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Date : 20150216


Dossier : IMM-3582-13

Référence : 2015 CF 188

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 février 2015

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

ZSOLT JOZSEF MUDRAK,

PATRIK ZOLTAN FEKE,

ZSOLT MUDRAK,

RENATA FUTO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   La nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi], relativement à la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la Commission] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] en date du 29 avril 2013. La Commission a alors décidé que les demandeurs, Zsolt Jozsef Mudrak, Patrik Zoltan Feke, Zsolt Mudrak et Renata Futo, n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II.                Le contexte

[3]               Zsolt Jozsef Mudrak [le demandeur] est le demandeur d’asile principal en l’espèce. Les autres demandeurs d’asile sont sa conjointe de fait, Renata Futo, et leurs deux fils, Patrik Zoltan Feke et Zsolt Mudrak. Les demandeurs sont tous des citoyens de Hongrie. Le demandeur, qui est d’origine rome et juive, allègue que lui et sa famille ont commencé à être harcelés en Hongrie en 2007 en raison de leur origine ethnique rome.

[4]               Le 16 mars 2008, le demandeur revenait du travail lorsqu’un groupe de quatre hommes l’ont poussé pour le faire descendre du train où il se trouvait et l’ont battu, lui faisant perdre une dent. Les hommes lui ont crié des insultes racistes. Le demandeur a signalé l’incident à la police, qui a ouvert une enquête. Aucune mesure n’a été prise par suite de l’enquête.

[5]               Le 9 juillet 2009, le demandeur se trouvait avec un ami dans une voiture quand, pour des raisons inconnues, le conducteur d’une jeep s’est lancé à leur poursuite à une vitesse atteignant 150 kilomètres/heure. La voiture du demandeur a été poussée sur le bas‑côté et détruite. Le demandeur a déclaré dans son témoignage que, lorsque des membres de la Garde hongroise sont arrivés sur les lieux, ils lui ont crié des insultes racistes. Il a été blessé par suite de l’attaque et il a passé une heure à l’hôpital, même si le personnel hospitalier recommandait qu’il reste 48 heures sous observation. Des policiers se sont rendus à l’hôpital et ont pris note de ses allégations. Le demandeur allègue qu’aucun rapport relatif à l’incident n’a été rédigé.

[6]               Le 27 juillet 2009, la conjointe de fait du demandeur marchait dans la rue avec ses enfants quand un jeune homme et deux jeunes filles l’ont agressée. Elle a été blessée à une jambe. Elle a porté plainte, mais l’enquête a été interrompue six mois plus tard parce que la police a été incapable de retrouver les auteurs de l’agression.

[7]               Le 8 mai 2011, les demandeurs marchaient dans la rue lorsqu’un groupe de personnes ont commencé à leur crier des obscénités, les forçant à prendre la fuite. Le groupe s’est dispersé lorsqu’une voiture de police est passée.

[8]               Le 17 août 2011, les demandeurs ont quitté la Hongrie pour le Canada, où ils ont demandé l’asile.

III.             La décision contestée

[9]               La Commission a passé en revue les incidents vécus par les demandeurs et a conclu que la discrimination dont ces derniers avaient été victimes n’équivalait pas à de la persécution. À son avis, elle ne disposait pas d’une preuve convaincante suffisante démontrant que les mauvais traitements que les demandeurs avaient subis ou qu’ils s’attendaient à subir étaient suffisamment graves ou étaient survenus de façon répétée, de sorte qu’elle puisse conclure que leurs droits fondamentaux avaient été violés.

[10]           La Commission a défini la persécution, affirmant que le terme peut désigner une violation continue ou systématique des droits fondamentaux qui témoigne de l’absence de protection de l’État. Elle a mentionné que, selon la jurisprudence, les mauvais traitements subis ou attendus doivent être graves et infligés de façon répétitive ou porter atteinte à l’exercice d’un droit fondamental pour être considérés comme de la persécution.

[11]           La Commission s’est ensuite demandé si les demandeurs seraient persécutés simplement parce qu’ils sont des Roms dans l’éventualité où ils retourneraient en Hongrie, et elle a conclu que la question déterminante à cet égard était la protection de l’État.

[12]           Se référant à un rapport de 2012 du Département d’État des États‑Unis sur les droits de la personne en Hongrie [le rapport de 2012 du Département d’État] contenu dans le cartable national de documentation sur la Hongrie, qui renvoyait à un rapport de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe [l’OSCE] indiquant que 12 agressions violentes avaient été commises contre des membres de groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux en Hongrie en 2008, la Commission a reconnu que les Roms étaient victimes de violence en Hongrie.

[13]           La Commission a réitéré le principe selon lequel un État est présumé être en mesure de protéger ses citoyens, sauf lorsqu’il y a effondrement complet de l’appareil étatique. Un demandeur peut réfuter cette présomption en produisant une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État de le protéger. Il incombe au demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection dans les cas où celle‑ci pourrait raisonnablement être assurée. La Commission a mentionné qu’elle tirait ces principes de l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1 [Ward].

[14]           La Commission a souligné ce qui suit au sujet du cas particulier du demandeur :

  1. le demandeur a signalé l’incident survenu le 16 mars 2008, au cours duquel quatre personnes l’ont agressé. La police a pris note de la plainte et a entrepris une enquête. Le demandeur n’a plus eu de nouvelles ensuite et il ne s’est pas informé au sujet de l’avancement de l’enquête;
  2. en ce qui concerne l’incident du 9 juillet 2009, la police s’est rendue sur les lieux, mais le demandeur avait déjà été amené à l’hôpital. Le demandeur a déclaré que, même si elle avait pris des notes, la police n’avait rédigé aucun rapport relativement à cet incident. La Commission a critiqué le demandeur pour ne pas avoir fait un suivi en vue d’une plainte ou d’un rapport;
  3. en ce qui concerne l’incident du 27 juillet 2009, la police a mené une enquête, mais celle‑ci a été suspendue en raison de l’absence de témoins oculaires et du fait que l’identité des agresseurs était inconnue.

[15]           La Commission a estimé qu’elle ne disposait pas d’une preuve suffisante pour conclure que la police n’avait pas agi en conformité avec les règles de droit régissant la poursuite d’une enquête. Le fait que la police a effectué une enquête sur l’incident du 27 juillet 2009 montre qu’elle agissait de manière responsable. En ce qui concerne les deux autres incidents, le demandeur n’a pas fait un suivi auprès de la police, ce qu’il aurait dû faire selon la commissaire.

[16]           La Commission a déclaré que cette conclusion s’appliquait en particulier à la conjointe de fait du demandeur, étant donné que la police avait enquêté sur l’incident auquel elle avait été mêlée.

[17]           En ce qui concerne les enfants du demandeur, la Commission a convenu qu’ils avaient été affectés sur le plan psychologique par le traitement qu’ils avaient subi. Elle a toutefois conclu qu’aucune preuve relative à leur situation actuelle en matière d’éducation ou à leur état psychologique n’avait été produite.

