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Date : 20150223


Dossier : T‑1207‑14

Référence : 2015 CF 230

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 février 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

JASYN EVERETT WALSH

demandeur

Et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire découle de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) de rejeter une plainte présentée par le demandeur contre Transports Canada (TC). Le demandeur soutenait que TC a exercé une discrimination contre lui du fait de son invalidité, d’abord en refusant de lui délivrer un certificat médical maritime (le certificat), puis en lui délivrant un certificat restreint. La demande est accueillie pour les motifs que je vais maintenant exposer.

II.                Faits

A.                Historique de la plainte relative aux droits de la personne

[2]               Le demandeur est Jasyn Everett Walsh, un navigant qui a cherché à obtenir un certificat médical maritime en juin 2010 ou vers cette époque.

[3]               Le ministre des Transports délivre des certificats aux navigants en vertu du Règlement sur le transport maritime, DORS/2007‑115 (le Règlement sur le personnel maritime). Le certificat confirme que sont titulaire a les aptitudes physiques et mentales nécessaires. Le certificat est essentiel à l’exercice de l’emploi de navigant – nul ne peut travailler sans certificat et nul ne peut faire travailler un navigant qui n’est pas titulaire d’un certificat (voir le paragraphe 269(1) du Règlement sur le personnel maritime). Un certificat peut toutefois être assorti de conditions. Le Règlement sur le personnel maritime ne renferme aucune liste de déficiences physiques ou mentales pouvant empêcher un navigant d’obtenir un certificat, ou encore lui valoir un certificat restreint.

[4]               Le Dr L.A. Leong., médecin examinateur de la marine à TC, a fait subir un examen au demandeur afin d’évaluer s’il était apte à détenir un certificat. S’inquiétant de l’état de santé du demandeur après lui avoir fait passer l’examen, le Dr. Leong a consulté le Dr Peter Janna, médecin‑chef de la marine. Ce dernier avait lui aussi des inquiétudes quant à l’aptitude du demandeur à exercer les fonctions de navigant. Aux environs du 31 août 2010, par conséquent, TC a informé le demandeur qu’il n’avait pas les aptitudes requises pour détenir un certificat. La lettre de décision faisait état de [traduction] « dépendance à l’alcool, dépression majeure et trouble de développement, notamment » comme motifs de refus de délivrance du certificat.

[5]               Le demandeur a formé appel contre la décision de TC devant le Tribunal d’appel des transports du Canada (le TATC). Le 21 novembre 2011, le TATC a confirmé la décision de refuser de délivrer un certificat au demandeur, ce dernier n’ayant pas démontré qu’il remplissait aux conditions médicales prescrites.

[6]               Le 3 décembre 2011, après que le TATC eut rendu sa décision, le demandeur a demandé par courriel au Dr Janna à quelles exigences il devait satisfaire pour qu’on envisage de lui délivrer un certificat. Le Dr Janna a expliqué au demandeur que ses antécédents médicaux posaient problème et que, tant qu’il n’aurait pas reçu des traitements et bien gérer ses problèmes de santé, il serait considéré inapte à détenir un certificat. Il lui a aussi recommandé de communiquer avec son médecin de famille et de lui demander de le diriger vers un spécialiste en mesure de traiter ses problèmes. Le Dr Janna a dit au demandeur, pour conclure, qu’il ne pourrait subir un nouvel examen médical maritime qu’une fois de telles mesures prises, et que TC [traduction] « évaluerait la possibilité de lui délivrer » un certificat qu’une fois convaincu que son état de santé ne constituait plus un risque pour la sécurité.

[7]               Le 9 décembre 2011, le demandeur a de nouveau écrit au Dr Janna pour l’informer qu’il recevait des traitements pour ses problèmes médicaux, plus spécifiquement son alcoolisme, et qu’il espérait être jugé apte à détenir un certificat dans un très proche avenir. Le demandeur a présenté une nouvelle demande de certificat et, vers le 29 mai 2012, le Dr Leong l’a encore une fois examiné et il l’a jugé apte, sous réserve de deux restrictions : il ne pouvait remplir des fonctions de quart à la passerelle et le certificat n’était valide que pour trois mois. Le 8 juin 2012, par conséquent, le demandeur s’est vu délivrer un certificat restreint provisoire d’une durée de trois mois, assorti d’une restriction, soit l’exclusion des fonctions de quart à la passerelle.

[8]               En octobre 2012, TC a délivré un certificat sans restriction au demandeur.

