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Date : 20150216


Dossier : T-222-13

Référence : 2015 CF 108

[TRADUCTION FRANÇAISE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 février 2015

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

LES LABORATOIRES SERVIER

ET

SERVIER CANADA INC.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

ET

APOTEX INC.

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS
(Version confidentielle du jugement et des motifs publiée le 28 janvier 2015)


I.            Introduction......................................................................................................................... 3

II.          Les parties.......................................................................................................................... 13...........

III.        Les témoins........................................................................................................................ 17

IV.        Que dit l’avis d’allégation?................................................................................................ 31

V.          Le fardeau.......................................................................................................................... 46

VI.        La personne versée dans l’art............................................................................................. 52

VII.      L’interprétation du brevet.................................................................................................. 60

A.    Comment le brevet est-il présenté?............................................................................. 60

B.     Interprétation.............................................................................................................. 90

VIII.    Contrefaçon..................................................................................................................... 123

A.    Contrefaçon : liant.................................................................................................... 125

B.     Contrefaçon : profils de dissolution......................................................................... 138

IX.        Invalidité.......................................................................................................................... 148

A.    Évidence................................................................................................................... 148

(1)                a) La personne versée dans l’art.............................................................. 152

(1)                b) Les connaissances générales courantes............................................... 153

i.          Le gliclazide utilisé pour le traitement du diabète.......................... 153

ii.         Formulation à libération modifiée et altération de la matrice......... 156

iii.       Divisibilité et profil de libération du comprimé.............................. 163

(2)                L’idée originale........................................................................................ 171

(3)                Différences entre l’art antérieur et le concept inventif............................ 176

(4)                Les étapes allaient-elles de soi?................................................................ 177

a)         Les mesures concrètes.................................................................... 194

B.     Utilité........................................................................................................................ 204

(1)                La promesse du brevet............................................................................. 207

(2)                Utilité démontrée..................................................................................... 211

(3)                Prédiction valable..................................................................................... 219

X.          Conclusion....................................................................................................................... 228

XI.        Post-scriptum................................................................................................................... 232

[1]                La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prenant la forme d’une ordonnance d’interdiction, intentée par Les Laboratoires Servier et Servier Canada Inc. [Servier] aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, en sa version modifiée [le RMBAC]. Servier Canada vend au Canada des comprimés de gliclazide de 60 mg à libération modifiée sous le nom de DIAMICRON MR, un médicament employé dans le traitement du diabète. La défenderesse Apotex Inc. [Apotex] veut vendre une version générique du comprimé de gliclazide de 60 mg à libération modifiée. Les demanderesses veulent empêcher le ministre de la Santé de délivrer à Apotex un avis de conformité [AC] jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2,629,670 [le brevet 670].

[2]               Pour les motifs qui suivent, la Cour conclut que la demande doit être rejetée, et les dépens adjugés à Apotex.

I.                   Introduction

[3]               Le gliclazide, le principe actif du produit concerné, a été découvert par Servier. Cette substance n’est pas nouvelle. C’est un hypoglycémiant qui aide à maintenir le niveau de glucose sanguin chez les patients diabétiques en stimulant la sécrétion d’insuline.

[4]               À l’origine, Servier produisait un comprimé de 80 mg à libération immédiate qui avait pour effet de produire, à court terme, une grande quantité de gliclazide dans le plasma. Le comprimé était sécable.

[5]               Une seconde formulation a été mise au point. Il s’agissait, à l’opposé du comprimé de 80 mg, d’un comprimé non sécable et à libération modifiée, offert en doses de 30 mg.

[6]               L’avantage de la libération modifiée réside dans le fait qu’elle vise à éviter qu’il y ait concentration sanguine élevée de courte durée du principe actif. Comparativement à la libération immédiate, elle permet de réduire les « effets de pointe ». Le brevet 670 emploie les termes « libération modifiée » et « libération prolongée ». (Le brevet 670 concerné a été rédigé en français. Les parties faisaient renvoi à une version anglaise rédigée pour le compte d’Apotex, utilisée tout au long de la procédure. Cette version n’a pas été contestée. La version française originale du brevet 670 employait les expressions « libération modifiée du principe actif » et « libération prolongée »).

[7]               Le brevet 670 cherche à revendiquer une nouvelle formulation couvrant le comprimé sécable de 60 mg de gliclazide à libération modifiée. Servier soutient que son brevet se limite à la dose de 60 mg, alors qu’Apotex affirme qu’il n’existe aucune limitation de la sorte. Le comprimé est sécable.

[8]               Selon le brevet, le comprimé comporte trois composants : l’ingrédient pharmaceutique actif (le gliclazide), un dérivé de cellulose et un liant; ces trois éléments constituent des caractéristiques physiques des comprimés. Le brevet est assorti de revendications selon lesquelles le comprimé entier et une fraction de celui-ci présentent un « profil de dissolution identique ». Or, la revendication 1 parle de « profil de dissolution identique », alors que la revendication 15 parle de « profil de dissolution similaire ».

[9]               Apotex soutient que ses comprimés ne contiennent aucun liant, et que ses comprimés ne présentent pas un profil de dissolution identique lorsqu’il s’agit de comparer le comprimé entier à une fraction du comprimé obtenue par la division de celui-ci. Aussi, selon Apotex, le brevet 670 n’est pas violé, car deux des éléments essentiels sont différents.

[10]           L’ordonnance d’interdiction sollicitée en l’espèce ne sera pas délivrée si Apotex démontre l’une de ses allégations selon lesquelles elle ne contrefait pas le monopole accordé par le brevet. Si le comprimé d’Apotex et l’une de ses fractions ne présentent pas des profils de dissolution identiques, son produit ne sera pas visé par le brevet 670 et ne le contrefera donc pas. De même, si le produit d’Apotex ne contient pas de liant, comme le requiert le brevet, la contrefaçon ne sera pas établie. En pareil cas de figure, la question de savoir si le brevet 670 est valide ou pas importe peu puisqu’il n’y aurait pas de contrefaçon.

[11]           Cependant, Apotex fait également valoir que le brevet, tel qu’il se présente, est invalide. Si tel est le cas, il sera manifestement impossible de contrefaire un brevet invalide. D’une manière ou d’une autre, Servier ne peut avoir gain de cause s’il n’y a pas contrefaçon ou que le brevet est invalide.

[12]           Apotex allègue donc que le brevet 670 est invalide, car l’objet défini par une revendication est évident pour la personne versée dans l’art. De même, le brevet devait divulguer une invention nouvelle et utile (définition de l’« invention », article 2 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4), ce qu’il ne fait pas. Pour faire bonne mesure, Apotex soutient aussi que le brevet est invalide parce qu’il manque de spécificité (paragraphes 27(3) et (4) de la Loi sur les brevets) et qu’il est trop général et ambigu. Ces autres arguments sont principalement présentés à titre subsidiaire relativement à l’allégation d’invalidité pour cause d’évidence et d’inutilité.

II.                Les parties

[13]           Servier est une « première personne » au sens du RMBAC. Le 9 septembre 2010, le ministre de la Santé lui a délivré un AC l’autorisant à vendre des comprimés de gliclazide à libération modifiée de 60 mg au Canada sous le nom commercial déposé DIAMICRON MR. Pour obtenir l’approbation réglementaire, Servier a soumis au ministre de la Santé le brevet 670 pour qu’il l’inscrive au registre des brevets qu’il tient en vertu du paragraphe 3(2) du RMBAC.

[14]           Servier Canada est la filiale canadienne de la compagnie Les Laboratoires Servier, qui détient le brevet 670. Conformément au paragraphe 6(4) du RMBAC, Les Laboratoires Servier sont une partie à la présente demande.

[15]           Dans les présents motifs, les demanderesses Servier Canada et Les Laboratoires Servier sont collectivement désignées sous le nom de Servier. Servier a déposé son avis de demande en vue d’intenter la présente instance le 31 janvier 2013.

[16]           La défenderesse Apotex est une « seconde personne » au sens du RMBAC. Elle fabrique et vend des médicaments génériques et a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle [la PADN] auprès du ministre de la Santé afin d’être autorisée à vendre des comprimés de gliclazide à libération modifiée de 60 mg au Canada. La PADN compare le produit d’Apotex au comprimé de DIAMICRON MR de Servier. Conformément au RMBAC, Apotex a signifié à Servier Canada un avis d’allégation [l’AA] daté du 19 décembre 2012 dans lequel elle indique que son produit ne contreferait pas le brevet 670 et que celui-ci est invalide.

III.             Les témoins

[17]           En l’espèce, les parties ont soumis des éléments de preuve par le biais d’affidavits rédigés par plusieurs témoins.

[18]           L’historique de l’invention de Servier a été présenté par M. Patrick Wüthrich, « directeur du centre de développement pharmaceutique » de la société, qui a déposé en qualité de témoin factuel. Il est l’un des inventeurs nommés et se trouve en Europe. Mme Dounia Maizi est la directrice des affaires réglementaires de Servier au Canada. Elle a été présentée comme experte à l’égard du processus réglementaire qu’ont dû respecter Servier et Apotex pour obtenir l’approbation de l’organisme de réglementation, Santé Canada. Son témoignage concernait également son point de vue sur l’interprétation du brevet. Le produit d’Apotex doit être bioéquivalent à celui de Servier pour obtenir l’approbation réglementaire, « ce qui veut nécessairement dire, selon Mme Maizi, que le comprimé entier de 60 mg du produit d’Apotex est un comprimé sécable à libération prolongée qui dans sa forme non subdivisée, possède un profil de dissolution in vivo identique à chacun des demis-comprimés de 30 mg, de sorte qu’il existe une forte similarité entre la biodisponibilité du produit d’Apotex avec le produit DIAMICRON® MR 60 mg de Servier » (paragraphe 71 de l’affidavit de Dounia Maizi daté du 13 septembre 2013).

[19]           Apotex a contesté le témoignage de Mme Maizi parce qu’elle est une employée de la première personne. Invoquant le Code de déontologie régissant les témoins experts (DORS/2010‑176, article 13 (Annexe)), Apotex soutient que l’expert doit être indépendant et objectif (article 2). Mme Maizi ne l’est pas et déclare qu’elle souhaite que son employeur ait gain de cause en l’espèce : elle est en effet une mandataire de Servier. Aux termes du paragraphe 52.2(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, la violation du Code de déontologie peut être sanctionnée par l’exclusion d’une partie ou de la totalité de l’affidavit de l’expert.

[20]           Il me semble que la déclaration de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), 2002 CAF 421, 298 NR 323 est pertinente :

[41]      Au demeurant, la preuve des auteurs des affidavits est entachée d’autres faiblesses. Au moment de souscrire son affidavit, Mme Murphy était dirigeante chez Astra Pharma Inc., l’une des appelantes dans la présente instance, et son témoignage d’« opinion » pouvait être considéré comme la déclaration partiale ou intéressée d’une partie intéressée.

[21]           Cependant, je ne rejetterais pas toute la preuve de Mme Maizi. La partie de sa déposition ayant trait au processus réglementaire de Santé Canada, dans la mesure où il intéresse la présente instance, n’exige pas forcément d’expertise autre qu’une bonne connaissance du règlement applicable. Je note qu’Apotex a offert le témoignage de Duane Terrill, un employé, à une fin similaire. Celui-ci n’a pas témoigné comme expert. Quant à la déposition de Mme Maizi concernant l’interprétation à donner au brevet 670, je l’estime beaucoup plus douteuse. Même s’il est vrai que ma collègue, la juge Tremblay-Lamer, avait conclu que dans les circonstances liées à l’affaire Quadco Equipment Inc. c Timberjack Inc., 2002 CFPI 96, 17 CPR (4th) 224, les employés de la partie concernée pouvaient déposer à titre d’experts, elle a pris soin de noter qu’ils avaient « témoigné avec franchise et d’une manière compétente, et je n’ai décelé aucun parti pris dans le témoignage de l’un ou l’autre ». Notre affaire appelle davantage de prudence, puisque l’employée est en fait une mandataire de Servier et qu’elle a reconnu volontiers qu’elle souhaitait que cette dernière ait gain de cause en l’espèce (contre-interrogatoire de Mme Maizi, question 38). Il s’ensuit que son témoignage relatif à l’interprétation du brevet a peu de poids.

[22]           Servier a présenté deux autres témoins, MM Bodmeier et Marroum, dont je ne saurais remettre en question l’expertise et la capacité à témoigner en qualité d’experts. M. Roland Bodmeier enseigne au département des technologies pharmaceutiques de l’Université libre de Berlin, en Allemagne. Il déclare avoir porté ses recherches sur les systèmes innovants de libération des médicaments, en accordant une importance particulière à la libération contrôlée. Il possède un doctorat en sciences pharmaceutiques. Pour sa part, M. Patrick John Marroum détient un doctorat en pharmacie et a consacré une grande part de sa carrière au sein de la US Food and Drug Administration, où il a [traduction] « travaillé en vue d’identifier des enjeux jugés cruciaux pour la détermination de l’innocuité et de l’efficacité des médicaments » (affidavit de M. Marroum, paragraphe 3). Ses études ont porté sur la pharmaceutique (la science ayant pour objet de préparer des formes galéniques) et la pharmacocinétique, qui étudie l’absorption, la distribution, le métabolisme et l’élimination des substances médicamenteuses.

[23]           La Cour a été priée d’accepter avec circonspection la déposition des experts Marroum et Bodmeier. Il a été reproché à ce dernier d’avoir manqué de franchise lors du contre‑interrogatoire, peut-être jusqu’aux limites de l’agressivité. Quant à M. Marroum, il est allégué que ses compétences ne l’autorisent pas à se prononcer sur des questions d’élaboration de formulation.

[24]           À mon avis, les arguments avancés par Apotex n’offrent aucune raison d’aborder avec prudence l’avis de ces experts. Je suis convaincu qu’ils sont tous deux des experts. Ils ont témoigné lors du contre-interrogatoire de la manière généralement attendue des experts, c’est‑à‑dire sans changer d’avis facilement malgré les manœuvres habiles d’avocats compétents. Comme il a été formulé délicatement dans Phipson on Evidence (JH Buzzard, R May et MN Howard, dir., Phipson on Evidence, 13e éd. (Londres (R.‑U.) : Sweet et Maxwell Ltd, 1982)) :

[traduction] Il est proverbial qu’ils [les experts] sont, peut-être involontairement, partiaux envers la partie qui les appelle, et aussi trop disposés à voir dans des faits neutres la confirmation de théories préconçues : de plus, le soutien ou l’opposition à des hypothèses données peut généralement se démultiplier à volonté. (Paragraphes 27 à 35)

[25]           Par ailleurs, ces deux témoins ont des titres de compétences de premier ordre et une grande expérience dans leur domaine. S’il fallait établir une distinction entre les experts présentés par Apotex et ceux présentés par Servier, ce pourrait être sur la base des informations fournies à chaque série d’experts, les seconds ayant apparemment reçu plus d’indications sur les questions intéressant l’instance que les premiers. Il y a plus de trente ans, lord Wilberforce faisait observer dans Whitehouse v Jordan, [1981] 1 All ER 267, à 276b, HL) :

[traduction] Bien qu’un certain degré de consultation entre les experts et les conseillers juridiques soit tout à fait convenable, la preuve d’expert présentée à la Cour doit être et sembler être le produit indépendant de l’expert, dont la forme ou la teneur n’a pas été influencée par les exigences du litige. Dans la mesure où elle ne l’est pas, la preuve en question est susceptible non seulement d’être incorrecte, mais aussi contre-productive.

[26]           Bien entendu, les conseillers juridiques aguerris éviteront cet écueil. Lorsque la preuve principale d’un témoin honnête présente des signes d’altération, consciente ou non, visant à favoriser la partie qui l’a engagé, elle se verra accorder moins de poids.

[27]           Comme je l’expliquerai plus en détail ultérieurement, la preuve de M. Marroum doit toutefois être écartée à certains égards parce qu’il a franchi la ligne qui sépare ce que l’on est en droit d’attendre d’un expert et le porte-parole d’un produit. Certaines parties de son affidavit tenaient davantage de l’argumentation que de l’information. Dans l’ouvrage The Law of Evidence in Canada (Alan W Bryant, Sidney N Lederman et Michelle K Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, 3e éd. (Markham (Ontario) : LexisNexis, 2009)), les auteurs nous rappellent que les experts doivent assister la Cour en toute indépendance :

[traduction
§12.134           Le témoin expert doit assister la cour en toute indépendance et ne doit pas remplir le rôle d’un porte-parole. Il doit énoncer les faits ou les présomptions sur lesquels son avis est fondé sans omettre de tenir compte des faits importants qui ébranlent sa position.

[28]           En fait, les experts d’Apotex n’ont pas été contestés par Servier de cette façon. M. Reza Fassihi, qui détient un doctorat en sciences pharmaceutiques, est professeur dans ce domaine d’expertise à la Temple University de Philadelphie. Quant à M. Ping Lee, le deuxième expert d’Apotex, il détient un doctorat en sciences pharmaceutiques et enseigne à la Faculté de pharmacie de l’Université de Toronto. Bien que l’AA ait été fourni à MM. Bodmeier et Marroum, ce qui leur a permis de bien comprendre les questions en litige, M. Fassihi et M. Lee ont été priés, si l’on se fie à leurs affidavits, d’examiner le brevet 670 sans prendre connaissance de l’AA et de la nature de l’instance aux fins de laquelle ils ont été engagés. Un examen attentif de leurs affidavits confirme que M. Fassihi et M. Lee n’ont pas reçu d’information concernant le produit d’Apotex, sa composition ou ses caractéristiques de dissolution, en vertu de quoi cette dernière a soutenu que les experts de Servier avançaient des interprétations axées sur des résultats. Pour citer l’avocat d’Apotex, si une question est soumise à l’expert [traduction] « à son insu », il faut en déduire que sa crédibilité s’en trouve renforcée.

[29]           Le seul autre déposant d’Apotex ayant été mis en difficulté durant le contre-interrogatoire était M. Duane Terrill, directeur adjoint des affaires réglementaires de cette compagnie. Il a supervisé la rédaction de la PADN déposée par Apotex en vue d’obtenir l’approbation de son comprimé. Aux fins du présent litige, trois éléments de l’affidavit de M. Terrill revêtent une certaine importance :

1.                  [Caviardé]

2.                  [Caviardé]

3.                  [Caviardé]

[30]           Le défendeur ministre de la Santé, responsable de l’approbation de médicaments aux fins de vente au Canada et de la délivrance des AC, a été avisé de ces procédures, mais n’a joué aucun rôle actif.

IV.             Que dit l’avis d’allégation?

[31]           L’AA daté du 19 décembre 2012 constitue l’énoncé des allégations, factuelles et juridiques, conformément aux sous-alinéas 5(1)b)(iii) et (iv) du RMBAC. La PADN présentée par Apotex au ministre de la Santé en vue de l’obtention d’un AC se rapporte au comprimé de gliclazide à libération modifiée de 60 mg qu’elle commercialise. Le produit d’Apotex est comparé aux comprimés DIAMICRON MR de 60 mg vendus par Servier Canada.

[32]           Servier n’a pas fait valoir que l’AA, tel qu’énoncé, est en soi inadéquat. Les parties conviennent semble-t-il que l’AA doit être complet dans le sens où la première personne doit recevoir les renseignements qui lui permettront de comprendre suffisamment les arguments invoqués : à quels arguments faut-il répondre? Nul ne prétend ni ne soutient que l’AA présente des lacunes.

