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Date : 20150204


Dossier : IMM-5133-13

Référence : 2015 CF 140

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 février 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

FELADELFO ANQUILERO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               Conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), le demandeur a demandé d’être dispensé, pour des motifs d’ordre humanitaire, de l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente à partir de l’extérieur du Canada. Sa demande a été rejetée. Le demandeur sollicite maintenant un contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR, et demande à la Cour d’annuler la décision défavorable et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen. Il demande aussi les dépens.

[2]               Le demandeur, un citoyen des Philippines, est maintenant âgé de 59 ans. Il est venu au Canada la première fois en août 1990 et, environ un an plus tard, il a présenté une demande d’asile dans laquelle il alléguait avoir été torturé et harcelé durant sept ans par les services gouvernementaux du renseignement et par des guérilleros politiques aux Philippines. Cette demande a été accueillie et le demandeur s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention le 6 février 1992.

[3]               Le demandeur est cependant retourné aux Philippines pour rendre un dernier hommage à son père, décédé le 24 janvier 1992. Pendant qu’il était là‑bas, il a eu un accident qui lui a causé une blessure à la colonne vertébrale. Il est devenu paraplégique et se déplace depuis ce temps en fauteuil roulant. Il est resté aux Philippines durant de nombreuses années après l’accident, afin de subir des interventions chirurgicales et de recevoir des services de réadaptation. Il aurait vécu dans la clandestinité pendant son séjour.

[4]               Le demandeur est revenu au Canada le 29 décembre 2001. Le 17 mars 2003, il a présenté une demande de résidence permanente en qualité de réfugié au sens de la Convention, mais sa demande a été rejetée six mois plus tard environ. Le 27 septembre 2005, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a décidé que le demandeur n’était plus un réfugié au sens de la Convention. Après avoir perdu ce statut, le demandeur a sollicité un examen des risques avant renvoi, mais sa demande a été rejetée le 5 mai 2008.

[5]               Le 26 avril 2011, le demandeur a présenté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en cause dans le présent contrôle. Il devait être renvoyé du Canada peu de temps après, mais ce renvoi a été reporté le 7 juillet 2011 ou vers cette date (voir dossier de la Cour no IMM‑4320‑11).

II.                Décision faisant l’objet du présent contrôle

[6]               Plus de deux ans après le dépôt de la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, un agent principal (l’agent) l’a rejetée le 28 juin 2013.

[7]               Même si le demandeur s’était déjà vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention, l’agent ne pensait pas qu’il craignait réellement pour sa vie puisqu’il était retourné aux Philippines de son plein gré pour rendre un dernier hommage à son père. De plus, l’agent a fait observer que la preuve n’indiquait pas que le demandeur avait été la cible de ses anciens persécuteurs durant les neuf ans qu’il avait ensuite passés aux Philippines. L’agent a fait remarquer que, bien que le demandeur ait affirmé qu’il avait tenu sa présence secrète, il était devenu le président de son église et qu’il était le président de la coopérative polyvalente unifiée de Marijobojoc.

[8]               Le demandeur avait soutenu qu’il serait incapable de réintégrer le marché du travail aux Philippines parce qu’il était trop vieux. L’agent a convenu qu’il pourrait être difficile pour un homme de son âge de se trouver un emploi, mais le demandeur était instruit et était accrédité comme mécanicien d’automobile. De plus, il parlait le cebuano et l’anglais, et l’agent était convaincu qu’il pourrait, dans le cadre de sa recherche d’emploi, faire valoir ces compétences ainsi que les autres compétences qu’il avait acquises en travaillant bénévolement au Canada. En outre, selon l’agent, le demandeur ne retournerait pas dans un endroit qu’il ne connaissait pas puisqu’il avait un réseau social aux Philippines et que deux de ses fils vivaient dans ce pays. L’agent a reconnu que les fils du demandeur ne pourraient pas l’aider financièrement, mais il était d’avis que ce dernier n’avait pas démontré qu’ils ne lui apporteraient pas un soutien affectif.