B.                 Plainte relative aux droits de la personne du demandeur

[9]               Le 4 juin 2012, le demandeur a déposé devant la Commission une plainte dans laquelle il alléguait que TC avait exercé de la discrimination contre lui en raison d’une déficience. Dans la plainte, il invoquait premièrement le refus initial de lui délivrer un certificat le 31 août 2010, et deuxièmement la délivrance en mai 2012 d’un certificat provisoire. La Commission a répondu à la plainte du demandeur en lui envoyant ainsi qu’à TC des lettres dans lesquelles elle demandait aux deux parties de lui faire parvenir leurs énoncés de position; les deux parties ont transmis leur réponse à la Commission en juin 2012.

[10]           Le 29 janvier 2013, la Commission a établi le rapport visé aux articles 40 et 41 dans lequel elle recommandait de ne pas donner suite à la plainte au motif qu’elle était vexatoire au sens du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi). Elle concluait plus particulièrement dans le rapport visé aux articles 40 et 41 que le TATC s’était déjà prononcé sur les questions soulevées dans la plainte et que, depuis, le demandeur avait obtenu un certificat sans restriction. La Commission a offert l’occasion au demandeur et à TC de lui présenter des observations écrites sur le rapport visé aux articles 40 et 41. Le 14 février 2013, le demandeur a expliqué par écrit à la Commission pourquoi il contestait les conclusions tirées dans le rapport. Il qualifiait également de discriminatoire la décision de mai 2012 de TC de lui délivrer un certificat restreint, excluant les fonctions de quart à la passerelle. Je relève que nul ne conteste que cette restriction a considérablement diminué les perspectives d’emploi du demandeur.

[11]           Le 13 mai 2013, la Commission a établi un rapport complémentaire en réponse aux observations du demandeur. Elle recommandait également dans ce rapport que la Commission ne donne pas suite à la plainte, jugée vexatoire au sens du paragraphe 41(1) de la Loi. Le 3 juin 2013, le demandeur a de nouveau transmis des observations écrites à la Commission en réponse au rapport complémentaire. Le 14 juin 2013, la Commission a informé TC par lettre qu’il pourrait de nouveau répondre par écrit aux observations du demandeur.

[12]           Le 24 juillet 2013, la Commission a déclaré dans une décision qu’elle donnerait suite à la plainte en application du paragraphe 41(1) de la Loi. Elle expliquait dans les motifs de la décision avoir été convaincue par les [traduction] « observations du plaignant – que le défendeur n’a pas contestées et auxquelles il n’a pas répondu en l’une ou l’autre occasion – que la plainte semblait justifiée et n’était pas manifestement sans fondement ». Le 26 août 2013, la Commission a écrit à TC pour connaître sa position concernant les allégations du demandeur; le 25 septembre 2013, TC a fait parvenir ses observations écrites. Un résumé de la position de TC a ensuite été transmis au demandeur, qui y a répondu par de nouvelles observations le 3 décembre 2013.

[13]           La Commission a présenté son rapport d’enquête le 20 janvier 2014. Il y était mentionné que TC avait imposé des exigences professionnelles au demandeur en requérant qu’un navigant soit apte physiquement et mentalement pour pouvoir obtenir un certificat. On précisait dans le rapport que cette obligation ne prenait pas en compte les services passés du demandeur comme membre du personnel maritime, ni sa capacité d’exercer le travail de navigant, et notamment de remplir des fonctions de quart à la passerelle. Elle recommandait toutefois en dernière analyse de rejeter la plainte en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi. Cette recommandation reposait notamment sur les motifs suivants (1) TC avait défavorisé le demandeur en ne prenant pas de mesures d’accommodement pour tenir compte de sa déficience; (2) les règles du défendeur visant les navigants et la dépendance à l’alcool reposaient sur un motif justifiable (MJ) fondé sur la sécurité; (3) ces règles tenaient compte des besoins des navigants ayant des antécédents d’alcoolisme.

C.                Décision de la Commission

[14]           Le 15 avril 2014, la Commission a informé le demandeur et TC par lettre de sa décision de rejeter la plainte en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi. Les motifs de la décision de la Commission découlaient du rapport d’enquête et précisaient ce qui suit :

[traduction]

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous a déjà été communiqué ainsi que les observations présentées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de rejeter la plainte, aux motifs que :

•         la preuve n’étaye pas la prétention selon laquelle le défendeur a défavorisé le plaignant en ne prenant pas de mesures d’accommodement pour tenir compte de sa déficience;

•         la preuve montre que le défendeur avait un motif justifiable (MJ) fondé sur la sécurité pour adopter ses règles visant les navigants et la dépendance à l’alcool;

•         la preuve montre que ces règles tiennent compte des besoins des navigants ayant des antécédents d’alcoolisme.