[33]           D’autre part, Servier laisse entendre qu’Apotex a soulevé pour la première fois tardivement dans l’instance, dans les affidavits de ses experts, sa théorie dite de fabrication suivant laquelle son comprimé tient par compression directe, ce qui le dispense de la nécessité d’un liant. Dans la décision Bayer Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 1061, la Cour faisait remarquer encore une fois que la seconde personne doit soulever les faits et arguments juridiques qu’elle entend faire valoir dans l’AA. Les allégations, faits et arguments nouveaux qui n’y figurent pas ne peuvent pas être soulevés ultérieurement. Les balises ne peuvent pas être déplacées. Le juge Hughes l’a expliqué succinctement :

[36]      Dans l’état actuel des choses, la Cour doit rejeter les arguments fondés sur des faits ou des documents qui n’étaient pas mentionnés dans l’avis d’allégation, et la Cour ne peut accepter d’examiner de nouvelles allégations.

[34]           La Cour est invitée à écarter cette théorie.

[35]           Apotex réplique qu’une fois que la seconde personne met en jeu une question, elle doit être autorisée à répondre aux arguments de la brevetée, sans avoir à « anticiper la moindre théorie de contrefaçon possible, aussi conjecturale qu’elle puisse être, dans l’énoncé détaillé étayant ses allégations » (Astrazeneca AB c Apotex Inc., 2005 CAF 183, au paragraphe 11). Dans l’affaire qui nous occupe, Apotex a mis en jeu la question du liant, qui est l’un des éléments essentiels de l’invention de Servier dont elle affirme qu’il est absent de son produit. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novopharm Ltd c Pfizer Canada Inc., 2005 CAF 270 [Novopharm] :

[16]      Le juge saisi de la demande a commis une erreur en formulant le critère juridique applicable pour déterminer si l’avis d’allégation de Novopharm n’était pas conforme, lorsqu’il a exigé que celle-ci « mette en jeu » tous les aspects de la question de la non-contrefaçon. Pour juger si l’avis d’allégation de Novopharm est suffisant, la Cour doit évaluer s’il fournissait à Pfizer assez d’information pour lui permettre de comprendre la nature de la preuve à réputer (supra, paragraphe 4). Le critère de la suffisance n’exige pas que Novopharm prévoit toutes les possibilités de contrefaçon, y compris la théorie de Pfizer voulant que du dihydrate serait peut-être utilisé au cours du processus de fabrication du monohydrate en vrac de Novopharm. Comme le souligne le juge Evans dans AstraZeneca AB c. Apotex Inc., 2005 CAF 183, [2005] A.C.F. n ° 842 (QL), au paragraphe 11 :

Une seconde personne ne devrait pas être tenue d’anticiper la moindre théorie de contrefaçon possible, aussi conjecturale qu’elle puisse être, dans l’énoncé détaillé étayant ses allégations.

[36]           Par conséquent, Apotex soutient qu’il faut lui laisser expliquer le principe derrière la compacité de son comprimé, à savoir sa soi-disant théorie manufacturière.

[37]           La question de savoir si Apotex peut ou non faire valoir sa preuve concernant le procédé de fabrication de son comprimé paraît être le seul désaccord important entre les parties au sujet de l’AA. Ces dernières semblent convenir que la revendication 14, se rapportant à une méthode de production du comprimé visé par les revendications 1 à 13, n’est pas pertinente en l’espèce et n’a pas à être examinée plus avant.

[38]           Les parties ont autrement avancé leurs arguments en présupposant que l’AA mettait les questions en jeu. Hormis celle qui concerne l’existence d’un liant, à l’égard de laquelle Apotex n’a pas indiqué comment tient son comprimé, il n’est pas contesté que l’AA a permis à Servier de comprendre suffisamment les arguments qu’elle avait à réfuter. Pour paraphraser la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novopharm, précité, au paragraphe 4, l’énoncé de l’AA est assez détaillé pour permettre à Servier de connaître tous les fondements étayant la prétention d’Apotex selon laquelle son brevet est invalide ou n’a pas été contrefait. À mon avis, l’AA soulevait des allégations d’invalidité étayées par des éléments de preuve susceptibles d’établir l’invalidité du brevet : de même, les allégations d’Apotex selon lesquelles elle ne contrefait pas le brevet 670 ont été mises en jeu.

[39]           L’AA interprète les revendications du brevet 670 comme exigeant la présence d’un dérivé de la cellulose différent de l’agent liant : il s’agit de deux ingrédients distincts. La page 8 de l’AA indique :

[traduction]

Le comprimé revendiqué contient un principe actif (le gliclazide), un dérivé de cellulose à raison de 50 à 60 % du poids total du comprimé, et un liant. La personne versée dans l’art comprendrait ce que signifient les termes « dérivé de cellulose » et « liant ». Des exemples de tels composants sont fournis dans le brevet 670. Une personne versée dans l’art comprendrait aussi que, dans le contexte du brevet 670 pris dans son entier, le dérivé de cellulose est un composant indépendant qui se distingue du liant, de sorte que le dérivé de cellulose et le liant sont deux composants distincts des fonctions du comprimé. Étant donné que la revendication 1 nécessite qu’il y ait à la fois un dérivé de cellulose et un liant, la personne versée dans l’art comprendrait que l’utilisation des deux termes de manière indépendante et distincte signifie que le comprimé doit contenir deux agents fonctionnels, à savoir un liant et un dérivé de cellulose.

[40]           Les revendications 1 et 10 exigent que le comprimé entier et une fraction de celui-ci présentent un profil de dissolution identique. Apotex fait valoir que les conditions dans lesquelles les essais de dissolution doivent être effectués ne sont pas précisées. Dans le même ordre d’idées, rien n’indique comment évaluer les résultats afin de déterminer s’il existe un écart statistique. La dureté, l’enrobage, la taille et le format du comprimé, ainsi que la ligne de séparation du comprimé (le comprimé doit être rainuré, car on dit qu’il est « sécable ») ne sont pas précisés dans le brevet.

[41]           En ce qui concerne la non-violation du brevet, Apotex fait observer que son produit ne viole pas le brevet 670, et cela pour deux raisons. D’abord, Apotex soutient que la preuve démontrera que le profil de dissolution de son produit n’est pas identique (ainsi qu’est définie cette notion dans la divulgation de la preuve) lorsqu’on compare le produit entier et des fractions de celui-ci. Apotex soutient en outre que les profils de dissolution ne sont pas non plus similaires (revendication 15). Apotex indique ensuite que si Servier conteste sa méthode de calcul des profils de dissolution en raison du caractère soi-disant inapproprié de ladite méthode, elle alléguera que le brevet est nécessairement invalide en raison de ses insuffisances et qu’il contrevient au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets. « Si une méthode de dissolution et (ou) un test statistique particuliers doivent être utilisés pour évaluer si un comprimé se situe à l’intérieur ou à l’extérieur de la portée des revendications du Brevet 670, alors ces informations essentielles doivent être divulguées dans la spécification afin de fournir une description complète et exacte de l’invention » (pages 14 et 15 de l’avis d’allégation). En effet, le brevet n’impose aucune restriction quant aux méthodes de comparaison ou d’analyse.

[42]           Deuxièmement, Apotex soutient que son produit ne contient pas de liant, contrairement aux exigences des revendications 1, 13 et 15 du brevet 670. En ce qui concerne plus particulièrement la revendication 10, qui est très précise quant à la composition de l’invention, la seconde personne affirme que son comprimé ne contient pas certains des ingrédients qui y figurent, ce qui vient établir la non-violation de la revendication 10, de même que de ses revendications dépendantes 11 et 13. Dans le même ordre d’idées, il est impossible que la revendication 4 soit violée, car il y est indiqué que le liant est de la maltodextrine, du polyvidone ou un hydroxypropylméthyl cellulose [HPMC] de très faible viscosité. Or, selon l’avis d’allégation, Apotex n’emploie aucune de ces substances. La même chose vaut pour la revendication 9, qui exige que le liant doive constituer de 2 à 15 % du poids total du comprimé. Puisque, selon Apotex, ses comprimés ne contiennent pas de liant, alors cette revendication précise ne saurait être violée.

[43]           Apotex soulève un certain nombre de questions qui la conduisent à établir sa thèse selon laquelle le brevet 670 est invalide. Comme il a déjà été souligné, Apotex invoquerait l’ambiguïté si Servier en venait à soutenir que la méthodologie et l’analyse utilisées par Apotex pour déterminer si le profil de dissolution de son produit différait entre le comprimé entier et une fraction de celui-ci. Apotex invoque également l’évidence. En substance, une personne versée dans l’art saurait que l’invention revendiquée est un comprimé sécable de gliclazide à libération modifiée dont la forme complète et une fraction de ladite forme ont un profil de dissolution identique. Étant donné l’antériorité, Apotex soutient qu’il n’y a eu aucune inventivité. Toute différence entre l’état de la technique et le concept inventif aurait été évidente.

[44]           Apotex soutient en outre que l’utilité du brevet n’était pas démontrée, et que l’utilité promise n’était pas valablement prédite. Elle allègue subsidiairement que le mémoire descriptif du brevet 670 était insuffisant en ce qu’il n’offrait pas l’enseignement nécessaire pour permettre à la personne versée dans l’art de mettre l’invention en pratique. (Bien entendu, il est contre‑intuitif de faire valoir l’évidence et l’insuffisance. Si l’invention était à ce point évidente, comment le mémoire descriptif peut-il aussi être insuffisant et permettre à la personne versée dans l’art de la produire en se servant uniquement de la divulgation? Cependant, je ne vois aucune raison de ne pas défendre pareil argument. Quoi qu’il en soit, Apotex ne l’a fait valoir qu’à titre subsidiaire.)

[45]           Enfin, Apotex affirme dans son AA que le brevet 670 est trop général. Elle prétend que les revendications vont trop loin, si elles ne sont pas déjà invalides pour manque d’utilité. Un inventeur ne peut revendiquer plus que ce qui est divulgué ou inventé. Apotex a consacré trois paragraphes de son AA de 44 pages à cet argument. Son mémoire des faits et du droit évoquait la question en deux paragraphes et son avocat n’a pas insisté dessus à l’audience; il n’a d’ailleurs pas défendu l’argument. Je n’ai pas l’intention de l’aborder.

V.                Le fardeau

[46]           La validité d’un brevet est présumée (article 43 de la Loi sur les brevets). Cependant, cette présomption initiale peut être réfutée une fois qu’Apotex présente des allégations étayées par une preuve susceptible d’établir l’invalidité. La question est mise en jeu. Ces extraits de la décision Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2007 CF 26, présentent l’état du droit et le juge Hughes y a spécifiquement souscrit dans la décision GlaxoSmithKline Inc. c Pharmascience Inc., 2011 CF 239 [GlaxoSmithKline] :

[9]        À mon avis, la charge qui repose sur un défendeur d’après le Règlement est une « obligation de présentation de preuve » – une obligation de produire simplement une preuve d’invalidité. Après que le défendeur s’est acquitté de cette obligation, la présomption de validité du brevet devient caduque et la Cour doit alors dire si le demandeur a apporté la preuve qu’il devait apporter. Je crois que c’est de cela qu’il s’agit dans les précédents où la Cour a dit que le défendeur doit faire jouer ses prétentions. Le défendeur doit produire une preuve propre à donner un semblant de réalité à ses allégations d’invalidité.

[…]

[12]      Pour résumer, Pfizer a l’obligation légale d’établir, suivant la prépondérance de la preuve, que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Apotex assume simplement l’obligation de faire jouer ses prétentions et de produire une preuve qui suffise à donner un semblant de réalité à ses allégations d’invalidité. Si Apotex s’acquitte de cette obligation, alors la présomption de validité du brevet de Pfizer sera réfutée. Je devrai alors dire si Pfizer a prouvé que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Si Apotex ne s’acquitte pas de son obligation de présentation de preuve, alors Pfizer pourra simplement invoquer la présomption de validité pour obtenir l’ordonnance d’interdiction qu’elle sollicite.

[47]           Le fardeau est alors transféré à la première personne, Servier, qui doit établir que les allégations d’invalidité sont infondées. La première personne doit s’acquitter du fardeau de preuve civil, soit la prépondérance des probabilités (voir Alcon Canada Inc. c Apotex Inc., 2014 CF 791).

[48]           Une preuve également persuasive pour les deux parties favorisera la seconde personne : l’ordonnance d’interdiction ne sera pas délivrée (voir Pfizer Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 11, au paragraphe 32, et GlaxoSmithKline, précitée).

[49]           Il s’ensuit qu’il incombe à Servier de convaincre la Cour, selon la prépondérance des probabilités et non simplement à proportion égale, qu’aucune des allégations d’invalidité n’est justifiée.

[50]           Quant aux allégations de contrefaçon du brevet, c’est encore une fois à Servier qu’incombe le fardeau de la preuve. Dès 1994, la Cour d’appel fédérale l’avait clairement souligné dans l’arrêt Merck & Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), (1994) 55 CPR (3d) 302, où nous pouvons lire, en page 31 :

Au surplus, étant donné que le règlement habilite le ministre, si une demande fondée sur l’article 6 n’est pas intentée dans les délais, à délivrer l’avis de conformité sur la foi des assertions contenues dans l’avis d’allégation, il semblerait qu’à l’audition de cette demande, du moins dans le cas où l’avis allègue la non-contrefaçon, la Cour doive présumer que les allégations de fait contenues dans l’avis d’allégation sont avérées sauf dans la mesure que [sic] la partie requérante prouve le contraire. Pour décider si les allégations sont « fondées » (paragraphe 6(2)), la Cour doit examiner si, à la lumière de ces faits tels qu’ils sont présumés ou prouvés, ces allégations engageraient en droit à conclure que le brevet ne serait pas contrefait par la partie intimée.

[51]           La même observation a récemment été faite dans l’arrêt Novopharm, précité, au paragraphe 20 :

[20]      À mon avis, cet énoncé demeure valable. Lorsque l’avis d’allégation est jugé suffisant, comme en l’espèce, le fardeau ultime incombe clairement à Pfizer, c’est-à-dire qu’il appartient à cette dernière d’établir, selon la prépondérance de la preuve, que les allégations formulées dans l’avis d’allégation ne sont pas justifiées. Novopharm n’a aucune obligation de fournir des éléments de preuve au soutien des allégations figurant dans son avis d’allégation et dans son énoncé détaillé (voir AB Hassle 2, au paragraphe 35). En conséquence, il suffisait à Novopharm de fournir des éléments de preuve au soutien de son énoncé détaillé afin de réfuter, au besoin, la preuve fournie par Pfizer dans le cadre de l’instance en interdiction.

VI.             La personne versée dans l’art

[52]           L’interprétation du brevet se fait du point de vue d’une personne fictive à qui le brevet est censé s’adresser. Cette personne est souvent désignée comme la « personne versée dans l’art », la « personne moyennement versée dans l’art », le « travailleur qualifié », ou par l’acronyme PVA. Cette personne est raisonnablement diligente pour ce qui est de se tenir informée des avancées, et possède les compétences et connaissances ordinaires requises dans le domaine concerné. Il peut s’agir d’un individu ou de plusieurs personnes travaillant en équipe et apportant chacune des connaissances et des compétences particulières à la lecture de l’ensemble du brevet. Voir Whirlpool Corp. c Camco, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067 [Whirlpool], aux paragraphes 70 à 74; Merck & Co, Inc. c Pharmascience Inc., 2010 CF 510 [Merck & Co.], aux paragraphes 32 à 42; AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2014 CF 638, au paragraphe 51.

[53]           Dans la décision Merck & Co., précitée, au paragraphe 42, le juge Hughes a décrit les attributs et les aptitudes de cette personne :

Elle doit être dépourvue d’imagination, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit lente d’esprit ou ait obtenu son diplôme (le cas échéant) de justesse. Elle n’est pas non plus la médaille d’or de la promotion. Cette personne est la personne moyenne du groupe. Tout comme la « personne raisonnable » est censée être raisonnable, la personne moyennement versée dans l’art est censée posséder des compétences moyennes dans l’art.

[54]           Servier et Apotex s’entendent largement sur la personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 670. Leur désaccord concerne surtout à mon avis une distinction sans conséquence qui n’influe pas sur l’interprétation du brevet.

[55]           À l’audience, Servier a fait valoir que la PVA pouvait désigner un certain nombre de personnes composant une équipe capable d’évaluer des formes posologiques solides. D’ailleurs, les experts n’ont pas à être individuellement des PVA, et leur déposition ne devrait pas être rejetée.

[56]           Il semble que Servier craignait une mise en cause anticipée de l’expertise de deux de ses témoins, Mme Maizi et M. Marroum.

[57]           Des décisions jurisprudentielles confirment que la personne versée dans l’art peut désigner une équipe de personnes (Apotex Inc. c Sanofi-Aventis, 2011 CF 1486; Pfizer Canada Inc. c Pharmascience Inc., 2013 CF 120). Il faut se rappeler que la PVA est la personne fictive à qui le brevet s’adresse et qui comprend, grâce à son expertise, ce qui n’est pas forcément intelligible sans ces compétences. En l’espèce, la question de savoir si la PVA ne désigne qu’une seule personne ou une équipe de personnes est sans conséquence puisque les compétences requises sont présentes.

[58]           Au bout du compte, comme nous l’avons déjà évoqué, Apotex a invité la Cour à apprécier avec circonspection la déposition des experts de Servier, en particulier celle de M. Marroum, parce qu’il n’est pas un expert en formulation, et celle de Mme Maizi, parce qu’elle a un intérêt direct dans l’affaire et que son expertise était limitée. Ces considérations portent sur le poids de la preuve et non sa recevabilité.

[59]           La personne versée dans l’art concernée par le brevet 670 a un diplôme d’études supérieures en pharmacie, en sciences biopharmaceutiques ou pharmaceutiques, en chimie ou en génie chimique, en pharmacologie, en génie des formulations ou dans un domaine connexe. Cette personne a également de l’expérience industrielle dans les domaines de la conception, de la formulation et de l’évaluation des formes posologiques solides. Apotex et Servier conviennent qu’au moins certains membres de l’équipe peuvent avoir des diplômes moins poussés s’ils ont plus d’années d’expérience pratique et pertinente en cette matière. La personne versée dans l’art a la capacité d’élaborer des formulations puis d’évaluer des formes posologiques solides pour déterminer si une forme particulière possède les propriétés requises par les revendications du brevet 670.

VII.          L’interprétation du brevet

A.                Comment le brevet est-il présenté?

[60]           Le brevet 670 a été déposé le 24 avril 2008 auprès du Bureau des brevets et revendique la priorité à l’égard d’une demande déposée en France le 21 mars 2008 (FR08/01561). La demande de brevet a été publiée le 1er octobre 2008 et le brevet expirera le 24 avril 2028, à moins qu’il ne soit déclaré invalide dans l’intervalle.

[61]           La demande de brevet ayant été déposée après le 1er octobre 1989, c’est la « nouvelle » Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, qui régit le brevet 670.

[62]           Le brevet 670 est rédigé en français comme nous l’avons déjà indiqué, et s’intitule « Forme galénique sécable permettant une libération modifiée du principe actif ». Apotex a joint en annexe à son AA un document censé être une traduction certifiée en anglais du brevet. Par souci de commodité, les présents motifs renverront à la traduction anglaise du brevet 670, dont se sont servies les parties, avec le texte du brevet, le cas échéant.

[63]           Le brevet 670 a été délivré à la société Les Laboratoires Servier, FR. Le brevet nomme quatre inventeurs, tous originaires de France : Gilles Fonknechten, Patrick Genty, Jean-Manuel Pean et Patrick Wüthrich. Comme je l’ai déjà indiqué, M. Wüthrich a fourni un témoignage factuel en l’espèce et a été contre-interrogé.

[64]           La partie du mémoire descriptif du brevet 670 se rapportant à la divulgation commence par une description générale de l’invention à la page 1 :

La présente invention s’inscrit dans le cadre de la recherche et de la mise au point de nouvelles formes galéniques de préparations pharmaceutiques. La présente invention concerne une forme galénique sécable permettant une libération modifiée du principe actif.

