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Date : 20150316


Dossier : IMM‑6528‑13

Référence : 2015 CF 326

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ABDUL WALI KHEDRI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Khedri conteste une décision par laquelle un agent d’immigration a refusé sa demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Il a une épouse et cinq enfants à charge qui l’accompagneraient au Canada.

Contexte

[2]               En 1992, dans l’objectif d’échapper aux désordres civils, M. Khedri et ses parents ont quitté Kaboul, en Afghanistan, pour aller s’installer plus au nord, dans la province de Parwan. De son côté, Mme Zeba Khedri s’est enfuie au Pakistan avec sa famille en 1993. En 1995, alors que M. Khedri se trouvait encore dans la province de Parwan, le commandant Sher (Sher), un chef de guerre, s’est emparé de sa maison à Kaboul. Sher était membre du parti politique Ittihad‑i‑Islami.

[3]               Un rapport a été fait à la police et la maison a été restituée à son propriétaire. Deux mois après cet incident, Sher a été arrêté pour d’autres crimes. Il a été incarcéré pendant six mois, puis il aurait été libéré grâce à l’influence de son oncle, Mullah Izattulah, un puissant commandant du chef du parti Ittihad‑i‑Islami. À ce moment‑là, ce parti avait le [traduction« plein pouvoir au sein du gouvernement afghan » et l’oncle de Sher « contrôlait les districts nord de Kaboul ». M. Khedri soutient que Sher lui reprochait de l’avoir dénoncé à la police et que pour se venger, il avait pillé, puis détruit sa maison. Par conséquent, M. Khedri et ses parents se sont enfuis de l’Afghanistan en janvier 1996. Depuis, Sher est devenu un haut gradé du ministère de l’Intérieur et s’est [traduction« emparé de nombreuses maisons », tandis que son oncle est devenu le commandant des districts nord de Kaboul.

[4]               M. Khedri a épousé Mme Khedri en 1997 au Pakistan, où sont nés leurs enfants. Il affirme que lorsqu’ils étaient au Pakistan, des membres de sa famille l’informaient souvent que Sher était encore à sa recherche. C’est pour cette raison qu’il a choisi de ne pas y retourner.

[5]               M. Khedri et sa famille n’avaient pas le statut de réfugié au Pakistan, mais ils étaient inscrits comme réfugiés auprès de l’organisation Focus Humanitarian Assistance, affiliée à la Fondation Aga Khan, et avaient des cartes Focus. M. Khedri a raté l’occasion de présenter une demande lorsque le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à Islamabad a délivré des cartes aux réfugiés en 2007 parce qu’à ce moment il accompagnait son père à Karachi pour un traitement médical. La famille a tenté de nouveau de s’inscrire en 2010, mais en vain. Au cours de l’entrevue relative à la demande, M. Khedri a affirmé qu’ils n’avaient pas présenté de demande en vue d’habiter légalement au Pakistan parce qu’ils ignoraient les lois en matière de citoyenneté en vigueur dans ce pays.

[6]               En 2010, la police du Pakistan a commencé à vérifier les documents. La police a intercepté M. Khedri à plusieurs reprises pour lui demander ses pièces d’identité. Comme il n’avait pas de carte de réfugié du HCR, il montrait sa carte Focus. Il devait parfois accompagner les policiers à la commission des réfugiés ismaéliens, où sa famille était inscrite. Les policiers le relâchaient grâce à cette inscription.

[7]               En 2012, le neveu de M. Khedri, un citoyen canadien, a accepté de les parrainer, lui et sa famille, afin qu’ils obtiennent la résidence permanente au Canada, par l’entremise du Tadjikistan. Le 24 août 2012, ils sont retournés dans la province de Parwan pour obtenir des passeports. Pendant leur séjour en Afghanistan, ils vivaient en cachette, car ils craignaient que Sher et ses collaborateurs les reconnaissent. Ils se sont rendus au Tadjikistan le 3 septembre 2012 et ont demandé l’asile dès leur arrivée dans ce pays. Aucune décision n’a été rendue à l’égard de cette demande.

[8]               Au cours de son entrevue, M. Khedri a dit à l’agent que sa famille n’était en sécurité nulle part en Afghanistan, car dans ce pays, les chefs de guerre avaient des collaborateurs dans toutes les villes. Son épouse a déclaré qu’elle ne pouvait pas retourner en Afghanistan parce qu’elle craignait pour la vie de son époux, et elle ne savait pas avec certitude si ses enfants pourraient aller à l’école là‑bas.

[9]               L’agent s’est appuyé sur le paragraphe 11(1) et l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27, ainsi que sur l’article 145 et l’alinéa 139(1)e) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), pour conclure que M. Khedri ne respectait pas les exigences réglementaires en matière d’immigration.

[10]           L’agent n’était pas convaincu que M. Khedri avait une crainte fondée de persécution pour l’un des motifs prévus par la Convention. Il a souligné que M. Khedri avait [traduction« donné un seul motif pour expliquer sa crainte, à savoir les activités du chef de guerre Sher » et que la « police était intervenue en son nom ».

[11]           En outre, l’agent n’était pas convaincu que M. Khedri serait [traduction« reconnu, pris pour cible et menacé dans toutes les régions du pays ni [qu’il] avait envisagé d’autres solutions pour remédier à la situation » lorsqu’il vivait au Pakistan ou au Tadjikistan. Comme l’agent n’était pas non plus convaincu que M. Khedri ne prédisposait pas d’une [traduction« solution durable », il a conclu qu’il ne respectait pas les exigences énoncées à l’article 96 de la Loi.

