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Date : 20150218


Dossier : IMM-447-14

Référence : 2015 CF 206

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2015

En présence de monsieur le juge Annis

Dossier : IMM-447-14

ENTRE :

TAGUHI ASOYAN

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée conformément au  paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LRC 1985, c C‑29 [la LIPR ou la Loi], à l’encontre de la décision rendue le 26 novembre 2013 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] en poste à l’ambassade du Canada à Moscou, en Russie [l’ambassade], a rejeté la demande de résidence permanente au Canada de la demanderesse [la demande].

[2]               La demanderesse cherche à faire annuler le jugement et à faire renvoyer sa demande à un autre agent de visa pour nouvel examen.

[3]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.                Contexte

[4]               La demanderesse, une citoyenne d’Arménie, a présenté une demande de résidence permanente le 16 novembre 2012. Elle a fourni à Citoyenneté et Immigration Canada l’adresse courriel « taguhi_a@yahoo.com » [l’adresse de courriel] aux fins de toutes les communications afférentes à sa demande.

[5]               La demande a été transmise à l’ambassade le 8 février 2013. Datée du 14 février 2013, une note inscrite au Système mondial de gestion des cas [SMGC] indiquait [traduction] « qu’il manquait de l’information dans l’historique personnel de la demanderesse principale ». La note consignée dans le SMGC indiquait qu’un courriel avait été envoyé à l’adresse de courriel de la demanderesse le 14 février 2013, lui demandant à elle et à sa famille de fournir des formulaires à jour, et un formulaire Annexe A – Antécédents / Déclaration [les formulaires] pour sa part dans les 30 jours. Le courriel précisait que ces renseignements étaient nécessaires au traitement de la demande et que si la demanderesse ne répondait pas ou si elle ne donnait pas suite à la requête dans le délai prescrit, la demande pourrait être refusée.

[6]               La demanderesse affirme qu’elle s’est enquise par courriel de l’état de sa demande auprès du Bureau de réception centralisée des demandes de Sydney [CIC Sydney], le 4 mars 2013, parce qu’elle n’avait pas reçu d’accusé de réception de sa demande. Elle a ensuite reçu un courriel de CIC Sydney, le 19 mars 2013, lui transférant l’accusé de réception en question, qui avait été envoyé le 7 janvier 2013 et qu’elle n’aurait jamais reçu. Les notes du SMGC viennent corroborer cette version des faits.

III.             Décision contestée

[7]               Dans une lettre datée du 26 novembre 2013, l’agent a avisé la demanderesse que sa demande de résidence permanente avait été rejetée parce qu’elle n’avait pas fourni les documents requis. La lettre de refus a été envoyée à l’adresse de courriel de la demanderesse, et cette dernière a reçu la lettre.

[8]               La lettre de refus précise que l’agent a envoyé un courriel à l’adresse de courriel de la demanderesse, le 14 février 2013, lui demandant de produire des formulaires, l’informant de la date limite pour communiquer avec l’ambassade ou fournir les documents demandés, et lui soulignant les conséquences du refus de se conformer à la requête.

[9]               L’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni les renseignements demandés, qui étaient nécessaires pour déterminer si elle et sa famille étaient admissibles au Canada, dans les 30 jours requis ou dans un délai raisonnable. Par conséquent, l’agent a rejeté la demande, conformément au paragraphe 11(1) de la Loi.

[10]           Ne comprenant pas ce qui s’était passé, la demanderesse a contacté l’ambassade le 28 novembre 2013 pour l’informer qu’elle n’avait pas reçu d’avis ou de courriel de l’ambassade lui demandant de fournir les formulaires. Elle a de nouveau communiqué avec l’ambassade le 2 décembre 2013 pour faire remarquer qu’il était déjà arrivé par le passé qu’elle ne reçoive pas une communication de CIC (faisant référence à l’accusé de réception) et que, logiquement, elle n’aurait pas demandé des nouvelles sur l’état de sa demande le 4 mars 2013 si elle avait reçu le courriel du 14 février 2013.

[11]           Le 27 janvier 2014, l’avocat de la demanderesse a présenté à l’ambassade une deuxième demande de réexamen, soulignant que la seule explication plausible pour laquelle la demanderesse n’aurait pas respecté ses obligations était une [traduction] « erreur de forme ». La déclaration suivante de la demanderesse était jointe à la lettre : [traduction] « Mon adresse de courriel Yahoo taguhi_a@yahoo.com est toujours valide et en service, et je m’en sers à ce jour […], ainsi un problème technique a dû se produire […] » La note au SMGC à cet égard indique que la demanderesse n’a pas fourni d’élément de preuve qu’un problème de forme a eu lieu et [traduction] « qu’aucune notification que la livraison du courriel avait échoué ou qu’il ne pouvait être livré n’avait été reçue ». L’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu qu’il y avait un motif valable pour rouvrir la demande et qu’il estimait toujours que la demanderesse n’avait pas respecté ses obligations à l’égard de la demande de renseignement de l’ambassade.