The present invention falls within the context of the research and development of new dosage forms of pharmaceutical preparations. The present invention relates to a scored dosage form allowing modified release of the active ingredient.

[65]           En d’autres mots, la divulgation annonce une invention à portée limitée. On y indique que la « forme galénique », à savoir la forme que peut prendre un médicament (sirop, gélule, suppositoire, etc.) est sécable, permettant ainsi la libération modifiée du principe actif. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas de savoir s’il s’agit ou non d’un nouveau médicament (en fait, l’ingrédient actif, le gliclazide, a été découvert il y a un certain temps déjà), mais plutôt de savoir sous quelle forme il sera administré aux patients et pris par ceux-ci.

[66]           Le brevet 670 décrit ensuite certains des bienfaits associés à la libération modifiée de substances médicamenteuses, insistant sur le fait que, contrairement à la libération immédiate, ce mode de libération permet d’éviter que l’ingrédient actif se retrouve en concentrations indésirables, voire néfastes, dans le sang. La spécification décrit également les bienfaits associés aux comprimés qui sont, comme le précise le brevet, « sécables ». Dans la traduction anglaise du brevet, fournie par Apotex, le terme « sécable » a été traduit par le terme « scored ». Or, dans la documentation de la demanderesse, on utilise plutôt le terme « divisible ». Le choix de mots différents ne semble pas volontairement renvoyer à deux notions différentes. Les bienfaits des comprimés sécables résident dans le fait qu’ils permettent au fabricant de produire un comprimé unique qui peut ensuite être subdivisé en plusieurs doses. On allègue aussi que cette forme de comprimé permet au patient une meilleure observance du schéma thérapeutique, car le comprimé sécable de 60 mg à libération prolongée pourrait réduire le nombre de comprimés qu’aurait à prendre le patient.

[67]           La divulgation du brevet 670 décrit les difficultés liées à l’intégration de propriétés de libération modifiée à un comprimé sécable. Toutefois, elle se contente de citer (à la page 2) une mise en garde formulée en 1999 par l’Agence européenne des médicaments [EMA] concernant cette combinaison – l’EMA considérant celle-ci mauvaise, sauf dans des cas exceptionnels :

C’est une mauvaise pratique de subdiviser les formes à libération prolongée mais cela pourrait être justifié dans des cas exceptionnels.

It is bad practice to subdivide prolonged-release dosage forms but this may be justified in exceptional cases.

[68]           La difficulté décrite par le brevet 670 réside essentiellement dans le fait que lorsqu’un comprimé sécable est divisé, cela augmente la surface totale du comprimé, car la face brisée est maintenant exposée. Ce changement de surface modifie le taux de dissolution de l’ingrédient actif du comprimé. Bien que les comprimés puissent être dotés de profondes rainures de rupture permettant de minimiser la surface exposée après la division, le brevet indique que de tels comprimés ont tendance à se casser trop facilement.

[69]           Par conséquent, le brevet 670 présente l’invention revendiquée en indiquant qu’elle permet de remédier aux inconvénients liés à la subdivision des comprimés à libération modifiée, comme indiqué à la page 3 :

La présente invention a donc pour but de proposer une stratégie alternative permettant de contourner les problèmes inhérents au développement de comprimés sécables à libération modifiée déjà disponibles, en vue de remédier, au moins en partie aux inconvénients liés à la subdivision des comprimés en dose fractionnaire. Cette stratégie alternative est fondée sur l’originalité de la composition pharmaceutique de la forme galénique.

The objective of the present invention is therefore to propose an alternative strategy for bypassing the problems inherent in the development of modified-release scored tablets that are already available, with a view to remedying, at least in part, the drawbacks related to the subdivision of tablets into a fractional dose. This alternative strategy is based on the originality of the pharmaceutical composition of the dosage form.

La présente invention a pour objet une forme galénique sécable, par exemple un comprimé sécable, à libération modifiée comprenant un ou plusieurs principes actifs et les excipients suivants : un polymère dérivé de cellulose et un liant. Cette nouvelle forme galénique se caractérise par le fait qu’elle présente un profil de dissolution identique qu’elle ait été subdivisée ou non. Par exemple, le comprimé sécable à libération prolongée dans sa forme non subdivisée et une fraction de ladite forme obtenue par subdivision ont un profil de dissolution identique.

The subject of the present invention is a modified-release scored dosage form, for example scored tablet, comprising one or more active ingredients and the following excipients : a cellulose-derived polymer and a binder. This novel dosage form is characterized in that it has an identical dissolution profile whether or not it has been subdivided. For example, the prolonged-released scored tablet in its non-subdivided form and a fraction of said form obtained by subdivision have an identical dissolution profile.

[70]           On annonce alors que c’est en modifiant la composition pharmaceutique de la forme galénique que l’on pourra contourner les problèmes afférents à la subdivision de comprimés.

[71]           La divulgation établit à la page 4 ce que signifie l’expression « profil de dissolution identique » dans le contexte de l’invention revendiquée :

Dans le contexte de l’invention on entend par « profil de dissolution identique » des cinétiques de dissolution ayant des coefficients de variations sans différence statistiques entre eux. Les cinétiques de dissolution in vitro identiques selon l’invention donnent des cinétiques plasmatiques identiques.

In the context of the invention, the expression “identical dissolution profile” is intended to mean dissolution kinetics having variation coefficients with no statistic difference between them. The identical in vitro dissolution kinetics according to the invention give identical plasma kinetics.

[72]           Je note au passage que la divulgation emploie un langage on ne peut plus précis. Dans la version française originale, le titulaire de brevet utilise avec fermeté l’expression « On entend par (…) ». Il n’y a pas d’ambiguïté possible : l’expression « profil de dissolution identique » (« identical dissolution profile ») n’a qu’une seule signification dans la spécification, et celle-ci est énoncée dans la divulgation.

[73]           Alors que la divulgation indique que l’expression « principe actif » (« active ingredient ») concerne, dans l’invention, plusieurs types de substances médicamenteuses, elle souligne que le gliclazide est le principe actif privilégié pour l’invention. Comme il a été mentionné précédemment, le gliclazide est employé pour traiter le diabète. En effet, la revendication 1, laquelle définit le monopole recherché, indique que le gliclazide est le principe actif. Les revendications 10 et 15 émettent la même limite. Le brevet 670 décrit les deux formulations antérieures du gliclazide, à savoir un comprimé de 80 mg à libération immédiate et un comprimé matriciel de 30 mg à libération prolongée et contrôlée. Le brevet revendique que l’invention en cause se compare avantageusement à ces formulations antérieures.

[74]           Comme souligné précédemment, l’invention revendiquée nécessite que la formulation comporte du gliclazide ainsi que deux excipients : un polymère dérivé de cellulose et un liant.

[75]           Voici la description fournie par le brevet du polymère dérivé de cellulose (pages 5 et 6 du brevet) :

Dans la formule, le polymère dérivé de cellulose a pour fonction de former la matrice assurant, entre autre, la libération modifiée du principe actif. La libération du principe actif se fait à la fois par diffusion et par érosion de la matrice et permet en particulier une libération prolongée du principe actif.

In the formula, the function of the cellulose-derived polymer is to form the matrix providing, inter alia, the modified release of the active ingredient. The release of the active ingredient is done both by diffusion and by erosion of the matrix and in particular allows prolonged release of the active ingredient.

[76]           Le brevet privilégie un dérivé de cellulose de faible viscosité, de préférence un HPMC. Le brevet souligne que les HPMC sont vendus sous les marques Methocel™ et Metolose™. Le brevet nomme divers HPMC à viscosité élevée, moyenne et faible, chacun pouvant être choisi dans la formulation de comprimés. L’un des HPMC de faible viscosité énumérés se nomme Methocel K100 LV™. Celui-ci présente une viscosité de 100 cP.

[77]           De même, la divulgation décrit ainsi le rôle du liant dans l’invention, à la page 7 :

Dans la composition pharmaceutique selon l’invention le liant sert à agglutiner entre elles les particules qui ne peuvent l’être sous la seule action de la pression

In the pharmaceutical composition according to the invention, the binding serves to agglutinate together the particles which cannot be agglutinated under the action of pressure alone.

[78]           Comme c’est le cas avec le polymère dérivé de cellulose, le brevet énumère plusieurs liants privilégiés pour l’invention, l’un desquels est un HPMC de très faible poids moléculaire.

[79]           Ainsi, une tendance se dégage dans la présentation de la divulgation. On y indique que la formulation comporte trois éléments essentiels : le principe actif (gliclazide), un dérivé de cellulose et un liant. Cette forme galénique de type nouveau possède en outre la caractéristique de présenter un profil de dissolution identique si elle est subdivisée ou prise dans sa forme entière. Pour chacun de ces éléments, la divulgation propose une définition : elle définit ses propres termes relatifs aux éléments essentiels de sa formulation.

[80]            Le brevet est assorti de 15 revendications. Servier fait valoir la violation des revendications 1 à 6, 8, et 11 à 13. La revendication 7 concerne un liant particulier, soit la maltodextrine. Or, celui-ci ne figure pas parmi la liste d’ingrédients du comprimé d’Apotex. La revendication 9 exige que le liant représente un pourcentage précis du poids total du comprimé. La revendication 10 fournit les pourcentages précis de chacun des ingrédients, y compris le fait que l’un des ingrédients essentiels, soit la maltodextrine (le liant), est présent à raison de 6,9 % du poids total. À l’audience, Servier a annoncé qu’elle n’alléguait plus la violation de la revendication 15, et ce, pour plusieurs raisons qu’elle a omis de révéler.

[81]           Ce qui nous laisse les autres revendications de la présente affaire. La revendication 1 porte sur un comprimé sécable à libération prolongée. On y indique qu’il contient du gliclazide, un dérivé de cellulose (à raison de 50 à 60 % du poids total du comprimé), et un liant. On y énonce ensuite l’exigence voulant que le comprimé présente, dans sa forme entière non divisée, un « profil de dissolution identique » à ce qu’aurait l’une de ses fractions résultant d’une subdivision. Les revendications 2 et 3 dépendent de la revendication 1. La revendication 2 relève les dérivés de cellulose, dont le HPMC, lequel est ensuite identifié plus précisément à la revendication 3 dans sa forme à faible viscosité. Telle est la logique des revendications en cascade : la revendication 1 relève les quatre éléments essentiels du produit, alors que les revendications 2 et 3 ont trait à l’un de ces éléments essentiels, à savoir le dérivé de cellulose. Après avoir relevé trois dérivés de cellulose à la revendication 2, l’inventeur précise, à la revendication 3, le dérivé de cellulose qu’il privilégie : le HPMC de faible viscosité. L’avis d’allégation souligne que le brevet n’établit nulle part la définition de faible viscosité. Toutefois, j’ai pu constater que la divulgation relève de multiples HPMC de viscosité élevée, moyenne et faible.

[82]           La dépendance en cascade se poursuit à la revendication 4, laquelle porte sur le liant requis dans le brevet. On y relève trois liants, avant de sélectionner un liant précis parmi ceux-ci (la maltodextrine) à la prochaine revendication en cascade, soit la 7. Cependant, la revendication 4 évoque également la possibilité que le liant puisse être un HPMC de très faible viscosité. Tout comme c’est le cas avec le HPMC de faible viscosité, le brevet omet de définir ce qu’on entend par « très faible viscosité ». Bien que la divulgation relève quelques produits de très faible viscosité, nulle part n’indique-t-on ce que pourrait signifier cette expression. Le lecteur est tenu dans l’ignorance.

[83]           Les revendications 5 et 6 indiquent que le comprimé contient un agent hydrophile, à savoir la silice colloïdale.

[84]           La revendication 8 indique que le gliclazide est présent à raison de 12 % à 40 % du volume total du comprimé, alors que la revendication 9 indique que le liant représente entre 2 % et 15 % du poids total du comprimé.

[85]           La revendication 10 est beaucoup plus précise que les revendications en cascade mentionnées précédemment. On y indique que le comprimé contient 18,7 % de gliclazide, 22,3 % de lactose monohydraté, 6,9 % de maltodextrine, 0,5 % de stéarate de magnésium, 1,6 % de silice colloïdale anhydre et 50 % d’HPMC. La revendication précise qu’il s’agit d’un comprimé sécable à libération modifiée dont la forme complète et une fraction de ladite forme présentent un profil de dissolution identique. Comme c’est à l’évidence le cas avec les autres revendications ayant trait à un liant, la revendication 10 ne peut être violée par Apotex car son produit ne contient pas de maltodextrine à raison de 6,9 % de son poids.

[86]           La revendication 11 exige simplement que le comprimé présente une ou plusieurs rainures aménagées perpendiculairement à sa hauteur et à sa longueur. Ces rainures sont dites « de rupture ».

[87]           La revendication 12 porte sur le profil de dissolution du comprimé. On y précise que de 13 % à 27 % du principe actif aura été libéré dans les deux premières heures, que de 32 % à 52 % du gliclazide aura été libéré dans les quatre heures suivant la prise du médicament, et que 85 % du principe actif aura été libéré dans les 12 heures.

[88]           La revendication 13 indique que les revendications 1 à 12 visent un produit utilisé pour traiter le diabète, alors que la 14 précise les méthodes de fabrication des comprimés.

[89]           Enfin, la revendication 15 réitère qu’il s’agit d’un comprimé de gliclazide à libération modifiée, contenant un dérivé de cellulose (à raison de 50 à 60 % de son poids total) et un liant. Toutefois, bien que les revendications 1 et 10 indiquent que le comprimé entier et une partie dudit comprimé présentent un profil de dissolution identique, la revendication 15 parle, quant à elle, en termes de profil de dissolution similaire, in vitro, pendant une période de 12 heures suivant le début de la dissolution. C’est en fait la seule revendication postulant une période de temps. Dans son avis d’allégation, la seconde personne indique que la revendication n’explique pas ce que signifie l’expression « similaire ». Il semble donc raisonnable de croire que les termes « identique » et « similaire » ont des sens différents. Puisqu’il s’agit manifestement d’une revendication indépendante, on ne fournit que peu ou pas de renseignements sur le comprimé (taille, forme, enrobage, etc.) Tout comme pour les revendications 1 et 10, on ne nous fournit aucune indication sur les conditions dans lesquelles les essais de dissolution doivent être menés.

B.                 Interprétation

[90]           En l’espèce, l’interprétation du brevet est importante en ce que la question de savoir si le produit d’Apotex contrevient ou non au brevet 670 dépendra largement de sa teneur véritable. Cependant, l’interprétation doit s’effectuer sans tenir compte des allégations de contrefaçon ou de validité. Dans l’arrêt Whirlpool, précité, le juge Binnie déclarait au nom d’une Cour unanime :

[43]      Dans des poursuites en matière de brevet, la première étape consiste donc à interpréter les revendications. L’interprétation des revendications précède l’examen des questions de validité et de contrefaçon. Les appelantes font valoir que ces deux examens — celui de la validité et celui de la contrefaçon — sont distincts, et que si les principes d’« interprétation téléologique » découlant de l’arrêt Catnic doivent être adoptés, leur application doit être limitée aux questions de contrefaçon. Les appelantes affirment que les principes d’« interprétation téléologique » n’ont aucun rôle à jouer dans la détermination de la validité et que leur application erronée est fatale au jugement qui fait l’objet du présent pourvoi.

[91]           Pour être plus explicite, la Cour ajoute au paragraphe 49 qu’« [i]l ne faut évidemment pas interpréter un brevet en fonction du mécanisme que l’on prétend contrefait lorsqu’il est question de contrefaçon ni en fonction de l’antériorité lorsqu’il est question de validité, afin d’en éviter les effets » (voir aussi Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024 [Free World Trust], au paragraphe 19).

[92]           L’interprétation des revendications est une question de droit. Il est dit que l’interprétation à effectuer est téléologique, c’est-à-dire que l’exercice a pour objet d’élucider l’intention de l’inventeur. Bien qu’il s’agisse d’une question de droit, les PVA assisteront les tribunaux. Dans l’arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c Hewlett-Packard (Canada) Ltd, [1976] 1 RCS 555, la Cour explique en ces termes, à la page 563, la tâche dont il est question :

Même si la Cour doit interpréter un brevet comme tout autre document juridique, cette interprétation doit se faire en tenant compte du fait que le destinataire est un homme de l’art, et en tenant compte également du savoir que cet homme est censé posséder.

[93]           Le juge Dickson a cité en l’approuvant ce passage du traité de Fox, Canadian Patent Law and Practice (Harold G Fox, Canadian Patent Law and Practice, 4e éd. (Toronto : Carswell, 1969)), à la page 204, dans l’arrêt Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Sask) Ltd, [1981] 1 RCS 504 [Consolboard] :

Les personnes à qui le mémoire descriptif s’adresse sont « des travailleurs moyens » doués d’habiletés moyennes dans l’art dont l’invention relève et possédant les connaissances générales moyennes qu’ont les gens de ce domaine d’activité précis. On arrive à la bonne interprétation du brevet en tenant compte de ce qu’un ouvrier habile qui aurait lu le mémoire descriptif à l’époque aurait jugé divulgué et revendiqué par le mémoire.

[94]           Lord Diplock a abordé la question en ces termes dans Catnic Components Ltd v Hill & Smith Ltd, [1982] RPC 183 :

[traduction] Le mémoire descriptif du brevet doit recevoir une interprétation téléologique plutôt qu’un sens purement littéral obtenu en le soumettant au type d’analyses verbales méticuleuses auxquelles les avocats tendent trop à se prêter par formation. Dans chaque cas, la question est la suivante : pour les personnes ayant une expérience et une connaissance pratiques du domaine auquel l’invention est censée se rapporter, le breveté considérerait-il comme une exigence essentielle de l’invention la stricte conformité à une phrase ou à un mot descriptif particulier figurant dans la revendication, de telle sorte que toute variante échapperait au monopole revendiqué, même si elle n’a pas d’effet important sur le mode de fonctionnement de l’invention. [Souligné dans l’original.]

[95]           Cependant, l’approche téléologique ne favorise pas une interprétation incompatible avec le langage employé par l’inventeur dans le brevet. Même s’il est établi depuis longtemps qu’un brevet [traduction« doit être lu par un esprit désireux de comprendre, et non par un esprit cherchant le malentendu » (Lister c Norton Brothers and Co (1886), 3 RPC 199, à la page 203), cela ne signifie pas que les mots utilisés peuvent être ignorés. Dans l’arrêt Free World Trust, précité, la Cour suprême décrit ainsi la tension fondamentale entre une application littérale du texte du brevet et une interprétation qui serait trop générale :

[29]      Limiter la portée de la « contrefaçon de l’essentiel du brevet » est manifestement une importante question d’intérêt public. L’application purement textuelle des revendications permettrait à une personne versée dans l’art d’apporter à l’appareil des modifications légères et sans importance et de s’approprier ainsi l’essentiel de l’invention en copiant l’appareil tout en échappant au monopole. Une interprétation plus large risque par contre de conférer au breveté les avantages d’inventions qui ne lui sont pas attribuables dans les faits, mais qui pourraient être jugées, avec le recul, « équivalentes » à ce qui a été inventé. Un tel résultat serait injuste pour le public et pour les concurrents. Il importe que le système de concession de brevets soit juste et que son fonctionnement soit prévisible.

[96]           Cette tension fondamentale est résolue par la primauté de la teneur des revendications qui « était déjà profondément enracinée dans notre jurisprudence et elle devrait, je crois, être confirmée de nouveau dans le cadre du présent pourvoi » (Free World Trust, précité, au paragraphe 40). Ainsi, la Cour suprême déclarait au paragraphe 51 de ce même arrêt :

L’interprétation des revendications avec le concours d’un destinataire versé dans l’art donne au breveté l’assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d’un expert concernant leur sens technique. Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même. Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée. [Souligné dans l’original.]