[18]           La Commission a aussi pris note des observations du demandeur sur la corruption existant en Hongrie. Elle a souligné que, malgré les graves problèmes de corruption, le nouveau gouvernement avait nommé un commissaire à la reddition de compte et à la lutte à la corruption. Le mandat du commissaire consiste à mettre au jour les actes répréhensibles commis par l’administration précédente et, ainsi, lever le voile sur différents scandales de corruption. La Commission a conclu que cela pourrait avoir un effet positif sur la société hongroise.

[19]           La Commission a ensuite fait une distinction entre l’état du droit et la situation qui existe réellement en Hongrie. Elle a reconnu que ce pays a été l’objet de critiques pour avoir mis en application les lois visant à lutter contre la discrimination et la persécution des minorités et qu’il était difficile de mettre en œuvre et d’appliquer ces lois à l’échelon local. La Commission a rappelé que la Hongrie fait partie de l’Union européenne [l’UE] et qu’elle doit en conséquence respecter diverses normes pour demeurer au sein de l’UE. À titre d’exemple, elle a mentionné la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance [l’ECRI], un organisme indépendant de surveillance des droits de la personne spécialisé dans les questions liées au racisme et à l’intolérance. L’ECRI a publié un rapport sur la Hongrie, dans lequel elle la félicite pour ses réalisations, évoque certaines préoccupations et formule des recommandations sur des mesures à prendre. En conséquence, la Commission a conclu que la Hongrie prenait des mesures pour faire respecter les normes imposées aux membres de l’UE.

[20]           La Commission a mis en évidence la nature démocratique de la Hongrie, le caractère libre des élections qui s’y déroulent, ses lois énergiques interdisant les arrestations et les détentions arbitraires, ainsi que le contrôle des forces de sécurité exercé par le Bureau du procureur général et ses autorités civiles. Elle a aussi décrit la structure des services de police existant dans tout le pays, lesquels relèvent du ministère de la Justice et de l’Application de la loi.

[21]           La Commission a fait état de la Commission indépendante des plaintes contre la police [l’IPCB], qui a été constituée par l’Assemblée nationale hongroise en 2008 et qui est chargée de faire enquête sur les cas de violation et d’omission de la part de la police à l’égard des droits fondamentaux. L’IPCB est indépendante des autorités policières. Aucune statistique concernant ces enquêtes n’a été mentionnée, mais la police aurait rejeté la très grande majorité des plaintes jugées admissibles par l’IPCB. Comme la Hongrie ne conserve pas de données cumulatives, il est impossible de connaître le nombre de ces plaintes qui concernent des Roms.

[22]           La Commission a aussi mentionné l’Association des agents de police roms [la RPOA]. Les Roms peuvent déposer des plaintes de discrimination auprès de la RPOA, notamment des plaintes concernant des actes de discrimination commis par des autorités chargées de l’application de la loi ou des policiers. Le mandat de la RPOA englobe la formation et l’éducation des jeunes Roms et des autres minorités en vue de l’obtention d’un emploi dans la police ou l’armée, la promotion de l’égalité de traitement au sein des autorités chargées de l’application de la loi, l’aide aux Roms aux prises avec des problèmes d’identité, la participation à des activités culturelles, l’organisation d’activités éducatives et d’ateliers et la protection des droits de la personne.

[23]           La Commission a aussi mentionné les organismes de surveillance suivants dans sa décision :

  1. l’Autorité pour l’égalité de traitement [l’ETA], qui est chargée de la loi CXXV sur l’égalité de traitement et la promotion de l’égalité des chances. Cette loi établit un cadre législatif complet en matière de lutte contre la discrimination et a pour objet d’encourager l’élaboration de programmes d’action positive pour les minorités. L’ETA a fait droit à 1 087 plaintes en 2009. Elle a ordonné à des employeurs de mettre fin à des activités illégales et de ne pas commettre d’autres actes répréhensibles dans 51 affaires et a infligé des amendes dans 19 cas;
  2. le Commissaire parlementaire pour les droits des minorités nationales et ethniques joue le rôle de protecteur.

[24]           En outre, la Commission a qualifié de pratiques positives les initiatives gouvernementales visant à accorder du microfinancement à des entreprises romes.

[25]           En ce qui concerne la crainte de persécution des demandeurs, il ne semble pas que les Roms soient intimidés par la police ou qu’ils n’aient pas les moyens de protester contre les actes de celle‑ci et de porter plainte contre elle. Le demandeur a rappelé un incident qui était mentionné dans le rapport de 2012 du Département d’État. Le 22 novembre 2011, il y a eu un affrontement entre des policiers et une foule de 20 Roms rassemblés à l’extérieur du poste de police après que la police eut placé en détention 12 personnes qu’elle soupçonnait de faire un usage abusif des drogues. Par suite de l’arrestation de certains des protestataires, l’Union hongroise pour les libertés civiles a porté plainte auprès de l’IPCB pour de présumées atteintes aux droits fondamentaux des protestataires causées par l’emploi d’une force excessive par les policiers. Les enquêtes étaient toujours en cours à la fin de l’année.

[26]           De plus, la demande d’information sur la Garde hongroise renferme des renseignements tirés du rapport de l’OSCE décrivant une série d’événements survenus entre 2008 et août 2011, notamment des mesures prises par les Roms pour protester contre la Garde hongroise, par exemple en organisant des gardes et des patrouilles d’autodéfense et en travaillant de concert avec la minorité juive pour s’attaquer au taux élevé d’intolérance en Hongrie ainsi qu’à l’absence de débats au sujet de la Garde hongroise.

[27]           Dans son survol, le rapport de 2012 du Département d’État conclut que le gouvernement hongrois prend généralement des mesures pour poursuivre et sanctionner les fonctionnaires, au sein des services de sécurité ou ailleurs dans l’administration publique, qui commettent des abus.

[28]           Compte tenu de ces initiatives, la Commission a conclu que la conjointe de fait du demandeur aurait pu signaler à l’ETA l’incident au cours duquel elle a été agressée et qu’il n’y avait aucune raison de croire que l’ETA n’aurait pas fait enquête.

[29]           La Commission a conclu ensuite que la preuve démontrait que les agressions commises contre les Roms préoccupaient grandement la population, ce qui laissait croire que le racisme n’était pas généralisé en Hongrie et que la majorité de la population était préoccupée par la violence à caractère raciste. En outre, l’État a mis en place un processus afin de traiter les cas de policiers corrompus et incompétents, ainsi que de personnes qui abusent de leur pouvoir ou refusent d’exercer leurs fonctions pour des motifs liés au racisme.

[30]           Au sujet des désavantages auxquels les Roms peuvent être confrontés sur le plan social, la Commission a mentionné ce qui suit :

  1. les municipalités offrent des bourses aux étudiants socialement défavorisés;
  2. les parents démunis sont admissibles à des bourses annuelles pour les études;
  3. le Programme pour un bon départ dans la vie vise à intervenir le plus tôt possible en faveur des enfants défavorisés de 5 ans ou moins afin qu’ils bénéficient de services de santé, d’aide sociale à l’enfance et de services sociaux.

[31]           Par ailleurs, 20 p. 100 des enfants roms vivent à un endroit où il n’y a pas d’établissement préscolaire. De plus, des enfants roms se sont fait refuser l’inscription dans des établissements préscolaires au motif que leurs parents étaient défavorisés sur le plan social ou étaient sans emploi.

