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Date : 20150218


Dossier : T-791-14

Référence : 2015 CF 200

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2015

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD,
représentée par ses CHEF ET CONSEIL dûment élus

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN
(également appelé LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD DU CANADA)

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   La nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant à faire infirmer la décision du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre), exécutée par le directeur général de la région de la Saskatchewan du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (également appelé Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, ou AADNC), par laquelle la Première Nation Thunderchild (PNT) était soumise à une gestion par séquestre-administrateur à la suite du refus de cette dernière de signer une entente de financement conclue avec un bénéficiaire autochtone (EFBA) pour l’exercice 2014‑2015.

II.                Le contexte

[2]               Le Parlement attribue chaque année des fonds aux Premières Nations en vue d’assurer le financement de plusieurs programmes sociaux, dont les suivants : (i) des programmes d’aide à l’éducation postsecondaire, (ii) des programmes de services sociaux, dont un soutien du revenu en vue de répondre aux besoins de base, (iii) des programmes d’aide à la vie autonome, (iv) un soutien en faveur de la gouvernance des Premières Nations à l’échelon de la collectivité, et (v) des programmes d’enseignement primaire et secondaire destinés aux enfants indiens. Le transfert et l’administration de ces fonds sont habituellement régis par une EFBA conclue entre la Première Nation concernée et Sa Majesté la Reine du chef du Canada, que représente le ministre.

[3]               Lorsqu’une Première Nation ne se conforme pas à son EFBA, AADNC peut intervenir et nommer un séquestre-administrateur de l’entente de financement (SAEF), qui (à la place de la Première Nation) reçoit alors les fonds prévus dans l’EFBA et, ensuite, les administre et fournit les services aux membres de la Première Nation. Une politique interne d’AADNC, intitulée Directive 210 – Gestion des ententes de financement par un séquestre-administrateur
 (la Directive 210) indique ce qui suit, à la section 3.1 :

3.1 Objectif

Lorsque juger [sic] nécessaire, le Ministère devrait remédier rapidement et efficacement aux manquements à risque élevé, lorsqu’il est déterminé par celui-ci que le bénéficiaire refuse de le faire ou en est incapable, et ce en recrutant un SAEF chargé d’administrer l’entente de financement signée par le Ministère, durant la période de temps que le bénéficiaire travaillera à remédier aux causes sous-jacentes du manquement et à réassumer l’administration du financement.

[4]               La Directive 210 inclut également le passage suivant, à la section 4.0 (intitulée : « Contexte (Pourquoi la présente directive est-elle importante?) ») :

La présente directive énonce que le recours à la gestion d’une entente de financement par un séquestre-administrateur (GEFSA) est acceptable en cas de manquement à risque élevé par une Première Nation, un Conseil tribal ou un autre bénéficiaire autochtone fournisseur de services essentiels; il l’est également si l’entente de financement qui devrait normalement exister avec le bénéficiaire n’est pas en place.

[Non souligné dans l’original.]

[5]               Par conséquent, la politique interne d’AADNC prévoit la nomination d’un SAEF si aucune entente de financement n’a été conclue, même en l’absence d’un manquement.

[6]               La Directive 210 précise de plus, à la section 8.1 :

8.1 Nécessité de recourir à la GEFSA

La nécessité de recourir à la GEFSA est déterminée en application du processus d’évaluation des manquements, énoncé dans la Directive sur la gestion des manquements. La GEFSA sera considérée comme la meilleure stratégie de gestion des manquements à suivre dans les circonstances suivantes :

•manquement à risque élevé : l’évaluation des manquements détermine que le niveau de risque global du manquement du bénéficiaire est élevé;

•le bénéficiaire refuse ou est incapable de rectifier le manquement;

•la mise en œuvre du plan d’action de la gestion, dans le délai requis, ne donne pas les résultats escomptés;

•d’autres circonstances extraordinaires dictent le recours à la GEFSA.

III.             Les faits

[7]               En 2011, le ministre et la PNT ont conclu une EFBA qui devait demeurer en vigueur jusqu’au 31 mars 2014.