[97]           La Cour suprême a d’ailleurs cité en l’approuvant cet extrait rédigé par le juge Pratte dans l’arrêt Eli Lilly & Co c O’Hara Manufacturing Ltd (1989), 26 CPR (3d) 1 [O’Hara], à la page 7 :

Le tribunal doit interpréter les revendications; il ne peut les récrire. Lorsqu'un inventeur a clairement déclaré dans les revendications qu'il tenait un élément pour essentiel à son invention, le tribunal ne saurait en décider autrement pour la seule raison qu'il se trompait.

[98]           Par conséquent, l’approche qui consiste à interpréter des revendications en se servant du dictionnaire est rejetée (Whirlpool, précité, au paragraphe 52), mais leur interprétation téléologique tiendrait compte de la primauté du langage employé. Il est également évident qu’elles doivent être interprétées à la lumière de la divulgation et de la revendication. Dans l’arrêt Consolboard, précité, le juge Dickson déclare, aux pages 520 et 521 :

Il faut considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement, (Noranda Mines Limited c. Minerals Separation North American Corporation), sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public. Ce n’est pas le moment d’être trop rusé ou formaliste en matière d’oppositions soit au titre ou au mémoire descriptif puisque, comme le dit le juge en chef Duff, au nom de la Cour, dans l’arrêt Western Electric Company, Incorporated, et Northern Electric Company c. Baldwin International Radio of Canada, à la p. 574 :[traduction] « quand le texte du mémoire descriptif, interprété de façon raisonnable, peut se lire de façon à accorder à l’inventeur l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi, la Cour, en règle générale, cherche à mettre cette interprétation à effet ». Sir George Jessel a dit à peu près la même chose il y a beaucoup plus longtemps dans l’arrêt Hinks & Son v. Safety Lighting Company. Il a dit que l’on devait aborder le brevet « avec le souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile ».

[99]           Il s’ensuit que nous devons interpréter le brevet de manière téléologique, en nous appuyant sur les phrases et les mots particuliers employés dans les revendications, tels qu’ils sont définis ou autrement expliqués dans la divulgation, afin de déterminer les éléments essentiels de l’invention. La Cour suprême a réaffirmé dans l’arrêt Whirlpool, précité, l’opinion qu’elle avait exprimée dans l’arrêt Metalliflex Ltd c Rodi & Wienenberger Aktiengesellschaft, [1961] RCS 117, à la page 122 :

[traduction] On doit naturellement interpréter les revendications en se reportant à l’ensemble du mémoire descriptif, qui peut donc être consulté pour faciliter la compréhension et l’interprétation d’une revendication, mais on ne peut pas permettre que le breveté élargisse la portée de son monopole décrit expressément dans les revendications « en empruntant tel ou tel élément à d’autres parties du mémoire descriptif ».

[100]       Cependant, il y a une limite claire à l’usage auquel le mémoire descriptif peut convenablement se prêter. Dans l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi], le juge Rothstein, s’exprimant au nom d’une Cour unanime, rappelait que :

[77]      Il n’est pas facile de saisir l’idée originale à partir ses seules revendications. La seule présence d’une formule chimique ne permet pas de déterminer l’inventivité de la revendication. J’estime donc que l’on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui soustend les revendications. On ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive.

[101]       En l’espèce, les parties s’accordent sur les éléments essentiels de l’invention identifiés à la revendication 1. Il s’agit du principe actif, identifié dans la revendication comme étant du gliclazide, d’un dérivé de cellulose permettant la libération modifiée du principe actif et d’un liant. On y indique également que le comprimé de gliclazide présente, dans sa forme complète et dans sa forme fractionnée, un profil de dissolution identique.

[102]       Il n’y a pas de litige concernant les questions du principe actif et du dérivé de cellulose dans les revendications mises en cause. Il y a cependant débat concernant les deux autres éléments essentiels du produit.

[103]       Servier fait valoir qu’en ce qui concerne l’expression « profil de dissolution identique », la personne ayant des compétences moyennes dans le domaine comprendrait que [traduction] « un comprimé divisé présente la même cinétique plasmatique in vitro (bioéquivalence) qu’un comprimé entier, ce qui peut être prédit par la dissolution in vitro » (mémoire des faits et du droit de la demanderesse, paragraphe 30). Le mémoire des faits et du droit indique que l’expression profil de dissolution identique [traduction] « se définit comme étant la similarité in vivo ou la bioéquivalence » (paragraphe 32).

[104]       Pour défendre cet argument, Servier fait appel à son expert, M. Bodmeier, qui explique que la personne ayant des compétences moyennes dans le domaine comprendrait que l’expression « profil de dissolution identique » signifie « profil de dissolution in vivo similaire sur le plan statistique ».

[105]       Permettez-moi de dire que cet argument n’est guère convaincant. D’abord, le terme in vivo ne se retrouve nulle part dans la spécification. De plus, l’expression « profil de dissolution identique » est définie dans la divulgation :

Dans le contexte de l’invention on entend par « profile de dissolution identique » des cinétiques de dissolution ayant des coefficients de variations sans différence statistiques entre eux. Les cinétiques de dissolution in vitro identiques selon l’invention donnent des cinétiques plasmatiques identiques.

In the context of the invention, the expression “identical dissolution profile” is intended to mean dissolution kinetics having variation coefficients with no statistical difference between them. The identical in vitro dissolution kinetics according to the invention give identical plasma kinetics.

[106]       La demanderesse souhaiterait ajouter les mots « in vivo » à la première phrase. (Celle-ci se lirait alors comme suit : « […] on entend par “profil de dissolution identique” des cinétiques de dissolution in vivo ayant des coefficients de variation sans différence statistique entre eux ».) Servier n’a jamais justifié pourquoi il existe deux types de cinétiques de dissolution dans deux phrases consécutives, qui plus est dans la même définition. La deuxième phrase indique de manière réfléchie que les « cinétiques de dissolution in vitro identiques » sont « selon l’invention ». La première phrase s’exprime dans le même sens : « Dans le contexte de l’invention […] ». Une lecture impartiale du paragraphe suggère que l’expression « cinétique de dissolution » a la même signification dans la première et dans la seconde phrase (soit la cinétique in vitro).

[107]       À l’audience, Servier a fait valoir que cette interprétation est étayée par les paragraphes 2 et 3 de la divulgation. On y indique que le renvoi aux variations dans les concentrations plasmatiques du principe actif signifie que le lecteur doit présumer qu’il s’agit d’une cinétique de dissolution in vivo. Ce raisonnement pose problème à bien des égards. D’une part, aucun des deux paragraphes ne fait renvoi à la « cinétique de dissolution in vivo » ni à l’expression in vivo seule. D’autre part, à ce stade précoce, la spécification est, au mieux, descriptive, et se contente de citer des choses évidentes, à savoir que le principe actif se retrouvera dans la circulation sanguine. De ce fait, l’inventeur parle de « variations dans les concentrations plasmatiques du principe actif » et de « production de concentrations rapides et élevées du principe actif dans le sang » dans un contexte de présentation des bienfaits de la libération modifiée du principe actif.

[108]       Je suis loin d’avoir été convaincu par les experts de Servier. Il ne fait aucun doute que ce sont d’habiles lecteurs. Mais pour aboutir à leurs conclusions, ils doivent donner une interprétation forcée de la définition et considérer que celle-ci inclut des mots qui n’y figurent pas. Ils ne tiennent pas non plus compte du seul exemple se retrouvant dans la spécification. À la rubrique « Exemple 1 : cinétique de dissolution », le titulaire de brevet allègue que « cet exemple établit une comparaison entre la cinétique de libération in vitro de comprimés non divisés et de doses fractionnées selon l’invention ». L’exemple poursuit en démontant que les profils de dissolution in vitro satisfont au soi-disant facteur de similarité f2, qui est une équation mathématique permettant de mesurer la variation entre les profils de libération. Comme l’a souligné M. Bodmeier, [traduction] « [un] facteur de similarité (ou f2) de 50 ou plus dénote une similitude entre les deux profils comparés » (affidavit de M. Bodmeier, paragraphe 79).

[109]       Il me semble que M. Fassihi, qui a livré un témoignage mesuré, a exprimé adéquatement ce que la personne versée dans l’art comprendrait :

[traduction]

203.     À divers endroits dans leurs affidavits, MM Marroum (voir, par exemple les paragraphes 21, 84-85, 87, 105 et 111) et Bodmeier (voir, par exemple les paragraphes 17, 86-88, 109 et 123) émettent l’opinion selon laquelle le terme « profil de dissolution identique » mentionné aux revendications 1 et 10 concerne un profil de dissolution in vivo ou une bioéquivalence. Une telle interprétation a de quoi surprendre, car le brevet 670 ne fait état d’aucun essai in vivo. En fait, la seule étude sur la dissolution décrite dans le brevet 670 a été menée in vitro. Le brevet 670 précise en outre (voir page 5) que les cinétiques de dissolution in vitro identiques selon l’invention correspondent à une cinétique plasmatique identique. Dans le brevet 670 (voir les pages 4 et 5), l’expression « profil de dissolution identique » désigne des cinétiques de dissolution sans écart statistique entre elles. Or, les seules cinétiques de dissolution du brevet sont fournies à l’exemple 1 (et à la Figure 1). Ces cinétiques de dissolution sont en lien avec la dissolution in vitro d’un comprimé entier et d’un demi-comprimé du même lot (L0014022). Selon l’information fournie dans le brevet 670, j’estime qu’une personne versée dans l’art comprendrait que le brevet 670 fait renvoi à une dissolution in vitro plutôt qu’à une dissolution in vivo (ou bioéquivalence).

Pour dire franchement, rien dans ce brevet ne fait renvoi à une dissolution in vivo.

[110]       Dans le même ordre d’idées, M. Lee n’a pas cherché à donner une interprétation forcée du brevet. En outre, l’interprétation va dans le sens du langage simple employé dans le brevet :

[traduction]

77.       Le fait que la revendication 15 parle de « profil de dissolution similaire » complique la question. Bien que le reste du brevet 670 n’explique pas ce que signifie l’expression profil de dissolution « similaire », c’est un terme qu’une personne versée dans l’art comprendrait dans le contexte des profils de dissolution. Le calcul du facteur de similarité, ou f2, qui permet de comparer la quantité de matériel dissous entre un échantillon pour essai (p. ex. le comprimé subdivisé) et un échantillon témoin (p. ex. le comprimé entier) à différents moments, est l’un des tests statistiques couramment utilisés pour comparer deux profils de dissolution. Si la valeur de f2 se situe dans la fourchette comprise entre 50 et 100, les profils de dissolution sont considérés similaires. Ceci permet une variance approximative de 10 % en ce qui a trait à la dissolution de deux jeux de données de dissolution à chaque moment (f2 = 50). Si le f2 donne une valeur inférieure à 50, les profils de dissolution sont considérés comme non similaires.

78.       En l’absence d’une explication différente dans le brevet 670, voici donc mon opinion sur la façon dont un expert du domaine interpréterait le terme « profil de dissolution similaire » de la revendication 15. Bien qu’une valeur de f2 de 100 représenterait des dissolutions « identiques », la personne versée dans l’art comprendrait qu’il s’agit là d’une norme impossible à atteindre et que ce ne serait pas ce que les inventeurs avaient en tête lorsqu’ils faisaient renvoi à un « profil de dissolution identique ». Aussi la personne versée dans l’art comprendrait-elle que l’expression « profil de dissolution identique » mentionnée à la revendication 1 doit faire renvoi à quelque chose de plus que « similaire » (f2 supérieure à 50), mais inférieur à un résultat absolument « identique » (f2 inférieure à 100). Toutefois, la personne versée dans l’art ne saurait pas exactement quelle serait cette différence.

[111]       Messieurs Lee et Fassihi ont donné des interprétations qui cherchaient à tenir compte des mots écrits tels qu’ils figurent dans la divulgation, ainsi que de la revendication 15. À mon avis, leur interprétation se veut davantage persuasive que le fait d’ajouter des mots à la définition que le titulaire du brevet a choisi d’établir, et ignore le seul exemple qui fait renvoi aux profils de dissolution in vitro. M. Fassihi a exprimé une opinion qui a le mérite de reconnaître les difficultés inhérentes au langage adopté par le titulaire du brevet :

[traduction]

85.       Toutefois, le fait que la revendication 15 fasse renvoi à un « profil de dissolution similaire » complique la compréhension de l’expression « profil de dissolution identique » employée dans les revendications indépendantes 1 et 10 du brevet 670. Nul doute que la personne versée dans l’art comprendrait que le « profil de dissolution similaire » de la revendication 15 fait renvoi à un facteur de similarité f2 supérieur à 50. Or, la confusion tient au fait que l’on ignore si les inventeurs voulaient que l’expression « profil de dissolution identique » signifie la même chose que l’expression « profil de dissolution similaire », si la phrase « profil de dissolution identique » visait à faire renvoi à un profil de dissolution plus similaire qu’un « profil de dissolution similaire » (à savoir un résultat de f2 supérieur à 50) ou si l’expression « profil de dissolution identique » signifiait qu’un test statistique différent avait été utilisé.

86.       Par conséquent, bien qu’on ne sache pas clairement ce que les inventeurs cherchaient à désigner par l’emploi du terme « profil de dissolution identique » dans les revendications indépendantes 1 et 10, j’estime qu’une personne versée dans l’art comprendrait que les inventeurs avaient vraisemblablement l’intention de faire renvoi à des profils de dissolution dont la valeur de f2 serait d’au moins 50 et fort probablement dans la tranche supérieure de la fourchette 50-100. Comme il a été mentionné précédemment, la personne versée dans l’art comprendrait que l’expression « profil de dissolution identique » fait renvoi à des profils de dissolution dont la valeur de f2 est supérieure à 50.

[112]       Ainsi, la demanderesse ne s’est pas déchargé du fardeau qui lui incombait de démontrer que le profil de dissolution identique nécessite une cinétique de dissolution in vivo aux yeux d’une personne ayant des compétences moyennes dans le domaine. J’estime qu’il est clairement indiqué dans la spécification que l’élément essentiel nécessite qu’il y ait des cinétiques de dissolution in vitro.

[113]       Apotex allègue aussi que le brevet requiert que le produit contienne un liant autre que le dérivé de cellulose utilisé afin de fournir l’effet de libération modifiée du principe actif. Servier soutient que le dérivé de cellulose peut jouer ce double rôle si la spécification est ainsi interprétée de façon intentionnelle.

[114]       Encore une fois, la divulgation aide à décrire à quelle fin le liant est utilisé :

Dans la composition pharmaceutique selon l’invention le liant sert à agglutiner entre elles les particules qui ne peuvent l’être sous la seule action de la pression.

In the pharmaceutical composition according to the invention, the binder serves to agglutinate together the particles which cannot be agglutinated under the action of pressure alone.

[115]       En conséquence, pour qu’il soit considéré comme un liant, un excipient devra servir à agglutiner (au paragraphe 90 de son affidavit, M. Marroum explique qu’agglutiner vient du verbe latin agglutinare, qui signifie « coller »), et que les particules ne peuvent être agglutinées sous la seule action de la pression.

[116]       L’inventeur Servier allègue que, parmi tous les liants énumérés dans la spécification, le HPMC peut être un liant. En substance, Servier affirme que le HPMC peut faire office à la fois de dérivé de cellulose et de liant. Il convient toutefois de noter que le dérivé de cellulose doit préférablement être de faible viscosité (brevet 670, page 8, revendication 3). En effet, le produit de Servier contient du HPMC 100 cP, que la spécification décrit comme étant un HPMC de faible viscosité. Réciproquement, on indique que le liant doit préférablement être l’une ou l’autre des substances énumérées (notamment du glucose, du sucrose, de la maltodextrine, du polyvidone et du HPMC de très faible viscosité). Nous savons que Servier emploie de la maltodextrine dans son produit. À la page 9 de la divulgation, lorsque l’inventeur exprime sa préférence, il mentionne « la maltodextrine, la polyvidone ou un HPMC de très faible poids moléculaire ».

[117]       La revendication 4, qui porte sur le liant, parle de trois excipients possible : la maltodextrine, la polyvidone et un HPMC de très faible viscosité. Dans la divulgation, on fait renvoi au HPMC en tant que liant possible, en disant qu’il devrait toutefois être soit de très faible viscosité, soit de très faible poids moléculaire. Malgré cela, Servier fait valoir que le liant peut être le HPMC de faible viscosité.

[118]       Servier appuie sur les témoignages de ses deux experts, MM. Bodmeier et Marroum, son point de vue selon lequel la personne ayant des compétences moyennes dans le domaine accepterait le fait que le liant puisse être du HPMC de faible à très faible viscosité (Mémoire des faits et du droit, paragraphe 34). Ce faisant, Servier semble vouloir s’appuyer sur l’une des trois combinaisons privilégiées figurant après les paragraphes de la page 9 qui parlent « d’un HPMC de très faible viscosité » et « d’un HPMC de très faible poids moléculaire ». Ce paragraphe porte évidemment sur le troisième élément essentiel. On y lit :

La présente invention concerne donc de préférence un comprimé sécable à libération prolongée comprenant : a) du gliclazide, un dérivé de cellulose, de la maltodextrine ou b) du gliclazide, un dérivé de cellulose, de la polyvidone ou c) du gliclazide, un dérivé de cellulose, une HPMC de faible à très faible poids moléculaire.

The present invention therefore preferably relates to a prolonged-release scored tablet comprising : a) gliclazide, a cellulose derivative, maltodextrin or b) gliclazide, a cellulose derivative, polyvidone or c) gliclazide, a cellulose derivative, an HPMC of low to very low molecular weight.

[119]       Je ne tiendrai pas rigueur à la demanderesse pour le fait qu’elle parle dans son mémoire de faible à très faible viscosité plutôt que de faible à très faible poids moléculaire. Le problème, c’est que la spécification a recours à des termes qui laissent fortement entendre que le liant sera un excipient différent du dérivé de cellulose qui forme « la matrice permettant, notamment, la libération modifiée du principe actif ». Le brevet fait attention à la façon dont il parle d’un HPMC de très faible poids moléculaire. On indique également, dans la divulgation et dans la revendication 4 qu’afin qu’il puisse servir de liant, le HPMC doit être de très faible viscosité. Cela confirme que s’il est prévu que le liant soit un HPMC, alors ce doit être un HPMC différent que celui utilisé comme dérivé de cellulose.

[120]       Ma conclusion est étayée par le fait que rien dans la spécification n’indique que le dérivé de cellulose et le liant peuvent être un seul et unique élément. En effet, la demanderesse n’explique pas comment le même HPMC pourrait [traduction] « agglutiner entre elles les particules qui ne peuvent l’être sous la seule action de la pression ». On n’explique nulle part quelle partie d’un HPMC de faible viscosité (par opposition à un HPMC de très faible viscosité) pourrait servir à agglutiner entre elles des particules sans qu’elles ne soient soumises à la seule action de la pression. Servier semble vouloir tirer profit de trois mots (« faible à très faible ») figurant dans un paragraphe de la divulgation, après avoir clairement énoncé que le liant pourrait être du HPMC s’il était de très faible viscosité ou de très faible poids moléculaire. Il me semble que la prépondérance des probabilités favorise ici le fait que la personne ayant des compétences moyennes dans le domaine comprendrait que le brevet exige que le liant soit un excipient différent, et que s’il s’agissait d’un HPMC, que celui-ci devrait être de très faible viscosité (ou de très faible poids moléculaire). Pour paraphraser J.A. Pratte dans l’arrêt O’Hara, précité, il ne revient pas à la Cour de remanier les revendications. Lorsqu’une revendication est rédigée de sorte qu’elle énumère quatre éléments essentiels, et que la spécification est rédigée de sorte que le liant constitue un élément différent, il devient impossible d’interpréter les revendications comme si elles permettaient que deux éléments essentiels soient le même produit mais avec des propriétés différentes sauf si, d’une façon ou d’une autre, la partie cherchant une telle interprétation arrivait à convaincre la Cour que c’est ce qu’explique le brevet. En l’espèce, la demanderesse ne s’est pas acquittée de ce fardeau. Le fait qu’elle s’appuie sur trois mots (« faible à très faible »), et ce, en dépit des autres déclarations et de leur teneur, ne suffira pas à renverser la tendance.