[32]           La Commission a aussi souligné qu’il était difficile d’évaluer l’efficacité des programmes d’intégration des Roms parce que la Hongrie interdit la tenue de dossiers fondés sur l’origine ethnique, en dépit de la recommandation du protecteur des minorités selon laquelle il y aurait lieu de changer ce système.

[33]           La Commission a fait état de la participation du gouvernement hongrois aux programmes suivants qui sont administrés par des organisations non gouvernementales :

  1. le programme Décennie de l’inclusion des Roms, qui met l’accent sur l’amélioration de la situation des Roms dans les domaines de l’emploi, du logement, des soins de santé et de l’éducation;
  2. le Fonds pour l’éducation des Roms, dont le but est de réduire l’écart entre les résultats scolaires des Roms et ceux des non‑Roms;
  3. le projet « Bon départ » du Fonds pour l’éducation des Roms, qui vise 850 enfants roms et non roms de six localités en Hongrie et qui a pour but d’aider les mères dans la préparation des tâches liées à l’éducation préscolaire et de hausser le nombre d’enfants roms inscrits dans les établissements préscolaires;
  4. la fondation Unité dans la diversité, qui se concentre sur les programmes et les projets d’éducation liés à l’intégration des Roms;
  5. l’Association de solidarité avec les Roms, qui vise à améliorer la situation des Roms en matière d’éducation par l’entremise de programmes fondés sur le bénévolat et à offrir des bourses aux étudiants de milieux défavorisés afin d’aider les jeunes roms à faire des études secondaires et collégiales.

[34]           La Commission a pris note de l’information relative aux agressions violentes commises contre les Roms, des plaintes concernant la répugnance des autorités hongroises chargées de l’application de la loi, ainsi que des poursuivants et des tribunaux hongrois, à reconnaître le caractère raciste de nombreux crimes et de l’existence d’organisations d’extrême droite qui suscitent les préjugés contre les Roms. Elle a aussi fait état de la discrimination largement répandue dont les Roms sont victimes et de la preuve relative à des incidents particuliers de persécution, lesquels sont souvent encouragés et exécutés par des groupes d’extrême droite avec le soutien du parti Jobbik, un parti politique d’extrême droite ayant un programme fortement anti‑Roms. De plus, la Commission a rappelé les préoccupations d’Amnistie Internationale relativement aux agressions commises contre des Roms en 2008 et en 2009 à différents endroits dans le pays, qui ont suscité des craintes chez bon nombre de personnes dans la communauté.

[35]           Par ailleurs, la Commission a mentionné les mesures prises par la police pour intervenir lors des manifestations et pour accroître la sécurité des communautés par l’augmentation du nombre de patrouilles, ainsi que le fait que le gouvernement a adopté des lois strictes interdisant et contrôlant les groupes d’autodéfense. En avril 2009, la protection a été étendue aux « quartiers sensibles » et aux endroits où la police croyait que des attaques similaires pouvaient se produire. Ces endroits étaient patrouillés la nuit et tôt le matin.

[36]           La Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que la protection de l’État en Hongrie était inadéquate au point où ils n’avaient pas du tout l’obligation de s’adresser aux autorités ou demander l’aide des organismes de surveillance, comme le protecteur des minorités [le MOO] ou l’IPCB.

[37]           La Commission a exprimé les points suivants dans ses conclusions :

  1. la norme servant à déterminer l’efficacité de la protection de l’État ne devrait pas être trop élevée. Dans la mesure où le gouvernement prend des mesures sérieuses pour leur fournir une protection ou pour mieux les protéger, les personnes doivent solliciter la protection de l’État;
  2. il est loisible à la Commission de décider si l’État était incapable de protéger les demandeurs d’asile, non pas au sens absolu du terme, mais plutôt dans une mesure raisonnable, eu égard à la situation des demandeurs;
  3. la Commission ne disposait d’aucune preuve d’un effondrement complet de l’appareil étatique en Hongrie ou d’une expérience personnelle vécue dans le passé qui aurait amené les demandeurs à croire que la protection de l’État serait inadéquate ou qu’ils ne pourraient pas raisonnablement l’obtenir.

IV.       Les questions en litige

[38]           Le demandeur a formulé les questions en litige suivantes en l’espèce :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une analyse complète et distincte du besoin de protection au titre de l’article 97 de la LIPR?
  2. La Commission a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions relatives à la possibilité, pour les personnes d’origine rome, d’obtenir la protection de l’État en Hongrie?
  3. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs auraient dû demander la protection de l’État, y compris en se plaignant auprès des organismes de surveillance de la police lorsque celle‑ci n’exerçait pas correctement ses fonctions?

V.         La norme de contrôle

[39]           La question de savoir si la Commission a commis une erreur en n’effectuant pas une analyse distincte au titre de l’article 97 est une question mixte de fait et de droit (Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923, au paragraphe 22). L’appréciation de la protection de l’État soulève aussi des questions mixtes de fait et de droit (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, 282 DLR (4th) 413, au paragraphe 38, autorisation de pourvoi refusée [2007] SCCA no 321 [Hinzman]; Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 313, au paragraphe 16, 239 ACWS (3d) 457 [Horvath (Judit)]).

[40]           Par conséquent, les deux questions sont susceptibles de contrôle suivant la norme de la raisonnabilité. Comme il est indiqué au paragraphe 47 de Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour s’intéressera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », mais elle doit aussi déterminer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.       Analyse

A.                 L’absence d’analyse relative à l’article 97

[41]           La Commission a conclu que, bien que les demandeurs aient été victimes de discrimination dans les domaines de « l’emploi, [des] soins de santé, [du] logement et [des] services sociaux », leur situation personnelle n’était pas celle de victimes de persécution et la discrimination n’avait pas compromis leurs droits fondamentaux. Cette conclusion était fondée sur Sagharichi c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 796 (QL), 182 NR 398 [Sagharichi], où la Cour d’appel fédérale a décrit la différence entre discrimination et persécution. Il y a une différence entre la discrimination équivalant à de la persécution en raison de la gravité du risque de préjudice et la discrimination causant des difficultés, qui exige une forme moins préjudiciable de discrimination (voir, par exemple, Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, 372 DLR (4th) 539). Les demandeurs n’ont pas contesté cette conclusion.

[42]           Malgré sa conclusion selon laquelle la situation personnelle des demandeurs n’équivalait pas à de la persécution, la Commission a estimé qu’elle avait l’obligation d’analyser la question de savoir s’ils seraient persécutés pour la simple raison qu’ils sont des Roms dans l’éventualité où ils retourneraient en Hongrie. S’appuyant sur Dunkova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1322, 377 FTR 306, les demandeurs ont cependant fait valoir que la Commission était tenue de procéder à une analyse distincte au titre de l’article 97. Je suis d’avis qu’une telle analyse distincte de la situation personnelle des demandeurs ou de la possibilité d’obtenir la protection de l’État n’est pas requise.