[8]               Le 13 mars 2013, la PNT a signé une entente modifiant l’EFBA pour l’exercice 2013‑2014. La demanderesse soutient avoir eu quelques réserves au sujet des modifications suggérées, dont les suivantes : (i) l’absence de consultation, (ii) le fait que l’entente accordait au ministre un pouvoir discrétionnaire plus étendu, (iii) un financement insuffisant et (iv) l’obligation que le Conseil effectue un audit consolidé. La demanderesse prétend de plus que l’entente modificatrice a été signée [traduction« sous réserve et dans l’intention d’assurer un financement intérimaire pendant que [AADNC] et Thunderchild tentaient de régler l’impasse ».

[9]               À l’automne de 2013, AADNC a annoncé un certain nombre de changements aux EFBA types et, le 6 novembre 2013, il a envoyé une lettre invitant les dirigeants de la PNT à une rencontre/une discussion d’envergure régionale sur les changements proposés. Un certain nombre d’autres Premières Nations allaient être également invitées à cette rencontre.

[10]           Le 15 novembre 2013, Delbert P. Wapass, chef de la PNT, a informé le ministre qu’aucun représentant de la PNT ne serait présent à la rencontre. Dans sa lettre, le chef Wapass a déclaré :

[traduction]

Il va sans dire que j’ai été très découragé d’apprendre que le bureau régional de la Saskatchewan de votre ministère organisait des séances d’information sur encore d’autres modifications à l’EGF [aussi appelée l’EFBA]. Il est prévu que ces séances aient lieu même si nous n’avons pas discuté des modifications à apporter à l’actuelle EGF, que nous avons signée sous la contrainte. Le seul moyen de faciliter de telles discussions serait de mettre en œuvre une table de processus bilatéral regroupant les Nations visées par un traité et l’État du Canada.

Je vous informe que la Première Nation Thunderchild n’assistera à aucune de ces séances d’information, tant que l’on n’aura pas traité des modifications actuelles à l’EGF.

[11]           Le 19 novembre 2013, lors de la rencontre, des représentants d’AADNC ont remis aux participants des documents de base, des modèles d’entente, des outils de travail et d’autres documents. AADNC a entendu et noté diverses réserves exprimées sur les changements apportés au modèle d’EFBA et il a plus tard rédigé un document qui a été transmis à l’Administration centrale d’AADNC. Ce document fait état des préoccupations suivantes, parmi d’autres :

1.      les Premières Nations doivent souvent compléter les programmes d’AADNC par leurs propres revenus pour répondre aux besoins de leurs collectivités;

2.      le processus décisionnel et d’approbation que propose AADNC est peu pratique et il retarde l’approbation des projets;

3.      la préparation d’audits consolidés est un lourd fardeau, et aucun financement supplémentaire n’est prévu à cette fin;

4.      les Premières Nations veulent que les audits consolidés soient utiles et visent un objectif précis, et elles aimeraient avoir l’occasion d’aider à déterminer les secteurs sur lesquels ils sont axés.

[12]           AADNC a apporté trois changements au modèle d’EFBA à la suite des recommandations des dirigeants des Premières Nations :

1.      dans les « attendus », la référence faite aux traités a été modifiée de façon à faire ressortir le fait historique que les traités avaient été signés avec Sa Majesté la Reine du chef du Canada;

2.      dans les « attendus » portant sur la relation fiduciaire, c’est l’expression « membres des Premières Nations » qui a été employée car ce type d’entente doit être utilisée pour les Premières Nations (qui préfèrent ce terme, plutôt que « bandes indiennes » ou « bénéficiaires »);

3.      les sections 3.1 et 6.1 du modèle d’entente ont été révisées de façon à préciser qu’on ne pouvait pas s’en servir pour ajouter de nouvelles exigences en matière de production de rapports ou en changer la fréquence.

[13]           Mme Anna Fontaine, direction générale de la région de la Saskatchewan d’AADNC, allègue dans son affidavit qu’il y a plusieurs autres propositions émanant des Premières Nations de la province que [traduction« AADNC étudie encore de manière attentive ». La demanderesse reconnaît aussi dans son mémoire des faits et du droit que [traduction] « à l’heure actuelle, les consultations et les négociations sur les ententes de financement se poursuivent avec d’autres nations ».