[121]       Il s’ensuit que le brevet 67 doit être interprété comme ayant les quatre éléments essentiels suivants :

a)                  un principe actif : le gliclazide;

b)                  un dérivé de cellulose, à raison de 50 à 60 % du poids total du comprimé;

c)                  un liant qui doit être un excipient autre que le dérivé de cellulose, mais qui pourrait être un HPMC de très faible viscosité (ou de très faible poids moléculaire);

d)                 une fraction du comprimé présentera le même profil de dissolution in vitro que le comprimé pris en entier.

[122]       Il est entendu que le comprimé à libération prolongée est sécable (rainuré).

VIII.       Contrefaçon

[123]       Apotex allègue qu’elle ne contrefait pas le brevet 670 parce que ses comprimés ne contiennent pas de liant et que ses essais in vitro ne font pas état de profils de dissolution identiques à ceux des comprimés non fractionnés et subdivisés.

[124]       Le droit est clair. « Il n’y a pas de contrefaçon lorsqu’un élément essentiel est différent ou omis » (Free World Trust, précité, paragraphe 31). En outre, comme nous l’avons vu, c’est à celui qui demande une ordonnance d’interdiction qu’il incombe de convaincre la Cour que son brevet a été contrefait. Dans le cas qui nous occupe, cela signifie que Servier doit démontrer que le produit d’Apotex contient un liant et que les profils de dissolution in vitro sont identiques. Pour les motifs qui suivent, Servier ne s’est pas acquittée de son fardeau.

A.                Contrefaçon : liant

[125]       Pour montrer que le produit d’Apotex contient un liant, Servier doit soutenir que le fait qu’il contient du HPMC, un liant reconnu qui correspond à la définition de ce mot dans la divulgation, est suffisant. Cet argument n’est pas satisfaisant.

[126]       Comme nous l’avons déjà montré, le mémoire descriptif précise qu’une HPMC doit présenter une viscosité très faible pour agir comme liant. Le mémoire descriptif établit déjà que l’HPMC utilisée dans l’invention revendiquée a une faible viscosité. [Caviardé]

[127]       [Caviardé], Apotex a présenté une preuve d’expert au sujet de son processus de fabrication, celle-ci n’ayant pu être contredite par la demanderesse. Sans entrer dans tous les détails du processus de fabrication, il suffit de souligner que, selon le poids de la preuve, le HPMC de faible viscosité est employé pour former la matrice à libération prolongée. Je cite ici l’affidavit de l’un des experts d’Apotex, M. Fassihi : [traduction] « tout le HPMC employé dans les comprimés d’Apo-Gliclazide a la même fonction, à savoir de former la matrice de libération prolongée » (paragraphe 113). Au paragraphe 223 de son affidavit, le témoin ajoute ce qui suit :

[traduction]

223.     Dans les comprimés d’Apo-Gliclazide, la liaison est assurée uniquement par des moyens mécaniques, à savoir la force de compactage du mélange d’ingrédients. Dans le brevet 670, le liant sert à agglutiner entre elles les particules qui ne peuvent l’être sous la seule action de la pression. Contrairement aux comprimés du brevet 670, les particules des comprimés d’Apo-Gliclazide peuvent être agglutinées entre elles sous la seule action de la pression, si bien qu’aucun liant n’est requis.

[128]       M. Fassihi n’a pas bronché durant le contre-interrogatoire, bien au contraire. Voici, pour illustrer ce point, un échange entre M. Fassihi et un avocat de Servier :

[traduction]

394      Q.        Oui, allez à la page 11; voyez-vous le titre dans le haut de la page « Formulation avec Methocel »?

R.        Oui.

395      Q.        On y parle de compression directe.

R.        Oui.

396      Q.        Selon vous, que veut dire l’expression compression directe?

R.        Cela veut dire que les poudres sont mélangées ensemble et compressées sans granulation. Aucune granulation n’est enlevée.

397      Q.        On y écrit :

« Lorsqu’on travaille avec un système directement compressible, il est simple d’ajouter du Methocel sous forme de poudre sèche. »

Voyez-vous cela?

R.        Encore une fois, vous employez le mot Methocel comme s’il s’agissait d’un terme général. Nous devons être très précis puisque vous venez de me montrer une liste de produits Methocel au tableau 1 de la page 7. Il y a près de 20 produits Methocel, et seuls quelques-uns sont employés comme liants et présentent une viscosité et un poids moléculaire très faibles. Les autres servent tous à constituer des matrices. Je veux donc simplement m’assurer que nous comprenions bien qu’il faut définir le mot Methocel lorsqu’il est employé, car il en existe 20 différents. De quoi parle-t-on? De quel Methocel s’agit-il? Il faut que cela soit clair.

[129]       Et plus tard :

[traduction]

400      Q.        On parle de Methocel K, mais on ne dit pas lequel.

R.        C’est exactement ce dont je parle. La viscosité du Methocel K peut être de 100 000, de 50 000, ou de 4 000. De plus, gardez à l’esprit qu’à la page 9 du brevet 670, il est écrit que le liant sert à agglutiner entre elles les particules qui ne peuvent l’être sous l’action de la pression. Ici, il s’agit alors de compression directe. Vous, ici, vous parlez de pression. Le brevet ne parle pas de pression. Le brevet parle de matériaux qui ne peuvent être agglutinés entre eux sous l’action de la pression. Il s’agit alors de compression directe.

[130]       À mon avis, la question est tout à fait pertinente. Le liant concerné dans le brevet « sert à agglutiner entre elles des particules qui ne peuvent l’être sous la seule action de la pression » (page 9 de la spécification dans sa version traduite en anglais; non souligné dans l’original), et non seulement à compacter le dérivé de cellulose. Il ne s’agit pas simplement d’établir si le HPMC peut jouer le rôle de liant; la preuve a déterminé que oui. Le HPMC doit toutefois être de très faible viscosité pour agir comme le liant défini, une propriété que ne présente pas le HPMC employé dans ce cas par Apotex. En outre, selon la preuve, les particules du comprimé ne sont pas agglutinées entre elles, mais plutôt compressées.

[131]       Pour tenter de faire contrepoids à la déposition de M. Fassihi, la demanderesse a présenté en réponse l’affidavit de M. Bodmeier. Dans ce bref affidavit figure le paragraphe pertinent en l’espèce :

[traduction]

7.         La publication de Dow (1982, pièce no 5 de l’avis d’allégation) affirme qu’une matrice de Methocel peut être transformée en comprimés par la compression directe, en recourant à la granulation de compression ou au moyen de la granulation par voie humide traditionnelle (page 3, deuxième colonne, dernier paragraphe). Aux pages 11 et 12 du document, le fabricant explique que la compression directe (à savoir lorsque le HPMC est utilisé sous forme de poudre sèche) ou la granulation par voie humide sont possibles avec le HPMC. Par conséquent, le HPMC peut jouer le rôle de liant même si on l’utilise dans le cadre d’un procédé de granulation par voie sèche tel qu’emploie Apotex.

[132]       Ce paragraphe ne réfute pas la preuve présentée par M. Fassihi. S’il établit que le HPMC peut jouer le rôle de liant, cela n’a rien de nouveau. De plus, le paragraphe ne vise pas à prendre en compte le fait que le procédé d’agglutination qui nous concerne va plus loin que la seule action de la pression. La compression ne suffit pas : comme l’explique la divulgation, il doit y avoir agglutination des « particules qui ne peuvent être agglutinées entre elles par la seule action de la pression ». Le fait de maintenir entre eux des composants en une masse unique est une chose. Le fait d’agglutiner entre elles des particules, comme l’exige le brevet, est une tout autre chose. En un mot, cette preuve n’aide pas beaucoup et n’aborde pas de front la preuve convaincante présentée par M. Fassihi. Cela n’a pas permis à Servier de réussir à prouver sa thèse voulant que le comprimé d’Apotex contienne un liant, comme il est décrit dans la spécification.

[133]       Mise en présence de cette preuve, Servier a décidé d’en attaquer l’admissibilité. En substance, la demanderesse soutient que la preuve relative à la fabrication aurait dû être divulguée dans l’AA.

[134]       Bien qu’Apotex réplique que son AA déclare sans équivoque que son produit ne contient pas de liant, il demeure que rien n’empêchait la défenderesse d’alléguer en outre qu’elle utilisait un différent procédé de fabrication. Qu’elle ne soit jamais tenue de divulguer les détails de fabrication (Bayer AG c Canada (Ministre de la Santé national et du Bien-être social) (1993), 163 NR 183, 51 CPR (3d) 329 (CAF)) avant qu’une ordonnance de confidentialité ne soit délivrée ne résout pas totalement le fait qu’elle n’a rien dit de son procédé de fabrication.

[135]       Un argument plus convaincant, et décisif en l’espèce, serait qu’Apotex n’avait pas à anticiper la position pour laquelle Servier a opté. Dans la décision Merck Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé) (2000), 8 CPR (4th) 87, le juge Muldoon décrit ainsi l’état du droit :

[11]      Les demanderesses s’opposent également à ce que la personne morale défenderesse se retranche derrière la définition que le Pr Ross-Murphy donne du gel, en affirmant que cette définition ne fait pas partie des allégations de non-contrefaçon articulées dans l’avis d’allégation. La discussion entourant le terme « gel » a toutefois été lancée par les demanderesses par le biais du premier affidavit du Pr Morris, en vue de réfuter l’allégation faite par Alcon dans son avis d’allégation suivant laquelle la gomme xanthane ne subit pas une transition de phase liquide-gel in situ. Alcon était donc tout à fait en droit d’invoquer la définition contraire que le Pr Ross-Murphy a donnée de ce terme en défense. Conclure autrement reviendrait à priver le défendeur à une instance introduite en vertu de l’article 5 de tout moyen de se défendre. On forcerait par ailleurs ainsi le défendeur à conjecturer en premier lieu au sujet des moyens auxquels le demandeur recourra pour interpréter le brevet pour contester l’avis d’allégation et, en second lieu, au sujet de la preuve scientifique qu’il lui faudra présenter pour défendre sa thèse. Une telle façon de procéder serait tout aussi inefficace qu’inutile. De plus, parce que la définition du terme « gel » est une question d’interprétation de brevets, et qu’elle constitue par conséquent la première étape obligée de tout débat sur la non-contrefaçon ou la validité, les demanderesses ne peuvent prétendre maintenant qu’elles ne savaient pas qu’une telle façon de procéder leur nuirait. On peut donc considérer que le principe à la base de la règle interdisant les allégations supplémentaires a été respecté en l’espèce.

[136]       La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novopharm, précité, va dans le même sens. Il vaut la peine de reproduire le paragraphe 16 :

[16]      Le juge saisi de la demande a commis une erreur en formulant le critère juridique applicable pour déterminer si l’avis d’allégation de Novopharm n’était pas conforme, lorsqu’il a exigé que celle-ci « mette en jeu » tous les aspects de la question de la non-contrefaçon. Pour juger si l’avis d’allégation de Novopharm est suffisant, la Cour doit évaluer s’il fournissait à Pfizer assez d’information pour lui permettre de comprendre la nature de la preuve à réputer (supra, paragraphe 4). Le critère de la suffisance n’exige pas que Novopharm prévoit toutes les possibilités de contrefaçon, y compris la théorie de Pfizer voulant que du dihydrate serait peut-être utilisé au cours du processus de fabrication du monohydrate en vrac de Novopharm. Comme le souligne le juge Evans dans AstraZeneca AB c. Apotex Inc., 2005 CAF 183, [2005] A.C.F. no 842 (QL), au paragraphe 11 :

Une seconde personne ne devrait pas être tenue d’anticiper la moindre théorie de contrefaçon possible, aussi conjecturale qu’elle puisse être, dans l’énoncé détaillé étayant ses allégations.

[137]       Je ne vois pas pour quel motif Apotex devrait se voir reprocher de ne pas avoir anticipé la double fonction de la théorie de Servier sur le dérivé de cellulose, compte tenu surtout de la définition du liant dans le mémoire descriptif, et notamment de la condition voulant que les particules s’agglutinent à l’aide d’un liant. De même, il n’est pas possible d’alléguer sérieusement que Servier ne connaissait pas les arguments contre lesquels elle devait se défendre. Elle n’a pas montré que l’allégation de non-contrefaçon fondée sur l’absence d’un liant est injustifiée.

B.                 Contrefaçon : profils de dissolution

[138]       Le deuxième motif avancé par Apotex pour démontrer qu’elle ne contrefait pas le brevet 670 repose sur l’affirmation selon laquelle les profils de dissolution in vitro des comprimés d’Apotex subdivisés et non fractionnés ne sont pas identiques.

[139]       Dans ce cas-ci, la preuve se présente sous forme d’une analyse in vitro réalisée (affidavit de S. Channamalle) dans le but d’établir une comparaison entre le comprimé entier d’Apotex et une fraction de celui-ci. Les résultats ont été examinés par M. Lee, témoin expert d’Apotex, qui est arrivé à la conclusion que les deux ne présentaient pas un profil de dissolution identique à la lumière du test statistique qui semble faire l’unanimité parmi tous les experts dans ce cas : le test de similarité f2. Le test a donné un f2 de 44, un chiffre inférieur à la valeur plancher de 50 requise pour établir une identité in vitro. Étant donné qu’un des éléments essentiels est la présence de profils de dissolution identiques in vitro, Apotex fait valoir que son produit ne viole pas le brevet. À mon avis, à la lumière de l’interprétation des revendications, cela règle également la question en faveur d’Apotex.

[140]        Néanmoins, je devrais commenter sur deux objections soulevées par Servier, D’abord, Servier reproche à Apotex que ses tests n’ont pas été menés dans trois milieux différents. Or, cette critique est injustifiée. Effectivement, Servier elle-même a omis de mener ses propres études dans trois milieux différents. Non seulement M. Bodmeier concède-t-il que le brevet n’indique pas comment l’analyse des cinétiques de dissolution in vitro doit être réalisée, mais il convient aussi que le seul exemple figurant dans la spécification ne fournit aucune donnée sur la réalisation de tests dans trois milieux différents, plutôt qu’on n’y mentionne qu’un seul milieu de dissolution.

[141]       En second lieu, l’avocat de Servier a tenté d’établir qu’afin que son produit obtienne l’approbation réglementaire, Apotex doit avoir démontré la bioéquivalence, à savoir que les deux produits, soit ceux de Servier et d’Apotex, présentent des profils identiques de libération de la substance médicamenteuse dans le plasma. Essentiellement, Servier souhaite établir une violation axée sur les cinétiques de dissolution, en faisant valoir que la bioéquivalence devant avoir été établie afin d’obtenir l’approbation réglementaire doit être démontrée à l’organisme de réglementation. Cela amène Servier à la cinétique de dissolution in vivo.

[142]       Le problème avec l’argument de Servier tient au fait que ce n’est pas ce que le brevet exige. Si la revendication utilisait les termes in vivo, l’argument pourrait tenir la route. Toutefois, comme cela a déjà été établi, l’inventeur a défini l’expression « profils de dissolution identiques » en termes de cinétiques de dissolution in vitro identiques. Les revendications établissent les paramètres du monopole qu’ils cherchent à obtenir auprès de l’État. Sans vouloir être bienveillant ou sévère, on est porté à vérifier quelles sont ces prétendues barrières. Il ne faut pas oublier que l’objectif du Règlement sur les aliments et drogues (C.R.C. ch 870), dans sa version modifiée, est différent des procédures actuelles puisqu’il porte sur le droit public. Cet objectif est le suivant : établir l’innocuité du médicament dans le but d’obtenir l’autorisation de commercialisation de ce dernier auprès du ministre, qui fait office de régulateur. Hughes and Woodley on Patents (2e édition [Markham, ON: LexisNexis, 2005], feuillet mobile) fournit un commentaire bref, mais utile sur les deux processus à la §23 :

[traduction] Ce régime impose deux types de procédure : une procédure administrative conçue pour assurer la sécurité et l’efficacité, et une procédure judiciaire destinée à protéger les intérêts des détenteurs de brevet. Il s’agit de procédures parallèles; elles ne peuvent aller de pair que sous l’angle de leurs résultats.

Il ne faut pas délivrer d’avis de conformité si la première personne établit, pour citer Hughes et Woodley, [traduction« que les brevets, tels que mentionnés par la compagnie générique dans son avis d’allégation, [lui] appartiennent et que les revendications pertinentes ne sont ni invalides ni contrefaites » (§23). La Cour d’appel fédérale ne pouvait pas être plus explicite dans l’arrêt Merck & Co, Inc. c Canada (Ministre de la Santé), (1999) 3 CPR (4th) 77 :

[4]        Nous allons toutefois formuler dans nos propres mots les postulats de base sur lesquels tout le raisonnement repose. Le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) qui a récemment été pris en application de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, ne doit pas être interprété de façon rigide, sans tenir compte de son intention et de sa portée véritables. Le processus judiciaire qu’il a instauré il y a quelques années à la suite de l’abolition du système de licences obligatoires en vue d’accorder une certaine protection aux titulaires de brevets dont les droits de propriété risquaient d’être violés trop facilement, bien que par inadvertance, est distinct du processus administratif de longue date qui est prescrit par le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, qui a été pris en application de la Loi sur les aliments et drogues et qui vise à satisfaire à certaines exigences en matière d’innocuité et d’efficacité. Certes, les deux processus ne peuvent être déclenchés que par un fabricant de médicaments qui envisage de commercialiser un nouveau produit. Mais rien n’exige qu’ils soient mis en branle simultanément. Le processus judiciaire n’a rien à voir avec le processus administratif et vice-versa. Ce sont des processus parallèles. Ils ne se recoupent que sur le plan de leurs résultats : le ministre ne peut délivrer un avis de conformité sans tenir compte de l’issue des deux processus.

Pour parler sans détour, c’est d’abord et avant tout la teneur des revendications qui importe. Comme l’a déclaré le président Thorson il y a près de 70 ans dans Minerals Separation North American Corp v Noranda Mines, Ltd, [1947] ExCR 306, à la page 352 :

[traduction
[59]      Le paragraphe 14.(1) exige également que le mémoire descriptif s’achève par une ou des revendications énonçant distinctement les choses ou combinaisons que le demandeur considère nouvelles et à l’égard desquelles il fait valoir un droit de propriété et un privilège exclusif. Par ses revendications, l’inventeur érige des barrières autour de son monopole et met le public en garde contre l’intrusion sur sa propriété. Ses barrières doivent être bien placées pour transmettre l’avertissement nécessaire et il ne doit pas en mettre sur les propriétés qui ne lui appartiennent pas. Le libellé d’une revendication doit se passer de toute ambiguïté ou obscurité évitable et ne doit pas être flexible; il doit être clair et précis de manière à ce que le public puisse connaître les limites à ne pas dépasser, mais aussi ce qu’il peut faire avec quiétude. Si une revendication ne satisfait pas à ces exigences, elle ne peut subsister.

[143]       Pour une raison que j’ignore, l’inventeur a décidé de limiter les revendications en définissant le profil de dissolution identique de la manière choisie. Je vois ici une analogie avec cette boutade formulée dans l’arrêt Free World Trust, précité, concernant la situation qui prévalait dans l’arrêt O’Hara, précité :

[60]      Sur le plan des faits, l’affaire O’Hara s’apparente à la présente espèce. La première revendication du brevet 156 énonce que « [la bobine de démagnétisation] est immobilisée » pendant le traitement. Que la bobine de magnétisation soit immobilisée ou non peut avoir ou ne pas avoir un effet sur la manière dont l’appareil fonctionne, mais l’inventeur a stipulé que tel était le cas.

