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Date : 20150127


Dossier : IMM-3469-13

Référence : 2015 CF 105

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 27 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ZAKIA GULAMSAKHI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Zakia Gulamsakhi [la demanderesse] en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés, datée du 3 avril 2013, par laquelle la SPR déclarait que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger.

[2]               Il y a lieu de faire droit à la présente demande pour les motifs suivants.

I.                   LES FAITS

[3]               La demanderesse est née le 14 avril 1971 en Afghanistan. Elle est une citoyenne afghane d’origine ethnique hazara ainsi qu’une musulmane chiite pratiquante. La demanderesse est arrivée au Canada le 25 octobre 2011 et elle a demandé l’asile en invoquant sa crainte d’être maltraitée par son mari. Elle a fait les allégations suivantes à l’appui de sa demande :

1.                  La demanderesse et sa famille, qui font à la fois partie d’une minorité ethnique et d’une minorité religieuse, font continuellement l’objet de discrimination et de stigmatisation en Afghanistan et ils y sont exposés à un danger, tout particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir des Talibans en 1996.

2.               La demanderesse a épousé en 1997 un homme chiite riche et bien connu dans la collectivité. Après leur mariage, le mari de la demanderesse est devenu agressif envers elle, que ce soit verbalement, affectivement, physiquement ou sexuellement. Elle s’est aperçue qu’il faisait du trafic de stupéfiants et qu’il avait des liens avec des milices armées. Il était également alcoolique, ce qui aggravait ses tendances violentes. La demanderesse a qualifié son mari de « pédophile prédateur » qui ramenait à la maison filles et garçons de jeune âge. Il était devenu plus violent avec elle après qu’elle eut découvert ces activités et il a menacé de la tuer si elle parlait à qui que ce soit de ces incidents. Elle avait constamment peur de son mari.

3.                  Le mari de la demanderesse contrôlait ce qu’elle faisait et il ne lui permettait pas de sortir de la maison ou d’aller voir sa famille. C’est à cause de ce manque de communication que la famille de la demanderesse n’était pratiquement pas au courant du comportement agressif de son mari. En 2011, soit environ 14 ans après son mariage, la demanderesse a été autorisée à aller voir brièvement sa famille et elle a alors convaincu sa mère et son frère de l’aider. Ils ont commencé par parler de la situation à son mari, mais lorsque cela n’a rien donné, son frère a accepté de demander le divorce. Le mari de la demanderesse a utilisé son influence personnelle pour bloquer l’instance en divorce et il a menacé sa famille. Il a pointé un pistolet sur la tête de la demanderesse et a menacé de la tuer si elle [traduction« conspirait contre lui » encore une fois. Après cet incident, elle a fait l’objet d’autres agressions physiques et sexuelles et elle a été enfermée à la maison. La demanderesse a fait une dépression et elle avait des pensées suicidaires.

4.                  Pendant qu’elle était captive, le frère de la demanderesse a obtenu pour elle une tazkira (datée du 27 août 2011) auprès des autorités afghanes. La tazkira est la principale pièce d’identité utilisée en Afghanistan, un pays qui ne connaît pas les cartes d’identité nationale. La tazkira est nécessaire pour obtenir un passeport afghan. Le frère de la demanderesse a utilisé la tazkira de cette dernière pour lui procurer un passeport afghan et il l’a ensuite aidée à se sauver de la maison de son mari. Elle s’est immédiatement rendue en Ouzbékistan avec un ami de son frère. Après le départ de la demanderesse, son mari a envoyé des hommes armés au domicile de ses parents. Ces derniers ont été gravement battus et son frère a été enlevé. Personne n’a entendu parler de son frère depuis ce jour. Le mari de la demanderesse a déclaré faussement aux autorités afghanes que celle-ci s’était enfuie avec un autre homme. La demanderesse soutient que, si elle retournait en Afghanistan, son mari la tuerait parce qu’elle l’a déshonoré et qu’elle pourrait être arrêtée et emprisonnée pour adultère.

5.                  En Ouzbékistan, la demanderesse a remis son passeport afghan à un ami de confiance de son frère, qui l’a utilisé pour lui obtenir un passeport pakistanais. Elle s’est servie de ce document pour se rendre au Canada, parce qu’il n’est pas possible d’entrer au Canada avec un passeport afghan s’il n’est pas accompagné d’un visa canadien, ce qu’elle ne possédait pas. Elle a quitté l’Ouzbékistan le 24 octobre 2011 et est arrivée au Canada le lendemain. La demanderesse a demandé l’asile le 2 novembre 2011.