[9]               Par ailleurs, le demandeur était inquiet de la situation des personnes handicapées aux Philippines, car la preuve documentaire démontrait qu’elles étaient confrontées à des difficultés, notamment la pauvreté et un accès limité aux services sociaux de base. L’agent a toutefois considéré que le gouvernement déployait des efforts pour améliorer la situation et que le demandeur avait reçu un traitement médical et des services de réadaptation durant les neuf années qui avaient suivi son accident. Comme rien n’indiquait que des services lui avaient été refusés pendant cette période, l’agent a décidé que le demandeur n’avait pas démontré qu’il subirait personnellement et directement les problèmes auxquels sont généralement confrontées les personnes handicapées aux Philippines.

[10]           Le demandeur a également affirmé qu’il souffrait d’une maladie cardiaque à un stade avancé et qu’il ne serait pas en mesure de consulter des cardiologues aux Philippines étant donné que les plus proches de sa ville natale travaillaient à Manille et qu’il était trop malade pour se rendre dans cette ville. L’agent n’était pas de cet avis; le demandeur avait déménagé au Canada, à des milliers de milles de là, et la preuve n’indiquait pas qu’il ne pourrait pas faire la distance plus courte entre Manille et sa ville natale. De toute façon, le demandeur pourrait tout simplement choisir de vivre à Manille, ce qui règlerait les problèmes éventuels à cet égard et améliorerait ses perspectives d’emploi et son accès à des services sociaux.

[11]           Le demandeur avait demandé de continuer à participer à un projet de recherche sur la maladie cardiovasculaire jusqu’à ce que les conclusions de cette recherche soient connues. Ces conclusions devaient être connues seulement en 2012, soit bien avant que l’agent ait statué sur la demande, de sorte qu’aucun poids n’a été accordé à ce facteur.

[12]           L’agent a ensuite reconnu que le demandeur s’était intégré à la société canadienne. Il faisait du bénévolat et participait à la vie de la collectivité. De plus, il n’avait jamais eu recours à l’aide sociale malgré son handicap et il avait créé des liens d’amitié solides. Toutefois, malgré ces facteurs favorables, l’agent a indiqué que la séparation et les difficultés qui y sont associées peuvent apparaître n’importe quand lorsqu’une personne est renvoyée du Canada afin qu’elle se conforme aux exigences ordinaires de la LIPR. L’agent n’a pas considéré que ces difficultés étaient inhabituelles et injustifiées ou excessives compte tenu de la situation du demandeur. De plus, la preuve n’était pas suffisante pour que l’agent soit convaincu que le demandeur ne serait pas en mesure de se réinstaller aux Philippines, étant donné en particulier qu’il avait des amis et deux fils dans ce pays.

[13]           Enfin, l’agent a pris en considération l’intérêt supérieur des deux jeunes enfants de la famille chez qui le demandeur habitait au Canada. Il a convenu que le demandeur avait établi une relation étroite avec eux et que ces derniers bénéficiaient de sa présence. L’agent a toutefois décidé que les parents des enfants pouvaient prendre soin d’eux et que le demandeur pourrait continuer à avoir des contacts avec eux en utilisant d’autres moyens comme le téléphone, le courriel, le courrier et le bavardage vidéo. L’intérêt supérieur des enfants n’était pas suffisant, au bout du compte, pour justifier une dispense de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente à partir de l’extérieur du Canada.

[14]           L’agent a conclu en faisant remarquer que « [l]a procédure applicable aux demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire n’est pas destinée à éliminer les difficultés; elle est destinée à accorder une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » (citant Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1906 (QL), au paragraphe 26, 10 Imm LR (3d) 206). Selon l’agent, la situation du demandeur n’atteignait pas ce niveau, de sorte que la demande a été rejetée.

III.             Observations des parties

A.                Thèse du demandeur

[15]           Le demandeur reconnaît que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, mais il soutient que la décision ne respecte pas cette norme pour trois raisons : premièrement, l’agent n’a pas appliqué le critère approprié lorsqu’il a apprécié sa demande; deuxièmement, l’agent a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents; troisièmement, les motifs de l’agent sont insuffisants.