[144]       [Caviardé]

[145]       Non seulement les revendications sont-elles rédigées d’une manière étroite qui exclut à mon avis les analyses in vivo, mais la théorie avancée par Servier n’était simplement pas étayée par la preuve disponible en l’espèce. En fait, il faut se demander si les éléments issus du processus réglementaire ne constituent pas une preuve extrinsèque de l’intention de l’inventeur (voir l’arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 31. Les éléments sont définis comme essentiels ou non essentiels : « (v) mais indépendamment de toute preuve extrinsèque de l’intention de l’inventeur »).

[146]       J’estime respectueusement que l’utilisation d’information issue du processus réglementaire n’a pas permis à la demanderesse de s’acquitter de son fardeau d’établir la contrefaçon.

[147]       Comme il n’y a pas contrefaçon si un élément essentiel est différent, il s’ensuit qu’Apotex n’a pas contrefait les revendications de Servier à l’égard de deux éléments essentiels distincts. Cela devrait suffire pour disposer de la demande visant à obtenir une ordonnance d’interdiction, puisque son rejet est justifié pour ce seul motif. Néanmoins, j’ai décidé d’examiner, au cas où j’aurais tort, certains des motifs d’invalidité allégués par Apotex.

IX.             Invalidité

A.                Évidence

[148]       Aux termes de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, l’invention ne doit pas être évidente, à la date de la revendication, pour la personne versée dans l’art à qui s’adresse un brevet valide. Cette disposition prévoit :

Objet non évident

Invention must not be obvious

28.3 L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute communication :

28.3 The subject-matter defined by a claim in an application for a patent in Canada must be subject-matter that would not have been obvious on the claim date to a person skilled in the art or science to which it pertains, having regard to

a) qui a été faite, plus d’un an avant la date de dépôt de la demande, par le demandeur ou un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs;

(a) information disclosed more than one year before the filing date by the applicant, or by a person who obtained knowledge, directly or indirectly, from the applicant in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere; and

b) qui a été faite par toute autre personne avant la date de la revendication de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

(b) information disclosed before the claim date by a person not mentioned in paragraph (a) in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere.

[149]       Dans le cas du brevet 670, la date pertinente est celle de la revendication, soit le 21 mars 2008.

[150]       Dans l’arrêt Sanofi, précité, au paragraphe 67, la Cour suprême a adopté une approche en quatre volets pour déterminer si une invention est évidente. Servier et Apotex conviennent que le cadre élaboré dans cet arrêt régit la présente analyse : leur désaccord concerne le résultat de son application. Par conséquent, la Cour doit s’atteler aux tâches suivantes :

1)        a) identifier la « personne versée dans l’art »;

b) déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

2)        définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

3)        recenser les différences, s’il en est, entre ce qui fait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

4)        abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent-elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité? [Je souligne]

[151]       Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a signalé qu’il peut être indiqué d’appliquer un critère de « l’essai allant de soi » à l’étape du dernier volet de cette analyse pour déterminer s’il a été rempli (paragraphe 68).

(1)               a)         La personne versée dans l’art

[152]       Comme il a été expliqué au paragraphe 59 des présents motifs, la personne notionnelle versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 670 détient un diplôme d’études supérieures en pharmacie, en biopharmaceutique, en sciences pharmaceutiques, en chimie ou en génie chimique, en pharmacologie, en génie des formulations, ou dans un domaine connexe, et possède une expérience industrielle dans la conception, la formulation et l’évaluation des formes galéniques solides. Grâce à ce bagage, la personne versée dans l’art est en mesure de formuler puis d’évaluer si une forme galénique particulière présente les propriétés requises par le brevet.

(1)               b)         Les connaissances générales courantes

i.                    Le gliclazide utilisé pour le traitement du diabète

[153]       À la date de revendication, la personne versée dans l’art savait que le diabète (aussi appelé diabète sucré) était une maladie métabolique entraînant une élévation du taux de glucose sanguin (ou glycémie) chez les personnes qui en sont atteintes. L’organisme a besoin d’insuline, laquelle est sécrétée par le pancréas, afin d’encadrer correctement l’absorption du glucose. Le diabète apparaît lorsque le pancréas n’arrive plus à sécréter suffisamment d’insuline ou lorsque l’organisme est incapable de répondre correctement à l’insuline qui est produite. La personne versée dans l’art savait aussi que le diabète pouvait être traité par l’administration de gliclazide, un dérivé de la sulfonylurée hypoglycémiant. Le gliclazide, tout comme les autres sulfonylurées, agit en abaissant la glycémie sanguine. La plage de dosage quotidienne reconnue du gliclazide pour le traitement du diabète varie entre 30 mg et 120 mg, selon les besoins du patient et la gravité de l’atteinte.

[154]       L’emploi du gliclazide pour traiter le diabète était un fait bien connu par la personne versée dans l’art avant la date de revendication. En effet, la divulgation du brevet 670 discute de deux formulations antérieures développées par Servier contenant du gliclazide en tant que principe actif : un comprimé à libération immédiate de 80 mg de gliclazide (dans un comprimé à libération immédiate, le principe actif est rapidement dissous et absorbé par l’organisme), et un comprimé de 30 mg à libération modifiée.

[155]       Le comprimé de 30 mg se présente sous forme de matrice hydrophile. Il permet une libération prolongée et contrôlée du principe actif dans l’organisme, ce qui permet d’éviter les pics et les creux dans la concentration de gliclazide dans la circulation sanguine du patient, lesquels peuvent se manifester lors de la prise de comprimés à libération immédiate. Le comprimé de 30 mg n’est pas divisible. En conséquence, à la date de revendication, l’existence d’une formulation matricielle à libération modifiée contenant du gliclazide était connue de l’état de la technique pour le traitement du diabète.

ii.                  Formulation à libération modifiée et altération de la matrice

[156]        En mars 2008, on savait non seulement qu’une formule à libération modifiée était possible, mais aussi que le gliclazide pouvait être formulé, dans le comprimé de 60 mg, avec un dérivé de cellulose et un liant. Le brevet américain 6,733,782, la demande de brevet international 2006/061697, et la demande de brevet européen 1,741,435 [demande 435], portaient tous sur la formulation du gliclazide.

[157]       En fait, l’expert de Servier lui-même, M. Marroum, ne remet pas en cause le fait qu’une formulation de gliclazide à libération modifiée pouvait être préparée (contre-interrogatoire de M. Marroum, questions 277 à 279). La demande 435, déposée en avril 2004, fournit même un exemple de formulation contenant 60 mg de gliclazide, un dérivé de cellulose à raison de 52,5 % (dans ce cas, du HPMC), ainsi qu’un liant (du polyvinylpyrrolidone) et du lactose. Le brevet 670 privilégie la présence de gliclazide à raison de 18,7 % du poids total du comprimé de 60 mg, alors que la demande 435 privilégie un pourcentage de 18,75 %, et un taux identique de lactose (soit 18,75 %). Le brevet 670 présente aussi une formulation contenant du lactose, à raison de 22,3 % du poids du comprimé. La quantité d’HPMC est également comparable. Elle représente 50 % du poids du comprimé du brevet 670, comparé à 52,5 % dans la demande 435. Pour ce qui est des liants, même s’ils sont différents, ils représentent des pourcentages proches (6,9 % de maltodextrine, et 5 % de polyvinylpyrrolidone).

[158]       La personne versée dans l’art savait aussi, au regard de l’art antérieur, que le taux de libération et de dissolution d’une substance médicamenteuse à partir d’une matrice à base de dérivé de cellulose peut être contrôlé en altérant ladite matrice.

[159]       On entend par matrice le matériau dans lequel le principe actif réside dans la formulation du comprimé. On peut l’utiliser pour ralentir la libération et la dissolution du principe actif dans l’organisme. Une matrice hydrophile est un système dans lequel le ou les polymères constituant la matrice s’humidifieront, s’hydrateront et (ou) se dissoudront. Lorsqu’une formulation contenant une matrice hydrophile entre en contact avec de l’eau, un gel se forme, lequel empêche alors la libération du principe actif et de tout excipient (à savoir les autres ingrédients) du comprimé.

[160]       Le brevet 670 prescrit que la matrice du comprimé doit contenir un polymère dérivé de cellulose, préférablement du HPMC. Le brevet reconnaît que le HPMC et son emploi dans les formulations de médicaments étaient connus des personnes versées dans l’art.

[161]       Lorsque la viscosité d’une matrice est accrue, la viscosité du gel qu’il forme s’accroît aussi, ce qui ralentit et prolonge la libération du médicament. (La viscosité est la mesure de la capacité d’un liquide à s’écouler. Moins un liquide est visqueux, plus il s’écoule aisément. En conséquence, un liquide présentant une viscosité supérieure s’écoulera plus difficilement.) Il est possible de choisir parmi des HPMC de différentes viscosités. La libération de la substance médicamenteuse de sa matrice peut aussi être modifiée en changeant la concentration et la taille des particules du polymère constituant la matrice, car cela influe sur la viscosité du gel formé par la matrice.

[162]       La capacité à adapter une matrice de façon à obtenir le taux de dissolution voulu était bien connue au regard de l’art antérieur. Dow, une entreprise de produits chimiques qui fabrique des HPMC, commercialise l’emploi et la flexibilité de telles matrices dans la formulation de médicaments à libération contrôlée depuis au moins 1995. En effet, le brevet américain 6,733,782 [le brevet 782], détenu par Servier depuis le 1er mai 2004, insiste sur ce point. L’exemple 3 démontre que la viscosité suffit en elle-même pour avoir un impact notable sur les cinétiques de dissolution du principe actif. On peut y lire :

[traduction]

Les courbes de la FIG. 5 démontrent clairement que la cinétique de dissolution du principe actif est fonction non seulement de la quantité totale d’hydroxypropylméthyl cellulose utilisée dans la matrice hydrophile, mais aussi par la qualité de l’hydroxypropylméthyl cellulose utilisé, comme l’indique la FIG. 5.

(Je note au passage que Servier renvoie à la notion de cinétiques de dissolution in vitro tout au long de son brevet 782. L’exemple 4, qui porte sur une dose de 60 mg comparativement à une dose de 30 mg, précise que [traduction] « les cinétiques de dissolution in vitro d’un comprimé comportant une dose de 60 mg sont similaires à celles d’un comprimé de 30 mg [lot LP6] lorsqu’il s’agit de comprimés matriciels contenant les mêmes quantités d’hydroxypropylméthyl cellulose et de maltodextrine. Les cinétiques de dissolution in vitro figurent à la FIG. 7. » Manifestement, on savait déjà, et il est certain que Servier aussi savait déjà, que les comprimés de 60 mg de gliclazide présentaient les mêmes cinétiques de dissolution in vitro que le comprimé de 30 mg). La personne versée dans l’art, présumée travailler assidûment pour se garder au fait des dernières avancées du domaine, possédait ces connaissances générales à la date de revendication.

iii.                Divisibilité et profil de libération du comprimé

[163]        À la date de revendication, il était bien connu, au regard de l’art antérieur, que des comprimés pouvaient être conçus de telle sorte qu’on puisse les diviser en un ou plusieurs morceaux s’ils présentaient une rainure appropriée. Or, on savait aussi que les comprimés sécables à libération modifiée présentaient certaines lacunes. On savait par exemple que le fait d’accroître la surface du comprimé en exposant une nouvelle surface le long de la rainure de division pouvait influer sur la vitesse de dissolution et de libération du principe actif du comprimé dans l’organisme. En 1999, l’EMA (Agence européenne des médicaments) a lancé une mise en garde relativement à la division de formulations à libération modifiée sauf dans des cas exceptionnels.

C’est une mauvaise pratique de subdiviser les formes à libération prolongée mais cela pourrait être justifié dans des cas exceptionnels.

It is bad practice to subdivide prolonged-release dosage forms but this may be justified in exceptional cases.

[164]       Le plus éloquent, en ce qui me concerne, c’est que cela constitue l’unique référence extérieure sur laquelle s’appuie Servier. Or, celle-ci remonte à neuf ans avant la revendication. En 2008, lorsque la demande a été déposée, on connaissait aussi, au regard de l’art antérieur, que les comprimés pouvaient être conçus de manière à être sécables et à maintenir un taux de libération modifiée désiré. En effet, ce fait était connu même depuis 1982, comme on peut le constater en analysant le brevet américain (brevet 4,353,887, ou brevet 887) qui décrit un [traduction] « comprimé sécable présentant une libération contrôlée et retardée du principe actif » (et ainsi intitulé). Le brevet 887 indique que les comprimés peuvent être rainurés et configurés de sorte que, lorsqu’on les sectionne, l’accroissement de leur surface est limité. Dans le brevet 887, cela est dû au fait que le comprimé présente des rainures de rupture profondes. Pour que cela fonctionne, le principe actif doit aussi être uniformément réparti dans tout le comprimé. Le brevet 887 précise que le comprimé doit présenter des mesures et des caractéristiques de forme précises. Le brevet indique que [traduction] « les caractéristiques de libération du principe actif [des fragments subdivisés] diffèrent, tout au plus, de manière négligeable de celles du comprimé entier ». En fait, M. Fassihi, l’un des experts d’Apotex, a calculé un f2 de 61 pour le comprimé entier et pour la forme subdivisée de celui-ci (un résultat bien au-delà de 50) en recourant aux données en matière de dissolution figurant dans le brevet 887.

[165]       Avant 2008, année où la demande a été présentée, l’art antérieur comprenait plusieurs articles dans des revues révisées par des pairs et autres publications de renom qui discutaient des méthodes utilisées pour surmonter les problèmes associés à la divisibilité des comprimés à libération modifiée. Un article publié en 1987 dans le Pharmaceutical Research, la revue officielle de l’American Association of Pharmaceutical Scientists, a analysé les données sur le profil de dissolution des comprimés sectionnés de théophylline à libération contrôlée. L’étude concluait que, bien que les demi-comprimés se dissolvent plus rapidement que les comprimés entiers, la différence entre leurs taux de dissolution n’était pas assez notable pour devenir préoccupante ou nécessiter des études de biodisponibilité. Un article publié en 1997 dans la revue Annals of Pharmacotherapy analysait le sectionnement et la dissolution subséquente de comprimés non sécables et de comprimés sécables de méthylphénidate. Les auteurs de l’étude ont relevé que, dans le cas des comprimés sécables, les profils de dissolution ne différaient pas beaucoup entre le comprimé entier et une moitié de celui-ci.

[166]       En 2000, la revue Pharmazeutische Industrie a publié un article dans lequel on comparait des comprimés entiers et des demi-comprimés matriciels à libération modifiée en recourant à diverses méthodes de division et de sectionnement. Les auteurs ont relevé, pour les comprimés entiers et les demi-comprimés, des profils de dissolution ayant un f2 supérieur à 50 mais inférieur à 100 dans l’ensemble de leurs essais. Un article publié en 2002 dans le European Journal of Pharmaceuticals and Biopharmaceutics examinait la dissolution in vitro d’un comprimé à deux rainures à libération modifiée contenant du 5-mononitrate d’isorbide. L’article démontrait que les profils de dissolution présentaient des f2 compris entre 50 et 100 lors de tous les essais (ils ont comparé un comprimé entier, un comprimé triséqué, les parties latérales et centrale du comprimé, et les deux tiers du comprimé).

[167]       Ces articles ont été abordés par MM. Lee et Fassihi dans leurs affidavits, et ont été identifiés par Apotex dans une annexe ajoutée à l’avis d’allégation de la société. Une personne versée dans l’art menant des recherches raisonnablement diligentes dans l’art antérieur aurait été tout autant en mesure de trouver et de consulter ces références.

[168]       En outre, à la date de revendication, plusieurs médicaments (sans toutefois inclure le gliclazide) vendus en Amérique du Nord étaient sécables et présentaient des propriétés de libération modifiée. Le 5-mononitrate d’isorbide (vendu sous la marque Imdur) est un antiangineux sécable présentant des propriétés de libération prolongée (la matrice de ce médicament contient de l’hydroxypropylcellulose; ce n’est pas le polymère privilégié par le Brevet 670, bien qu’il y figure en tant que possible dérivé de cellulose). L’aminophylline (vendue sous la marque Phyllocontin) est un bronchodilatateur se présentant sous la forme galénique de comprimé sécable à libération prolongée. Il contient de l’hydroxyéthylcellulose, également un dérivé de cellulose mentionné dans le brevet 670. La théophylline (vendue sous la marque Uniphyl) est un autre bronchodilatateur se présentant sous forme de comprimé sécable à libération prolongée contenant de l’hydroxyéthylcellulose. L’antibiotique vendu sous la marque Augmentin combine de l’amoxicilline et du clavulanate de potassium; il s’agit d’un comprimé sécable à libération prolongée contenant de l’hypromellose et de la gomme xanthane (qui peut être utilisée comme ingrédient de matrices). Le succinate de métoprolol (vendu sous la marque Toprol-XL) est un bêtabloquant vendu sous forme de comprimé sécable à libération prolongée. Ce médicament est quelque peu différent des autres médicaments sécables à libération modifiée, car son principe actif est stocké dans de multiples granules à libération contrôlée qui sont compressées pour former une matrice, laquelle contrôle la libération de la substance médicamenteuse.

[169]       Le brevet 887, les articles publiés et la présence sur le marché de formulations de médicaments à libération modifiée et divisibles faisaient tous partie des antériorités et des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date de la revendication en 2008. La preuve rend compte d’une évolution importante depuis la mise en garde de l’EMA en 1999. Ces éléments de la technique établissent cumulativement que la formulation de comprimés divisibles à libération modifiée était réalisable, tout en obtenant les résultats désirés en matière de profils de dissolution, en 2008.

[170]       En l’absence de preuve convaincante à l’effet contraire, je dois accepter la déposition de M. Lee, qui déclarait au paragraphe 179 de son affidavit :

[traduction]

179.     En mars 2008, la personne versée dans l’art savait très bien qu’afin qu’un comprimé entier et une fraction de celui-ci présentent un profil de dissolution identique, il était préférable de suivre certaines normes physiques de conception pour minimiser l’augmentation de la surface du comprimé entier produite par la cassure ou la division de celui-ci. Cela est dû au fait que la libération de la substance médicamenteuse de la matrice d’un comprimé à libération contrôlée est directement liée à la surface disponible du comprimé et que lorsqu’on sectionne un comprimé, sa surface totale augmente. Ainsi, la personne versée dans l’art comprendrait que les ingrédients d’un comprimé et leur teneur n’ont que peu d’influence sur cette propriété. Elle saurait plutôt qu’il faut minimiser cette augmentation de surface pour obtenir des profils de dissolution similaires.

(2)               L’idée originale

[171]       Trois idées originales indépendantes sont énoncées dans le brevet 670, dans les revendications 1, 10 et 15. Servier ne fait pas valoir les deux dernières. Les revendications 2 à 9 puis 11 à 14 dépendent de la revendication 1 et indiquent certaines limites de l’idée originale définie dans cette revendication.

[172]       Le concept inventif invoqué à la revendication 1 est un comprimé sécable à libération modifiée contenant du gliclazide, un dérivé de cellulose à raison de 50 à 60 % du poids total du comprimé, et un liant. Le comprimé a cela de particulier que s’il est divisé, ses fractions présenteront un profil de dissolution identique à celui du comprimé entier. Comme mentionné précédemment (paragraphes 100 à 112), l’expression « profil de dissolution identique » fait renvoi à une cinétique de dissolution in vitro produisant une valeur de similarité f2 comprise entre 50 et 100 se rapprochant davantage de la tranche supérieure de cette fourchette.