[4]               La SPR a entendu l’affaire de la demanderesse le 2 avril 2013 et a rejeté la demande d’asile de la demanderesse le 3 avril 2013. La Cour lui a accordé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire le 2 juillet 2014.

II.                Analyse

Identité et crédibilité

[5]               L’identité et la crédibilité de la demanderesse ont été les questions déterminantes devant la SPR. Ces questions se sont aussi présentées dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire à l’examen, dans laquelle un aspect supplémentaire a été soulevé, à savoir le refus de la SPR d’autoriser un ajournement. Je vais commencer par examiner les questions d’identité et de crédibilité. Il est bien établi que les conclusions relatives à l’identité et la crédibilité ainsi que l’appréciation des preuves par la SPR sont des questions de fait susceptibles d’être révisées selon la norme de la raisonnabilité : Liu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 277, au paragraphe 8; Matingou-Testie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 389.

[6]               La SPR a mentionné que la demanderesse avait témoigné en langue darie, une langue indigène en Afghanistan, mais elle a déclaré que le fait de parler cette langue n’établissait ni son identité, ni sa nationalité. Cela dit, la SPR a admis que la demanderesse était une citoyenne de nationalité afghane, mais a conclu qu’elle n’avait pas établi son identité personnelle en raison du manque de documents crédibles concernant la tazkira.

[7]               La SPR a pris acte de la tazkira présentée par la demanderesse, mais a exprimé plusieurs préoccupations concernant le document et n’a finalement accordé à ce document essentiel qu’une force probante faible ou nulle, ce qui a entraîné le rejet de la demande d’asile de la demanderesse. Les conclusions de la SPR sont reproduites ci-dessous suivies de mes commentaires :

1.                  La SPR n’a pas retenu le témoignage de la demanderesse selon lequel il était possible qu’une autre personne demande pour elle une tazkira, en déclarant que cela n’était pas conforme à la preuve documentaire;

Commentaire de la Cour : Sur ce point, la SPR s’est fondée sur la preuve documentaire. Cependant, cette preuve, qui a été fournie par la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés elle-même sous forme de réponses aux demandes d’information [RDI] déposées auprès de la SPR, était inconciliable et contradictoire. Selon cette preuve contradictoire, à contenu variable, tous les Afghans ont besoin de la tazkira pour aller à l’école, pour travailler ou pour obtenir un passeport, mais bien souvent, les tazkiras ne sont demandées que lorsqu’elles sont nécessaires, et alors que les hommes sont obligés d’avoir une tazkira, celle-ci est « facultative » (pour reprendre les mots de la RDI) pour les femmes. Selon une RDI, les tazkiras sont obtenues selon un processus différent selon que la personne se trouve en Afghanistan ou à l’étranger, alors qu’en fait, les documents déposés indiquent clairement qu’il n’est pas possible de les demander de l’étranger. Sur ce point, voici tout ce qui peut être inféré avec certitude des RDI versées au dossier :

a)                  la tazkira est exigée pour obtenir un passeport. C’est en fait ce qui s’est exactement passé d’après les faits de l’espèce;

b)                  la demande doit être présentée par un homme. Là encore, c’est exactement ce qui s’est produit dans les faits de l’espèce. Le frère de la demanderesse a demandé la tazkira, puisqu’il était son plus proche parent de sexe masculin, étant donné que son père était décédé.

Dans ces circonstances, la conclusion de la SPR est contraire à la preuve et donc, déraisonnable.

2.                  La tazkira ne portait aucune signature ou estampille lisibles pour démontrer qu’elle avait été délivrée par les autorités gouvernementales compétentes.

Commentaire de la Cour : La tazkira qui figure au dossier est une photocopie de l’original. L’original a été pris par des employés ou des agents du défendeur ou de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], et on présume qu’il est encore en leur possession.. La SPR n’a jamais examiné l’original. En fait, on peut voir une estampille, mais l’image est floue sur la photocopie qui a été faite par le défendeur/ASFC et remise à la SPR et aux parties. Je ne suis pas disposé à reprocher cela à la demanderesse, ni à confirmer le rejet de sa demande d’asile en raison du versement au dossier, par le gouvernement du Canada, d’une photocopie de faible qualité d’un original.