[16]           Le demandeur souligne que les agents ont l’obligation de tenir compte de la situation particulière du demandeur et d’apprécier cette situation en fonction de la LIPR et des lignes directrices applicables (citant White c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 896, au paragraphe 12, 74 Imm LR (3d) 153). En l’espèce, le demandeur affirme que l’agent n’a pas apprécié sa demande de manière globale en conformité avec le chapitre IP 5 du Guide sur le traitement des demandes au Canada intitulé « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire » (le Guide). Tous les critères pertinents décrits dans le Guide lui étaient favorables et l’agent aurait commis une erreur en appréciant chacun séparément. Le demandeur fait valoir que si l’agent avait apprécié correctement l’ensemble des difficultés qu’il subirait s’il devait présenter sa demande à partir de l’extérieur du Canada, il n’aurait pas pu conclure que la preuve était insuffisante pour établir l’existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[17]           S’appuyant sur El Thaher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1439 (El Thaher) le demandeur avance que l’agent n’a pas apprécié correctement le degré de son établissement au Canada. Il soutient que l’agent n’a pas effectué une évaluation personnalisée de sa situation de personne ayant un handicap physique et qu’il a tiré des conclusions contradictoires au sujet de la disponibilité des soins ou des services de santé aux Philippines.

[18]           De plus, le demandeur affirme que l’agent a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents. S’appuyant sur Ranji c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 521, aux paragraphes 26 et 28, le demandeur fait valoir qu’on s’attend des agents qu’ils décrivent et examinent les faits pertinents, même s’ils ne sont pas tenus d’énumérer chaque élément de preuve. Le demandeur affirme que plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs est importante, plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait (citant Chandidas c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 258, aux paragraphes 17 et 71, 429 FTR 55).

[19]           En l’espèce, le demandeur conteste l’appréciation faite par l’agent de la disponibilité des services médicaux et des logements destinés aux personnes handicapées aux Philippines. Il soutient que l’agent a choisi de se fonder uniquement sur le rapport du département d’État des États‑Unis traitant des conditions existant aux Philippines (le rapport du département d’État des États‑Unis) et qu’il n’a pas pris en considération les autres documents provenant de la Banque asiatique de développement qui traitaient des personnes handicapées et des services à leur disposition aux Philippines (le rapport de la Banque asiatique de développement) ou a omis de les apprécier de manière appropriée. Selon le demandeur, la preuve contenue dans le rapport de la Banque asiatique de développement contredit la conclusion de l’agent sur la disponibilité des services et des logements destinés aux personnes handicapées aux Philippines.

[20]           Le demandeur affirme en outre que l’agent était clairement au courant du renvoi envisagé du demandeur du Canada, mais qu’il n’a pas précisé comment le report de ce renvoi avait fait en sorte que le demandeur s’était encore davantage établi au Canada. Le demandeur prétend que cela était déraisonnable, citant Bailey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 315, aux paragraphes 56 à 61 et 68, 24 Imm LR (4th) 298, et Lozano Vasquez c. Canada, 2012 CF 1255, aux paragraphes 39 à 43, 14 Imm LR (4th) 110.

[21]           Le demandeur soutient enfin que les motifs de l’agent sont insuffisants car ils ne sont ni transparents ni justifiables (citant Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, au paragraphe 14 (Adu)).

[22]           En conclusion, le demandeur dit qu’il ne représente pas un fardeau pour la société canadienne. Si elle souscrivait à la thèse du défendeur, la Cour diminuerait l’importance des bons services qu’il a apportés à la collectivité, de même que celle de sa conduite et de son établissement au Canada. Le demandeur ajoute que cela est [traduction« insultant » pour lui, en particulier parce qu’il satisfaisait à tous les facteurs décrits dans le Guide. Le demandeur est au Canada depuis 13 ans, et il prétend que les dispositions de la LIPR sur les motifs d’ordre humanitaire ont pour but de viser la situation exceptionnelle et unique de personnes comme lui.