III.             Questions en litige

[15]           Le demandeur fait valoir dans son mémoire des faits et du droit que la Commission a commis des erreurs tant de procédure que de fond. Selon le défendeur, les deux questions en litige sont de savoir si la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale et si la décision de la Commission était raisonnable. Il est toutefois manifeste à mon avis qu’une seule question est en litige dans le cadre de la présente demande : a‑t‑on correctement appliqué dans le rapport d’enquête le critère relatif à l’obligation d’accommodement énoncé par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3 (Meiorin), et Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868 (Grismer).

IV.             Dispositions législatives pertinentes

[16]           L’objet de la Loi, énoncé à son article 2, est de faire en sorte qu’aucun individu ne fasse l’objet d’actes discriminatoires pour un motif de distinction illicite. La « déficience » figure parmi les motifs de distinction qui sont illicites en vertu de la Loi, et elle s’entend notamment, selon l’article 25, de « la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ». L’article 5 de la Loi interdit expressément la discrimination fondée sur la déficience dans la prestation de services :

Actes Discriminatoires

Discriminatory Practices

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

5. It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

a) d’en priver un individu;

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

on a prohibited ground of discrimination.

[17]           Selon l’alinéa 15(1)g) de la Loi le fait de priver ou de défavoriser un individu ne constitue pas un acte discriminatoire s’il existe un motif justifiable de le faire. Le paragraphe 15(2) précise toutefois que, pour que le fournisseur de services ait un motif justifiable, il doit prendre pour répondre aux besoins d’une personne des mesures jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive :

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

(2) For any practice mentioned in paragraph (1)(a) to be considered to be based on a bona fide occupational requirement and for any practice mentioned in paragraph (1)(g) to be considered to have a bona fide justification, it must be established that accommodation of the needs of an individual or a class of individuals affected would impose undue hardship on the person who would have to accommodate those needs, considering health, safety and cost.

V.                Analyse

A.                Caractère théorique

[18]           La question du caractère théorique n’a pas été soulevée et n’est pas en litige en l’espèce. Le demandeur affirme avoir fait l’objet de discrimination pendant une période de temps précise. Bien que la pratique qu’il dit être discriminatoire ait cessé lorsqu’un certificat sans restriction a finalement été délivré, cela ne fait pas disparaître le fondement factuel concret allégué de discrimination. Présenté autrement, le refus d’admettre un individu dans un bar en raison de sa couleur de peau n’a pas un caractère théorique du simplement fait que l’intéressé y est admis ultérieurement comme client.

B.                 La norme de contrôle appropriée

[19]           Avant de procéder à l’analyse relative à la norme de contrôle, je veux souligner qu’il ne fait aucun doute que la Commission a toute latitude de rejeter une plainte, en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i), lorsqu’elle est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’examiner davantage la plainte. Dans l’arrêt Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113 (CA), la Cour d’appel fédérale a fait observer ce qui suit (au paragraphe 38) : « La Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête. » Le législateur ne souhaitait pas que la Cour intervienne à la légère dans les décisions de la Commission (Hérold c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 544 au paragraphe 33).

[20]           Quoi qu’il en soit, la norme de contrôle appropriée dépend de la nature de la question à trancher. En l’espèce, la question déterminante est de savoir si le bon critère juridique a été appliqué dans le rapport d’enquête et donc, par la Commission. Il s’agit d’une question de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte « n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 50).

[21]           Je souligne, entre parenthèses, que je suis conscient que dans l’arrêt Chopra c Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, la Cour d’appel fédérale a conclu que la norme de contrôle indiquée n’était pas toujours celle de la décision correcte en ce qui a trait aux conclusions portant sur les questions de droit examinées par un tribunal de la personne, et que « les conclusions du Tribunal touchant des questions de droit qu’il connaît à fond » commandent une déférence accrue (Chopra, au paragraphe 56; Brown c Canada (Commission de la capitale nationale), 2009 CAF 274). La Cour fédérale a en outre conclu dans Slattery c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 CF 574 (1re inst.); conf. [1996] ACF n° 385 (CAF), que lorsqu’il s’agit de décisions de la Commission et que l’équité procédurale est en cause « [c]e n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose ». Dans l’arrêt Attaran c Canada, 2015 CAF 37, plus récemment, la Cour d’appel fédérale a déclaré : [traduction] « […] les conclusions de fait tirées par la CCDP appellent la norme de contrôle de la décision raisonnable. Si ces conclusions sont raisonnables, la question est alors de savoir si la décision de rejeter la plainte était raisonnable, en ayant à l’esprit que la décision a clos l’affaire, ce qui pourrait rendre plus restreint l’éventail des issues possibles acceptables. »

[22]           Par conséquent, même si la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable, le défaut d’appliquer le critère juridique déterminant est également déraisonnable. Ainsi, le défaut d’analyser la question de l’obligation d’accommodement en tenant compte du seuil de la contrainte excessive était à la fois incorrect et déraisonnable.

