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Date : 20150304


Dossier : IMM-2129-13

Référence : 2015 CF 273

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 4 mars 2015

En présence de monsieur le juge O’Keefe

ENTRE :

 

GABOR MOLNAR,

VIKTORIA BEATA MOLNAR ET

CSILLA MOLNAR

demandeurs

et

CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION)

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Ceux-ci demandent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]               Les demandeurs sollicitent une ordonnance en annulation de la décision défavorable et le renvoi de l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

I.                   Contexte

[3]               Les demandeurs forment une famille de trois, constituée de Gabor Molnar, le demandeur principal, Viktoria Beata Molnar, la demanderesse, et de Csilla Molnar, leur enfant. Ils sont d’origine rom et citoyens hongrois. Ils demandent l’asile en raison de la persécution que le parti politique d’extrême droite hongrois Jobbik exerce à l’endroit des Roms.

[4]               Les demandeurs étaient propriétaires d’un salon de coiffure à Budapest, en Hongrie. Les raisons pour lesquelles les demandeurs ont décidé de quitter la Hongrie et demander l’asile au Canada découlent de trois incidents. Premièrement, le 20 juin 2011, trois membres de la Garde hongroise ont attaqué les demandeurs dans la rue. Deuxièmement, le 29 ou le 30 juin 2011, des membres de la Garde hongroise ont fait irruption dans leur salon de coiffure et ont saccagé leur commerce. Troisièmement, le 6 juillet 2011, la demanderesse a été victime d’une attaque au cours de laquelle elle a subi plusieurs blessures qui ont nécessité des soins médicaux. Ces événements ont eu lieu en même temps qu’une réunion de la Garde hongroise dans les environs du salon de coiffure.

[5]               Le 17 juillet 2011, les demandeurs ont quitté la Hongrie pour le Canada et y ont demandé l’asile.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[6]               L’audience a eu lieu le 6 mars 2013. Le même jour, la Commission a exposé aux demandeurs, de vive voix, les motifs de sa décision défavorable. Elle était d’avis qu’ils ne répondaient pas aux critères de l’article 96 ou 97 de la Loi aux fins de leur demande d’asile. Elle a ensuite publié ses motifs écrits le 4 avril 2013.

[7]               Dans sa décision défavorable, la Commission a d’abord résumé les éléments de preuve clés relatifs aux conditions difficiles qui règnent dans le pays des demandeurs. Elle a déclaré que la Hongrie est un pays démocratique et a fait état des conditions de vie des Roms, soulignant surtout les actes de persécution commis à l’endroit des Roms dans ce pays et le programme hostile aux Juifs et aux Roms du parti Jobbik.

[8]               La Commission a expliqué que pour qu’une demande d’asile soit accueillie, le demandeur « doit montrer qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour obtenir une protection, compte tenu de la situation générale qui a cours dans le pays d’origine, des mesures prises par le demandeur d’asile et de sa relation avec les autorités ».

[9]               La Commission a déclaré que la question déterminante dans la présente affaire est celle de la protection de l’État concernant « présomption voulant qu’un pays soit en mesure de protéger ses citoyens ». Elle a fait remarquer que c’est au demandeur « qu’incombe le fardeau ultime de réfuter la présomption selon laquelle l’État peut lui fournir une protection adéquate, en présentant des éléments de preuve clairs et convaincants pour persuader la Commission selon la prépondérance des probabilités ». La Commission a alors résumé la réponse des demandeurs à l’audience : ils n’ont pas du tout alerté la police, car, selon eux, elle n’aurait rien fait pour les aider.

[10]           Lors de l’audience, les demandeurs ont ainsi expliqué leur point de vue : la police ne leur serait pas venue en aide parce que certains policiers hongrois appartiennent à la Garde hongroise ou à une organisation similaire; la fille d’un éminent dirigeant de la Garde hongroise est l’amie de cœur d’un policier, et les demandeurs ont déjà eu de mauvaises expériences avec la police qui les poussent à croire qu’elle ne leur serait d’aucun secours. Selon la Commission, il n’a pas été prouvé de façon claire et convaincante que, selon la prépondérance des probabilités, la protection de l’État en Hongrie est inadéquate, car les demandeurs n’ont pas réussi à montrer qu’ils avaient pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances pour solliciter la protection de leur pays avant de demander la protection internationale.