B.                 Thèse du défendeur

[23]           Le défendeur affirme que la dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle qui ne dépend pas seulement de la question de savoir si la situation du demandeur suscite de la compassion. Selon lui, la décision de l’agent était raisonnable vu la preuve qui avait été présentée.

[24]           À cet égard, le défendeur conteste certains [traduction] « faits » contenus dans l’affidavit du demandeur qui a été présenté afin d’obtenir l’autorisation de la Cour relativement au contrôle judiciaire, pour lesquels l’agent ne disposait toutefois d’aucune preuve. Il affirme en particulier que la preuve ne démontrait pas que le demandeur installait sa sonde lui‑même, qu’il n’était pas en état de prendre l’avion et qu’il avait compté sur des bienfaiteurs pour payer ses dépenses ou était incapable d’acquitter ses frais de subsistance aux Philippines. En fait, selon la preuve dont l’agent disposait, le demandeur est une personne totalement autonome qui possède de bonnes compétences en matière de mécanique, et il était impossible d’attendre de l’agent qu’il tienne compte d’éléments de preuve qui n’ont jamais été produits.

[25]           Le défendeur affirme que l’agent a appliqué le critère approprié des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Le Guide énonce seulement des lignes directrices et la liste des facteurs n’est pas déterminante (citant Doumbouya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1186, 325 FTR 186).

[26]           En outre, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas établi qu’il serait personnellement privé de services, notamment médicaux, et de logement aux Philippines. Il fait valoir que l’agent a cité le rapport du département d’État des États‑Unis et qu’il faut présumer qu’il a pris en considération également le rapport de la Banque asiatique de développement. Selon le défendeur, l’agent a tenu compte de manière appropriée de l’état de santé et des besoins du demandeur, mais celui‑ci n’a pas produit une preuve suffisante démontrant qu’il ne pourrait pas obtenir le traitement ou le logement dont il avait besoin aux Philippines.

[27]           Le défendeur dit qu’une distinction peut être faite entre l’espèce et El Thaher, car la Cour a seulement statué dans cette affaire qu’un agent doit tenir compte de l’établissement d’un demandeur au Canada. Un degré élevé d’établissement ne signifie pas qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit être accueillie. Il est possible aussi d’établir une distinction entre la présente affaire et les décisions citées par le demandeur au regard des personnes ayant des besoins médicaux ou des handicaps importants, puisque ces personnes dépendaient fortement d’autrui dans ces affaires.

[28]           Au sujet du caractère suffisant des motifs de l’agent, le défendeur dit que ce critère ne permet pas à lui seul d’accueillir la demande de contrôle judiciaire (citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 18, [2011] 3 RCS 708 (Newfoundland Nurses)). En l’espèce, les motifs de l’agent sont compréhensibles. Selon le défendeur, l’agent a correctement apprécié l’aptitude au travail du demandeur. Le défendeur souligne en outre que le demandeur a pu avoir accès à des soins aux Philippines pendant les neuf années qu’il a passées dans ce pays avant de revenir au Canada.

[29]           Le défendeur dit aussi qu’il est possible de faire une distinction entre la présente affaire et Adu. Dans cette décision, qui a été remplacée par Newfoundland Nurses, l’agent ne fait pas qu’énoncer des conclusions après avoir résumé la preuve et son raisonnement est clair.

IV.             Questions en litige et analyse

A.                La preuve contestée par le défendeur est-elle admissible?

[30]           À l’audience, le défendeur a soutenu que, pour compléter le dossier relatif au contrôle judiciaire, le demandeur s’était fondé à tort sur des éléments de preuve dont l’agent ne disposait pas.

[31]           La règle générale veut que le dossier de la preuve présenté au soutien d’une demande de contrôle judiciaire se limite aux éléments de preuve dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19, 428 NR 297 (Association des universités)). Il y a des exceptions à cette règle (Association des universités, au paragraphe 20), mais aucune ne s’applique en l’espèce.