C.                Défaut de la Commission d’appliquer le critère de Meiorin

[23]           Le demandeur soutient avoir été victime de discrimination du fait que TC l’a défavorisé en ne tenant pas compte de sa déficience jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive. En matière de droits de la personne, le plaignant doit d’abord établir par une preuve prima facie qu’il y a bien eu discrimination (Commission ontarienne des droits de la personne c Simpson Sears Ltd.), [1985] 2 RCS 536 à la page 558). Lorsqu’une telle preuve est faite aux fins de l’article 5 de la Loi, il incombe au défendeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existait un motif justifiant l’acte discriminatoire. Le défendeur doit démontrer qu’il a pris les mesures raisonnables qu’il lui était possible de prendre, sans qu’il en résulte une contrainte excessive – en matière de santé, de sécurité et de coûts –, pour accommoder l’intéressé.

[24]           Dans son rapport d’enquête, la Commission a conclu que le demandeur avait établi l’existence d’une discrimination prima facie au sens de l’article 5 de la Loi. Elle a conclu plus particulièrement que TC avait imposé des conditions ou des restrictions à l’exercice de l’emploi du demandeur du fait que pour obtenir un certificat un navigant devait y être apte physiquement et mentalement. La condition d’aptitude ne prenait pas en compte les services passés du demandeur comme membre du personnel maritime, ni sa capacité d’exercer le travail de navigant, et notamment de remplir des fonctions de quart à la passerelle. La Commission a en outre conclu que la condition d’aptitude défavorisait aussi le demandeur, puisqu’il ne pouvait pas obtenir le certificat en raison de son alcoolisme, et que l’effet défavorable était en lien avec le motif de la déficience.

[25]           La discrimination ayant été établie prima facie, la Commission a examiné dans son rapport d’enquête la question de savoir si l’acte discriminatoire s’expliquait par un motif justifiable. C’est à cette étape que le rapport s’est avéré lacunaire, vu le défaut de la Commission d’avoir évalué pleinement si TC avait répondu aux besoins du demandeur jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive; autrement dit, le troisième volet du cadre analytique, ou du critère, énoncé dans les arrêts Meiorin et Grismer n’a pas été correctement appliqué. Pour démontrer qu’un acte discriminatoire s’explique par un motif justifiable, le défendeur doit prouver selon la prépondérance des probabilités qu’il satisfait aux trois volets suivants du critère :  

(1) il a adopté la norme dans un but ou objectif rationnellement lié aux fonctions exercées;

(2) il a adopté la norme de bonne foi, en croyant qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif;

(3) la norme est raisonnablement nécessaire à la réalisation de son but ou objectif, en ce sens que le défendeur ne peut pas composer avec les personnes qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que cela lui impose une contrainte excessive. (Grismer, au paragraphe 20.)

[26]           La Commission s’est penchée convenablement dans le rapport d’enquête sur les premier et deuxième volets du critère de Meiorin/Grismer, mais elle n’a pas examiné la question de savoir si TC s’était acquitté de son fardeau de preuve quant au troisième volet.

[27]           Dans son rapport d’enquête, la Commission a d’abord examiné la question de savoir si TC a privé le demandeur de mesures d’adaptation nécessaires, et elle a conclu que TC avait pris de telles mesures lorsqu’on lui avait démontré que le problème d’alcoolisme du demandeur était sous contrôle. Elle expose ensuite les règles et pratiques écrites et non écrites suivies par TC, y compris la règle énoncée dans le Règlement sur le personnel maritime exigeant que tout navigant soit physiquement et mentalement apte à effectuer un travail où la sécurité est essentielle, et la pratique non écrite voulant qu’un demandeur alcoolique – qui n’est pas sobre et en traitement de manière attestée par une preuve vérifiable – ne puisse pas obtenir un certificat. Selon une autre pratique non écrite, le demandeur alcoolique en mesure de fournir des éléments de preuve vérifiables de sa sobriété et du traitement suivi peut avoir droit à un certificat restreint.  