[173]       Servier souhaiterait que le concept inventif diffère légèrement. Elle fait valoir que le comprimé de gliclazide est limité à 60 mg. Les revendications du brevet 670 ne font renvoi à aucune limite de la sorte, bien au contraire. Par exemple, on y fait renvoi au brevet 782 de Servier qui revendique des comprimés de 30 et de 60 mg de gliclazide. Néanmoins, à des fins de discussion, je suis prêt à accepter qu’il s’agit ici d’un comprimé sécable de 60 mg. De toute façon, on ne m’a pas convaincu qu’on ne peut recourir à la revendication 1 pour s’assurer de ce qu’est le concept inventif. La Cour suprême, dans l’arrêt Sanofi, précité, semble ouvrir la porte :

 [77]     Il n’est pas facile de saisir l’idée originale à partir ses seules revendications. La seule présence d’une formule chimique ne permet pas de déterminer l’inventivité de la revendication. J’estime donc que l’on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous‑tend les revendications. On ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive.

[174]       Toute la présente affaire se rapporte à la dose de 60 mg. Le mémoire descriptif stipule :

Le schéma posologique recommandé pour le gliclazide consiste à administrer dans une première période du gliclazide à une dose de 30mg puis dans une deuxième période du gliclazide une dose de 60mg, dose de traitement administrée à la majorité des patients. Par ailleurs, des patients plus gravement atteints par la maladie doivent être traités à des doses de 90mg voire 120mg de gliclazide.

The dosage scheme recommended for gliclazide consists in administering, in a first period, gliclazide at a dose of 30 mg and then, in a second period, gliclazide at a dose of 60 mg, which is the treatment dose administered to the majority of patients. Moreover, patients more seriously affected by the disease should be treated at doses of 90 mg or even 120 mg of gliclazide.

De manière très avantageuse par rapport aux formulations existantes, la présente invention consistant en un comprimé matriciel sécable à libération prolongée de gliclazide 60mg assure une meilleure observance du traitement en limitant le nombre de comprimés à prendre de la part du patient et permet également d’optimiser la fabrication des médicaments sur une unique ligne de production.

Very advantageously compared with the existing formulations, the present invention consisting of a 60 mg prolonged-release scored matrix gliclazide tablet provides better treatment adherence by limiting the number of tablets to be taken by the patient and also makes it possible to optimize the production of medicaments on a single production line.

[175]       D’autre part, Servier ne saurait voir couronnée de succès sa tentative d’ajouter au concept inventif les mots [traduction] « où les profils plasmatiques in vivo du comprimé entier et du demi-comprimé sont similaires ou bioéquivalents » (mémoire des faits et du droit, paragraphe 62). Comme il a été précédemment expliqué, l’expression « profil de dissolution identique », définie dans la spécification de la revendication 1, doit faire renvoi à des cinétiques de dissolution in vivo. Ni les revendications ni les spécifications dans leur ensemble ne font renvoi à ces notions.

(3)               Différences entre l’art antérieur et le concept inventif

[176]       L’emploi du gliclazide dans une formulation à libération modifiée pour le traitement du diabète, la capacité à modifier la matrice d’un comprimé pour obtenir des profils de libération particuliers, et la conception d’un comprimé sécable qui, lorsqu’analysé en entier ou en partie, présente un profil de dissolution dont le f2 se situe entre 50 et 100, sont, comme il a été mentionné précédemment, des éléments qui étaient connus au regard de l’art antérieur. La différence entre l’art intérieur et le concept inventif réside dans la combinaison de ces trois éléments dans un seul comprimé pour la première fois : un comprimé de gliclazide qui, s’il est divisé, présente le même profil de dissolution que s’il était pris en entier.

(4)               Les étapes allaient-elles de soi?

[177]       Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a indiqué que « [d]ans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’“essai allant de soi” pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation » (au paragraphe 68). La Cour suprême a spécifiquement noté que les inventions pharmaceutiques en particulier peuvent justifier le recours à cette approche analytique. Je conviens que l’analyse de « l’essai allant de soi » est indiquée en l’espèce. En vertu de l’arrêt Sanofi, au paragraphe 69, les facteurs suivants doivent être pris en compte, bien qu’ils ne soient pas exhaustifs :

1.         Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2.         Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3.         L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[178]       Au paragraphe 70 de l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a également estimé que les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent être pertinentes à l’analyse.

[179]       Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », « le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas » (Sanofi, au paragraphe 66). À cette étape, « allant de soi » signifie « très clair » et il ne suffit pas que « l’état de la technique [ait] éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté » (Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2009 CAF 8 [Pfizer], au paragraphe 29). À ce stade de l’analyse, la question déterminante est de savoir s’il était plus ou moins évident pour la personne versée dans l’art qu’en adaptant la matrice à un comprimé de gliclazide à libération modifiée et en choisissant la bonne rainure de comprimé, le cachet obtenu aurait le profil de distribution désiré. Je dois conclure, sur la foi du dossier et des éléments produits, et compte tenu du fardeau de preuve, qu’il était clair et plus ou moins évident pour la personne versée dans l’art de tenter d’arriver à l’invention.

[180]       Compte tenu de la nature de l’invention revendiquée dans la présente affaire (Apotex alléguant que l’invention est plus ou moins évidente au moyen d’expériences de routine), il convient d’analyser simultanément les deux premiers facteurs. À mon avis, ces derniers sont largement déterminants quant au fait que l’invention revendiquée résultait d’un essai allant de soi.

[181]       L’état de la technique établit que les comprimés contenant des principes actifs divers peuvent être formulés de manière à être divisibles et à présenter un profil de dissolution particulier. Même si le gliclazide n’avait pas été incorporé dans une telle formulation à la date de la revendication, rien n’indique qu’il ne s’agissait pas d’un bon candidat à cette fin.

[182]       La jurisprudence de la Cour indique clairement que, lorsqu’elle consiste à regrouper des éléments des antériorités en une nouvelle composition, l’invention revendiquée peut être évidente si une telle démarche allait plus ou moins de soi pour la personne versée dans l’art. Comme l’a déclaré la juge Snider dans la décision Laboratoires Servier, Adir, Oril Industries, Servier Canada Inc. c Apotex Inc., 2008 CF 825, au paragraphe 254 (voir aussi Biovail Corporation c Canada (Santé), 2010 CF 46, au paragraphe 84 et AstraZeneca Canada Inc. c Teva Canada Limited, 2013 CF 246, au paragraphe 34) :

[I]l est possible de réunir une mosaïque de réalisations antérieures afin de faire en sorte qu’une revendication soit évidente. On suppose que même des techniciens non inventifs versés dans l’art lisent différentes revues professionnelles, participent à différents congrès et appliquent les enseignements tirés d’une source à un autre contexte ou qu’ils combineraient même les sources. Toutefois, ce faisant, la partie faisant valoir l’évidence doit être en mesure de montrer non seulement l’existence de réalisations antérieures, mais aussi la manière dont la personne normalement versée dans l’art aurait été amenée à combiner les éléments pertinents provenant de la mosaïque des réalisations antérieures.

[183]       Servier s’est plainte que les antériorités invoquées par Apotex sont biaisées. Cette critique n’est pas étayée par la preuve. Il faut se rappeler qu’en fin de compte, c’est à Servier qu’il incombe de convaincre la Cour que l’allégation d’invalidité pour cause d’évidence est infondée. Cette démonstration n’a pas été faite selon la prépondérance des probabilités au regard du présent dossier. La tentative de Servier pour faire écarter les antériorités présentées par Apotex a largement échoué. Il s’agissait de montrer qu’avant 2008, de nombreux articles indiquaient comment un comprimé pouvait être cassé de manière à obtenir des profils de dissolution identiques ou équivalents, qu’il soit fractionné ou pas. Il semble que la mise en garde de l’EMA en 1999 ait été largement surmontée.

[184]       En fait, Apotex, par l’entremise de M. Lee, a signalé l’existence de la demande 435, qui portait spécifiquement sur un comprimé à libération modifiée ayant le gliclazide comme principe actif pour le traitement du diabète. Cette formulation particulière contient 52,5 % de HPMC et un liant. Non seulement les trois éléments essentiels – à savoir le gliclazide, un dérivé de cellulose et un liant (aussi identifié dans le brevet en litige) – sont-ils présents, mais on retrouve aussi dans la demande deux exemples portant particulièrement sur un comprimé contenant 60 mg de gliclazide. La principale critique à l’encontre de la demande 435 est venue de M. Marroum, qui a tout simplement affirmé que la demande [traduction] « ne présente pas une formulation sécable et qui, une fois divisée, présenterait les mêmes caractéristiques de libération en comparaison du comprimé entier » (affidavit de M. Marroum, paragraphe 168). Toutefois, comme il a été déjà souligné, l’art antérieur était déjà abondant sur le sujet de la divisibilité de comprimés avant 2008. La mosaïque a déjà pris forme. Il s’agit en fait d’une mosaïque qui ne comporte pas beaucoup de pièces. En fin de compte, Servier n’a pas su faire ses propres renvois à l’art antérieur afin d’atténuer, voire de remettre en question, la preuve d’antériorité produite par Apotex.

[185]       À mon avis, Apotex a su effectivement démontrer qu’une personne versée dans l’art aurait pu combiner la mosaïque de l’art antérieur pour créer l’invention revendiquée. La barre n’était pas haute; l’écart n’était pas vaste. Une fois qu’il a été décidé ([expurgé]) qu’il serait souhaitable d’avoir un comprimé de gliclazide sécable à libération modifiée, l’obtention de la formulation précise n’aurait nécessité que des expériences et des ajustements de routine, compte tenu des éléments dont la Cour dispose. Lorsqu’on soupèse la preuve présentée par Apotex à l’encontre de celle de Servier, la balance penche nettement en faveur d’Apotex.

[186]       Au paragraphe 205 de son affidavit, M. Lee décrit les expérimentations de routine que l’expert du domaine devrait entreprendre pour la sélection du type de rainure de rupture du comprimé :

[traduction]

205.     À mon avis, l’ajout d’une rainure à un comprimé à libération prolongée dans le but d’obtenir un produit qui, lorsque pris en entier ou en partie présente un profil de dissolution identique ou similaire, s’inscrivait largement dans le travail courant de la personne versée dans l’art. En effet, cette personne n’avait qu’à sélectionner un poinçon et une matrice de comprimé avec rainure et, au besoin, d’ajuster les dimensions du comprimé et (ou) la profondeur de la rainure afin de minimiser la création de nouvelle surface par le sectionnement du comprimé afin d’obtenir un produit qui, lorsque pris en entier ou en partie, présente un profil de dissolution identique ou similaire. Un tel exercice ne requerrait aucun génie inventif, car ce principe était bien connu de la personne versée dans l’art (comme nous l’apprend, par exemple, le brevet 887). De plus, la personne versée dans l’art savait que cet exercice ne dépendrait d’aucune formulation particulière des comprimés de gliclazide.

[187]       Au paragraphe 206 de son affidavit, M. Lee décrit en termes similaires l’aspect routinier de l’ajustement d’une matrice en vue d’obtenir un profil de dissolution particulier :

[traduction]

206.     Les modifications de la formulation (les types ou les quantités d’ingrédients) ne seraient requises que si la personne versée dans l’art devait également s’assurer que l’ensemble du comprimé présente un profil de dissolution particulier. Même dans un tel cas, le fait de modifier la qualité et la concentration du polymère matriciel assurant la libération contrôlée ne serait qu’une simple question de routine pour la personne versée dans l’art et ne nécessiterait aucun génie inventif, en particulier parce que l’art antérieur est assorti de plusieurs exemples de comprimés de gliclazide à libération prolongée ou modifiée.

[188]       Bien que Servier et ses témoins experts contestent le fait que cette expérimentation soit qualifiée de routinière plutôt que de complexe, et affirment qu’elle nécessite que l’expert fasse preuve d’ingéniosité, je ferai observer qu’ils invoquent une interprétation du brevet et, par le fait même, une certaine compréhension de l’invention revendiquée, à savoir que l’expression « profil de dissolution identique » fait renvoi aux propriétés in vivo du comprimé. Cette Cour a rejeté, dans la mesure où on ne peut la déceler dans la spécification et qu’elle va à l’encontre de la définition fournie par le titulaire du brevet dans la divulgation, l’interprétation en faveur de cinétiques de dissolution in vitro produisant une valeur de similarité f2 comprise entre 50 et 100 se rapprochant davantage de la tranche supérieure de cette fourchette. M. Marroum semble en particulier avoir adopté une position argumentative frisant le plaidoyer. Parce que la présence de profils de libération in vivo est devenue un élément essentiel de la théorie élaborée par Servier, la portion de son affidavit ayant trait aux cinétiques de dissolution ressemble plus à un argumentaire qu’à l’affidavit d’un expert. Pour illustrer ce constat, je ferai simplement renvoi aux paragraphes 116, 119, 120 et 121. On retrouve, peut-être dans une moindre mesure, le même genre de résolution indéfectible dans l’affidavit de M. Bodmeier. On lira par exemple au paragraphe 122 :

[traduction]

122.     L’allégation d’Apotex a trait à ses données in vitro limitées, mais Apotex prend bien soin d’omettre le fait que son produit présente ou non un « profil de dissolution identique ».

Toutefois, Apotex n’a fourni aucune donnée se rapportant à un profil de dissolution identique in vivo, car cela n’était pas pertinent compte tenu de son interprétation. Elle n’a pas [traduction] « omis sciemment de le faire ». Dans le même ordre d’idées, M. Bodmeier invoque un autre aspect du débat sur le profil de dissolution in vivo en reprochant à Apotex d’avoir changé sa position :

[traduction]

127.     Je m’explique mal pourquoi Apotex n’a pas invoqué l’aspect du profil de dissolution identique dans la section sur l’absence de contrefaçon de la Lettre d’Apotex. Malgré cela, Apotex inclut les aspects in vivo dans la section sur l’utilité. Apotex change apparemment de position. Comme nous le mentionnerons ci-dessous, le produit d’Apotex présente un profil de dissolution identique.

À mon avis, il s’agit là d’une accusation vide de sens consistant à amener un expert sur le terrain des plaidoyers pour tenter de sauver la position de la partie qui l’a engagé. En l’occurrence, Apotex soutenait simplement que si Servier faisait valoir qu’il fallait établir les profils de dissolution in vivo, elle échouait en ce qui intéresse l’utilité du brevet puisqu’elle n’annonce même pas dans le mémoire descriptif que de tels tests existaient à la date indiquée. Par conséquent, les commentaires quant à la question de savoir s’il aurait été plus ou moins évident de tenter d’obtenir l’invention sont moins utiles à la Cour. En effet, Servier peut très bien avoir tenté d’obtenir quelque chose d’autre que l’invention qu’elle a brevetée, ce qui explique le temps qu’elle lui a demandé.

[189]       En raison de la nature routinière de l’expérimentation requise pour obtenir l’invention revendiquée, la personne versée dans l’art qui voudrait intégrer l’art antérieur sur la divisibilité et les profils de dissolution des comprimés dans un comprimé de gliclazide aurait poursuivi dans cette voie et effectué les modifications nécessaires à la formulation de la matrice, à la rainure du comprimé, ou les deux.

[190]       Le troisième facteur de l’arrêt Sanofi à examiner est la motivation. « La motivation est pertinente pour décider si la personne versée dans l’art est justifiée de rechercher des solutions [traduction] “prévisibles” ou des solutions qui comportent [traduction] “des chances raisonnables de succès” » (Pfizer, précité, au paragraphe 44, citant KSR International Co. c Teleflex Inc., 127 S Ct 1727 (2007) et Angiotech Pharmaceuticals Inc. c Conor Medsystems Inc., [2008] UKHL 49).

[191]       Servier invoque la mise en garde de 1999 de l’EMA contre le fractionnement des comprimés à libération modifiée pour suggérer que la personne versée dans l’art aurait été découragée de découvrir l’invention revendiquée.

[192]       Cependant, cet argument contredit la mise en garde elle-même autant que la preuve montrant que les antériorités incluaient de nombreux comprimés divisibles à libération prolongée ayant été commercialisés avec succès. La mise en garde elle-même indique que la création de comprimés divisibles à libération modifiée [traduction« pourrait être justifiée dans certains cas exceptionnels » et aucune preuve ne montre que le gliclazide n’était pas un tel cas. En outre, les antériorités attestent que de nombreux comprimés divisibles à libération modifiée ont été approuvés et commercialisés avec succès, comme nous l’avons vu plus haut. Quant à la date de la revendication en 2008, la mise en garde avait déjà presque dix ans et rien n’indique qu’elle aurait encore découragé la personne versée dans l’art de rechercher les solutions prévisibles de l’invention revendiquée. Le fait qu’elle pouvait démotiver un travailleur qualifié de tenter d’obtenir l’invention en 1999 n’a aucune pertinence dans la présente analyse.

[193]       Compte tenu de la nature courante de l’expérience requise pour obtenir les caractéristiques désirées de l’invention revendiquée, telles qu’elles ont été décrites par M. Lee, la personne versée dans l’art aurait été motivée à entreprendre ces travaux et n’aurait pas été découragée par la mise en garde de 1999.

a)         Les mesures concrètes

[194]       Pour s’acquitter de son fardeau de montrer que le brevet 670 nécessitait une certaine ingéniosité et n’était pas évident, Servier invoque la mise en garde de l’EMA de 1999 ainsi que sa preuve concernant les efforts ardus que réclamait la solution. Servier s’est appuyée sur la déposition de M. Wüthrich qui est en fait nommé comme l’un des trois inventeurs du brevet américain 782, dont le sommaire décrivait l’invention :

[traduction]

L’invention concerne un comprimé matriciel servant à la libération prolongée de gliclazide. Le comprimé assure une libération continue et constante du principe actif après l’administration par voie orale, libération n’étant pas affectée par les variations de pH du milieu de dissolution.

[195]       Comme il a déjà été indiqué, le brevet 782 remonte au 11 mai 2004. Or, il a été déposé en 1999. De plus, l’exemple 4 établit que les cinétiques de libération in vitro du comprimé de 60 mg sont similaires (valeur de f2 entre 50 et 100) aux comprimés de 30 mg. Le moins qu’on puisse dire, c’est que M. Wüthrich et son équipe avaient acquis une expérience considérable au moment où Servier leur a demandé de concevoir un comprimé sécable de 60 mg de gliclazide.

[196]       En raison de la charge qui lui incombait d’établir la non-évidence, il est surprenant que si peu ait été dit au sujet des travaux requis pour atteindre des profils de dissolution identiques pour un demi-comprimé et un comprimé entier.

[197]       Servier invoque l’historique de l’invention présentée par M. Wüthrich dans son affidavit comme preuve du fait qu’il était difficile d’y parvenir, et donc comme un signe qu’elle n’aurait pas été évidente pour la personne versée dans l’art. [Caviardé]

[198]       [Expurgé] L’affidavit de M. Wüthrich est remarquablement avare de détails et de frises chronologiques. Néanmoins, le brevet américain 782, dont la demande a été déposée en octobre 1999 et qui a été approuvé en 2004, faisait déjà renvoi à l’emploi du HPMC dans une matrice hydrophile. [expurgé] Lorsque Servier a décidé d’aller de l’avant avec un comprimé basé sur une matrice hydrophile, rien ne prouve que l’équipe a fait plus qu’effectuer de simples expérimentations et ajustements de routine afin d’en arriver à la formulation précise nécessaire pour atteindre le profil de dissolution souhaité. Je le répète : le fardeau de la preuve ne change jamais. Si Apotex invoque l’invalidité de la demande, alors il revient à Servier de prouver à la Cour qu’il n’était pas « évident d’essayer ». La Cour a, à de nombreuses reprises, posé des questions sur le concept inventif et les difficultés rencontrées. Quel degré de génie inventif était requis? Le fait que l’équipe a testé plusieurs voies alternatives avant de travailler sur les matrices hydrophiles ne rend pas en soi l’invention non évidente. Ce qui me laisse avec la preuve que M. Lee a présentée dans son affidavit :

 [Caviardé]

[199]       Apotex a tenté d’expliquer le délai mis par Servier pour parvenir à un résultat en suggérant qu’en fait, celle-ci tentait de mettre au point un produit différent, dont le brevet aurait peut-être résisté à une contestation de sa validité pour cause d’évidence. Apotex invoque la preuve de l’un de ses experts, M. Lee, au paragraphe 217 de son affidavit :

[Caviardé]

[200]       Il ajoute au paragraphe 244 :

[Caviardé]

[201]       Il serait imprudent que la Cour se livre à des conjectures compte tenu du manque d’information, et plus encore de preuve, sur ce que Servier tentait précisément d’obtenir. Nous savons par le contre-interrogatoire de M. Wüthrich qu’elle poursuivait plusieurs objectifs (voir son contre-interrogatoire, questions 139 à 145).

