que le Canada était leur meilleure option. Le 6 août 2013, Mme Sanchez a quitté sa maison, elle n’a pris que ses effets personnels, et elle s’est installée chez sa mère, ne sortant de chez elle que pour aller à ses rendez-vous chez un psychologue.
  9. Mme Sanchez a également déclaré qu’elle craignait les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia) (FARC) parce qu’elles agissent en étroite collaboration avec le ELN.

[3]               Les demandeurs sont entrés au Canada à partir des États-Unis en faisant valoir une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs. Le père de Mme Sanchez vit au Canada.

[4]               Le 21 novembre 2013, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Ces derniers ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qui a été accueillie le 5 janvier 2015. Entre-temps, la Cour a prononcé le sursis à leur renvoi en Colombie le 14 mars 2014.

II.                La décision soumise au contrôle

[5]               La SPR a accepté le témoignage des demandeurs tel qu’il est rapporté ci-dessus comme étant véridique; elle a conclu que les demandeurs étaient crédibles. La SPR a également estimé que Mme Sanchez était exposée à un risque en tant que médecin parce qu’elle avait le profil d’une personne susceptible d’être la cible d’un recrutement forcé de la part de groupes de guérillas comme le ELN et les FARC. La SPR a aussi conclu que son époux avait le profil d’une personne à même d’être prise pour cible en raison de ses liens familiaux.

[6]               La SPR a noté que la présomption de protection de l’État s’appliquait à la Colombie et que les demandeurs étaient donc tenus de la renverser à l’aide d’une preuve claire et convaincante établissant que l’État ne voulait pas ou ne pouvait pas assurer une protection appropriée. Les demandeurs devaient démontrer qu’ils avaient pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances afin d’obtenir la protection de leur pays avant de solliciter la protection internationale, à moins qu’il ne fût objectivement déraisonnable de s’attendre à ce qu’ils le fassent.

[7]               La SPR a relevé que les demandeurs avaient déclaré qu’ils ne s’étaient pas adressés à l’État pour obtenir sa protection parce qu’ils avaient peur, et a précisé que l’on ne saurait réfuter la présomption de protection de l’État en invoquant qu’une réticence subjective à s’adresser aux autorités.

[8]               La SPR a reconnu qu’il y avait des problèmes en Colombie, mais a décidé que le pays faisait de réels efforts pour y faire face et que ces efforts avaient porté des fruits. Plus précisément, la SPR a relevé dans la preuve documentaire que [traduction] « [l]’armée a rétabli la sécurité le long de la plupart des routes principales du pays et a accru la présence policière dans la plupart des municipalités », et que [traduction] « [l]e conseiller politique de l’ambassade du Canada souligne que la sécurité dans les villes s’est considérablement améliorée au cours des huit dernières années. »

[9]               Après avoir examiné l’ensemble de la preuve dont elle était saisie, la SPR a ensuite conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État à l’aide d’éléments de preuve clairs et convaincants. La SPR n’était pas convaincue que la Colombie n’offrirait pas de protection de l’État raisonnable, si les demandeurs la sollicitaient, et elle a rejeté par conséquent leurs demandes.

III.             La question en litige

[10]           La présente affaire soulève la question de savoir si la SPR a commis une erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État.

IV.             La norme de contrôle

[11]           Aux paragraphes 57 et 62 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a décidé qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. » Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions relatives à la protection de l’État puisqu’il s’agit de questions de fait et de droit qui, compte tenu de l’expertise de la SPR en la matière, commandent la retenue : Bari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 862, au paragraphe 19. Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a expliqué comment doivent procéder les tribunaux de révision qui appliquent la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                Observations des parties et analyse

[12]           Les demandeurs font remarquer que la SPR ne s’est fondée que sur un seul document, une réponse à une Demande d’information de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de 2011, à l’appui de sa conclusion selon laquelle la protection de l’État en Colombie leur était offerte. Les demandeurs soutiennent que la SPR disposait d’une pléthore de documents établissant que la protection de l’État est inadéquate dans en Colombie, et il citent à cet égard un document de 2009 intitulé Country Conditions in Colombia Relating to Asylum Claims in Canada (Situation en Colombie intéressant les demandes d’asile présentées au Canada) rédigé par M. Marc Chernick, que la SPR a déjà reconnu comme un expert, un rapport spécial de 2010 intitulé « Continued Insecurity : Documenting the Permanence of the FARC-EP within the Context of Colombia’s Civil War » (Insécurité persistante : Comptes rendus sur la permanence des FARC-EP dans le contexte de la guerre civile en Colombie) rédigé par James J. Brittain, le Rapport de 2010 du Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme en Colombie, et le rapport de 2011 du Conseil canadien pour les réfugiés.

[13]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis quatre erreurs : 1) elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve essentiels susmentionnés, qui contredisaient ses conclusions; 2) elle s’est fondée sur le fait que les demandeurs ne se sont pas réclamé de la protection de l’État en Colombie; 3) elle n’a pas expliqué pourquoi elle avait préféré un document particulier aux autres; 4) le document sur lequel la SPR s’est fondée a été lu de manière sélective.

