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Date : 20150227


Dossier : T-70-15

Référence : 2015 CF 253

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 27 février 2015

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LES BANDES ET NATIONS INDIENNES AHOUSAHT, EHATTESAHT, HESQUIAHT, MOWACHAHT/MUCHALAHT ET TLA‑O‑QUI‑AHT

demanderesses

et

MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Les Premières nations demanderesses présentent une requête en injonction interlocutoire visant à empêcher l’ouverture d’une saison de pêche commerciale au hareng rogué sur la côte ouest de l’île de Vancouver (COIV) jusqu’à leur demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre de Pêches et Océans Canada (le ministre) d’approuver le Plan de gestion intégrée des pêches du hareng du Pacifique (PGIP).

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande d’injonction est rejetée.

I.          Faits et procédures

[3]               Les demanderesses sont cinq Premières nations Nuu‑chah‑nulth de la côte ouest de l’île de Vancouver : Ahousaht, Ehattesaht, Hesquiaht, Mowachaht/Muchalaht et Tla‑o‑qui‑aht.

[4]               Le droit ancestral de pêche et de vente de poisson des demanderesses a été reconnu et confirmé par la décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (CSCB) dans l’affaire Ahousaht Indian Band c Canada (Attorney General), 2009 CSCB 1494 (Ahousaht), conf. par 2011 BCCA 237, conf. par 2013 BCCA 300, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 34387 (30 janvier 2014).

[5]               La CSCB a ordonné au Canada et aux demanderesses de consulter et négocier la façon dont les droits ancestraux pouvaient faire l’objet de mesures d’accommodement, et a accordé à chaque partie la possibilité de revenir devant la Cour pour faire trancher la question de la justification si les négociations n’aboutissaient pas. Les négociations ont, à ce jour, échoué et les droits ancestraux des demanderesses, y compris ceux relatifs au hareng, sont contestés. Il est prévu que les parties reviendront devant la CSCB le mois prochain.

[6]               La pêche commerciale au hareng rogué sur la COIV est fermée depuis 2006, en raison de la faible abondance des stocks de hareng sur la COIV et des préoccupations concernant leur conservation. En 2014, les fonctionnaires du ministère des Pêches et des Océans (MPO) ont recommandé au ministre défendeur de maintenir la fermeture en 2014, soulignant que le ministère aimerait avoir [traduction] « plus de preuves d’une reconstitution durable et soutenue avant de rouvrir ».

[7]               Malgré les conseils du MPO, le ministre a ordonné que la pêche commerciale soit ouverte. Cependant, le juge Mandamin, de la Cour, a accordé aux demanderesses une injonction interlocutoire empêchant l’ouverture de la pêche sur la COIV en 2014 en raison, notamment, des préoccupations des demanderesses quant à la conservation des stocks de hareng et des allégations voulant que le Canada ait manqué à son obligation de négocier des mesures d’accommodement à l’égard des droits ancestraux des demanderesses.

[8]               Les demanderesses s’opposent encore une fois à l’ouverture de la COIV à la culture commerciale des œufs de hareng en 2015. Elles affirment que les stocks de hareng rogué de la COIV ne devraient pas être exposés à la pêche commerciale tant que leurs droits ancestraux n’auront pas fait l’objet de mesures d’accommodement et qu’une réponse n’aura pas été apportée à leurs préoccupations en matière de conservation.

[9]               Les évaluations de stocks sur la COIV ont révélé que les retours de harengs devraient dépasser le seuil fixé par le MPO pour déterminer s’il devrait y avoir une récolte commerciale du hareng rogué dans la région de la COIV. L’affidavit de Nathan Taylor décrit la méthode scientifique suivie par le MPO. En résumé, il y a environ un pour cent de probabilité que les stocks soient sous le seuil de 14 436 tonnes en 2015. On prévoit que les stocks seront de 31 505 tonnes, soit 17 079 tonnes au‑dessus du seuil; sous forme de ratio, les stocks seront 2,18 fois plus élevés que le montant du seuil. Cet élément de preuve n’a pas été réfuté par la preuve des demanderesses ni par le Dr Hall dans sa contre‑preuve.