[14]           Le 15 décembre 2013, AADNC a mis en ligne sur son site Web l’EFBA type de 2014‑2015. Le 21 février 2014, la PNT a reçu directement une EFBA type de 2014‑2015 et AADNC lui a demandé de la signer.

[15]           Le 6 mars 2014, après une rencontre avec les aînés et les membres de la collectivité en général, les dirigeants de la PNT ont adopté une résolution prévoyant de ne pas signer l’entente de financement de 2014-2015. Le 7 mars 2014, PNT a fait part de sa décision à AADNC.

[16]           Le 11 mars 2014, les représentants de la PNT ont rencontré ceux d’AADNC en vue de régler l’impasse. Mme Fontaine a informé la PNT qu’AADNC ne lui transfèrerait pas de fonds sans une EFBA signée. Elle a également mentionné qu’il fallait d’une certaine façon que le financement des programmes se poursuive et que, si l’entente n’était pas signée, il allait peut-être falloir nommer un SAEF. Elle a également mentionné qu’une personne-ressource spécialisée pouvait être nommée. Elle allègue dans son affidavit que par [traduction« personne-ressource spécialisée », elle voulait dire un SAEF. Pour sa part, le représentant de la PNT se souvient que la suggestion de nommer une [traduction« personne-ressource spécialisée » était distincte d’un SAEF. La PNT allègue qu’une personne-ressource spécialisée a été évoquée comme possibilité lorsque la PNT a fait valoir qu’un SAEF serait une solution qui ne conviendrait pas car la PNT n’avait pas causé de manquement à son entente de financement. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si la PNT a été informée à l’avance qu’un SAEF serait nommé si ses représentants refusaient de signer l’EFBA.

[17]           Mme Fontaine allègue qu’au cours de cette réunion, les représentants des deux parties ont étudié la possibilité de désigner un conseil tribal régional qui servirait de mécanisme pour la remise des fonds ou de demander au Treaty 6 Education Council d’intervenir en vue de fournir certains des programmes aux membres de la PNT. Mais cette dernière a rejeté ces options.

[18]           Une autre option, proposée par la PNT, était que sa directrice financière, Sheila Sutherland, soit nommée comme cogestionnaire ou à titre de personne-ressource spécialisée. Cette option a été rejetée par AADNC, parce qu’elle ne répondrait pas au besoin de disposer d’une entente de financement signée.

[19]           Le 17 mars 2014, le chef Wapass a été informé qu’un SAEF, choisi par appel d’offres, allait être nommé pour fournir des programmes et des services aux membres de la PNT.

[20]           Le 25 mars 2014, M. Robert Harvey, directeur général associé de la région de la Saskatchewan d’AADNC, a informé la PNT qu’Evan Schemenauer, CA Professional Corporation (ESPC) avait été nommée comme SAEF pour la PNT.

[21]           Le 27 mars 2014, le chef Wapass, s’exprimant au nom de la PNT, a envoyé une lettre par laquelle il faisait part de son désaccord à l’égard de la nomination d’un SAEF.

[22]           La PNT allègue que le 1er avril 2014, ESPC n’était pas encore organisé comme il faut pour fournir les programmes et les services prévus. En conséquence, la PNT a remis des chèques et fourni aussi des programmes et des services pendant un certain temps. D’après ce que j’ai compris, ESPC a plus tard remboursé ces dépenses à la PNT.

IV.             La décision

[23]           Dans la lettre du 26 mars 2014 qui faisait officiellement part à la PNT de la nomination d’un SAEF, AADNC a mentionné que cette décision avait été prise dans le but de garantir que l’on continuerait de fournir aux membres de la PNT les programmes et les services d’AADNC.