La preuve documentaire concernant les diverses estampilles apposées est incertaine et contradictoire, tout comme la RDI qui décrit la façon dont les tazkiras sont obtenues au départ, comme cela a été mentionné ci-dessus. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule estampille. La preuve documentaire n’indiquait pas que les tazkiras devaient toujours comporter deux estampilles, mais mentionnait simplement qu’« habituellement », il y avait deux estampilles. La RDI mentionnait également qu’il existe « certaines variations » et également qu’il y avait des « contradictions » sur les certificats de tazkira. Certes, je conviens que les signatures ne sont pas lisibles, mais d’après mon expérience, je prends connaissance d’office du fait qu’un bon nombre sinon la plupart des signatures figurant sur les documents officiels canadiens ne sont pas lisibles; à titre d’exemple, celle figurant sur la décision en question. J’estime que les attentes ou les exigences de la SPR concernant la lisibilité des signatures sur les documents officiels afghans sont tout à fait déraisonnables. S’il en était autrement, on pourrait probablement tirer la même conclusion relativement à toutes les demandes d’asile, quel que soit le pays d’origine, de sorte que pratiquement tous les demandeurs d’asile verraient leurs demandes rejetées, qu’elles soient fondées ou non.

3.                  La preuve documentaire indiquait qu’il était possible de se procurer une tazkira auprès de représentants gouvernementaux corrompus, en leur versant une certaine somme.

Commentaire de la Cour : Cette conclusion est exacte d’après le dossier. Cependant, en l’absence de raisons valides permettant de soupçonner le contraire, cette conclusion n’a pas d’incidence sur la présente instance. Il existe une présomption d’authenticité qui s’applique à tous les documents délivrés par une autorité gouvernementale qui semblent authentiques à première vue, à moins qu’il existe une raison valide de mettre en doute leur authenticité : Ramalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 77 ACWS (3d) 156 (CF). En l’absence de préoccupation légitime, il convient de donner effet à cette présomption. La conclusion de la SPR n’est pas reliée aux faits, elle est contraire au droit et elle est, par conséquent, déraisonnable.

4.                  La SPR n’a pas retenu le témoignage de la demanderesse selon lequel elle ne savait pas pourquoi on ne lui avait pas délivré une tazkira à la naissance et que, même s’il est obligatoire de présenter une tazkira en Afghanistan pour demander du travail, fréquenter l’école ou l’université, ou demander un passeport, elle n’avait obtenu ce document deux mois seulement avant de quitter l’Afghanistan et qu’elle ne savait pas pourquoi elle n’avait pas obtenu une tazkira auparavant, ni comment elle avait pu fréquenter l’école sans en avoir une.

Commentaire de la Cour : Ce raisonnement est déraisonnable. La délivrance de la tazkira n’est pas un élément qu’un enfant connaîtrait – la demanderesse avait six ans quand elle a commencé à aller à l’école en Afghanistan. La manière dont elle aurait pu connaître pourquoi elle n’avait pas obtenu une tazkira à sa naissance n’est pas mentionnée par la SPR. Les preuves contenues dans la RDI indiquent que ce sont les Afghans de sexe masculin, habituellement les pères, qui demandent les tazkiras et qui les confirment, mais en l’espèce, le père de la demanderesse est décédé. J’estime que cette analyse est déraisonnable, puisqu’elle est fondée sur des hypothèses et des attentes au sujet de la demanderesse qui sont tout à fait irréalistes. La SPR a toute latitude pour admettre le fait que la demanderesse ne savait pas pourquoi elle n’avait pas reçu une tazkira à sa naissance et pourquoi elle n’en avait pas obtenu une plusieurs dizaines d’années auparavant lorsqu’elle fréquentait l’école. J’estime toutefois qu’aucune de ces conclusions ne peut être utilisée pour contester le document ou compromettre la crédibilité de la demanderesse dans les circonstances de la présente affaire.