[11]           La Commission a cité la directive de la Cour « voulant que les efforts liés à la protection de l’État doivent avoir véritablement engendré une protection adéquate de l’État ». Elle a déclaré qu’une lecture attentive de la preuve documentaire montrait qu’il y avait lieu de critiquer la Hongrie en raison de la situation des Roms, surtout en comparaison des autres pays de l’Union européenne, mais que la preuve documentaire concernant la protection de l’État est partagée. Elle résume l’évolution de 22 dossiers faisant état d’une série d’agressions violentes commises sur des Roms en Hongrie entre les mois de janvier 2008 et d’août 2009, ce qui démontre que « la police a réagi adéquatement en offrant une meilleure protection aux Roms des communautés touchées et en arrêtant et inculpant les quatre suspects ».

[12]           De plus, la Commission a fait état des actes de violence qui sont toujours commis par des groupes extrémistes et des modifications apportées au Code criminel de Hongrie, criminalisant ces activités non autorisées. Elle a ensuite souligné les efforts faits par ce pays en vue de lutter contre la corruption.

[13]           Enfin, après une « lecture objective » de l’ensemble de la preuve, la Commission a conclu que bien qu’il existe des éléments de preuve démontrant que la police commet encore des abus contre certaines personnes, il est toutefois raisonnable de s’attendre à ce que les autorités interviennent dans de tels cas, que la police est à la fois capable de protéger les Roms et disposée à le faire et que des organisations ont été mises sur pied afin de veiller à ce que la police réponde de ses actes. La Commission a estimé que les demandeurs n’avaient pas réussi à réfuter la présomption de protection adéquate de l’État; elle a donc rejeté leur demande.

III.             Les questions en litige :

[14]           Les demandeurs me demandent d’examiner les questions suivantes :

1. L’analyse du commissaire de la Section de la protection des réfugiés au sujet de la protection de l’État est-elle raisonnable? Plus précisément :

a.         Le commissaire de la SPR a-t-il commis une erreur en accordant trop d’importance au fait que les demandeurs n’ont pas signalé les attaques à la police, sans se soucier de ce que cela signifiait concrètement quant à l’enjeu réel de la protection de l’État?

b.         Le commissaire de la SPR a-t-il commis une erreur en omettant d’évaluer les éléments de preuve contraires sur le caractère adéquat de la protection de l’État offerte aux Roms en Hongrie?

[15]           Le défendeur prétend qu’il n’y a qu’une seule question en litige : « Le demandeur a-t-il soulevé “des arguments raisonnablement défendables” justifiant qu’une demande de contrôle soit accueillie ».

[16]           À mon avis, il y a deux questions à trancher :

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.                 La Commission a-t-elle fait une analyse raisonnable quant à la protection de l’État?

IV.             Les observations écrites des demandeurs

[17]           Les demandeurs ont commencé par énumérer les principales composantes de leur argumentation factuelle : la sécurité des personnes et l’accroissement de la propagande contre les Roms, la discrimination présente dans les corps policiers et dans le système judiciaire, la discrimination dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de l’habitation et de l’accès aux services de santé et aux services sociaux.

[18]           Ils prétendent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, étant donné que la question en litige est une question mixte de fait et de droit.

[19]           Selon les demandeurs, la Commission a commis deux erreurs en évaluant la protection de l’État : premièrement, elle a accordé trop d’attention au fait que les demandeurs n’avaient pas tenté d’obtenir de la protection, sans se soucier de ce que cela signifiait concrètement eu égard à la protection de l’État; deuxièmement, elle n’a pas su concilier ses conclusions sur le caractère adéquat de la protection de l’État offerte aux Roms en Hongrie avec la preuve contradictoire dont elle était saisie.

[20]           En ce qui concerne le premier volet, les demandeurs prétendent que la Commission a accordé une importance décisive au fait qu’ils n’ont pas tenté d’obtenir la protection de l’État, ce qui a eu pour effet de créer pour eux l’obligation de solliciter la protection de leur pays avant de demander la protection internationale. Selon les demandeurs, il s’agit d’une erreur, car le juge Russel Zinn, dans la décision Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421, aux paragraphes 10 et 11, [2013] ACF no 447 [Majoros], a expliqué qu’un demandeur d’asile n’avait pas l’obligation légale de demander la protection de l’État avant de demander l’asile. Ils citent en référence l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward [1993] 2 RCS 689, au paragraphe 19, [1993] ACS no 7, où le tribunal déclare que si la preuve révèle que l’État ne fournira pas de protection, le demandeur n’a pas à demander la protection des autorités. En l’espèce, les demandeurs affirment qu’ils se sont appuyés sur leur expérience antérieure avec la police ainsi que sur la preuve documentaire, qui révèlent que la protection de l’État offerte aux Roms est inefficace.