[24]           AADNC allègue avoir tenu compte du risque que des programmes et des services ne soient pas fournis le 1er avril 2014. Mme Fontaine affirme dans son affidavit :

[traduction

J’ai pris la décision de nommer ESPC comme SAEF parce que le conseil de bande de la PNT avait refusé de manière absolue et catégorique de signer les EFBA types qui étaient disponibles pour la période débutant le 1er avril 2014. Cela ne laissait aucun mécanisme permettant d’administrer et de fournir aux membres de la PNT les programmes et les services financés par AADNC, sauf par la voie d’une intervention gouvernementale. Avant de prendre ma décision, j’ai examiné si la PNT avait la capacité financière de fournir les programmes et les services sans bénéficier du financement d’AADNC. J’ai jugé, en me fondant sur un examen des états financiers audités consolidés de la PNT pour 2012-2013, qu’il ne s’agissait pas d’une option. La PNT n’avait pas assez de revenus de source autonome pour fournir les programmes et les services. Je suis donc arrivée à la conclusion que, sans la nomination d’un SAEF, il y avait un risque que la santé, la sécurité ou le bien-être des membres de la PNT soient compromis à compter du 1er avril 2014.

V.                Les questions en litige

[25]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.      Le ministre a-t-il commis une erreur en nommant un SAEF?

2.      Le ministre a-t-il omis d’observer les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale?

VI.             L’analyse

A.                La norme de contrôle applicable

[26]           Je conviens avec la défenderesse que la décision de nommer un SAEF en raison du refus de la demanderesse de signer l’EFBA doit être contrôlée selon la norme de la raisonnabilité (Nation Cri de Kehewin c Canada, 2011 CF 364, aux paragraphes 16 à 18 (Kehewin); Bande indienne Tobique c Canada, 2010 CF 67, au paragraphe 56 (Tobique)). La Cour déterminera donc si la décision de nommer un SAEF appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[27]           Pour ce qui est de la question de la justice naturelle ou de l’équité procédurale, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique (Kehewin, au paragraphe 15; Tobique, au paragraphe 66).

B.                 Le ministre a-t-il commis une erreur en nommant un SAEF?

[28]           La PNT fait valoir qu’il était déraisonnable de nommer un SAEF parce qu’elle ne s’était pas conformée à l’EFBA. Elle ajoute qu’il n’y avait [traduction« aucun fondement légal ou de principe permettant de déterminer que Thunderchild se trouvait en situation de manquement ». En fait, les parties conviennent que la PNT ne se trouve pas - et ne se trouvait pas - dans une telle situation. Mais le manquement n’est pas la véritable question en litige puisque la décision contestée n’a pas été fondée sur une conclusion de manquement.

[29]           Je suis conscient que la décision de nommer un SAEF revêt une grande importance, car elle retire à la PNT le droit de gérer ses propres affaires financières (Tobique, au paragraphe 71). De plus, comme l’a expliqué le juge Phelan dans la décision Première Nation d’Attawapiskat c Canada, 2012 CF 948, au paragraphe 59, une EFBA est « essentiellement un contrat d’adhésion imposé […] comme condition de ce soutien financier ». Cependant, les décisions que rend AADNC « en matière de financement et d’administration des fonds versés sont de nature très discrétionnaire » (Tobique, au paragraphe 69).

[30]           Aux termes de la section 4.0 de la Directive 210, un SAEF peut être nommé quand « l’entente de financement qui devrait normalement exister […] n’est pas en place ». Par ailleurs, dans l’affaire Kehewin, le ministre avait décidé de ne pas conclure une EFBA avec la demanderesse « en raison des continuels manquements non corrigés » dans le cadre de l’entente précédente. Dans Kehewin, après une analyse des faits particuliers de cette affaire, le juge Phelan a décrété que la décision du ministre de nommer un SAEF était raisonnable (au paragraphe 30). C’est donc dire qu’un SAEF peut être nommé dans des situations où aucune entente de financement n’a été signée. Je reconnais que la Directive 210 est une politique interne et non un texte de loi contraignant, mais je suis d’avis qu’AADNC peut nommer un SAEF même en l’absence de tout manquement, si cette mesure est nécessaire pour garantir qu’il n’y aura pas d’interruption des programmes et des services fournis aux membres d’une Première Nation.