[8]               De plus, la SPR a exprimé des réserves au sujet du témoignage de la demanderesse selon lequel elle n’avait obtenu la tazkira que deux mois avant son départ, parce qu’elle en avait besoin pour demander un passeport afghan, et qu’elle n’était plus en possession de ce passeport afghan, parce que son frère et son ami l’avaient utilisé pour obtenir un passeport pakistanais pour elle. La SPR a estimé qu’il n’était « pas crédible ni logique » que quelqu’un utilise un passeport authentique pour sortir de son pays d’origine et se rendre dans un pays tiers et d’utiliser ensuite un faux passeport pour sortir de ce pays tiers et se rendre au Canada. La SPR a rejeté cette explication et en a tiré une inférence défavorable en matière de crédibilité. Cependant, après analyse, ce qu’a fait la demanderesse est tout à fait logique. Elle avait besoin d’un passeport afghan pour quitter l’Afghanistan, mais ne pouvait pas utiliser ce passeport pour entrer au Canada parce que, pour entrer au Canada avec un passeport afghan, elle aurait eu besoin d’un visa canadien, ce qu’elle n’avait pas. Elle a remis son passeport afghan aux passeurs puisqu’elle n’en avait plus besoin dans sa fuite de son mari. En outre, elle était complètement dépendante des passeurs à ce moment-là. Avec le faux document pakistanais que lui avaient remis les passeurs, elle est entrée au Canada avec un passeport pour lequel un visa n’était pas exigé. La SPR a commis une erreur en concluant que ces actions n’étaient pas logiques, conclusion qui va à l’encontre de la preuve.

[9]               En outre, la Cour a régulièrement mis en garde les décideurs contre la tendance à tirer des conclusions défavorables en se fondant sur le recours à des passeurs et à l’utilisation de faux documents pour échapper à la violence et à la persécution. Le fait de voyager avec de faux documents ou de détruire des titres de voyage est d’une valeur très limitée lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la crédibilité du demandeur d’asile : Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 NR 168 (CAF) [Attakora]. Cela tient en partie au fait qu’il n’est pas inhabituel que la personne qui veut échapper à la persécution suive les instructions d’une ou de plusieurs personnes qui organisent sa fuite : Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587, au paragraphe 18, citant Attakora. Cela est conforme au témoignage de la demanderesse concernant le sort de son passeport afghan, abordé ci-dessus.

[10]           De plus, la SPR a émis des doutes sur d’autres aspects des arguments de la demanderesse. Premièrement, elle n’a pas retenu le témoignage de la demanderesse au sujet de son certificat de mariage. À l’audience, la SPR a demandé à la demanderesse où se trouvait le certificat de mariage et si elle avait tenté de s’en procurer une copie. Elle a déclaré qu’il se trouvait dans la maison de son mari et qu’elle n’avait pas essayé d’en obtenir une copie. La demanderesse a déclaré qu’elle ne s’était pas rendue au consulat afghan au Canada pour obtenir une copie de son certificat de mariage. La SPR a déclaré qu’elle n’allait pas approfondir cette question, mais elle avait déjà tiré une inférence défavorable du fait qu’elle n’avait pas obtenu une « pièce d’identité principale ». La SPR a agi de façon déraisonnable si elle s’attendait ainsi à ce que la demanderesse demande à son mari le certificat de mariage. Il serait tout aussi déraisonnable de s’attendre à ce que ce mari le lui envoie. Comme cela a été mentionné ci-dessus, la preuve tirée de la RDI indiquait que la demanderesse serait obligée de retourner en Afghanistan si elle voulait obtenir une tazkira de remplacement.

[11]           La SPR a tiré à tort une inférence défavorable en matière de crédibilité du fait que la demanderesse a initialement déclaré, lorsqu’on lui a demandé la date de son mariage, qu’elle s’était mariée en 1997 et que, lorsqu’on lui a demandé une date plus précise, l’interprète a déclaré qu’elle avait dit que « c’était en novembre, décembre ». La SPR a reproché par la suite à la demanderesse d’avoir déclaré, après une intervention de son conseil, qu’elle s’était mariée en mars 1997 et la SPR a mentionné qu’elle n’avait pas fourni d’autres détails au sujet de la cérémonie du mariage. Il ressort de l’examen de la transcription que la SPR a commis une erreur en déclarant que la demanderesse ne connaissait pas très bien la date de son mariage – une conclusion de fait défavorable à la demanderesse. Cependant, et en réalité, la demanderesse a déclaré qu’elle s’était mariée en 1997 à la fête du « Hoot ». Le Hoot est célébré au mois de mars, ce qui est exactement le mois au cours duquel elle s’est mariée. La SPR a mal interprété la preuve sur ce point, à cause de la mauvaise interprétation initiale de l’interprète qui a été corrigée après une discussion utile et appropriée avec le conseil à l’audience. La conclusion correcte n’a pas été prise en compte par la SPR. Cette conclusion est déraisonnable.