[21]           Pour appuyer leurs dires, les demandeurs citent des extraits de divers rapports provenant de la preuve documentaire. Ils prétendent que la preuve établit de façon accablante que la Hongrie est actuellement incapable d’offrir une protection suffisante à ses citoyens roms; pourtant, les conclusions de la Commission allaient dans un autre sens.

[22]           Les demandeurs soutiennent qu’en infirmant la décision, le juge Zinn, dans Majoros, a déclaré aux paragraphes 14 à 16 que la Commission avait commis une erreur en se concentrant sur les tentatives jugées inadéquates faites par les demandeurs pour obtenir l’aide de la police, sans égard à ce qu’elles signifiaient concrètement. Ils affirment que c’est le cas en l’espèce. Ils citent des parties de la décision et prétendent que la façon dont la Commission a traité la preuve revenait à critiquer les demandeurs parce qu’ils n’avaient pas alerté la police, sans se soucier de ce que cela signifiait concrètement. Par conséquent, les demandeurs prétendent que la Commission a erré en leur imposant le fardeau ultime de solliciter la protection de l’État.

[23]           Quant au deuxième volet, les demandeurs prétendent que la Commission n’a pas tenu compte de l’efficacité des mécanismes de protection de l’État et qu’elle n’a pas évalué la preuve contradictoire portant sur le caractère adéquat de la protection de l’État offerte aux Roms. Ils appuient leur argumentation sur les décisions Meza Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364, [2011] ACF no 1663 [Varela] et Olah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 606, [2013] ACF no 638 [Olah].

[24]           Tout d’abord, les demandeurs déclarent que le paragraphe 16 de Varela rappelle que bien que les efforts déployés par un État soient effectivement pertinents quant à l’analyse de la protection de l’État, ils ne sont « ni déterminants ni suffisants ». Tout effort doit avoir véritablement « engendré une protection adéquate de l’État » (renvoyant à Beharry c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 111, au paragraphe ____ [2011] ACF no 135 [Beharry]. Ils affirment que, en l’espèce, la Commission aurait dû évaluer en quoi la réponse de la police équivalait à une véritable protection pour les Roms aujourd’hui; elle aurait constaté que leur situation se détériore, comme elle l’a précédemment reconnu.

[25]           Deuxièmement, les demandeurs prétendent, comme l’exige la décision Olah, que même si la Commission n’était pas dans l’obligation de mentionner ou de réfuter chaque élément de preuve dans sa décision, elle devait au moins expliquer comment elle a évalué la preuve contradictoire relative à l’efficacité de la protection de l’État. Selon les demandeurs, la Commission a omis de le faire. Dans leur argumentation, ils prennent l’exemple de l’analyse des agressions commises en 2008 et 2009 contre les Roms :  selon eux, la Commission aurait dû expliquer pourquoi elle a écarté le rapport de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié selon lequel la police fait de grands efforts pour amener les auteurs de crimes graves devant la justice, mais fait peu d’effort en ce qui concerne les autres cas de violence graves. Ils renvoient au rapport de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui fait état des actes de violence systématique dont les Roms sont victimes, des défaillances systémiques en ce qui concerne leur protection et du fossé qui existe entre les lois et leur mise en œuvre.

[26]           En dernier lieu, les demandeurs prétendent qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure qu’il existe une protection de l’État adéquate sans expliquer comment, au vu d’une preuve contradictoire, elle était parvenue à cette conclusion. Par conséquent, les demandeurs prétendent que l’analyse de la Commission sur la protection de l’État est déficiente.

V.                Les observations écrites du défendeur

[27]           Le défendeur prétend que la norme de contrôle applicable relativement aux conclusions de la Commission sur la protection de l’État est celle de la décision raisonnable (voir Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 354, aux paragraphes 25 et 29 [2009] ACF no 438 [Mejia]. Il renvoie à Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] ACS no 62 [Newfoundland Nurses’], et prétend qu’il n’est pas nécessaire que les motifs de la Commission soient exhaustifs, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire que la Commission fasse mention ou explique chaque élément de sa décision pour que ses motifs soient suffisants.

[28]           Le défendeur prétend que l’argument des demandeurs équivaut en fin de compte à un désaccord avec l’appréciation de la preuve faite par la Commission, et que ce désaccord ne soulève pas une erreur susceptible de contrôle judiciaire. Le défendeur renvoie aux décisions qui suivent pour appuyer son point de vue.

