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Date : 20150309


Dossier : T-1755-14

Référence : 2015 CF 288

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2015

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

SARITHA SUSAN THOMAS

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire par laquelle le ministre conteste l’attribution de la citoyenneté canadienne à la défenderesse, Mme Thomas. Le ministre  a contesté aussi l’attribution de la citoyenneté au mari de la défenderesse, M. Vijayan, dans le cadre d’une demande connexe (T-1756-14).

[2]               La Cour a tiré des conclusions contraires dans les deux affaires. Pour les motifs exposés ci‑après, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre relativement à Mme Thomas est rejetée. Pour les motifs exposés dans le jugement relatif à la demande connexe, la demande de contrôle judiciaire du ministre concernant M. Vijayan est accueillie.

I.                   Les faits

[3]               Madame Thomas est une citoyenne indienne qui semble avoir eu le statut de résidente permanente aux Émirats arabes unis jusqu’en 2008. Elle a déménagé au Canada en qualité de résidente permanente avec son époux, le 16 juillet 2007.

[4]               La défenderesse a donné naissance à son enfant la plus jeune aux États‑Unis le 30 septembre 2007. Cette enfant souffrait de graves problèmes de santé. La défenderesse allègue qu’elle a fait l’école à la maison à ses trois aînés tout en prenant soin de sa fille nouveau‑née qui était hospitalisée aux États‑Unis, entre la date de la naissance de celle‑ci et mars 2008. Elle soutient qu’elle est entrée au Canada avec sa famille le 21 mars 2008, son enfant la plus jeune étant alors en mesure de voyager. Son passeport ne porte aucun timbre d’entrée pour cette date.

[5]               La défenderesse et son mari ont présenté des demandes de citoyenneté canadienne le 18 juillet 2011. La période pertinente aux fins de la résidence s’étend donc du 18 juillet 2007 au 18 juillet 2011.

[6]               La défenderesse a produit des bulletins scolaires indiquant que ses enfants ont commencé à aller à l’école au Canada en septembre 2008.

[7]               La défenderesse a produit des factures relatives à des services médicaux reçus au Canada les 29 juillet, 9 août et 20 septembre 2007. Après la naissance de sa fille, elle n’a produit aucun document faisant état de traitements médicaux au Canada entre mars 2008 et août 2008.

[8]               La défenderesse a produit également des documents financiers faisant état de peu d’activité au Canada entre mars 2008 et août 2008.

[9]               Un agent de la citoyenneté a préparé un modèle pour la préparation et l’analyse des dossiers (le MPAD) et l’a placé dans le dossier à l’intention du juge de la citoyenneté. Le MPAD est un document protégé qui ne doit pas être divulgué à titre d’élément du dossier certifié du tribunal (le DCT). L’agent a produit un affidavit dans lequel il soutient avoir soulevé les points suivants dans le MPAD :

1.      Le retour de la défenderesse au Canada, qui aurait eu lieu le 21 mars 2008, n’était pas confirmé par son passeport;

2.      La défenderesse a attendu près de deux ans avant de présenter une demande de résidence permanente au Canada pour sa fille née aux États‑Unis;

3.      Les bulletins scolaires des enfants de la défenderesse ne commencent qu’en septembre 2008;

4.      Les documents bancaires de la défenderesse font état de peu d’activité au Canada de mars 2008 à septembre 2008;

5.      La défenderesse n’a produit aucune preuve de soins médicaux qu’elle ou ses enfants auraient pu recevoir au Canada entre mars 2008 et août 2008;

6.      La défenderesse a déclaré s’être absentée du Canada à six occasions pendant la période pertinente, mais seuls deux timbres de rentrée au Canada figurent dans ses passeports;

7.      La défenderesse a renouvelé son passeport environ sept ans après son expiration.

[10]           Madame Thomas et son époux ont comparu séparément devant le juge de la citoyenneté le 29 octobre 2013. Le juge a attribué la citoyenneté canadienne à Mme Thomas le 30 juin 2014.

[11]           Le demandeur a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire le 14 août 2014. La Cour a accordé l’autorisation.

II.                Les questions en litige

[12]           La présente demande soulève deux questions :

1.      Une prorogation de délai devrait‑elle être accordée?

2.      Le juge de la citoyenneté a-t-il apprécié la preuve de manière déraisonnable?

III.             La norme de contrôle

[13]           La première question en litige est une question de droit à laquelle la Cour doit répondre elle‑même.

[14]           Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique à la deuxième question en litige (voir, par exemple, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rahman, 2013 CF 1274, au paragraphe 13; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Al‑Showaiter, 2012 CF 12, aux paragraphes 12 à 14; Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 709, aux paragraphes 24 à 28; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zhou, 2008 CF 939, au paragraphe 7).