[31]           Pour rendre sa décision dans la présente affaire, AADNC a été obligée de soupeser non seulement l’intérêt des membres de la PNT, mais aussi l’importance des fonds publics en jeu et l’urgence de la situation. (Tobique, au paragraphe 61). La nomination d’un SAEF a pour but de garantir que l’on ne perturbe pas des programmes et des services essentiels et que l’on protège les fonds publics (Wawatie c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2009 CF 374, au paragraphe 40 (Wawatie)). En l’espèce, AADNC a jugé de manière raisonnable qu’il aurait été inapproprié de transférer des fonds publics à la PNT en l’absence d’une entente de financement. Il était également raisonnable de la part d’AADNC de conclure à la fois que l’EFBA ne serait pas signée avant le début de l’exercice 2014-2015 et que, en l’absence d’une telle entente, il était nécessaire de trouver une solution de rechange pour fournir des programmes et des services essentiels aux membres de la PNT. Cette dernière a pris la ferme décision de ne pas signer l’EFBA proposée. De plus, AADNC a examiné les états financiers audités consolidés de la PNT pour l’exercice 2012-2013 et en a conclu que la PNT n’avait pas la capacité financière de fournir les programmes et les services sans une aide financière d’AADNC.

[32]           La PNT a fait valoir qu’elle était capable de financer les programmes et les services en question et que, en fait, c’est ce qu’elle avait fait brièvement après la fin de l’EFBA de 2013‑2014, mais avant que le SAEF soit en place. Il semble toutefois évident que la capacité de la PNT de financer des programmes et des services sans le concours financier d’AADNC n’aurait été que de courte durée. La PNT ne conteste pas qu’elle aurait eu besoin d’une aide financière externe pour assurer les programmes et les services à plus long terme.

[33]           AADNC a envisagé d’autres solutions avant de nommer un SAEF pour s’assurer que l’on fournirait sans interruption des programmes et des services sociaux aux membres de la PNT. Comme il a été mentionné plus tôt, les solutions proposées comprenaient les suivantes : (i) nommer un conseil tribal régional qui interviendrait et servirait de mécanisme de distribution des fonds; (ii) demander au Treaty 6 Education Council d’intervenir et de fournir certains des programmes aux membres de la PNT; (iii) nommer la directrice financière de la PNT comme cogestionnaire ou personne-ressource spécialisée. Aucune de ces options n’était faisable.

[34]           Après avoir examiné la totalité des documents que les parties ont produits, je suis d’avis qu’AADNC a fait de sérieux efforts pour trouver une solution de rechange et conclure une entente avec la PNT en vue du financement de ses programmes et services.

[35]           La PNT fait valoir qu’elle est capable de gérer ses propres finances. Je suis d’accord. Cependant, dans le cas présent, l’absence d’une EFBA est un facteur déterminant.

[36]           À mon avis, compte tenu des circonstances, la décision de nommer un SAEF en vue de veiller à la fourniture de programmes sociaux essentiels est raisonnable et elle appartient aux issues possibles et acceptables.

C.                 Le ministre a-t-il omis d’observer les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale?

[37]           Je conviens avec la demanderesse que, pour rendre sa décision, le ministre avait une obligation administrative d’agir équitablement. Ainsi qu’il est mentionné dans la décision Simon c Canada (Procureur général), 2013 CF 1117, au paragraphe 144 :

La Cour reconnaît que les demandeurs avaient le droit d’être traités équitablement sur le plan procédural; cependant, pour déterminer l’ampleur de cette obligation, il faut tenir compte des cinq facteurs établis dans l’arrêt Baker [Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]]. Il convient de rappeler ces facteurs :

(1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

(2) la nature du régime législatif;

(3) l’importance de la décision pour les personnes visées;

(4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;

(5) les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même.

[38]           Je signale, en gardant à l’esprit les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, l’observation qu’a faite la demanderesse, à savoir que le ministre a omis d’observer les principes de justice naturelle, car il était [traduction« tout à fait raisonnable de la part de la PNT de s’attendre à ce que des consultations et négociations sérieuses aient lieu avant qu’elle signe une “entente” au nom de sa collectivité au sujet de questions cruciales pour son bien-être ». Citant Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511 et Première Nation Tlingit de Taku River c Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 RCS 550, la demanderesse fait valoir que le ministre a manqué à son obligation de négocier l’EFBA de bonne foi.