[12]           Enfin, l’agent a affirmé qu’il avait également [traduction] « examiné la demande au titre de la catégorie de personnes de pays d’accueil, mais [il a] conclu que [M. Khedri] ne rempliss[ait] pas les exigences de [l’article 147 du Règlement] ».

Questions en litige

[13]           M. Khedri soulève les questions suivantes :

1.      L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en omettant d’évaluer si le demandeur satisfaisait au critère de reconnaissance de qualité de réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la Loi, à savoir les opinions politiques perçues?

2.      L’agent a‑t‑il omis d’examiner la question de savoir si le demandeur remplissait les conditions de la catégorie de personnes de pays d’accueil énoncées à l’article 147 du Règlement?

3.      L’agent a‑t‑il fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait?

  1. L’agent a‑t‑il fait défaut d’observer un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter?

Analyse

Demande d’asile fondée sur la Convention

[14]           M. Khedri fait valoir que l’agent a commis une erreur en omettant d’évaluer s’il avait une crainte fondée de persécution parce qu’il [traduction« est perçu comme le dénonciateur des activités illégales d’un membre d’un parti politique associé au gouvernement ».

[15]           Je souscris à l’avis du défendeur, à savoir que le demandeur a fourni peu d’éléments de preuve, voire aucun, à l’appui de son allégation relative à ses opinions politiques perçues. Bien que le fait de s’opposer à la corruption constitue l’expression d’une opinion politique (Klinko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 CF 327 (CF) (Klinko)), l’existence d’une opinion politique et d’un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention doit être évaluée selon les circonstances propres à chaque cas (Neri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1087).

[16]           M. Khedri, qui s’appuie sur la décision Klinko, soutient que le fait qu’il soit perçu comme le dénonciateur de Sher constitue l’expression d’opinions politiques. Cependant, les circonstances en l’espèce diffèrent de celles de l’affaire Klinko, où M. Klinko a subi des représailles après que six hommes d’affaires ukrainiens eurent protesté de façon organisée contre des actes de corruption largement répandus au sein du gouvernement. Dans la décision Klinko, il était évident que l’« appareil étatique » était en cause. L’événement qui a déclenché les actes de persécution à l’endroit du demandeur était de nature politique, et le demandeur a été persécuté en raison de mesures prises par des acteurs étatiques.

[17]           Mis à part le témoignage de M. Khedri, selon lequel Sher a une influence politique, peu d’éléments de preuve tendent à établir que M. Khedri s’est enfui de l’Afghanistan pour des motifs d’ordre politique. Le fait de déposer une plainte à la police et de résister à la criminalité ne constitue pas nécessairement une opinion politique : voir Lozano Navarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 768. De plus, Sher n’était pas associé au gouvernement afghan lorsque tous ces événements se sont produits. Dans sa situation, il est raisonnable de conclure que M. Khedri craint des agissements criminels, ce qui n’est pas un cas visé à l’article 96 de la Loi.

[18]           M. Khedri a aussi soulevé des préoccupations en ce qui concerne les conclusions relatives à la décision sur la protection de l’État et aux possibilités de refuge intérieur, et soulevé des questions liées à l’équité procédurale se rapportant à ces aspects de la décision. Toutefois, comme la conclusion selon laquelle il n’était pas un réfugié au sens de la Convention est raisonnable, il n’est pas nécessaire d’examiner ces questions.

Catégorie de personnes de pays d’accueil

[19]           Contrairement à ce qu’il a fait dans l’analyse concernant la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, l’agent n’a fait référence à aucun élément de preuve concernant la revendication au titre de la catégorie de personnes de pays d’accueil. L’agent a simplement fait la déclaration suivante : [traduction« J’ai examiné la demande au titre de la catégorie de personnes de pays d’accueil, mais j’ai conclu que vous ne remplissiez pas les exigences de cette catégorie non plus. » L’agent ne s’est pas reporté à l’article 147 du Règlement et n’a pas évalué l’admissibilité du demandeur au titre de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Les notes versées au Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI), qui font partie de la décision, comprennent le contenu de la lettre de décision et des notes de l’agent sur les propos tenus par M. Khedri et son épouse pendant l’entrevue, mais ne comprennent aucune analyse de ces éléments de preuve. Il est impossible de comprendre, d’après la lettre de décision et les notes versées au STIDI, comment l’agent a conclu que les exigences de la catégorie de personnes de pays d’accueil n’étaient pas remplies.

[20]           Bien que le décideur ne soit pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa conclusion finale, les motifs doivent être suffisants pour permettre à la cour de révision de comprendre les raisons pour lesquelles la décision a été prise et pour décider si la conclusion appartient aux issues acceptables. En l’espèce, ni la décision ni les notes versées au STIDI ne font mention ou n’analysent la situation personnelle de M. Khedri, les exigences réglementaires ou les conditions dans le pays en ce qui a trait à la catégorie de personnes de pays d’accueil. Comme les facteurs relatifs à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières diffèrent grandement de ceux relatifs à la catégorie de personnes de pays d’accueil, les motifs qu’a donnés l’agent en ce qui a trait à la revendication fondée sur l’article 145 du Règlement (catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières) ne peuvent servir à étayer la décision prise en application de l’article 147 du Règlement (catégorie de personnes de pays d’accueil).

[21]           Vu ce qui précède, les motifs de l’agent ne sont pas justifiables, transparents ou intelligibles, et ils ne respectent pas la norme établie par la Cour suprême du Canada. La décision de l’agent se rapportant à l’article 147 est déraisonnable et doit être annulée.

[22]           Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que la demande du demandeur est renvoyée à un autre agent, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6528‑13

 

INTITULÉ :

ABDUL WALI KHEDRI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JANVIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Zahra Khedri

 

Pour le demandeur

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Zahra Khedri

Avocat

East York (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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