[12]           La SPR a également critiqué le témoignage de la demanderesse selon lequel elle n’avait pas essayé d’obtenir une autre pièce d’identité principale pendant qu’elle se trouvait au Canada. La SPR n’a pas estimé que les explications de la demanderesse étaient raisonnables, étant donné qu’elle était en communication avec sa mère en Afghanistan. La SPR a également jugé que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son obligation d’établir son identité avec des documents et d’expliquer quelles étaient les mesures raisonnables qui avaient été prises pour obtenir des documents raisonnablement accessibles, comme l’exige l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [Règles de la SPR] et la jurisprudence de la Cour. Certains aspects de cette préoccupation sont raisonnables, mais il n’est pas certain que l’affidavit de la mère aurait modifié la décision de la SPR. J’ai déjà examiné ce commentaire en traitant du certificat de mariage et de la tazkira.

[13]           J’ai pris la peine d’exposer les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité en raison de leurs graves conséquences dans la présente affaire. La SPR a admis que la demanderesse était une citoyenne afghane, mais elle a en fait rejeté la seule preuve documentaire, à savoir sa tazkira. Mais le fait que la SPR ait rejeté de façon déraisonnable la tazkira condamnait la demanderesse à être expulsée et remise entre les mains d’un mari agressif, influent et violent physiquement. Ce résultat serait obtenu sans qu’on ait procédé à une analyse des graves risques auxquels la demanderesse serait exposée.

[14]           J’ai décrit une à une les conclusions de la SPR, mais je vais maintenant examiner les motifs dans leur ensemble et je suis obligé de conclure que le rejet de la tazkira, pris dans son ensemble, était une conclusion déraisonnable et doit être annulé.

Le refus d’accorder un ajournement

[15]           La décision de la SPR doit également être annulée en raison de l’omission de cette dernière d’accorder un ajournement. À l’audience, la demanderesse a sollicité un ajournement pour qu’elle puisse fournir des éléments de preuve documentaire supplémentaires au sujet de la question fondamentale de l’identité. Après avoir parlé aux conseils, la SPR a rejeté cette demande et elle a rendu, le lendemain, sa décision par laquelle elle rejetait la demande d’asile de la demanderesse. La demanderesse n’a pas eu la possibilité d’obtenir un examen des risques au regard des articles 96 et 97.

[16]           Le refus de la SPR d’accorder un ajournement dans le but de permettre à la demanderesse d’obtenir d’autres pièces d’identité est une question qui relève de l’équité procédurale. La jurisprudence au sujet de la norme de contrôle applicable est partagée. Habituellement, les questions d’équité procédurale sont examinées sans aucune retenue : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 45 à 56; Dunsmuir, au paragraphe 60. La Cour a donc appliqué la norme de la décision correcte pour examiner si le refus par la Commission de remettre ou d’ajourner une audience constituait une violation de la justice naturelle : Bafkar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 934, au paragraphe 27; Javadi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 278, au paragraphe 18; Julien c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 351 au paragraphe 23).

[17]           Cependant, étant donné que la décision de la SPR de refuser de procéder à l’ajournement relativement à la demande d’asile de la demanderesse est de nature discrétionnaire, la Cour a, à d’autres occasions, jugé que la norme appropriée pour apprécier si la SPR a correctement appliqué les facteurs pertinents en matière de remise était la raisonnabilité : Galamb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 563, aux paragraphes 17 et 18; Stephens c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 609, au paragraphe 31 [Stephens]; Philistin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1333, au paragraphe 8 [Philistin]; Omeyaka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 78, au paragraphe 13 [Omeyaka].

[18]           Même si la Cour a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la raisonnabilité, elle a déclaré qu’elle interviendrait uniquement lorsque le demandeur peut démontrer que le refus d’ajourner ou de remettre l’audience a entraîné une violation de l’équité procédurale : Stephens au paragraphe 31.