[10]           Le 24 novembre 2014, le MPO a demandé au ministre de prendre une décision quant au niveau de récolte du hareng pour la saison de pêche 2015. Compte tenu des dernières données scientifiques et consultations et de ses objectifs de gestion, le MPO a recommandé au ministre d’ouvrir la pêche au hareng dans l’ensemble des cinq grandes régions du Pacifique, y compris les trois régions récemment fermées, dont la COIV.

[11]           Contrairement à la situation qui existait il y a un an, lorsque le juge Mandamin a prononcé une injonction à l’égard de la pêche au hareng rogué dans la région de la COIV :

a)       les deux options que le MPO a soumises au ministre cette année comportent l’ouverture de la pêche :

i.       l’option 1, dans laquelle le taux de récolte des trois régions auparavant fermées, y compris la COIV, serait de 15 %, pour un volume de récolte total de 13 393 tonnes nettes;

ii.     l’option 2, plus conservatrice, dans laquelle le taux de récolte des trois régions auparavant fermées serait de 10 %, pour un volume de récolte total de 8 729 tonnes nettes.

[12]           Le ministre a choisi la deuxième recommandation émise par le MPO dans l’option 2, qui comporte des niveaux de récolte plus prudents.

[13]           Bien que les demanderesses et le défendeur n’aient pas conclu d’entente sous forme de mesures d’accommodement à l’égard des droits de pêche ancestraux des demanderesses, la preuve établit clairement qu’il existe actuellement des consultations et de la négociation entre les représentants du défendeur et les demanderesses en vue de s’entendre sur des mesures d’accommodement.

[14]           Les demanderesses font valoir que la décision de rouvrir la pêche au hareng rogué dans la région de la COIV soulève des préoccupations en matière de conservation pour les Premières nations demanderesses, à savoir qu’il est trop tôt pour rouvrir les stocks de hareng rogué de la COIV, et que, compte tenu de l’ouverture de la pêche au hareng rogué dans le détroit de Georgie et le district de Prince Rupert, il n’est pas nécessaire de rouvrir la région de la COIV.

[15]           Comme elles l’ont fait devant le juge Mandamin il y a un an, les Premières nations demanderesses se fondent sur l’obligation que le Canada a envers elles selon les décisions de la CSCB et de la CACB dans l’affaire Ahousaht. Les demanderesses soutiennent qu’il y a une question sérieuse à juger quant à savoir si l’ouverture de la COIV à la pêche commerciale au hareng constitue un manquement du Canada à son obligation de négocier avec les Premières nations, et soulève de sérieuses préoccupations en matière de conservation pour les Premières nations demanderesses.

[16]           Les demanderesses soutiennent également que la réouverture de la pêche commerciale au hareng rogué en 2015 leur causera un préjudice irréparable parce qu’une occasion unique de prendre des mesures d’accommodement à l’égard de leurs droits garantis par la constitution sera perdue, et que l’effet préjudiciable que cette réouverture pourrait avoir sur la reconstitution des stocks de harengs sur la COIV nuira à la mise en œuvre, en plus de la retarder, des droits ancestraux de pêche de hareng rogué et de vente de poisson reconnus à leurs communautés.

[17]           Cependant, comme l’a fait remarquer le défendeur, il est aussi important pour l’intérêt public des Canadiens que la pêche canadienne, en tant que ressource importante appartenant à tous les Canadiens, soit bien gérée, conservée et développée de manière à profiter à tous les Canadiens. Le pouvoir du ministre en matière de pêches ne vise pas seulement la conservation et la protection, mais englobe aussi les intérêts commerciaux et économiques, les droits et les intérêts des peuples autochtones, de même que l’intérêt public en matière de sport et de loisirs.