[39]           Il y a au moins deux questions à garder à l’esprit relativement à cet argument de la demanderesse. Premièrement, la présente demande vise le contrôle judiciaire de la décision du ministre de nommer un SAEF. Il ne s’agit pas d’un contrôle du processus par lequel AADNC a répondu aux préoccupations des Premières Nations de la Saskatchewan au sujet de l’EFBA concernant l’exercice 2014-2015. Deuxièmement, même s’il s’agissait effectivement d’un contrôle du processus par lequel AADNC répondait aux préoccupations des Premières Nations de la Saskatchewan, il reste que la PNT a décidé de ne pas prendre part à ce processus.

[40]           Je conviens avec la défenderesse que la PNT ne peut pas refuser de prendre part au processus de consultation et invoquer ensuite ce fait pour faire valoir qu’on ne l’a pas consultée de manière importante et sérieuse (Première Nation crie Mikisew c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, au paragraphe 65). Ce serait là imposer un fardeau impossible à AADNC s’il était possible d’invoquer un tel argument sur ce fondement. Même si AADNC n’a mis en œuvre que trois recommandations formulées par les dirigeants des Premières Nations lors des discussions/rencontres de novembre 2013, et même si les modifications apportées étaient, pourrait-on dire, mineures par rapport à celles dont les Premières Nations avaient fait état, ces faits ne sont pas suffisants pour établir qu’AADNC n’a pas engagé de consultations sérieuses avec les Premières Nations de la Saskatchewan.

[41]           De plus, AADNC a poursuivi les discussions avec la PNT au sujet de l’EFBA après les consultations de novembre 2013. Elle a publié la version modifiée de l’EFBA type sur son site Web en décembre 2013 et elle l’a ensuite transmise directement à la PNT en février 2014. Il y a également eu plusieurs réunions et d’autres discussions en mars 2014 au sujet de : (i) la nécessité d’avoir un arrangement de financement en place avant la fin de l’EFBA en vigueur et (ii) le fait de tenter de trouver un arrangement subsidiaire sur lequel les parties pouvaient s’entendre. Je suis persuadé que, lors de ces discussions, la PNT était raisonnablement au courant qu’on lui retirerait la gestion des programmes et des services fournis à ses membres si une entente n’était pas conclue. Je suis également persuadé qu’AADNC a fait des efforts raisonnables pour obtenir l’accord de la PNT sur une EFBA et qu’en agissant de la sorte elle n’a manqué à aucun principe de justice naturelle ou d’équité procédurale.

[42]           La PNT fait valoir qu’il aurait fallu lui envoyer plus tôt l’EFBA afin qu’elle puisse disposer d’une période de négociation raisonnable. Compte tenu des positions respectives des parties à l’époque, ainsi que du temps qui s’est écoulé depuis lors, je suis persuadé que ni une période de négociation additionnelle ni un préavis plus long pour l’imposition d’un SAEF n’auraient amené les parties à conclure une entente.

[43]           La PNT fait également valoir que le genre de consultations collectives qu’AADNC a menées en novembre 2013 avec un groupe formé de nombreuses Premières Nations était insuffisant pour qu’elles soient qualifiées de sérieuses et que, pour être sérieuses, les consultations auraient dû être menées à titre individuel. Selon moi, AADNC n’était pas obligé de mener des consultations distinctes avec chaque Première Nation. Quoi qu’il en soit, selon mon interprétation, la principale objection de la PNT à l’égard des consultations qu’AADNC a menées en novembre 2013 n’était pas que ces dernières étaient collectives, mais plutôt qu’elles introduisaient de nouvelles modifications à l’EFBA relative à l’exercice 2014-2015, alors que les réserves de la PNT au sujet de l’EFBA relative à l’exercice 2013-2014 n’avaient pas encore été réglées.