[14]           La Cour reconnaît la présomption selon laquelle les tribunaux sont présumés avoir examiné l’ensemble dossier dont ils disposaient (Herrera Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490, au paragraphe 11). Bien que la Cour reconnaisse aussi que la SPR n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve qui lui est soumis (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16), ses motifs en l’espèce comportent de graves lacunes.

[15]           Comme la protection de l’État était la seule question en litige dans la présente affaire, et que la SPR avait rejeté les demandes d’asile des demandeurs principalement parce qu’ils auraient pu se prévaloir d’une protection de l’État s’ils s’étaient adressés aux autorités, la SPR aurait dû au moins fournir des explications concernant la preuve qui contredisait directement cette conclusion. La Cour relève que la preuve contradictoire soumise par les demandeurs, qu’ils ont tous les deux évoquée en partie à l’audience et précisément demandé à la SPR d’examiner, non seulement corroborait leur témoignage selon lequel ils étaient exposés au risque, mais justifiait aussi leur décision de ne pas se réclamer de la protection de l’État par crainte de la corruption des autorités. La Cour souscrit à l’avis des demandeurs qu’il s’agit ici d’un cas où « une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont il n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au paragraphe 17 (CF)) et où « [si le décideur] ne signale [pas] une preuve contradictoire pertinente qui lui est présentée, la cour de révision peut conclure que la Commission n’a pas pris en compte ou qu’elle a apprécié de manière erronée des faits fondamentaux et est parvenue à une décision erronée » (Goman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 643, au paragraphe 13. Voir également Urrea Bohorquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 808, au paragraphe 13). Pour ce motif, et conformément à la jurisprudence, la Cour conclut que cet aspect de la décision de la SPR n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[16]           Étant donné la conclusion relative à la crédibilité et à la preuve qui confirme qu’il aurait été inutile de demander la protection de l’État, la Cour souscrit aussi à l’avis des demandeurs selon lequel il n’était pas nécessaire de se réclamer de cette protection dans l’unique but de prouver cet élément. Le droit applicable est énoncé de manière claire par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt phare Canada (PG) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 724, dans lequel le juge La Forest déclarait au nom d’une Cour unanime :

En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale.

La conclusion de la SPR sur ce point n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[17]           Par ailleurs, comme il est souligné ci‑dessus, la SPR a examiné la protection de l’État quant à la sécurité sur la plupart des routes du pays, au degré de présence policière dans la plupart des collectivités et à la sécurité générale dans les villes : [traduction] « [l]’armée a rétabli la sécurité le long de la plupart des routes principales du pays et a accru la présence policière dans la plupart des municipalités » et [traduction] « [l]e conseiller politique de l’ambassade du Canada souligne que la sécurité dans les villes s’est considérablement améliorée au cours des huit dernières années. » Aussi fondées que ces conclusions puissent être, elles sont presque entièrement dépourvues de pertinence quant à la question dont la SPR était saisie, à savoir celle de l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État pour une personne précisément prise pour cible par le ELN et les FARC. Cet aspect de la décision de la SPR n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[18]           La Cour souhaite traiter une autre question. Les parties sont d’accord et le droit est clair qu’une analyse adéquate de la protection de l’État doit être individualisée. Dans une situation comme celle qui concerne les présents demandeurs, la Cour a plusieurs fois décidé que l’analyse de la SPR relative à la protection de l’État doit se rapporter personnellement à ceux qui sont spécifiquement visés par des groupes comme l’ELN et les FARC. J’ai débattu de cette question dans la décision Oscar Mauricio Paez Neira c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-6014-13 (21 octobre 2014) (Neira). Les commentaires suivants qui en sont extraits s’appliquent également au cas qui nous occupe :

[traduction]

Plutôt que d’effectuer une analyse individualisée de la protection de l’État relativement au demandeur – le cas d’une personne ayant précisément été prise pour cible par les FARC – en formulant clairement contre quoi le demandeur doit être protégé et quels recours s’offrent à lui à cet égard, la SPR a examiné les efforts généraux de protection de l’État et a assimilés ceux-ci à une protection adéquate sur le plan opérationnel.

En outre, le demandeur invoque quatre décisions très récentes de la Cour qui s’appliquent directement au cas qui nous occupe. Bien qu’elles ne soient pas contraignantes pour moi, je suis tenu de leur accorder la plus grande attention en raison du principe du stare decisis. Ces décisions concordent de façon importante si ce n’est entièrement avec l’affaire dont nous sommes saisis. Elles concernent toutes des personnes originaires de Colombie ayant précisément été prises pour cible par les FARC, dont les demandes d’asile ont été rejetées par la SPR, et qui ont eu gain de cause à l’étape du contrôle judiciaire, parce que la SPR n’a pas mené une analyse de la protection de l’État particularise et pour les personnes précisément prises pour cible par les FARC :