[32]           Par conséquent, les éléments de preuve additionnels produits par le demandeur après la date de la décision de l’agent ne seront pas pris en considération dans le cadre de l’appréciation de cette décision. Le demandeur ne peut pas maintenant produire de nouveaux éléments de preuve dont ne disposait pas l’agent dans le but de démontrer que, comme il le prétend, ce dernier a commis des erreurs de fait.

B.                 Norme de contrôle

[33]           La norme de contrôle qui s’applique à une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la raisonnabilité puisque cette décision concerne des questions mixtes de fait et de droit : voir, par exemple, Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18. Cette norme a récemment été confirmée dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, aux paragraphes 30, 32 et 37, 372 DLR (4th) 539 (Kanthasamy), où la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est analogue au type de décision à laquelle la norme de la raisonnabilité s’appliquait dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559.

[34]           La Cour ne devrait donc pas intervenir si la décision de l’agent est intelligible, transparente et justifiée et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. Une cour de révision ne peut substituer à la décision de l’agent l’issue qui serait à son avis préférable, ni soupeser à nouveau les éléments de preuve dont l’agent disposait : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339. De plus, la Cour n’a pas le [traduction] « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 54, [2011] 3 RCS 654).

C.                 La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[35]           Il ressort clairement d’un examen de l’ensemble de la décision de l’agent que l’établissement du demandeur au Canada n’a pas été pris en compte entièrement ou de manière appropriée. L’agent a traité du degré d’établissement du demandeur en seulement trois paragraphes :

[traduction] Je reconnais que, depuis qu’il est au Canada, le demandeur a fait des efforts pour s’intégrer à la société canadienne. Il a participé à la vie de la collectivité en faisant du bénévolat et en prenant part à des activités communautaires. Le demandeur a produit des lettres concernant son bénévolat ainsi que des lettres de soutien. Je souligne que le demandeur participe aussi à la vie de la collectivité philippine. J’ai également tenu compte du fait que le demandeur n’a pas eu recours à l’aide sociale, malgré son handicap physique et son état de santé.

J’ai également pris en considération le fait que le demandeur a des liens personnels étroits avec le Canada. On peut comprendre qu’il veuille demeurer au Canada avec ses amis. Je souligne que la séparation est une conséquence générale du fait que des amis deviennent des résidents de pays différents et que les difficultés connexes, par exemple celles relatives au soutien émotif et financier, ne sont pas distinctes de celles vécues par d’autres personnes ayant été séparées des membres de leur famille. La preuve dont je dispose ne permet pas de conclure que le demandeur ne pourrait pas, dans une certaines mesure, maintenir ses liens avec ses amis canadiens une fois qu’il sera à l’étranger, en utilisant d’autres moyens. Je souligne que le demandeur a des liens familiaux aux Philippines, deux fils adultes habitant dans ce pays. Bien que je reconnaisse qu’il préférerait rester au Canada, je ne suis pas convaincu, compte tenu de la preuve dont je dispose, qu’exiger qu’il présente sa demande de résidence permanente de la manière habituelle causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

Je conviens qu’il existe plusieurs éléments favorables liés à l’établissement du demandeur. Je ne suis cependant pas convaincu que son degré d’établissement au Canada est exceptionnel ou supérieur à ce qui serait attendu de personnes se trouvant dans la même situation que lui. La preuve dont je dispose n’établit pas qu’à cause de sa situation aux Philippines les difficultés associées à la présentation d’une demande de résidence permanente selon la procédure normale constituent des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Elle n’établit pas non plus que le demandeur ne serait pas en mesure de se réinstaller dans son pays d’origine ou que, s’il le faisait, il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Je conviens que le demandeur sera confronté à certaines difficultés s’il doit retourner aux Philippines et se réinstaller dans ce pays, mais je ne suis pas convaincu que les difficultés découlant de la rupture de ses liens personnels et communautaires avec le Canada équivaudraient à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[36]           L’agent a peut‑être tenu compte de la preuve, mais il n’a pas apprécié le degré important – inhabituel en fait – d’établissement que les documents produits par le demandeur tendaient à démontrer. Il n’y a aucun défaut flagrant dans la preuve et il n’était pas raisonnable que l’agent répète que la preuve dont il disposait était insuffisante sans expliquer pourquoi. Comme le juge Donald Rennie l’a mentionné dans Velazquez Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1009, au paragraphe 19, « [c]e genre de formule type est contraire à la raison d’être des motifs de décisions, puisqu’elle obscurcit plutôt que ne révèle la justification de la décision de l’agent ». L’agent a donc minimisé de manière déraisonnable les difficultés importantes que le demandeur subirait s’il devait quitter le Canada après avoir vécu ici de façon continue pendant plus de 13 ans et être arrivé ici la première fois en qualité de réfugié au sens de la Convention il y a plus de 24 ans.