[19]           À mon avis, la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, comme cela est exposé ci-dessous. Dans les décisions Stephens, Philistin et Omeyaka, la Cour a déclaré que la norme de la raisonnabilité s’appliquait, en se fondant sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, Wagg c Canada, 2003 CAF 303. Dans l’arrêt Wagg, le juge Pelletier a énoncé que « la décision d’accorder ou non un ajournement est une décision discrétionnaire », mais il a poursuivi en disant qu’elle « doit être prise équitablement » (au paragraphe 19). Par conséquent, l’arrêt Wagg ne permet pas d’affirmer que la décision d’un tribunal administratif au sujet d’un ajournement appelle l’application de la norme de la raisonnabilité.

[20]           En outre, j’estime que l’exercice par la SPR d’un pouvoir discrétionnaire qui entraîne une iniquité procédurale ne peut être qualifié de raisonnable.

[21]           Ainsi, j’estime que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, et que, pour décider si la SPR a porté atteinte à l’équité procédurale, la Cour ne doit pas oublier que la décision d’accorder une remise ou un ajournement est de nature discrétionnaire. Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada a expliqué comment une cour peut appliquer la norme de contrôle de la décision correcte :

[…] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse aux termes de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

[22]           À l’audience devant la SPR, la demanderesse a soutenu que la tazkira était le principal document qu’elle pouvait obtenir en Afghanistan. Compte tenu de ces préoccupations au sujet de l’authenticité de la tazkira, la SPR a demandé des preuves corroborantes :

[traduction]

CONSEIL : Si le tribunal estime que c’est un document frauduleux, alors il devrait peut-être soulever la question et exprimer les préoccupations qui l’amènent à conclure qu’à son avis, cette tazkira est frauduleuse. La demanderesse a en effet déclaré sous serment qu’elle avait présenté des documents qui n’étaient pas frauduleux et que son témoignage serait véridique. S’il reste un doute dans l’esprit du tribunal, alors celui-ci est tenu de formuler les raisons qui l’amènent à ne pas croire que la tazkira est un document authentique – ou à penser ou à conclure que le document est frauduleux.

COMMISSAIRE : Je voudrais qu’il soit accompagné de quelque chose d’autre. C’est tout.

[Non souligné dans l’original.]

[23]           Le conseil de la demanderesse a demandé un ajournement ou la permission de présenter des documents après l’audience. Les deux demandes ont été rejetées au motif que la demanderesse avait eu suffisamment de temps pour obtenir des documents établissant son identité.

[24]           La demanderesse soutenait que la tazkira était, en réalité, la seule pièce d’identité principale délivrée par l’Afghanistan pour établir l’identité d’une personne. La SPR a souscrit à sa thèse. C’était la seule véritable question que soulevait l’affaire, au cours d’un processus qui s’est terminé sans examen des risques, convient-il de rappeler.

[25]           À mon avis, dans les circonstances de la présente affaire, la SPR a commis une erreur en refusant à la demanderesse d’accorder un ajournement ou la permission de déposer des éléments de preuve subséquemment. Tous les ajournements doivent donner lieu à une appréciation des différents aspects de l’affaire. En l’espèce, la principale erreur était que la SPR n’a pas tenu compte dans son appréciation des conséquences qu’aurait l’expulsion de la demanderesse. Il ressort très clairement du compte rendu que le fait que la SPR ait demandé d’autres pièces d’identité a surpris la demanderesse. À aucun moment au cours de l’audience, la SPR a exprimé ses préoccupations au sujet de la tazkira, préoccupations qu’elle a plus tard exposées dans ses motifs – malgré les demandes répétées du conseil, qui, même si elles n’ont pas un caractère obligatoire, constituent un facteur pertinent dans les circonstances de l’affaire. En l’espèce, et surtout compte tenu du sort horrible qui pourrait attendre la demanderesse, non seulement aux mains de son mari, mais également aux mains des autorités judiciaires criminelles et possiblement religieuses, et compte tenu du faible préjudice qu’un ajournement aurait occasionné à la SPR ou aux autorités canadiennes, j’estime que, dans les circonstances, l’équité exigeait que la SPR accorde un ajournement à la demanderesse pour qu’elle puisse lui fournir les documents corroborants qu’elle avait demandés. La décision doit également être annulée pour ce motif.

[26]      Aucune question n’a été proposée en vue de la certification, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision de la SPR est infirmée et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-3469-13

 

INTITULÉ :

ZAKIA GULAMSAKHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JANVIER 2015

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JANVIER 2015

COMPARUTIONS :

Djawid Taheri

POUR La demanderesse

Nicole Paduraru

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Djawid Taheri

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR La demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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