II.        Le critère applicable à l’injonction interlocutoire

[18]           Le critère bien établi pour prononcer une injonction interlocutoire est énoncé dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, au paragraphe 43. La partie qui sollicite une injonction interlocutoire doit établir :

i)         qu’il existe une question sérieuse à juger;

ii)       qu’elle subira un préjudice irréparable si une injonction n’est pas accordée;

iii)     que la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l’ensemble des circonstances, favorise l’octroi de l’ordonnance.

[19]           Le critère est conjonctif, et les trois volets du critère doivent être établis pour obtenir une injonction interlocutoire.

A.        Question sérieuse à juger

[20]           Les parties s’entendent pour dire qu’il existe une question sérieuse à juger. La réglementation des pêches du Canada et l’obligation de consultation et d’accommodement de la Couronne à l’égard des droits de pêche et de vente de poisson des Premières nations soulèvent des questions sérieuses (Ahousaht, aux paragraphes 26 à 28).

B.        Préjudice irréparable

[21]           Les demanderesses soutiennent que, si l’injonction interlocutoire n’est pas prononcée :

a.    les stocks de hareng pourraient en souffrir et que la décision d’ouvrir la pêche leur cause donc un préjudice;

b.    une occasion unique de prendre des mesures d’accommodement à l’égard de leurs droits de pêche ancestraux établis à la suite d’une longue fermeture de la pêche sera perdue.

[22]           Les demanderesses doivent établir que le préjudice irréparable allégué est réel et important, et la preuve exigée pour établir le préjudice irréparable doit être claire et ne pas reposer sur des conjectures. Il ne suffit pas de supposer qu’un préjudice irréparable « pourrait » se produire (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, au paragraphe 7).

[23]           L’exigence d’une preuve de préjudice ne reposant pas sur des conjectures s’applique même lorsque le demandeur allègue que la conduite reprochée est inconstitutionnelle (International Longshore and Warehouse Union, Canada c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3, au paragraphe 26).

[24]           Les demanderesses affirment que la réouverture de la région de la COIV à la pêche au hareng rogué [traduction] « soulève des préoccupations en matière de conservation » et [traduction] « nuit à la mise en œuvre de leurs droits ancestraux établis », mais, avec respect, ces préoccupations reposent tout au plus sur des conjectures et, compte tenu de la preuve scientifique dont je dispose, et de la preuve établissant que le défendeur mène actuellement des négociations de bonne foi en vue de consulter les Premières nations demanderesses et de trouver des accommodements à l’égard de leurs droits de pêche dans la région de la COIV, je ne crois pas que les demanderesses aient établi l’existence d’un préjudice irréparable. Bien qu’il puisse y avoir un désaccord au sujet des décisions de gestion concernant la pêche au hareng rogué dans la région de la COIV, aucune entente sur des mesures d’accommodement n’étant encore intervenue, cela ne permet pas de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable.

[25]           En outre, je suis également d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’y a aucune raison de présumer que les droits des demanderesses ne peuvent faire, ou ne feront pas, l’objet de mesures d’accommodement raisonnables et équitables simplement parce que d’autres intérêts commerciaux participent à une pêche commerciale limitée dans la région de la COIV.

C.        Prépondérance des inconvénients

[26]           Compte tenu de ma décision quant à l’absence de préjudice irréparable, la demande d’injonction interlocutoire des demanderesses doit être rejetée.

[27]           Toutefois, si je considère la prépondérance des inconvénients causés aux parties intéressées dans la présente affaire, je conclus qu’elle favorise également le défendeur. Comme le défendeur l’a souligné, le processus par lequel les droits des demanderesses reconnus dans l’affaire Ahousaht sont définis de façon plus approfondie et font l’objet de mesures d’accommodement se poursuit dans le cadre des négociations qui existent actuellement entre le MPO et les demanderesses et du processus judiciaire en cours devant la CSCB.