[37]           Bien entendu, le degré d’établissement du demandeur au Canada n’est que l’un des facteurs qui doivent être pris en compte et soupesés afin d’apprécier les difficultés en cause dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’appréciation de la preuve fait aussi partie intégrante de l’expertise et du pouvoir discrétionnaire d’un agent et la Cour devrait hésiter à intervenir pour modifier la décision discrétionnaire de celui‑ci. Toutefois, il ne faisait aucun doute que l’établissement du demandeur constituait un aspect extrêmement important de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, cet établissement devait faire l’objet d’une analyse appropriée tenant compte de la durée inhabituelle de la période pendant laquelle le demandeur a résidé au Canada et de l’ampleur de son établissement dans ce pays malgré son handicap.

[38]           À cet égard, je souscris aux remarques suivantes qui ont été formulées par le juge James Russell dans El Thaher :

[56]      L’analyse du degré d’établissement est absente en l’espèce. Le demandeur estime que ce degré d’établissement est exceptionnel et qu’il entrainerait des difficultés exceptionnelles s’il était renvoyé. Il s’agissait d’un aspect extrêmement important de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent n’était pas tenu d’être d’accord avec le demandeur mais, en ce qui concerne ces faits, je pense qu’il devait expliquer pour quels motifs il était en désaccord.

[57]      Le même problème s’est produit dans l’affaire visée par la décision Sebbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 813, dans laquelle l’agent n’avait pas évalué le degré et l’ampleur de l’établissement et n’avait pas dûment tenu compte des difficultés liées à cet établissement. Au paragraphe 21 de la décision Sebbe, le juge Zinn faisait la mise en garde suivante : « [L]a présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement… et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. » Je ne pense pas que ce fut vraiment le cas dans le cadre de la décision que j’examine. […]

[39]           Bien que l’objet du paragraphe 25(1) de la LIPR et de la politique publique intégrée dans cette disposition ne soit pas d’alléger toutes les difficultés, mais plutôt d’atténuer les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, l’agent avait l’obligation d’apprécier pleinement la preuve personnelle d’établissement du demandeur et de ne pas conclure platement que son niveau d’établissement n’était pas « supérieur à ce qui serait attendu de personnes se trouvant dans la même situation que lui ».

V.                Conclusion

[40]           En conséquence, j’estime que les motifs ne justifient pas de manière transparente le défaut de l’agent de tenir pleinement compte du degré d’établissement du demandeur de façon personnalisée et de l’importance des difficultés auxquelles il serait susceptible d’être confronté s’il retournait aux Philippines. La décision n’appartenant pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, elle doit être annulée.

[41]           La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Aucune partie n’ayant soulevé une question de portée générale, je n’en certifierai aucune.

[42]           Le demandeur avait initialement demandé les dépens, mais il n’a pas réitéré sa demande. Il n’existe toutefois aucune raison spéciale de déroger au régime de « non‑adjudication des dépens » prévu à l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 : Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208, aux paragraphes 5 à 7, 423 NR 228.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B, B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5133-13

 

INTITULÉ :

FELADELFO ANQUILERO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 NovembRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Mary Keyork

 

POUR LE DEMANDEUR

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mary Keyork Professional Corporation

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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