IV.             Dispositions législatives

[12]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

[…]

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

16. (1) L’auteur d’une demande au titre de la présente loi doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous éléments de preuve pertinents et présenter les visa et documents requis.

[…]

16. (1) A person who makes an application must answer truthfully all questions put to them for the purpose of the examination and must produce a visa and all relevant evidence and documents that the officer reasonably requires.

V.                Questions en litige

[13]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève la question suivante :

1.      L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’équité en ne fournissant pas à la demanderesse un avis convenable et une véritable possibilité de répondre à la demande de renseignement?

VI.             Norme de contrôle

[14]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à l’analyse relative à la norme de contrôle lorsque la norme applicable à une question particulière est bien établie par la jurisprudence, une cour de révision peut l’adopter sans autre analyse (Dunsmuir, au paragraphe 57).

[15]           La question de savoir si l’agent a fourni à la demanderesse une véritable possibilité de répondre à ses préoccupations en est une d’équité procédurale (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 856 [Patel]; Yazdani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 885, 374 FTR 149, au paragraphe 23 à 25 [Yazdani]; Zare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1024, [2012] 2 RCF 48 [Zare]).

[16]           Les questions d’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43). Cela signifie que si l’agent a manqué à son devoir d’équité procédurale envers le demandeur, la Cour doit intervenir (Abboud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 876 [Abboud]).

VII.          Analyse

[17]           Dans la décision Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 935 [Kaur], au paragraphe 12, le juge Barnes a précisé quelle est la partie qui doit assumer les conséquences d’un problème de communication dans un cas mettant en jeu un courriel :

En résumé, lorsqu’une lettre est envoyée correctement par un agent des visas à une adresse (électronique ou autre) fournie par un demandeur, que cette adresse n’a pas fait l’objet d’une révocation ou d’une révision, et qu’on n’a reçu aucun indice de la possibilité que la communication ait échoué, le risque de défaut de livraison repose sur les épaules du demandeur, et non du défendeur. Par conséquent, la présente demande doit être rejetée.

[Non souligné dans l’original]

[18]           Comme la demanderesse s’est enquise par courriel de l’état de sa demande auprès de CIC Sydney, le 4 mars 2013, parce qu’elle n’avait pas reçu d’accusé de réception pour sa demande, ce qui se trouve à l’intérieur du délai prescrit de 30 jours dont disposait la demanderesse pour faire parvenir la mise à jour de ses renseignements, il est évident que le défendeur a eu une indication qu’elle n’avait pas reçu le courriel du 14 février.

[19]           Dans les circonstances, le risque de défaut de livraison a été transféré au défendeur. Celui‑ci a donc failli à son devoir d’équité procédurale en rejetant la demande sans s’être assuré que la demanderesse avait bien reçu le courriel lui demandant de l’information supplémentaire.

De plus, je fais mienne la décision Yazdani selon laquelle le demandeur  ne devrait pas avoir à assumer la responsabilité du défaut de livraison d’un courriel. Il paraît excessivement sévère de faire assumer le risque au demandeur qui a déposé correctement sa demande et fourni une adresse de courriel valide, sans aucune preuve de défaillance, et qui attendait d’autres instructions supplémentaires au moment où sa demande a été rejetée sans examen au fond. Je souscris également à la décision Zare selon laquelle il serait injuste pour le demandeur, et ce, dans de nombreuses situations, qu’aucune responsabilité n’incombe au défendeur à l’égard de la livraison d’une communication, surtout si ce dernier n’a pas mis en place de mesures de protection pour parer à la possibilité de défaillance de la transmission de courriels, soit des fonctions offertes par le programme de gestion de courriels.

[20]           J’aimerais apporter deux précisions quant à la jurisprudence relative au défaut de livraison de courriels. D’abord, il importe de bien comprendre pourquoi la règle générale visant les communications électroniques a été inversée par rapport à celle du courrier ordinaire. Au départ, il incombait à l’expéditeur de veiller à ce que sa communication se rende au destinataire, ce qui expliquait le recours au courrier recommandé pour s’acquitter du fardeau de la preuve. Avec l’arrivée des télécopieurs par contre, la responsabilité de prouver qu’une communication avait échoué est passée au destinataire. Selon les protocoles techniques d’envoi et de réception de télécopies ‑ où les deux télécopieurs se communiquent les détails de la transmission ‑, du moment où le télécopieur de réception accuse réception, il est raisonnable que l’expéditeur explique pourquoi il n’aurait pas reçu le document.