1) Dans la décision Vargas Bustos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 114 (Vargas Bustos), la SPR s’était aussi appuyée sur des documents concernant la situation dans le pays pour conclure que les forces de sécurité en Colombie étaient moins corrompues et qu’elles combattaient les FARC. Au paragraphe 40, le juge O’Keefe déclarait :

Bien que la Commission ait compris le critère applicable, je souscris ultimement à la prétention des demandeurs selon laquelle la Commission a commis une erreur en ne se penchant pas sur la question principale : les personnes ayant spécifiquement été prises pour cibles par les FARC peuvent‑elles se réclamer de la protection de l’État? La Commission a plutôt concentré son examen de la preuve documentaire sur la situation dans le pays, sur la corruption au sein des forces de sécurité et sur les réussites militaires contre les FARC et contre les autres guérilléros. Les demandeurs ne s’étaient pas sauvés des premières lignes du combat; ils fuyaient le crime. La réduction des capacités militaires des FARC ne signifie pas que l’État peut protéger les gens ayant été spécifiquement pris pour cibles par les FARC à des fins de harcèlement ou d’extorsion. Le commissaire devait se pencher sur cette question et les motifs ne démontrent pas qu’il l’ait fait. Par conséquent, je conclus que la décision est déraisonnable (voir Martinez Gonzalez, au paragraphe 16, et Avila Rodriguez au paragraphe 46). [Non souligné dans l’original.]

2) Dans la décision Martinez Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 898 au paragraphe 16, le juge Zinn a déclaré :

Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la Commission s’est penchée sur la protection de l’État de façon générale, mais elle n’a pas examiné les circonstances propres aux demandeurs, c’est‑à‑dire le fait que ces derniers avaient été ciblés directement par les FARC. Ce faisant, la Commission a commis une erreur susceptible de révision […]. Pour cette raison, la décision doit être infirmée. [Non souligné dans l’original.]

3) Dans la décision Gutierrez Infante c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 846, la SPR avait également rejeté une demande d’asile au motif que le demandeur n’avait pas fait suffisamment d’efforts pour obtenir la protection de l’État en Colombie avant de demander l’asile au Canada. La SPR s’était attardée encore une fois sur les efforts de la Colombie pour contrer les FARC à l’échelle nationale, et a examiné de manière générale les mesures prises par le gouvernement de la Colombie pour lutter contre la corruption et le crime. Aux paragraphes 17 et 18, le juge O’Reilly a déclaré :

[17]      En dernier lieu, la Commission a examiné la preuve documentaire et elle a raisonnablement conclu que la situation en Colombie va en s’améliorant. Cependant, elle ne s’était pas penchée sur la question de savoir si ces améliorations auraient pour effet d’aider une personne dans la situation de Mme Gutierrez Infante. Le fait que les capacités des FARC ont été globalement réduites ne signifie pas nécessairement que Mme Gutierrez Infante, une personne spécifiquement prise pour cible par les membres des FARC, n’était pas exposée au risque de subir un préjudice grave.

[18]      Une fois de plus, la question à laquelle il fallait répondre était celle de savoir si la demanderesse serait vraisemblablement exposée à une possibilité raisonnable d’être persécutée si elle retournait en Colombie. La Commission n’a pas répondu à cette question. Compte tenu de la preuve, sa conclusion quant à la question de la protection de l’État était déraisonnable. [Non souligné dans l’original.]

4) Dans la décision Navarrete Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 436 au paragraphe 24, le juge Rennie a déclaré :

[24]              Puisque les demandeurs n’ont pas sollicité la protection de l’État en Colombie, il s’agit de savoir si la protection de l’État peut raisonnablement être assurée, eu égard à leur situation particulière. [Non souligné dans l’original.]

[19]           La décision de la SPR a été rendue le 21 novembre 2013. Les décisions précitées de la Cour lui sont contemporaines ou ultérieures, ce qui explique vraisemblablement pourquoi elles n’ont pas été soumises à la SPR et pourquoi elle ne les a pas suivies. Quoi qu’il en soit, de l’avis de la Cour, elles énoncent le droit applicable. Que le droit à cet égard soit énoncé avant ou après la décision de la SPR, les demandeurs continuent d’être dans le système et ont le droit d’en tirer profit lors du réexamen qui sera décidé. L’analyse de la SPR relative à la protection de l’État doit se rapporter personnellement à ceux qui sont précisément pris pour cible par le ELN ou les FARC. Étant donné que ce ne fut pas le cas, la décision de la SPR n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[20]           Aucune partie n’a demandé la certification d’une question, et aucune n’est soulevée.

VI.             Dispositif

[21]           La demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie, et aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SPR est annulée, l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué aux fins de réexamen conformément aux présents motifs, aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7767-13

 

INTITULÉ :

ADRIANA LUCIA SANCHEZ MESTRE, ALBERTO ENRIQUE ORDONEZ FLOREZ, MELISSA ORDONEZ SANCHEZ

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 mars 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2015

COMPARUTIONS :

Jack Davis

 

POUR LES demandeurS

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davis & Grice

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demandeurS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE défendeur

 

 

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