[29]           Selon l’arrêt Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 30 [2008] ACF no 399, un demandeur qui veut réfuter la présomption de protection de l’État doit produire « une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante ».

[30]           De plus, selon Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, aux paragraphes 41 à 45, [2007] ACF no 584 [Hinzman], plus un État est démocratique, plus le demandeur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s'offrent à lui.

[31]           La protection de l’État doit être suffisante, sans être parfaite (voir Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] ACF no 1189, 99 DLR (4th) 334 [Villafranca]) ni toujours efficace (voir Kaleja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 25, [2011] ACF no 840 [Kaleja] et Lakatos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1070, au paragraphe 14, [2012] ACF no 1152).

[32]           Le défendeur que, en l’espèce, la Commission a porté attention à la preuve qu’on lui a présentée sur les difficultés auxquelles les Roms sont confrontés en Hongrie. La Commission a aussi tenu compte de la preuve contradictoire; toutefois, cela ne vient pas invalider l’existence d’éléments de preuve qui indiquent que la protection de l’État est suffisante. De plus, le défendeur prétend que la Commission a examiné les faits particuliers de l’espèce dans le contexte des conditions de vie en Hongrie, y compris le fait que les demandeurs n’ont jamais tenté d’obtenir la protection de l’État. Il renvoie à la décision Riczu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 888, au paragraphe 19, [2013] ACF no 923 [Riczu], qui mentionne ce qui suit : « [i]l est très difficile de soutenir que l’État ne vous protège pas quand vous n’aidez pas les autorités […] ». Il ajoute que les demandeurs ne peuvent réfuter une présomption en évoquant une réticence subjective et une preuve de discrimination dans le pays.

[33]           Le défendeur soutient que, en l’espèce, comme dans la décision Riczu, la Commission a tenu compte de la preuve mixte, qu’elle a pris note des lacunes dans la protection de l’État ainsi que de son efficacité. La Commission a aussi tenu compte de la preuve des demandeurs selon laquelle ils ont tenté d’accéder au niveau opérationnel de la protection de l’État. La Commission a conclu, à la suite d’un raisonnement approfondi, que les demandeurs n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances pour bénéficier d’une protection. Par conséquent, selon l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la décision était raisonnable.

[34]           Le défendeur prétend également que la Commission a tenu compte du contexte en constatant que les demandeurs n’avaient pas sollicité la protection de l’État. La Commission a examiné attentivement la situation régnant dans le pays et l’existence de la protection de l’État, puis a manifestement appliqué la conclusion de cet examen aux circonstances particulières des demandeurs. Il établit une distinction entre l’affaire Majoros et la présente affaire : dans Majoros, la Commission a erré, d’une part, en se concentrant sur les tentatives jugées inadéquates faites par les demandeurs pour obtenir l’aide de la police, sans se soucier de ce que cela signifiait concrètement, et d’autre part, en se concentrant presque exclusivement sur les mesures prises par le gouvernement hongrois en vue d’enrayer la persécution, en portant peu ou pas d’attention à l’efficacité de ces mesures sur le plan pratique .

[35]           Ensuite, le défendeur prétend que la Commission a fait une évaluation raisonnable de la preuve documentaire. Il soutient que les demandeurs, en prétendant que la Commission ne s’est pas penchée sur la question de l’efficacité du mécanisme de protection de l’État et n’a pas examiné la preuve contradictoire, n’ont pas tenu compte de la plus grande partie de la décision dans laquelle ces questions ont été abordées. De plus, selon le défendeur, la Commission n’a pas l’obligation de faire référence à tous les éléments de preuve, et la question est plutôt de savoir si, en examinant le dossier dans son ensemble, y compris les éléments de preuve contradictoires, la décision est raisonnable (voir Konya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 975, au paragraphe 44, [2013] ACF no 1041). Il prétend que la décision, dans son ensemble, doit fournir de l’information élémentaire à la Cour afin qu’elle comprenne les raisons de la décision en cause, et celle-ci sera erronée uniquement si le fait d’écarter des éléments de preuve contradictoires donne à penser qu’il y a eu absence de prise en compte. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[36]           En dernier lieu, le défendeur soutient que les demandeurs, en exposant leurs motifs de contrôle judiciaire, invitent essentiellement la Cour à refaire l’examen de la preuve. Ça n’est pas là le but d’un contrôle judiciaire ni le rôle de la Cour. En l’espèce, la Commission n’a pas à tenir pour avérée la version des faits des demandeurs simplement parce qu’elle existe et qu’elle est étayée par quelques éléments de preuve, surtout en présence d’éléments de preuve contraires. Il estime que la décision de la Commission appartient à juste titre aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et que ses conclusions qui ont mené à une décision défavorable sont transparentes, justifiables et intelligibles.