[43]           Je m’appuie à cet égard sur la définition de persécution élaborée dans Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] ACF no 601 (QL) (CAF), 55 NR 129, à la page 134. Le risque de persécution décrit dans cette affaire est au moins aussi grand que la menace à la vie ou le risque de traitements ou peines cruels ou inusités qui est exigé par l’article 97 (voir, de façon générale, Peter c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 1073, aux paragraphes 176 à 201 [Peter]). En outre, la norme juridique est moins rigoureuse dans le cas de la persécution visée à l’article 96 que celle qui s’applique dans le cas d’une personne à protéger selon l’article 97 (voir, par exemple, Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, 249 DLR (4th) 306, et Peter, au paragraphe 245). Par conséquent, si la situation objective personnelle du demandeur n’établit pas un risque de persécution au sens de l’article 96, je ne vois pas comment il serait raisonnablement possible de soutenir qu’elle pourrait objectivement établir le risque d’être soumis à la torture ou le risque de traitements ou peines cruels ou inusités au sens de l’article 97.

[44]           Par ailleurs, la Commission a examiné la question de la protection offerte par l’État contre la persécution et elle a conclu qu’elle était adéquate et que les demandeurs étaient tenus de s’en prévaloir. La Commission ne disposait pas d’une preuve distincte sur la protection de l’État qui n’aurait pas été réglée par l’analyse de la protection de l’État contre la persécution. Dans les circonstances, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse distincte au titre de l’alinéa 97(1)b) (voir Racz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 436, 216 ACWS (3d) 206, aux paragraphes 6 et 7 [Racz], et les décisions qui y sont mentionnées).

B.                 La protection de l’État : la Hongrie est‑elle incapable de fournir une protection de l’État adéquate aux Roms?

[45]           Les demandeurs invoquent deux arguments au regard de la protection de l’État : premièrement, la Commission a commis une erreur en ne concluant pas que la Hongrie ne voulait pas ou ne pouvait pas fournir une protection et, deuxièmement, elle a commis une erreur en concluant que les demandeurs étaient tenus de produire une preuve suffisante pour la convaincre qu’ils avaient sollicité la protection de l’État. Étant donné la controverse qui règne au sein de la Cour fédérale à ce sujet, ces questions seront analysées en détail ci‑dessous.

(1)               La Hongrie est‑elle incapable de fournir une protection de l’État adéquate aux Roms?

[46]           Il est bien reconnu que les juges de la Cour fédérale ne s’entendent pas sur la question de la protection de l’État, en particulier lorsque les demandeurs d’asile appartiennent à la communauté rome de Hongrie. Le juge Harrington a récemment résumé, aux paragraphes 18 et 19 de Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 510, 240 ACWS (3d) 950, les décisions très différentes rendues dans des affaires concernant des Roms de Hongrie :

[18]      L’avocate de M. Varga a cité quatorze décisions récentes où la Cour a fait droit aux demandes de contrôle judiciaire à l’égard de Roms de la Hongrie (Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250; Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), IMM189212; Sebok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1107; Orgona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1438; Varadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 407; Budai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 552; Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421; Muntyan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 422; Beri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 854; Moczo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 734; Gulyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 254; Ignacz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1164; Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 95, et Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 296).

[19]      Le ministre n’a pu trouver que cinq décisions récentes ayant rejeté le contrôle judiciaire (Botragyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), IMM1318712; Dudu c Canada (Citoyenneté et Immigration), IMM668613; Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 253; Riczu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 888, et Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004).

[47]           En fait, il y a d’autres affaires où trois juges différents ont rejeté les demandes de contrôle judiciaire visant des décisions relatives à des Roms au motif que ces décisions étaient raisonnables : Onodi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1191, au paragraphe 16, 221 ACWS (3d) 420 (le juge Rennie); Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1475, 224 ACWS (3d) 446 (le juge Boivin, maintenant juge de la Cour d’appel fédérale); Majlat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 965, 246 ACWS (3d) 664 (la juge Gleason) [Majlat].

[48]           Dans l’ensemble, les décisions annulant les conclusions de protection de l’État adéquate tirées par la Commission sont fondées sur le fait que celle‑ci n’a pas, dans ses motifs, démontré « [l]a mesure dans laquelle les actions du gouvernement engendrent une protection suffisante d’un point de vue pratique » (voir Buri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 45, au paragraphe 62, 237 ACWS (3d) 188; Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250, au paragraphe 5, 211 ACWS (3d) 946 [Hercegi]; Stark c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 829, aux paragraphes 10 et 11, 234 ACWS (3d) 1012; Beri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 854, aux paragraphes 36 et 37, 231 ACWS (3d) 777 [Beri]; EYMV c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364 (CanLII), [2011] ACF no 1663 (QL) [EYMV]).

[49]           Ces points de vue sont exposés clairement au paragraphe 44 de Beri :

[44]      Je suis d’avis que la décision de la SPR en ce qui concerne la protection de l’État est davantage descriptive qu’analytique. C’est-à-dire qu’elle décrit les efforts déployés par l’État en vue de régler les problèmes de discrimination et de persécution des Roms, ainsi que pour leur offrir une protection, mais elle n’entreprend pas de réelles analyses quant à l’efficacité concrète de ces efforts, ou de leur succès. Comme l’a mentionné le juge Mosley dans la décision EYMV c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364, [2011] ACF no 1663 (QL) (EYMV) :

[16]      La Commission n’a fourni aucune analyse quant au caractère satisfaisant des efforts concrets déployés par le gouvernement du Honduras et par les acteurs internationaux pour améliorer la protection de l’État au Honduras. Bien que les efforts déployés par un État soient effectivement pertinents quant à l’analyse de la protection de l’État, ils ne sont ni déterminants ni suffisants (Jaroslav c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 634, [2011] ACF no 816, paragraphe 75). Les efforts doivent avoir, dans les faits, « véritablement engendré une protection adéquate de l’État » (Beharry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 111, paragraphe 9).

[Non souligné dans l’original.]

[50]           À mon avis, ces motifs tendent en fait, si une autre preuve n’établit pas à la satisfaction de la Cour qu’il y a eu absence de protection de l’État, à libérer le demandeur du fardeau d’établir le caractère inadéquat de la protection de l’État, de façon à ce qu’il incombe à la Commission, si elle veut éviter de commettre une erreur susceptible de contrôle, de démontrer que les mesures prises par le gouvernement hongrois ont assuré « l’efficacité concrète » de la protection fournie par l’État aux citoyens roms.

[51]           Ce que j’ai décrit comme l’inversion du fardeau de la preuve concernant les présomptions survient également lorsque la Cour juge que la Commission a reconnu qu’un nombre croissant d’incidents de violence ont été commis contre des citoyens roms ou, ce qui a le même effet, lorsque le gouvernement hongrois prend des mesures pour les protéger. C’est cette situation qui est décrite dans Horvath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 95, 224 ACWS (3d) 750 [Horvath (Ferenc)]. Dans cette affaire, la Cour est parvenue à cette conclusion parce que la Commission avait mentionné que « certains problèmes se sont aggravés » et que « [l]a valeur de la justification mentionnée dans Dunsmuir […] est donc soulevée : la Commission a‑t‑elle raisonnablement justifié sa conclusion sur l’existence de la protection de l’État, étant donné qu’elle avait accepté les observations indiquant que la violence s’aggravait en Hongrie? » (Horvath (Ferenc), aux paragraphes 44 et 45, non souligné dans l’original).