IV.             La décision visée par le présent contrôle

[15]           La décision contient trois pages de notes manuscrites constituant la décision, ainsi que deux pages additionnelles de notes diverses.

[16]           Dans les notes constituant la décision, le juge de la citoyenneté écrit dès le départ : [traduction« La demandeure était très crédible à l’audience. » Il donne ensuite des renseignements généraux.

[17]           Le juge de la citoyenneté mentionne que le passeport de la défenderesse ne contient aucun timbre relativement à des voyages aux États‑Unis [traduction« probablement parce qu’elle détenait un visa américain ». Il fait ensuite état de 55 demandes de règlement en souffrance présentées par la défenderesse au Régime d’assurance-santé de l’Ontario pendant la période de résidence.

[18]           Le juge de la citoyenneté traite de la préoccupation de l’agent concernant le retard de la défenderesse à parrainer sa fille nouveau‑née afin qu’elle obtienne la résidence permanente. Il croit la défenderesse lorsque celle‑ci mentionne des complications touchant la santé de l’enfant qui sont survenues aux États‑Unis.

[19]           Le juge de la citoyenneté conclut : [traduction« La demandeure a produit une preuve suffisante de sa présence physique au Canada. Je suis convaincu qu’elle a rempli les exigences relatives à la résidence qui sont prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté. »

V.                Analyse

A.                Une prorogation de délai devrait-elle être accordée?

[20]           Le juge de la citoyenneté a rendu la décision visée par le présent contrôle le 30 juin 2014. À l’époque, la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (la Loi), accordait au ministre 60 jours pour interjeter appel. L’avis d’appel du ministre aurait donc dû être déposé au plus tard le 29 août 2014.

[21]           Toutefois, une modification prévue par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, c 22, est entrée en vigueur le 1er août 2014. Par suite de cette modification, l’article 22.1 de la Loi prévoit dorénavant que l’avis de demande d’autorisation doit être déposé dans les 30 jours suivant la décision.

[22]           À cause d’une erreur administrative, les échéances de la Loi qui étaient mentionnées dans le dossier du ministre étaient celles qui s’appliquaient au moment où la décision a été rendue. En conséquence, l’avis de demande d’autorisation a été déposé le 14 août 2014.

[23]           La partie qui demande une prorogation de délai doit satisfaire au critère à quatre volets énoncé dans Canada (Procureur général) c Hennelly, [1999] ACF no 846 (CAF) en démontrant : 1) une intention constante de poursuivre sa demande; 2) que la demande est bien fondée; 3) que l’autre partie ne subit pas de préjudice en raison du délai; 4) qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[24]           Je souligne que la Cour doit trancher cette question même si l’autorisation a été accordée, car l’ordonnance accordant l’autorisation ne disait rien au sujet de la question de savoir si une prorogation était appropriée (Succession Deng c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 59, aux paragraphes 15 à 18).

[25]           À mon avis, le ministre a satisfait au critère énoncé dans Hennelly. En premier lieu, il a démontré une intention constante de déposer sa demande. Il a produit une preuve par affidavit à cet effet. La demande a été déposée tardivement, mais bien avant l’échéance qu’il croyait à tort être en vigueur. En conséquence, je conviens que le ministre a toujours eu l’intention de contester la décision visée par le présent contrôle et qu’il a déposé la demande dès qu’il s’est rendu compte de l’erreur.

[26]           La demande n’est pas entièrement dépourvue de fondement. Elle soulève à tout le moins certaines questions valables.

[27]           Je rejette la prétention de la défenderesse selon laquelle une prorogation de délai lui causerait un préjudice. L’inconvénient qu’elle mentionne ne découle pas du retard, mais du fait même que l’attribution de sa citoyenneté a été contestée. Le même préjudice aurait été causé même si le ministre avait déposé la présente demande le lendemain du jour où le juge de la citoyenneté a rendu la décision visée par le présent contrôle. La demande a été déposée six semaines après que la décision a été rendue et deux semaines en retard. Ce retard n’est pas assez important pour infliger un préjudice qui n’aurait pas existé dans d’autres circonstances.

[28]           Enfin, j’estime que les explications du ministre sont raisonnables. Bien qu’il soit quelque peu inconvenant que les avocats du gouvernement oublient des échéances prévues par la loi, l’erreur humaine est excusable en l’espèce. En outre, le fait que le retard a été de courte durée laisse croire que les délégués du ministre se sont rendu compte assez rapidement de leur erreur.