[202]       Pour les fins qui nous occupent, l’important est d’évaluer l’invention, telle qu’elle est présentée dans le brevet 670, au regard de l’état de la technique. Le temps et les efforts consacrés à atteindre d’autres objectifs ne sont pas pertinents. Selon le dossier qui nous occupe, la différence entre les antériorités et l’idée originale ne nécessitait pas d’ingéniosité inventive. Servier ne s’est pas acquittée du fardeau de convaincre que l’allégation d’évidence était injustifiée.

[203]       Il se peut que la compagnie pharmaceutique qui élabore et commercialise de nouveaux médicaments ait une autre motivation que celle de s’engager dans la voie la plus évidente qui mène à l’invention. Par contre, l’évidence n’échappe jamais au travailleur qualifié (voir Apotex Inc. c H Lundbeck A/S, 2013 CF 192, au paragraphe 83, citant Lilly Icos LLC c Pfizer Ltd, [2000] EWHC Patents 49). Les mesures concrètes prises par Servier, sans les décrire plus en détail, ne donnent pas à penser que l’invention n’allait pas de soi.

B.                 Utilité

[204]       L’exigence selon laquelle une invention doit être utile pour être l’objet d’un brevet valide découle de la définition du mot « invention » dans la Loi sur les brevets, laquelle précise qu’une invention revendiquée doit être « utile » :

Définitions

Definitions

2. Sauf disposition contraire, les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2. In this Act, except as otherwise provided,

[…]

[…]

« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

“invention” means any new and useful art, process, machine, manufacture or composition of matter, or any new and useful improvement in any art, process, machine, manufacture or composition of matter;

[205]       L’octroi d’un brevet a été décrit comme un marché passé entre les inventeurs et le public : les premiers bénéficient d’un monopole à l’égard de l’invention pendant une période limitée et, en échange de ce monopole, le public prend connaissance de l’invention qui est rendue publique (Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77 [Wellcome Foundation], au paragraphe 37; Pfizer Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CAF 108, au paragraphe 34). Par conséquent, le brevet doit divulguer assez d’information pour que la personne versée dans l’art à qui il s’adresse puisse mettre l’invention en pratique et la faire fonctionner tel que promis.

[206]       À partir de la date de dépôt canadienne (en l’espèce le 24 avril 2008), le brevet doit divulguer la démonstration de l’utilité (c’est-à-dire la preuve que l’invention accomplit ce qu’elle prétend) ou un fondement qui permette de prédire valablement l’utilité (c’est-à-dire de prédire qu’elle est susceptible d’accomplir ce qu’elle prétend) : Wellcome Foundation, précité, au paragraphe 56; Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236 [Latanoprost], au paragraphe 30. Par conséquent, la Cour doit interpréter la promesse du brevet 670 puis évaluer si l’utilité promise a été démontrée ou si elle a fait l’objet d’une prédiction valable.

(1)               La promesse du brevet

[207]       Pour qu’une invention soit utile, « [i]l suffit […] que l’invention soit nouvelle, qu’elle constitue une amélioration, qu’elle coûte moins cher ou qu’elle procure un choix. L’exemption d’un désavantage est assimilée à l’avantage que doit présenter l’invention » (Pfizer Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 547, au paragraphe 209). Lorsqu’un brevet ne promet pas de résultat particulier ni d’utilité de l’invention, le seuil à atteindre pour établir l’utilité est bas; cependant, lorsqu’il promet une utilité particulière, le brevet et l’utilité seront évalués en fonction de cette promesse (Consolboard, précité, à la page 525; Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Ltée, 2013 CAF 219 [Eurocopter], au paragraphe 132).

[208]       Comme les autres éléments du brevet, la promesse d’utilité est interprétée à dessein du point de vue de la personne versée dans l’art à qui le brevet s’adresse (Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Ltd, 2010 CAF 197 au paragraphe 80; Latanoprost, précité, au paragraphe 17). Le brevet 670 promet un comprimé sécable de gliclazide à libération modifiée dont la forme entière et une fraction de celle-ci présentent des cinétiques de dissolution in vitro identique.

[209]       L’invention revendiquée fournirait aussi deux avantages : une meilleure observance du schéma thérapeutique par le patient (qui, selon la posologie qui lui a été recommandée, pourrait se retrouver à prendre moins de pilules), et une production optimisée du médicament :

De manière très avantageuse par rapport aux formulations existantes, la présente invention consistant en un comprimé matriciel sécable à libération prolongée de gliclazide 60mg assure une meilleure observance du traitement en limitant le nombre de comprimés à prendre de la part du patient et permet également d’optimiser la fabrication des médicaments sur une ligne de production.

Very advantageously compared with the existing formulations, the present invention consisting of a 60 mg prolonged-release scored matrix gliclazide tablet provides better treatment adherence by limiting the number of tablets to be taken by the patient and also makes it possible to optimize the production of medicaments on a single production line.

[210]       Bien que l’avantage de l’invention revendiquée profite surtout au producteur des comprimés (puisque certains patients, selon la posologie, ne profiteraient pas d’une réduction du nombre de pilules qu’ils doivent prendre et pourraient devoir, de surcroît, diviser un comprimé), cette promesse et l’avantage qui s’ensuit suffisent pour établir une promesse d’utilité.

(2)               Utilité démontrée

[211]       Lorsque le brevet revendique une utilité sur la base d’un résultat effectivement obtenu à la date de dépôt, la divulgation doit « cite[r] une étude démontrant que le brevet réalise ce qu’il garantit comme résultat » (Latanoprost, précité, au paragraphe 30). Cependant, il n’est pas nécessaire que la preuve effective de l’utilité démontrée soit énoncée dans la divulgation du brevet.

[212]       Si je me suis trompé et que le brevet 670 est contrefait ou que l’allégation d’évidence est infondée parce que les revendications doivent être interprétées comme exigeant des profils de dissolution identiques in vivo, alors le brevet 670 ne démontre pas son utilité puisqu’il n’y a pas la moindre preuve à cet égard.

[213]       Selon Servier, il suffit qu’il existe, en date du 24 avril 2008, une démonstration de l’utilité de l’invention. Elle s’appuie sur deux études de bioéquivalence dont elle prétend qu’elles établissent l’utilité. Cependant, il n’est pas contesté que le mémoire descriptif ne fait aucune allusion à ces études, et s’y réfère encore moins. Ce n’est que lorsque l’utilité est contestée que Servier déterre deux études de bioéquivalence qui, d’après elle, prouvent l’utilité.

[214]       La difficulté vient de ce que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Latanoprost, précité, déclare que le droit exige de telles références :

[30]      L’article 2 de la Loi exige que l’objet d’un brevet présente le caractère de la nouveauté et de l’utilité. L’octroi d’un brevet dépend de la divulgation de la façon dont le brevet est censé remplir sa promesse (Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CAF 108, [2009] 1 R.C.F. 253, au paragraphe 34; Wellcome AZT, au paragraphe 66). Le principe général veut qu’à la date de son dépôt un brevet doive divulguer soit une réalisation réellement accomplie (c.‑à‑d., prouver qu’il réalise l’objet de la revendication) soit le fondement d’une prédiction valable du résultat (c.‑à‑d., illustrer la réalisation probable de l’objet visé par la revendication). Il n’existe aucune exigence à satisfaire en matière de démonstration de l’utilité dans l’exposé de l’invention; dès lors que cet exposé cite une étude démontrant que le brevet réalise ce qu’il garantit comme résultat, cette exigence est satisfaite (Pfizer Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2010 CAF 242, au paragraphe 90). En l’espèce, l’utilité serait établie si le brevet divulguait des études démontrant que la prise chronique de latanoprost réduisait la pression intraoculaire sans être la source d’effets secondaires importants. [Non souligné dans l’original.]

[215]       Cette décision est contraignante pour la Cour. Nul ne suggère que le breveté doit exalter les vertus de sa découverte. Mais en l’absence de références aux études qui établiront, lorsqu’il faudra les produire, l’existence de l’utilité promise, comment le public est-il censé savoir que l’utilité a été démontrée?

[216]       À l’audition de la présente affaire, l’avocat de Servier a suggéré que la Cour pouvait écarter l’exigence de la mention d’une étude dans la divulgation du brevet; il a décrit la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Latanoprost, précité, comme [traduction« une légère exception qui […] représente un seuil élevé […] des éléments qui doivent figurer dans le brevet aux fins de l’utilité démontrée ». Il m’est difficile de souscrire à cette description. Le principe du stare decisis oblige la Cour à suivre et à appliquer le droit tel qu’il a été formulé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Latanoprost. Par conséquent, les tests auxquels renvoie Servier et qui ne sont pas mentionnés dans le brevet 670 ne sont pas pertinents pour établir l’utilité démontrée.

[217]       En revanche, si nous considérons l’utilité promise telle que l’invoque Apotex, je serais enclin à dire qu’une réalisation des revendications a été démontrée. Mais est-ce suffisant?

[218]       Bien que le brevet 670 comprenne les résultats d’un seul test de dissolution in vitro basé sur le L0014022 (le seul exemple mentionné dans le mémoire descriptif), l’utilité n’est pas suffisamment démontrée pour autant dans les revendications du brevet. Aucune des revendications invoquées ne se limite au comprimé ayant spécifiquement été testé. Bien que la revendication 10 et les revendications qui en dépendent se limitent au même ingrédient, soit le L0014022, aucune limite n’est fixée quant à la forme, la taille, l’aire de surface du comprimé, etc. Par conséquent, on ne peut pas dire que les tests effectués sur le lot cité en exemple dans le brevet démontrent les propriétés de dissolution et donc l’utilité dans tout le spectre de l’invention revendiquée. Lorsque certaines substances comprises dans la revendication n’ont pas d’utilité (au-delà de l’éventail de minimis), la revendication échoue (Monsanto Company c Commissaire des brevets, [1979] 2 RCS 1108, aux pages 1115 et 1116, citant Olin Mathieson Corporation c Biorex Laboratories Ltd, [1970] RPC 157). La question de savoir si l’utilité peut être extrapolée et établie plus généralement à partir d’un essai unique se ramène en fait à la question de la prédiction valable (Merck & Co Inc. c Apotex Inc., 2010 CF 1265, au paragraphe 472).

(3)               Prédiction valable

[219]       La doctrine de la prédiction valable permet au brevet d’établir l’utilité, même lorsque celle-ci n’a pas été entièrement vérifiée à la date du dépôt. Pour être valide en vertu de cette doctrine, le brevet doit fournir un « solide enseignement » de l’invention revendiquée (Wellcome Foundation, précité, au paragraphe 69). Le brevet dont l’utilité prédite repose sur une « mésinformation, de simples spéculations ou de[s] vœux pieux » ne satisfera pas à cette norme (Latanoprost, précité, au paragraphe 33).

[220]       La prédiction valable comporte trois éléments, qui doivent tous être présents si cette doctrine est invoquée pour défendre la validité du brevet :

1)                  la prédiction doit avoir un fondement factuel;

2)                  l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

3)                  il doit y avoir divulgation suffisante.

(Voir les arrêts Wellcome Foundation, précité, au paragraphe 70; Latanoprost, précité, au paragraphe 34; Eurocopter, précité, au paragraphe 134).

[221]       Encore une fois, la perspective du travailleur qualifié à qui le brevet s’adresse établit la norme au regard de laquelle ces éléments sont évalués. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Eurocopter, précité, au paragraphe 152 :

[L]e fondement factuel, le raisonnement et le niveau de divulgation requis en vertu de la règle de la prédiction valable doivent être appréciés en fonction des connaissances dont une personne versée dans l’art aurait pour étayer cette prédiction et aussi en fonction de la compréhension qu’elle se ferait du raisonnement logique conduisant à établir l’utilité de l’invention.

[222]       À mon avis, l’invention revendiquée échoue au regard des trois éléments, que nous envisagions le brevet selon la perspective d’Apotex ou de Servier.

[223]       Le seul fondement factuel sur lequel le brevet 670 peut reposer est l’unique test de dissolution in vitro basé sur l’exemple L0014022, dont nous avons discuté. Pour la même raison qu’il ne pouvait pas étayer une démonstration de l’utilité, ce test ne constitue pas un fondement factuel adéquat de prédiction valable dans tout le spectre du monopole revendiqué ou à l’égard des profils de dissolution in vivo. Le brevet désigne spécifiquement ce test comme un « exemple » de l’invention, et cette série unique de données illustratives n’appuie pas une revendication aussi large que celle qui est énoncée dans le brevet 670.

[224]       Aucun raisonnement clair et valable dans le brevet ne permet de combler le fossé entre le fondement factuel et l’utilité prédite (à savoir que tous les comprimés relevant de l’invention revendiquée présenteront les profils de dissolution nécessaires). Il est vrai que la suffisance du raisonnement est évaluée à la lumière des capacités et des aptitudes de la personne versée dans l’art (l’arrêt Eurocopter, précité, au paragraphe 154, renvoie à la question de savoir « si la personne versée dans l’art accepterait la logique que présente le raisonnement et s’attendrait, par déduction de l’ensemble de la prédiction valable, à ce que l’invention procure l’utilité recherchée »). Cependant, malgré ses études et son expérience approfondie dans la formulation et l’évaluation des médicaments, le travailleur qualifié ne peut faire de prédiction valable en l’absence de tout fondement.

[225]       Enfin, et c’est à mon avis le plus important, en plus du fondement factuel insuffisant et du raisonnement logique déficient, le brevet ne fournit pas de divulgation adéquate. Au moment d’examiner cet élément de la doctrine de la prédiction valable, la Cour « doit déterminer si le mémoire descriptif fournit une description complète, claire et exacte de l’invention et de la manière de la mettre en pratique » (Latanoprost, précité, au paragraphe 51; voir aussi Wellcome Foundation, précité, au paragraphe 70). Lorsque la prédiction est rendue valable par des tests, comme les essais cliniques et les tests in vitro additionnels mentionnés par Servier, ces derniers doivent être divulgués dans le brevet (Eli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2009 CAF 97, au paragraphe 15). Encore une fois, le brevet en l’espèce en divulgue très peu. Ce serait en fait le principal problème du brevet 670. Après mûre réflexion et moult examens du brevet 670 et de la preuve produite par les parties, mon impression générale est d’avoir assisté à un jeu de cache‑cache. Alors que la loi exige une description complète, claire et exacte de la nature de l’invention et, plus important encore, de la manière de la mettre en pratique afin de tirer profit du marché, le brevet tel qu’il est rédigé en dit très peu et n’est pas à même de satisfaire au fardeau. La preuve présentée par Servier ne fournissait pas assez d’éclaircissements. En l’absence d’une divulgation adéquate, on ne peut pas dire que le public reçoive sa juste part en échange du brevet et du monopole.

[226]       À l’audience, Apotex a renoncé à son argument sur la portée excessive du brevet et n’a fait valoir l’insuffisance qu’à titre subsidiaire par rapport à l’évidence.

[227]       Ayant conclu que l’allégation d’évidence est justifiée, il ne sera pas nécessaire de se pencher davantage sur cet argument.

X.                Conclusion

[228]       La Cour conclut que les allégations de non-contrefaçon sont justifiées. Par ailleurs, elle estime que les allégations d’invalidité pour cause d’évidence et d’inutilité sont également fondées.

[229]       Il s’ensuit que la demande d’ordonnance d’interdiction sollicitée par la première personne, Servier, doit être rejetée, et les dépens adjugés à Apotex.

[230]       À la fin de l’audience, l’avocat d’Apotex a laissé entendre que les parties pourraient convenir des dépens, avant de connaître l’issue de la présente demande. Le 19 novembre 2014, la Cour a reçu une lettre de l’un des avocats d’Apotex indiquant qu’un tel accord avait été conclu, et qu’une copie de la lettre avait été envoyée à l’avocat de Servier. Les directives suivantes ont été soumises à l’approbation de la Cour :

a)         les dépens doivent être fixés au milieu de la colonne IV du tarif B;

b)        aucuns dépens ne sont recouvrables dans le cas des avocats internes, des assistants judiciaires, des étudiants et du personnel de soutien;

c)         les dépens ne sont recouvrables que dans le cas des experts ayant fourni des affidavits ou des rapports ayant été déposés lors de l’instance (les « experts admissibles »);

d)        le taux horaire des experts admissibles ne doit pas dépasser celui des avocats principaux;

e)         les honoraires versés aux experts admissibles pour les heures n’ayant pas été consacrées à la préparation de leur propre affidavit/rapport ou de leur contre-interrogatoire ne sont recouvrables que s’il est établi qu’il était raisonnable et nécessaire d’offrir une assistance technique à l’avocat;

f)         les honoraires d’avocat seront évalués de la manière suivante :

i.          un avocat principal et un avocat adjoint à l’audience;

ii.         un avocat principal et un avocat adjoint menant les contre-interrogatoires;

iii.        un avocat principal défendant lors des contre‑interrogatoires;

g)        les frais de déplacement et de logement seront évalués sur la base des tarifs aériens en classe économique et du coût de chambres individuelles;

h)        les coûts de photocopie seront évalués à raison de 0,25 $ par page, et le nombre de copies recouvrables sera limité à la quantité raisonnable et nécessaire.

[231]       La Cour estime que les conditions de cette entente sont raisonnables eu égard à la nature de l’instance. Les dépens sont adjugés à Apotex, et seront fixés conformément à ces directives.

XI.             Post-scriptum

[232]       La version confidentielle du jugement et des motifs qui l’accompagnent a été communiquée aux parties le 28 janvier 2015. Compte tenu de l’ordonnance de confidentialité rendue le 19 mars 2014 relativement à certains renseignements présentés en l’espèce, la Cour a prié les parties de fournir des observations sur les caviardages qu’elles souhaitaient proposer avant la publication de la version publique du jugement et des motifs qui l’accompagnent. Le 6 février 2015, les avocats de Servier et d’Apotex ont soumis des observations dans des lettres séparées et demandé certains caviardages. La Cour les a acceptés et par conséquent, la version publique du jugement et des motifs qui l’accompagnent contient les caviardages opérés sur la version confidentielle du jugement et des motifs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande visant à interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex Inc. à l’égard de ses comprimés de gliclazide divisibles à libération modifiée de 60 mg jusqu’à l’expiration du brevet canadien 2,629,670 est rejetée;

2.                  Les dépens sont adjugés à Apotex et seront fixés conformément aux motifs.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-222-13

 

INTITULÉ :

LES LABORATOIRES SERVIER ET SERVIER CANADA INC. c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET APOTEX INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 6 octobre 2014, 7 octobre 2014, 8 octobre 2014 ET 9 octobre 2014

 

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Judith Robinson

Bryan Capogrosso

Nikita Stepin

 

POUR LES demanderesseS

 

Andrew Brodkin

Dino Clarizio

Jaro Mazzola

 

POUR LA défenderesse apotex inc.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES demanderesseS

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES défendeurS

 

 

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