[52]           En toute déférence pour mes collègues, je suis d’avis que ce raisonnement est incompatible, pour un certain nombre de motifs, avec les principes du contrôle judiciaire relatif aux conclusions de la Commission concernant le caractère adéquat de la protection de l’État. En premier lieu, je pense, avec égards, qu’il s’agit d’un grave problème parce qu’il n’appartient généralement pas à la Cour d’examiner la preuve dans le but de conclure qu’elle démontre de manière accablante que la Hongrie n’est pas en mesure actuellement d’assurer une protection adéquate à ses citoyens roms. Or, ce n’est pas ce qui est habituellement considéré comme une erreur susceptible de contrôle. Je crois que cette forme de raisonnement se rapproche de la substitution de l’opinion de la Commission par celle de la Cour sous prétexte qu’elle est déraisonnable – en d’autres termes, la décision n’appartient pas aux décisions possibles, acceptables et raisonnables. Ce jugement ne tient pas compte du fait que la conclusion de la Commission concernant la question de la protection de l’État porte sur une question mixte de fait et de droit complexe comportant plusieurs volets et que la Commission prend en considération l’ensemble de la preuve concernant un sujet qui relève complètement de son principal domaine d’expertise.

[53]           La Cour peut annuler une décision comportant une conclusion de fait abusive, mais le caractère adéquat de la protection de l’État n’est pas une pure question de fait, en particulier parce qu’il est très difficile de définir la norme juridique applicable à cet égard. Par ailleurs, lorsque la Cour conclut qu’une décision est fondamentalement déraisonnable, c’est habituellement à cause d’un défaut dans le raisonnement ayant mené aux motifs qui fait en sorte que les faits non contestés ne peuvent pas logiquement étayer la décision. Sauf lorsqu’il s’agit d’erreurs susceptibles de contrôle, par exemple un traitement trop sélectif des documents clés, je ne crois pas qu’il incombe à la Cour d’examiner de trois à six pouces de documents portant sur les conditions existant dans un pays qui n’ont pas tous la même valeur probante, dans le but de tirer une conclusion mixte de fait et de droit au sujet du caractère adéquat de la protection de l’État. La Cour n’est pas un tribunal d’appel.

[54]           Au soutien de cette conclusion, je cite l’opinion exprimée dans Sinnappu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 CF 791, 126 FTR 29, conf. par [1999] ACF no 2023 (QL), 179 FTR 320 (note), selon laquelle le rôle du juge ne consiste pas à examiner la preuve dans le but de connaître l’état de la situation d’un pays :

[57]      À mon avis, les arguments que l'avocat de l'intimée a invoqués sont fondés sur une interprétation erronée de ces commentaires. Plus précisément, le juge Marceau n'a pas mentionné qu'il serait nécessaire d'appliquer cette norme de preuve pour trancher la question préliminaire concernant l'application de l'article 7. De plus, aucun élément des motifs du juge Marceau n'indique à mon sens que la Cour doit déterminer l'état de la situation du pays au cours de son analyse des questions liées à l'application de l'article 7 de la Charte. J'estime même qu'il n'appartient tout simplement pas au juge, dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire de cette nature, de déterminer l'état de la situation du pays.  J'ajoute qu'il serait peu souhaitable qu'un juge entreprenne ce type d'exercice, compte tenu, notamment, du fait que le régime législatif oblige les agents d'immigration, qui possèdent une formation et une compétence spécialisées à ce sujet, à prendre des décisions de cette nature.

[Non souligné dans l’original.]

[55]           En deuxième lieu, je pense, avec égards, qu’il ne convient pas non plus d’inverser le fardeau de la preuve concernant la présomption de protection adéquate de l’État dans une société démocratique lorsqu’un pays adopte des lois ou lorsque la preuve établit qu’il y a de plus en plus d’actes de violence. La Commission doit alors faire la démonstration, dans ses motifs, de l’efficacité concrète des mesures prises pour prévenir les incidents de persécution. Il n’y a pas de conclusion directe fondée sur une relation de cause à effet voulant qu’un risque accru de préjudice concernant les Roms traduise une absence de protection de l’État. Il faudrait d’abord établir qu’il ressort de la preuve que la violence a augmenté au point de démontrer le caractère inadéquat de la protection de l’État, comme la Cour l’a conclu dans Hercegi.

[56]           En outre, le fait qu’un gouvernement démocratique adopte des lois et d’autres mesures pour lutter contre la persécution ne devrait pas être considéré comme une admission de l’absence de protection de l’État. La Cour s’appuie d’abord sur la présomption de protection adéquate de l’État dans une nation démocratique (Ward, aux pages 724 et 726). Je pense que les lois et les autres mesures énergiques et fermes mises en vigueur devraient être considérées comme une preuve étayant les fondements démocratiques du pays, ce qui renforce la présomption de protection adéquate de l’État au lieu d’exiger de la Commission qu’elle démontre l’efficacité concrète de ces mesures. C’est pour cette raison que je souscris à la conclusion tirée par la Commission en l’espèce selon laquelle les lois et les autres mesures adoptées par le gouvernement hongrois pour protéger les citoyens roms renforcent la présomption de protection adéquate de l’État et accroît la difficulté qu’un demandeur doit surmonter, en particulier lorsque ce dernier n’est pas en mesure de produire une preuve claire et convaincante d’une crainte fondée de persécution de nature subjective ou d’un besoin objectif de protection.

[57]           En troisième lieu – et il s’agit peut‑être de l’aspect le plus important –, je crois qu’il ne convient pas d’imposer à un gouvernement l’obligation de démontrer l’« efficacité concrète » des mesures de protection qu’il vient juste de prendre. De manière réaliste, ce critère n’a pas à être prouvé, même si les lois ont un effet positif. La Cour devrait à tout le moins, lorsqu’elle annule la décision de la Commission, indiquer de quelle manière on s’y est pris pour démontrer l’efficacité concrète des mesures prises par l’État ou de quels renseignements établissant que l’efficacité concrète n’a pas été réalisée elle ne disposait pas. Comment démontrer qu’une loi canadienne est efficace? Démontrer le caractère adéquat de la protection de l’État est, le plus souvent, un exercice empirique ou une tâche exigeant probablement une preuve d’experts en matière de sécurité de l’État qui peuvent proposer des critères et des mesures fondés sur les normes établies par la communauté internationale, pour lesquels aucune preuve n’existe. Le fait d’inverser le fardeau de la preuve de façon à obliger la Commission à prouver l’efficacité concrète des différentes mesures, notamment législatives, prises par un État équivaut à tirer une conclusion favorable au demandeur.