[28]           Le demandeur faisait également valoir que TC exerce de la discrimination contre les navigants alcooliques en leur interdisant de manière stricte, contrairement aux navigants ayant d’autres déficiences, de remplir des fonctions de quart à la passerelle. Par exemple, les navigants assujettis à d’autres restrictions d’emploi pour raison médicale, découlant par exemple d’un anévrisme cérébral, se voient imposer moins de restrictions que les navigants alcooliques. Le rapport d’enquête ne traite pas des arguments du demandeur sur ce point.

[29]           En deuxième lieu, la Commission s’est penchée sur le premier volet du critère de Meiorin, consistant à déterminer si les règles et pratiques écrites et non écrites ont été adoptées dans un but ou un objectif rationnellement lié aux fonctions du service. Elle conclut que les règles et pratiques ont été adoptées pour assurer la sécurité maritime, particulièrement pour veiller à ce que les personnes exerçant un travail où la sécurité est essentielle, tels les navigants accomplissant des fonctions de quart à la passerelle, soient aptes à le faire.

[30]           Le second volet du critère de Meiorin a ensuite été examiné. La Commission a conclu, au paragraphe 42 du rapport d’enquête, qu’il n’y avait [traduction] « aucune raison de douter » que TC avait adopté les règles en estimant de bonne foi qu’elles favorisaient la sécurité maritime.

[31]           Finalement, le rapport d’enquête traite de la première partie du troisième volet du critère de Meiorin. La Commission s’est ainsi demandé si TC avait [traduction] « un motif justifiable fondé sur la santé, la sécurité et les coûts » d’adopter les règles en question. Elle n’a toutefois pas analysé la question de savoir si TC avait tenu compte, tel que requis, soit jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive, des besoins des personnes ayant les caractéristiques du demandeur. Pour respecter la jurisprudence de la Cour suprême du Canada il aurait plus précisément fallu que la Commission analyse la question de la contrainte excessive en ce qui concerne tant le refus initial de TC, le 31 août 2010, de délivrer un certificat, que la délivrance, le 8 juin 2012, du certificat excluant les fonctions de quart à la passerelle.

[32]           L’absence d’une analyse de la contrainte excessive en lien avec le certificat restreint du 8 juin 2012 pose problème, étant donné qu’au moment de sa délivrance le demandeur avait commencé à être sobre et à suivre un traitement. Le rapport d’enquête ne traite pas des façons dont TC aurait pu répondre aux besoins du demandeur, par exemple en imposant une condition d’interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle.

[33]           À mon avis, le défaut d’analyser s’il était possible pour TC d’accommoder des personnes ayant les mêmes caractéristiques que le demandeur sans subir de contrainte excessive a constitué une erreur, et a une incidence déterminante sur l’issue de la présente demande.

D.                Autres questions en litige  

[34]           Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments du demandeur en matière d’équité procédurale portant sur la communication de documents, la suffisance des motifs et le droit d’être entendu.

VI.             Conclusion

[35]           Le rapport d’enquête est en grande partie inattaquable. Deux des trois volets du critère de Meiorin ont d’ailleurs été intégralement appliqués. Le défaut d’avoir examiné et appliqué le troisième volet du critère en entier – la question de savoir si TC a tenu compte des besoins du demandeur jusqu’au point où il en aurait résulté une la contrainte excessive – était déraisonnable et il constitue une erreur. L’affaire est par conséquent renvoyée au commissaire pour que soit rendue une nouvelle décision en ce qui concerne le troisième volet du critère de Meiorin.

[36]           J’arrive à cette conclusion en ayant à l’esprit l’obligation qu’a une cour de révision d’interpréter la décision à l’examen dans une perspective permettant de la confirmer (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 SCC 62), et de tirer les inférences requises ou de combler les lacunes du raisonnement lorsque cela est indiqué. En l’espèce, toutefois, chaque volet du critère de Meiorin est essentiel, et il ne ressort pas du rapport d’enquête, même en lui donnant l’interprétation la plus libérale, que la question de l’accommodement jusqu’au seuil de la contrainte a été examinée, que ce soit expressément ou autrement.


JUGEMENT

LA COUR STATUE comme suit :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens.

2.                  L’affaire est renvoyée à la Commission en vue d’un nouvel examen qui tienne compte des présents motifs.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1207‑14

INTITULÉ :

JASYN EVERETT WALSH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 OCTOBRE 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 23 FÉVRIER 2015

COMPARUTIONS :

Jasyn Everett Walsh

LE DEMANDEUR

Malcolm Palmer

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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