[21]           Dans le cas de l’envoi de courriels, il n’existe aucune mesure de fiabilité similaire, où l’ordinateur de réception communique avec l’ordinateur d’envoi. Dans la décision Zare, un expert en communication par courriel a décrit les lacunes de ce type de communication. Bien que je reconnaisse que l’on ne peut normalement pas se fier à un élément de preuve fourni dans le cadre d’une autre demande, j’estime toutefois que l’on peut lui accorder un certain poids si un autre juge de la Cour le tient pour avéré en présence d’une question similaire qui se pose dans le cadre d’une procédure dans laquelle la production de pièces est requise. Le juge Mandamin s’exprime ainsi aux paragraphes 26 et 27 de ses motifs :

[26]      Ray Xiangyang Wang est un informaticien qui compte dix années d’études universitaires dans le domaine des sciences informatiques et est titulaire d’un baccalauréat en sciences, d’une maîtrise en sciences et d’un doctorat. Il travaille dans le domaine depuis 17 ans et a occupé des postes de programmeur, gestionnaire de projets, analyste en informatique de gestion et consultant en applications. Ses titres de compétences n’ont pas été contestés et il n’a pas été contre‑interrogé sur son affidavit. Je suis disposé à l’accepter comme expert possédant des connaissances en sciences informatiques et il peut offrir un témoignage d’opinion à propos de l’utilisation des communications par courriel.

[27]      M. Wang a déclaré qu’un courriel est livré par protocole SMTP par l’entremise de fournisseurs d’accès Internet. Selon lui, [traduction] « [o]n sait fort bien que le service de courrier initial offre des mécanismes limités pour assurer le suivi d’un message transmis et n’offre aucun mécanisme pour vérifier qu’il a été remis ou lu. Ainsi, chaque serveur de courrier doit poursuivre l’envoi ou envoyer un avis d’échec (avis de non-livraison), mais les bogues logiciels et les défaillances du système peuvent tous deux causer la perte des messages. »

[22]           De plus, nous avons depuis environ un an pris connaissance d’un nombre faramineux de cas d’interceptions de communications Internet de citoyens ordinaires par des agences gouvernementales internationales, en plus des cas médiatisés de piratage et d’interception illégale de communications électroniques par des individus et des organisations. À mon avis, le fait qu’une organisation tierce puisse maintenant accéder aux courriels des citoyens ordinaires vient miner la fiabilité de la transmission des messages aux destinataires voulus.

[23]           Ensuite, si le destinataire de courriels doit maintenant s’acquitter du fardeau, j’estime que le défendeur est au minimum requis de mettre en œuvre tous les mécanismes raisonnables offerts par les programmes de courriels pour veiller à ce que ses communications importantes soient bien reçues. Je fais ici référence aux fonctions de demande d’un « accusé de réception » et d’une « confirmation de lecture » offertes par les programmes comme Outlook. Ces options demandent une confirmation au destinataire et assurent ainsi que les messages ont été reçus, grâce à la confirmation qui serait généralement envoyée par toute personne cherchant à obtenir la résidence permanente au Canada.

[24]           Pour appuyer la nécessiter de recourir à ce type d’options, je cite la décision anglaise récente de Bermuth Lines Limited v High Seas Shipping Limited [2006] 1 Lloyd’s Rep 537, où la cour a indiqué au paragraphe 29 que le défaut de demander une confirmation du destinataire prévu est un élément qui peut contredire la conclusion selon laquelle le courriel a bien été reçu :

[traduction]

[29] Cela ne revient pas à dire que d’appuyer sur « Envoyer » est synonyme d’un bon service. Le courriel doit bien entendu être transmis à la bonne adresse du destinataire prévu. Il ne doit pas être rejeté par le système. Si l’expéditeur ne demande pas d’accusé de réception, il peut alors ne pas être en mesure de prouver que la réception a eu lieu. Il se peut par exemple qu’un certain nombre de divisions d’une même entreprise, possiblement dans différent pays, aient plusieurs adresses courriel, ce qui signifie qu’il ne serait pas efficace d’envoyer un courriel à une adresse précise.

[Non souligné dans l’original]

[25]           Le protocole du défendeur qui s’applique aux communications avec les demandeurs n’exige pas un accusé de réception pour les courriels transmis, et ce, malgré l’existence d’une fonction simple et rapide à cet effet. L’importance de l’intérêt personnel d’une personne qui souhaite obtenir le plus tôt possible la résidence permanente au Canada est telle que l’absence de confirmation de réception dans le délai prescrit aurait pour effet d’aviser le ministre que son message ne s’est probablement pas rendu. À tout le moins, on devrait tenter une deuxième fois d’envoyer le courriel. Tout bien considéré, une telle démarche devrait normalement satisfaire toute exigence du défendeur visant à démontrer qu’il a essayé dans la mesure du raisonnable de communiquer avec le demandeur.

VIII.       Conclusion

[26]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande est accueillie. Il n’y a pas de question à certifier aux fins d’un appel.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie. Il n’y a pas de question à certifier aux fins d’un appel.

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Daniel Bergeron, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-447-14

 

INTITULÉ :

TAGUHI ASOYAN c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

10 décembre  2014

 

JUGEMENT et MOTIFS :

Le JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

18 février 2015

 

COMPARUTIONS :

Anabela Cosme

POUR LA DEMANDEresse

TAGUHI ASOYAN

 

Simone Truong

POUR LE DÉFENDEUR

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anabela Cosme

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDEresse

TAGUHI ASOYAN

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

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