[58]           Les documents renferment très peu de données empiriques ou d’opinions provenant d’experts en matière de sécurité de l’État sur la question de savoir si la protection de l’État est adéquate ou si elle est concrètement efficace. En gros, la preuve est constituée de renseignements provenant de divers organismes et journaux, certains plus fiables que d’autres selon leur mandat et d’autres facteurs influant sur la cueillette de renseignements, et décrivant une grande variété d’incidents remontant à 2008. Les renseignements les plus récents datent d’un an ou deux. Il y a certaines données empiriques sur l’absence de réponse de la police à des plaintes et à des recommandations des protecteurs. Dans l’ensemble cependant, la situation globale révélant un besoin de protection est documentée de manière générale et fondée sur une opinion générale qui, dans ce genre de cas, repose sur l’expertise de la Commission, dont les membres sont saisis de ces questions quotidiennement.

[59]           En outre, la Cour ne peut faire mieux, car ses décisions sont invariablement exprimées de manière générale, quoique, dans Beri, elle ait tenu compte de manière plus exhaustive des documents. Il ne s’agit pas d’une critique, mais seulement d’une description du défi auquel la Cour est confrontée lorsqu’elle tente d’analyser une preuve volumineuse de manière raisonnable et de formuler des conclusions sur cette preuve avec une certaine précision, ainsi que de la reconnaissance de son rôle limité et de la retenue dont elle doit faire preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[60]           Dans ce contexte, la Commission jouit d’un très grand pouvoir discrétionnaire à l’égard de ces questions avant que la Cour puisse conclure à une erreur susceptible de contrôle et intervenir. Les facteurs suivants contribuent à ce très vaste pouvoir discrétionnaire : (1) le caractère vague de ce qui constitue une protection adéquate, sans compter ce que signifie l’efficacité concrète; (2) le grand nombre de facteurs et l’appréciation de leur pertinence et de leur importance aux fins d’une décision concernant la protection de l’État; (3) la documentation abondante constituée de centaines de pages sur les questions liées à la protection de l’État, dont une petite partie traite directement de l’efficacité concrète des mesures de lutte contre la persécution et la discrimination; (4) l’absence de données empiriques et cumulatives offrant un moyen objectif d’évaluer la protection de l’État, en particulier sur le plan pratique; (5) l’expertise unique de la Commission, celle‑ci étant le seul organisme possédant de l’expérience pour apprécier les questions de protection de l’État, un aspect essentiel de ses fonctions.

[61]           Au sujet de ce dernier point concernant la nécessité de reconnaître l’expérience de la Commission et de faire montre de retenue à son égard, je rappelle les propos formulés par la juge Gleason aux paragraphes 24 et 25 de Majlat :

[24]      Cela étant, selon la norme de la raisonnabilité, la question n’est ni celle de savoir si la cour de justice serait arrivée à la même conclusion que le tribunal administratif, ni celle de savoir si la conclusion que le tribunal administratif a tirée est correcte. La retenue exige plutôt que l’on accorde aux tribunaux administratifs tels que la SPR une certaine latitude pour rendre leurs décisions et que leurs décisions soient confirmées par les tribunaux judiciaires lorsqu’elles sont compréhensibles et rationnelles et qu’elles correspondent à l’un des résultats possibles que l’on pourrait légitimement envisager au vu des faits et du droit applicables.

[25]      Cela est particulièrement le cas lorsque l’affaire comporte une question qui relève de l’expertise spécialisée de base du tribunal administratif, comme l’évaluation que fait la SPR de la protection de l’État. Comme je l’ai déclaré au paragraphe 5 de la décision Arias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 322, [2012] ACF no 1105 : « [i]l faut faire preuve d’une grande déférence judiciaire à l’égard des conclusions de la Commission en matière […] de protection offerte par l’État […] [lesquelles] se retrouvent au cœur même de l’expertise de la Commission et elles sont liées de près aux faits d’une espèce donnée ».

[Non souligné dans l’original.]

[62]           Lorsque j’ai passé en revue la décision de la Commission, j’ai essayé de faire ressortir la description détaillée qu’elle a faite des mesures et des organismes en place pour lutter contre la persécution et la violence fondée sur la discrimination visant les Roms en Hongrie. La Commission a examiné la protection de l’État offerte aux Roms et a conclu que le gouvernement hongrois prenait des mesures importantes pour assurer la protection des citoyens d’origine rome. Elle s’est appuyée sur le rapport de 2012 du Département d’État, qui concluait que, de manière générale, le gouvernement avait pris des mesures pour poursuivre et sanctionner les fonctionnaires qui avaient commis des abus, que ce soit au sein des services de sécurité ou ailleurs dans l’administration publique, ainsi que sur les autres éléments de preuve mentionnés ci‑dessus dans ma description de sa décision.

[63]           Les attaques gratuites sont le problème le plus grave qui touche les demandeurs en l’espèce et la communauté rome de Hongrie en général. Des mesures pratiques ont été mises en place à la fois pour interdire les organisations d’autodéfense et pour accroître les patrouilles dans les endroits où ces incidents sont susceptibles de se produire. Des éléments de preuve indiquent que ces mesures sont appliquées.

[64]           L’élément le plus accablant contenu dans les documents sur l’état de la situation dans le pays qui soulève des questions relativement à la protection de l’État eu égard aux agressions violentes commises contre des citoyens roms est la description du refus du commissaire de police d’accepter des recommandations découlant d’enquêtes menées par les organismes de surveillance. L’IPCB a mené des enquêtes sur 458 des 805 plaintes publiques en 2011; on ne sait pas cependant combien de ces plaintes concernaient des Roms. Comme il a été mentionné précédemment, l’IPCB a conclu à des violations graves dans 67 cas. Deux de ces plaintes avaient été acceptées et trois avaient été rejetées; les autres plaintes n’ont pas encore fait l’objet d’une réponse. Ces statistiques devraient également être examinées à la lumière des indications contenues dans les Réponses aux demandes d’information (qui ne semblent pas cependant figurer dans les rapports officiels) selon lesquelles, en 2010, le protecteur avait déclaré que le commissaire avait rejeté les conclusions dans 90 p. 100 des plaintes fondées au cours de l’année précédente.

[65]           Il est toutefois difficile d’évaluer cette information à la lumière des autres renseignements contenus dans le rapport présenté par la Hongrie aux Nations Unies relativement aux mesures prises par le commissaire de la police nationale à l’égard des plaintes déposées par des citoyens roms (voir la Réponse à des demandes d’information du 12 octobre 2011). Le rapport indique que le commissaire peut [traduction] « s’écarter » des recommandations de l’IPCB uniquement sur la base d’une [traduction] « argumentation détaillée » et que la décision du commissaire peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[66]           Il me semble également, si je me réfère aux 67 plaintes fondées constatées par l’IPCB, qu’il est difficile de juger s’il s’agit d’un nombre élevé pour une population de 200 000 à 500 000 Roms, selon les estimations. Je dis cela uniquement parce que le Canada est confronté à des problèmes graves concernant son incapacité de protéger les femmes des Premières Nations. Ce que je veux dire est que seuls des experts possédant une expérience et se servant de critères qui découlent de leur expertise sont en mesure d’interpréter les incidences de ces statistiques sur la protection de l’État.