[44]           La PNT soutient que [traduction« [l]e ministre a omis d’observer les principes d’équité procédurale en ne se conformant pas aux lignes directrices et aux procédures qu’il est tenu de suivre ». À l’appui de cet argument, la PNT cite la Politique de la prévention et gestion des manquements 2013 d’AADNC et elle se fonde plus précisément sur les sections 4.2, 5.1 et 5.2.2 de ce document. En général, ces sections ne s’appliquent pas à la présente affaire, car la PNT n’était pas en situation de manquement. Dans la mesure où ce document de principe s’applique à la présente affaire, je suis d’avis qu’en raison de l’échec des efforts faits pour en arriver à une entente négociée et du fait que la date d’expiration de la précédente EFBA, soit le 31 mars 2014, approchait, la nomination d’un SAEF était une mesure de dernier recours raisonnable (conformément à la section 5.2.2). Je suis également convaincu qu’aucune solution moins intrusive (conformément à la section 4.2) n’était disponible.

[45]           La PNT soutient que le ministre a omis de s’acquitter de son obligation de consultation et d’accommodement. Dans la mesure où il en existait une en l’espèce, cette obligation était d’une portée restreinte (Wawatie, au paragraphe 40; Kehewin, au paragraphe 26). Je suis d’avis que, dans la présente affaire, la défenderesse n’a pas omis de consulter la PNT. Comme l’a mentionné le juge Phelan dans la décision Kehewin, aux paragraphes 19, 20, 25 et 26 :

19. Les demandeurs ont soutenu qu’ils avaient le droit de recevoir un préavis les informant de la nomination d’un séquestre-administrateur. Peu importe si la Cour examine la question conformément aux règles du droit public, en appliquant les facteurs dans Baker c. Canada, [1999] 2 RCS 817, ou du droit contractuel, le résultat sera le même : aucun préavis n’est requis.

20. Suivant les règles du droit public, la politique en vertu de laquelle les fonds ont été accordés ne prévoyait pas de préavis. La politique actuelle, contrairement à celle dont il était question dans la décision Tobique, ne prévoit pas d’étapes procédurales, mais requiert seulement de « donner avis de la décision prise ». Ni la politique, ni les faits de l’espèce ne permettent aux intéressés de conclure à l’existence d’une attente légitime de recevoir un préavis.

[…]

25. Il faut tenir compte des droits affectés avant de conclure à l’existence de l’obligation de consulter. Comme il a été statué dans Wawatie c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2009 CF 374, il n’existe pas de lien entre la nomination d’un séquestre-administrateur et l’autonomie politique des Indiens. Le juge Harrington a résumé comme suit la situation, laquelle s’applique également à la présente espèce.

40 […] La conséquence de la nomination d’un séquestre‑administrateur a été de retirer temporairement les responsabilités administratives du conseil de bande en ce qui a trait à la prestation de programmes et de services à la communauté. Cette nomination visait à protéger les deniers publics et à garantir que les programmes et services essentiels n’étaient pas interrompus, comme ils l’ont été dans les années passées. Les biens et les responsabilités qui ne relèvent pas des ententes de financement ne sont pas affectés par la nomination d’un séquestre‑administrateur et sont toujours contrôlés par la bande.

26. Même s’il y avait obligation de consulter, elle figurerait au bas de l’échelle applicable à la consultation à cause de la faiblesse des droits autochtones revendiqués et du fait que les effets préjudiciables potentiels sont temporaires (Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, au paragraphe 39).

[Non souligné dans l’original.]

[46]           Il s’ensuit que, selon moi, le ministre n’a omis ni d’observer les principes de justice naturelle ni de s’acquitter de son obligation de consultation et d’accommodement.

VII.          Conclusion

[47]           Je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée, avec dépens.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-791-14

 

INTITULÉ :

PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD,
REPRÉSENTÉE PAR SES CHEF ET CONSEIL DÛMENT ÉLUS c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN
(ÉGALEMENT APPELÉ LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD DU CANADA)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 3 décembre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Collin K. Hirschfeld

 

POUR LA demanderesse

 

Gwen MacIsaac

Thor Kristiansen

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McKercher LLP

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LA demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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