VI.             Analyse et décision

A.                Première question – Quelle est la norme de contrôle applicable?

[37]           Les deux parties en l’espèce estiment qu’on devrait appliquer la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord avec elles. Si la jurisprudence a établi de manière satisfaisante la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer, il n’est pas nécessaire de procéder de nouveau à l’analyse (Dunsmuir, au paragraphe 62). La Cour d’appel fédérale a conclu, dans l’arrêt Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 36, [2008] ACF no 399, que la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer en ce qui concerne la question de la protection de l’État est celle de la raisonnabilité (voir également Mejia, au paragraphe 25).

[38]           L’application de la norme de la raisonnabilité signifie que je ne dois pas intervenir si la décision de la Commission est transparente, justifiable, intelligible et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, au paragraphe 47). En l’espèce, j’annulerai la décision de la Commission seulement si je n’arrive pas à comprendre le fondement de ses conclusions ou comment les faits et le droit applicable étayent l’issue (Newfoundland Nurses’, au paragraphe 16). Comme la Cour suprême l’a affirmé dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339, lorsqu’une cour applique la norme de la raisonnabilité, elle ne peut substituer la solution qu’elle juge elle-même appropriée à celle qui a été retenue et ne peut réévaluer la preuve.

B.                 Deuxième question – La Commission a-t-elle analysé de façon raisonnable la question de la protection de l’État?

[39]           Selon les demandeurs, la Commission a commis deux erreurs en évaluant la protection de l’État : i) elle a accordé trop d’attention au fait que les demandeurs n’avaient pas tenté d’obtenir de la protection, sans se soucier de ce que cela signifiait concrètement eu égard à la protection de l’État et ii) elle n’a pas su concilier ses conclusions sur le caractère adéquat de la protection de l’État offerte aux Roms en Hongrie avec les éléments de preuve contradictoires dont elle était saisie. Le défendeur croit que les arguments des demandeurs reposent sur un désaccord au sujet de la valeur de la preuve; en réponse, il soutient i) que la Commission a examiné la question du défaut des demandeurs de tenter d’obtenir la protection de l’État en tenant compte du contexte et ii) que la Commission a fait une évaluation raisonnable de la preuve documentaire.

[40]           À mon avis, l’affaire en l’espèce est semblable à l’affaire Majoros. Dans cette affaire, les demandeurs étaient des citoyens hongrois qui craignaient d’être persécutés par l’aile droite du gouvernement en raison de leur origine rome. Étant donné que les demandeurs n’avaient pas sollicité la protection de la police, la Commission a conclu qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption à l’égard de la protection de l’État. Le juge Zinn a infirmé la décision de la Commission, car, selon lui, le fait de ne pas solliciter la protection de l’État, lorsque ce geste serait dérisoire, n’empêche pas que l’on puisse réfuter la présomption de protection de l’État dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[41]           De plus, je n’accorde pas la même importance aux décisions Hinzman et Riczu, parce que les propositions énoncées sont inexactes et hors contexte. Dans Hinzman, la Cour d’appel fédérale a établi que les États-Unis sont un pays démocratique doté d’un système de freins et de contrepoids et que les demandeurs avaient donc le lourd fardeau de devoir réfuter la présomption selon laquelle les États‑Unis sont en mesure de les protéger. Dans Riczu, la Cour a parlé de la nécessité de collaborer avec la police afin d’obtenir sa protection dans un contexte où elle avait besoin d’aide afin d’identifier l’auteur d’un crime. Les circonstances dans ces affaires diffèrent de celles en l’espèce.

[42]           J’examinerai tout d’abord le rôle de la protection policière. Je souscris à la jurisprudence invoquée par les demandeurs. Dans Majoros, au paragraphe 20, le juge Zinn a tranché en faveur des demandeurs tout en faisant mention des principales questions concernant le rôle de la protection policière :

[…] la protection de l’État aurait-elle été plus facile à obtenir si les demandeurs avaient tenté de faire un suivi, par exemple auprès de l’Ombudsman des minorités? Auraient-ils été plus en sécurité ou mieux protégés? Une fois encore, au lieu de considérer que les interactions entre les demandeurs et la police avaient une valeur probante relativement à la question de droit –l’État offre-t-il une protection? –, la Commission s’est fondée sur les efforts déployés par les demandeurs en vue d’obtenir l’aide de la police (efforts inadéquats, à son avis) pour conclure que les demandes d’asile ne pouvaient être accueillies. Je le répète : il s’agissait d’une erreur.