[67]           Bien qu’elle se soit surtout intéressée à l’étendue des protections créées par l’État pour l’avenir, la Commission n’a pas mâché ses mots lorsqu’elle a décrit la gravité de la violence ou la discrimination sociale et économique dont les Roms sont victimes en Hongrie. Elle a, de toute évidence, mis en balance ces éléments avec l’ensemble de la preuve relative à la protection de l’État. Je suis convaincu que la Commission a exposé correctement le droit régissant la protection de l’État et qu’elle l’a appliqué à la totalité de la preuve sur cette question, avant de conclure que, dans le cas des demandeurs en l’espèce, la protection de l’État était adéquate. Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans les conclusions de la Commission à cet égard.

[68]           La Commission, qui semble connaître des décisions similaires où la Cour a infirmé des décisions semblables qu’elle a rendues à l’égard de Roms, déclare que « [l]e tribunal a le pouvoir » d’établir si l’État était incapable de protéger les demandeurs « non pas au sens absolu du terme, mais plutôt dans une mesure raisonnable, eu égard à leur situation ». À mes yeux, il s’agit d’un cri du cœur lancé à tout le moins par la commissaire qui a rendu la décision contestée en l’espèce, dans le but de savoir qui sont les experts dans le domaine : les membres de la Commission et les autres agents chargés d’évaluer le risque ou la Cour fédérale?

[69]           La Commission cite les propos formulés par le juge Gibson dans Smirnov c Canada (Secrétaire d’État), [1995] 1 CF 780, 89 FTR 269, au soutien de la proposition bien établie selon laquelle le critère servant à déterminer si la protection de l’État est adéquate ne devrait pas être trop rigoureux. Ce que cette proposition signifie réellement, c’est que la Cour fédérale ne devrait pas annuler une décision de la Commission ou d’un autre agent d’évaluation des risques, à moins qu’il n’existe des motifs convaincants de considérer que cette décision ne respecte aucune norme de raisonnabilité que les experts pourraient appliquer.

[70]           Dans la plupart des cas où elle infirme des décisions dans ce domaine au motif que l’efficacité concrète n’a pas été démontrée, la Cour fédérale dit en fait que la Commission a établi une norme relative au caractère adéquat de la protection qui n’est pas assez rigoureuse. Elle substitue ainsi son opinion à ce qui semble être l’opinion générale des experts dans le domaine.

[71]           Comme il a été mentionné précédemment, je ne crois pas que ce soit là le rôle de la Cour, ni qu’il soit possible de parvenir à une conclusion générale sur le caractère adéquat de la protection offerte par l’État à la minorité rome en Hongrie dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, l’objet de celle‑ci étant d’examiner la « qualité » de la décision eu égard à la situation des demandeurs en cause.

[72]           Toutefois, je ne crois pas que, dans l’éventualité où une question influant sur la décision relative à la présente demande de contrôle judiciaire sur la protection de l’État suppose que la Commission doive démontrer dans ses motifs l’« efficacité concrète » des mesures prises récemment pour protéger les citoyens roms, la Commission a fait cette démonstration, parce qu’elle n’a jamais, à juste titre, cherché à la faire.

(2)               L’omission de faire un suivi concernant de présumés défauts de la police d’enquêter ou de faire rapport sur des incidents de violence

a)                  L’obligation d’épuiser tous les recours disponibles en matière de protection

[73]           La Commission a examiné les quatre incidents invoqués par les demandeurs pour démontrer l’existence de la persécution. Elle a conclu qu’aucune critique ne pouvait être formulée à l’égard de la police pour deux d’entre eux. L’incident de 2009 concernant la conjointe de fait du demandeur d’asile principal a fait l’objet d’une enquête, mais celle‑ci a été fermée pour manque de preuve. En ce qui concerne l’incident de 2011 au cours duquel la famille a été poursuivie, la police est intervenue pour empêcher qu’un préjudice soit causé. Pour ce qui est de l’agression commise par des skinheads en 2009, un rapport de police a été produit, mais les demandeurs n’ont fait aucun suivi. De même, en ce qui concerne la poursuite à haute vitesse et l’accident au cours duquel il a été blessé, le demandeur principal a affirmé que la police lui avait rendu visite à l’hôpital et avait pris des notes, mais aucun rapport n’a été déposé. Le demandeur n’a entrepris aucune démarche pour porter plainte auprès des organismes de surveillance au sujet du défaut de la police de faire rapport et de prendre des mesures contre les responsables de l’incident.

[74]           En conséquence, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État de les protéger. À cet égard, les demandeurs n’avaient pas démontré que la protection de l’État offerte en Hongrie était inadéquate à un point tel qu’ils n’avaient pas l’obligation de s’adresser aux autorités ou qu’ils n’avaient pas à solliciter l’aide des organismes de surveillance.

[75]           S’appuyant à nouveau sur Hercegi, les demandeurs font valoir que les Roms de Hongrie qui demandent l’asile sont dégagés de l’obligation de produire des documents sur les agressions violentes commises contre eux, car la police ne signale pas ces incidents, et qu’il n’existe aucune obligation de se plaindre aux organismes de surveillance de la police lorsque celle‑ci ne fait pas son travail :

[3]        Je mentionnerai l’insistance du commissaire à exiger toujours plus de documents pour étayer certains des éléments de preuve présentés par les demandeurs. Ces derniers prétendent qu’ils ont été battus à plusieurs reprises par des skinheads. Des photographies montrent d’importantes ecchymoses sur le corps de certains des demandeurs. Des cicatrices sont visibles, et on voit qu’il manque des dents à certaines personnes. Deux bébés sont décédés — l’un dans le ventre de sa mère après que celle-ci eut reçu plusieurs coups et l’autre dans une bousculade durant une attaque. Les certificats de décès ont été mis en preuve. Les demandeurs ont déclaré qu’ils s’étaient plaints aux autorités policières et que la police avait refusé de faire enquête ou même de documenter les plaintes. Il est prouvé que la police hongroise refuse de documenter les plaintes déposées par des Roms. L’insistance du commissaire pour obtenir toujours des documents supplémentaires était déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[76]           Les demandeurs se sont également appuyés sur des décisions qui dispensaient explicitement le demandeur de porter plainte auprès d’un organisme de surveillance de la police lorsqu’il n’était pas satisfait de la réponse de celle‑ci aux incidents de persécution qu’il lui avait signalés. Selon ces décisions, un demandeur est justifié de ne pas faire un suivi relativement aux manquements de la police (1) si les organismes de surveillance ne sont pas les premiers responsables en ce qui concerne les services de protection ou (2) si le défendeur ne pourrait pas démontrer que le fait de se plaindre auprès des organismes de surveillance de la police protégerait les Roms ou améliorerait leur sécurité. C’est probablement dans Ignacz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1164, 235 ACWS (3d) 1057, aux paragraphes 22 et 23 [Ignacz], que ces opinions sont le mieux résumées :

[22]      […] Je suis entièrement d’accord avec le juge de Montigny sur le fait qu’« assurer une protection ne fait pas partie du rôle » de ces deux organismes et d’autres organisations similaires en Hongrie et que « leur rôle est de formuler des recommandations et, au mieux, de faire enquête sur l’inaction de la police après les incidents » : Katinszki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1326, au paragraphe 14. Je suis aussi d’accord avec le juge de Montigny lorsqu’il affirme, au paragraphe 15, que « [l]a jurisprudence de la Cour établit très clairement que la police est présumée être la principale institution chargée d’assurer la protection des citoyens et que les autres institutions publiques ou privées sont présumées n’avoir ni les moyens ni le rôle d’assumer une telle responsabilité ».