[28]           S’il ne fait aucun doute que ce processus d’accommodement est compliqué, il vise ultimement la conciliation des droits des demanderesses avec ceux de la société en général. Comme la Cour suprême du Canada l’a reconnu dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie‑Britannique, [1997] 3 RCS 1010, au paragraphe 186 :

…En fin de compte, c’est au moyen de règlements négociés -- toutes les parties négociant de bonne foi et faisant les compromis qui s’imposent -- processus renforcé par les arrêts de notre Cour, que nous pourrons réaliser ce que, dans Van der Peet, précité, au par. 31, j’ai déclaré être l’objet fondamental du par. 35(1), c’est‑à‑dire « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté ».  Il faut se rendre à l’évidence, nous sommes tous ici pour y rester.

[29]           De plus, comme l’indique la preuve dont je dispose, si une injonction empêchant le ministre d’ouvrir la COIV est prononcée, les 15 titulaires de permis de pêche aux filets maillants et les 7 titulaires de permis de pêche à la senne qui ont choisi, de bonne foi, la COIV pour pêcher en subiront le contrecoup.

[30]           En outre, la période pendant laquelle la pêche aura lieu en 2015 est très courte – début mars seulement. Il y a un risque réel de perte des occasions de pêche si le MPO n’est pas en mesure de délivrer de nouveau des conditions de permis en temps opportun.

[31]           Ce risque de perte doit être soupesé par rapport au fait que les quatre demanderesses qui disposent de permis commerciaux de pêche au hareng rogué ne perdront aucune occasion de pêche à la suite de la fermeture, car ces pêches seront pratiquées dans le détroit de Georgie cette année.

[32]           De plus, je dois reconnaître, comme l’a fait la juge Garson de la CSCB dans l’affaire Ahousaht, que l’approche du Canada en matière de gestion des pêches commande une grande retenue. Sans avoir à trancher la question de savoir si l’absence d’engagement quant aux dommages devrait nuire à la position des demanderesses, je conclus néanmoins que la prépondérance des inconvénients favorise le ministre, pour les motifs exposés ci‑dessus.

III.       Intervenantes

[33]           La B.C. Seafood Alliance et la B.C. Wildlife Federation cherchent à intervenir en vertu de l’article 109 des Règles des Cours fédérales. Les intervenantes veulent présenter des observations sur la nature et l’étendue de l’intérêt et du rôle de l’industrie dans le secteur du hareng rogué et sur les incidences de l’injonction demandée par les Premières nations demanderesses dans la présente instance.

[34]           Les intervenantes cherchent toutefois à soulever une ou plusieurs questions dont la Cour n’a pas été saisie, tentant ainsi de soulever une nouvelle question dans la présente instance. La requête a été présentée la veille de la présente audience relative à l’injonction interlocutoire et, compte tenu des observations des demanderesses et du défendeur, je ne vois pas en quoi j’aurais besoin de l’aide des intervenantes pour trancher la demande (Ontario Federation of Anglers and Hunters c Bande indienne d’Alderville), 2014 CAF 145, au paragraphe 35).

[35]           La requête en intervention est rejetée.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande d’injonction interlocutoire est rejetée avec dépens en faveur du défendeur.

2.                  La requête en intervention présentée par la B.C. Seafood Alliance et la B.C Wildlife Federation est également rejetée, sans dépens.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

T-70-15

INTITULÉ :

LES BANDES ET NATIONS INDIENNES AHOUSAHT, EHATTESAHT, HESQUIAHT, MOWACHAHT/MUCHALAHT ET TLA‑O‑QUI‑AHT c MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (ColOmbiE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 FÉVRIER 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE DES MOTIFS :

LE 27 FÉVRIER 2015

COMPARUTIONS :

F. Matthew Kirchner

Lisa C. Glowacki

POUR LES DEMANDERESSES

Michael P. Doherty

Brett Marleau

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ratcliff & Company LLP

Avocats

North Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DEMANDERESSES

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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