[Italiques dans l’original.]

[43]           Monsieur le juge Zinn a souligné, au paragraphe 10, que la sollicitation de la protection de l’État dans une demande d’asile est une exigence de fait et non une exigence légale :

[…] le demandeur d’asile n’est pas – à proprement parler – tenu par la loi d’avoir cherché, ou diligemment cherché, à obtenir la protection de l’État pour que l’asile lui soit accordé. La question est plutôt celle de savoir si le demandeur d’asile a fourni la preuve « claire et convaincante » nécessaire pour réfuter la présomption de protection de l’État. En raison de la forte présomption de protection de l’État, les tentatives concrètes que fait une personne pour obtenir la protection de l’État pourraient être – à titre de preuve – habituellement nécessaires (selon les circonstances et les autres éléments de preuve) pour réfuter cette présomption. En ce sens seulement, chercher à obtenir la protection de l’État peut équivaloir à une exigence de fait dans bien des cas.

[Non souligné dans l’original et italiques dans l’original.]

[44]           En l’espèce, le dossier indique que la persécution contre les Roms en Hongrie est répandue et, dans la plupart des cas, systématique. Plus précisément, la Commission a résumé dans sa décision l’évolution de 22 dossiers ayant trait à des agressions violentes commises contre des Roms en Hongrie entre 2008 et 2009, et seulement quatre suspects ont été arrêtés et accusés. À la lumière de tous les autres éléments de preuve, il est évident que les autorités n’auraient probablement pris aucune ou très peu de mesures si les demandeurs avaient demandé la protection de la police. Par conséquent, je suis d’avis que la Commission a erré en accordant trop d’importance au fait que les demandeurs n’ont pas demandé la protection de la police, ce qui a rendu sa décision déraisonnable.

[45]           Dans la mesure où l’on parle de l’évaluation générale de la preuve, je partage l’opinion des demandeurs que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire.

[46]           Le critère juridique de l’article 96 de la Loi prévoit qu’un demandeur d’asile « ne peut ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection [du pays dont il a la nationalité] ». Monsieur le juge Richard Mosley, dans Varela, au paragraphe 16, a mentionné ce qui suit au sujet du critère juridique : « Les efforts doivent avoir, dans les faits, « véritablement engendré une protection adéquate de l’État » (renvoyant à Beharry, au paragraphe 9). Monsieur le juge Zinn, dans Orgona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1438, au paragraphe 11, [2012] ACF no 1545, a déclaré ce qui suit : « Ce sont les actes, et non les bonnes intentions, qui démontrent l’existence réelle d’une protection contre la persécution ». Le fait qu’un État est incapable d’offrir une protection adéquate, évaluée sur le terrain, peut être établi à l’aide de toute preuve suffisamment convaincante, notamment une preuve documentaire (Majoros, au paragraphe 12).

[47]           En l’espèce, je suis d’accord avec le défendeur lorsqu’il rappelle le principe énoncé dans Villafranca selon lequel la protection de l’État n’a pas à être parfaite ou, selon Kaleja, toujours efficace, mais l’analyse de la Commission des éléments de preuve contradictoires pose un problème. En l’espèce, la Commission n’a fait que reconnaître les résultats mitigés des efforts du gouvernement et n’a tenu compte que pour la forme de la notion d’efficacité sur le plan pratique. À mon avis, elle s’est trop fiée aux efforts et aux bonnes intentions du gouvernement pour conclure que la protection de l’État était adéquate. Pour cette raison également, la décision de la Commission est déraisonnable.

[48]           Pour les motifs susmentionnés, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

[49]           Aucune des parties n’a souhaité me soumettre une question grave de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


ANNEXE

Dispositions législatives pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2129-13

 

 

INTITULÉ :

GABOR MOLNAR, VIKTORIA BEATA MOLNAR ET CSILLA MOLNAR c

CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 SEPTEMBRE 2014

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE O’KEEFE

 

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 4 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Lisa Couillard

 

 

Pour les demandeurs

 

Jennifer Lee

 

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners, LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

pour le défendeur

 

 

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