B.                 Le juge de la citoyenneté a-t-il apprécié la preuve de manière déraisonnable?

[29]           Le juge de la citoyenneté s’est servi du critère quantitatif pour approuver la demande de citoyenneté canadienne de Mme Thomas. La Cour doit décider s’il a commis une erreur en concluant que la défenderesse avait démontré qu’elle était physiquement présente au Canada pendant la période pertinente.

[30]           Selon le ministre, il n’y a pas une preuve crédible suffisante qui établit que la défenderesse a été physiquement présente au Canada pendant 1 095 jours. En particulier, le ministre soutient que la preuve ne démontre pas qu’elle se trouvait au Canada entre mars et juin 2008.

[31]           La défenderesse réplique que le juge de la citoyenneté a appliqué le critère quantitatif de manière raisonnable et a répondu aux préoccupations du ministre. Sa fille n’a pas pu obtenir des soins de santé financés par l’État dès son arrivée au Canada en mars 2008 parce que l’admissibilité au régime d’assurance‑santé est assujettie à une période d’attente de trois mois. Entre temps, elle a été suivie aux États‑Unis. De plus, Mme Thomas a déclaré des absences du Canada entre juin et août 2008, ce qui explique le peu d’activité ressortant de ses documents bancaires au Canada.

[32]           Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Raphaël, 2012 CF 1039, au paragraphe 28 [Raphaël], le juge Boivin a expliqué que, pour être raisonnable, la décision d’un juge de la citoyenneté doit traiter des lacunes et des incohérences contenues dans la preuve :

Il n’appartient pas à cette Cour d’analyser de nouveau les preuves soumises par la défenderesse. Cela étant, la Cour ne peut que constater que plusieurs lacunes dans la preuve ne semblent pas avoir été considérées ou analysées par le juge de la citoyenneté (Abou-Zahra, Al Showaiter, précité). Contrairement à l’argument de la défenderesse, la Cour n’est pas en mesure de comprendre le raisonnement du juge de la citoyenneté à la simple lecture des motifs et des notes et de saisir quels sont les documents ou les facteurs pertinents qui ont convaincu ce dernier que la défenderesse satisfait aux critères de résidence (Saad, précité). En fait, la défenderesse demande ni plus ni moins à cette Cour d’inférer le raisonnement du juge de la citoyenneté. La défenderesse n’a pas convaincu cette Cour que la décision du juge de la citoyenneté appartient aux issues possibles acceptables eu égard au fait et au droit.

[Non souligné dans l’original.]

[33]           Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Abou-Zahra, 2010 CF 1073, au paragraphe 30 [Abou-Zahra], le juge Boivin a à nouveau infirmé une décision rendue par un juge de la citoyenneté au motif que ce dernier n’avait pas « examiné, soupesé et analysé les éléments de preuve qui comportent des lacunes importantes ». Ces éléments de preuve incluaient des documents bancaires démontrant peu d’activité au Canada, en plus de documents fiscaux, de factures téléphoniques et de relevés de cartes de crédit problématiques.

[34]           À mon avis, le juge de la citoyenneté n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle. Ses notes auraient pu être plus claires et plus détaillées, mais sa décision finale repose sur une appréciation raisonnable de la preuve, y compris les explications données par Mme Thomas. Lorsqu’elle est saisie d’un contrôle judiciaire, la Cour doit, en l’absence d’une erreur manifeste, faire montre de retenue à l’égard de l’appréciation de la preuve effectuée par le décideur et des conclusions de ce dernier relatives à la crédibilité.

[35]           Contrairement à Raphaël et à Abou-Zahra, il n’y a pas en l’espèce de lacunes inexpliquées dans la preuve. Madame Thomas a expliqué que ses transactions bancaires étaient peu nombreuses pendant la période mentionnée par le ministre en raison de ses absences déclarées du pays. Elle a aussi expliqué que sa plus jeune fille n’avait pas eu recours aux soins de santé publics dès son arrivée au Canada en mars 2008 à cause de la période d’attente. Elle affirme qu’elle et sa fille ont commencé à être couvertes par l’assurance‑santé en novembre 2008 et qu’elles ont ensuite obtenu des services de santé au Canada.

[36]           Ayant apprécié l’ensemble de la preuve, le juge de la citoyenneté a conclu de manière raisonnable que Mme Thomas satisfaisait au critère quantitatif de citoyenneté. La Cour n’a aucune raison d’intervenir.

VI.             La mesure de redressement

[37]           La Cour rejettera la demande de contrôle judiciaire du ministre, sans dépens.

[38]           Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1755-14

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et SARITHA SUSAN THOMAS

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 FÉVRIER 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 MARS 2015

COMPARUTIONS :

Christopher Ezrin

POUR LE DEMANDEUR

Matthew Jeffery

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Matthew Jeffery

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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