[23]      Je répète la question que j’ai soulevée dans l’affaire Majoros c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 421 : Si les demandeurs avaient tenté de faire un suivi auprès du président de leur communauté rom ou qu’ils avaient eu recours aux mécanismes de plainte offerts par le CFR et l’IPCB, auraient-ils été plus en sécurité ou mieux protégés? À moins qu’on puisse répondre à cette question par l’affirmative – et rien dans le CND ne vient appuyer une réponse positive –, le fait de ne pas s’adresser à ces organismes ne peut entraîner le rejet d’une demande d’asile lorsque le demandeur a tenté en vain d’obtenir la protection de la police. La preuve n’appuie tout simplement pas la conclusion de la commissaire selon laquelle ces organismes pouvaient offrir aux demandeurs – et à la communauté rom en général – une protection efficace sur le plan opérationnel. La conclusion de la commissaire portant que la demande d’asile des demandeurs doit être rejetée parce qu’ils n’ont pas fait appel à ces organismes est donc déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[77]           Avec égards pour mes collègues, je rejette des aspects importants de l’énoncé de principes qui précède sur l’obligation des citoyens roms de Hongrie de demander la protection de l’État et d’exercer tous les recours à cet égard, y compris en déposant des plaintes auprès des organismes de surveillance de la police s’il y a lieu. Je crois que, de manière générale, ces principes imposent un fardeau trop léger aux demandeurs alors que la Cour d’appel fédérale a indiqué que ceux‑ci étaient tenus d’épuiser toutes les voies de recours disponibles en matière de protection, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles. Or, j’estime qu’il n’existe pas de telles circonstances dans une démocratie qui fonctionne et qui prend des mesures importantes pour lutter contre la persécution des citoyens roms. Ces circonstances n’existent pas non plus lorsque les demandeurs ne peuvent pas démontrer que le fait de solliciter pleinement la protection de l’État entraînera un risque sérieux de préjudice.

b)                  Les organismes de surveillance ne sont pas les premiers responsables en ce qui concerne les services de protection

[78]           Je cite les paragraphes 56 et 57 de Hinzman au soutien de la proposition selon laquelle les demandeurs ont un lourd fardeau qui les oblige à épuiser toutes les voies de recours en matière de protection, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles :

[56]      Je ne peux être d’accord. Une lecture attentive de l’arrêt Ward montre que, lorsque la Cour suprême du Canada a adopté le critère formulé par le professeur Hathaway (selon lequel l'omission du demandeur de s'adresser à l'État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l'État « aurait pu raisonnablement être assurée »), elle n’avait pas pour but de permettre au demandeur d’asile de se soustraire facilement à l’exigence de demander la protection de son pays d’origine avant de demander l’asile à l’étranger. Le juge La Forest précise dans la phrase suivante de ses motifs, à la page 724, que le critère doit être objectif :

[…] le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine [...]

[57]      Les arrêts Kadenko et Satiacum ensemble montrent que, dans le cas de démocraties bien établies, il incombe au demandeur de prouver qu’il a épuisé tous les recours dont il pouvait disposer et celui-ci ne sera exempté de son obligation de solliciter la protection de son pays qu’en certaines circonstances exceptionnelles : Kadenko, à la page 534, Satiacum, à la page 176. Selon l’ensemble de ces précédents, le demandeur d’asile provenant d’un pays démocratique devra s’acquitter d’un lourd fardeau pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours dont il pouvait disposer dans son pays avant de demander l’asile. […]

[Non souligné dans l’original.]

[79]           En conséquence, les Roms qui demandent l’asile doivent s’acquitter d’un très lourd fardeau pour démontrer que des circonstances exceptionnelles justifient qu’ils soient exemptés de l’obligation d’obtenir la protection de l’État, y compris, à mon avis, auprès des organismes de surveillance en matière de protection de l’État. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec mes collègues qui estiment que les organismes de surveillance n’ont aucun rôle à jouer pour assurer l’efficacité des services de police, car il faut que les victimes participent pleinement à la prévention de la criminalité. À cet égard, il n’y a pas, à mon avis, une grande différence entre l’obligation de solliciter la protection de l’État dès la première occasion et l’obligation de faire un suivi de l’enquête jusqu’au dépôt d’une plainte auprès des organismes de surveillance compétents si la police ne fournit pas une aide adéquate.

[80]           Inversement, la Cour considérerait très certainement l’absence d’organismes de surveillance de ce genre en Hongrie comme un indice du caractère inadéquat de la protection de l’État.

[81]           De façon plus substantielle, laisser entendre que les organismes de surveillance de la police n’ont aucun rôle à jouer pour démontrer que la protection de l’État est adéquate équivaut à dire que les hauts dirigeants de la police n’ont aucun rôle à jouer non plus dans le travail des policiers à cause de leur fonction de surveillance, ou que le maintien de l’ordre est un exercice opérationnel à court terme. De la même façon, le fait de nier aux organismes de surveillance un rôle important dans la protection de la police donnerait à penser que le processus de plaintes visant la police et, par la suite, les cours de justice au Canada n’ont aucun rôle à jouer pour assurer le caractère adéquat des services de police. Cette proposition doit assurément être rejetée. Un tel argument ne saurait être contré en faisant valoir que les policiers canadiens prennent davantage de mesures à la suite du dépôt d’une plainte relative à leur conduite – ce qui, à tout le moins dans certains cas récents, pourrait être contesté. En fait, la preuve présentée dans le cadre des affaires relatives à des actes de persécution qui auraient été perpétrés contre des Roms hongrois indique que les organismes de surveillance mènent leurs enquêtes et font rapport de leurs conclusions à la police avec diligence. La transparence et les critiques du public visant l’appareil de protection de l’État qui l’accompagnent sont des éléments importants des réformes des services de protection à la disposition des citoyens roms et de leur amélioration.    

[82]           L’obligation de s’adresser aux organismes de surveillance de la police est particulièrement importante lorsque la persécution prend la forme d’incidents gratuits, comme ceux dont sont normalement victimes les membres de la communauté rome. Pour être adéquate, la protection de l’État contre les crimes gratuits doit être assurée à l’échelon communautaire pendant une plus longue période de temps, parce que les mesures prises à l’égard d’une victime ne peuvent garantir qu’aucune attaque gratuite ne sera commise dans l’avenir par d’autres agresseurs. Dans la mesure où les crimes gratuits peuvent être prévenus par d’autres moyens que l’augmentation des patrouilles, des services de police efficaces peuvent avoir un effet dissuasif si les criminels sont arrêtés et poursuivis avec succès et que leurs condamnations sont rendues publiques.

[83]           Cela étant, aucun processus de prévention de la criminalité ne peut être efficace si les victimes ne signalent pas les incidents à la police et ne collaborent pas dès que possible aux enquêtes les concernant, y compris en portant plainte si elles ne sont pas satisfaites du travail des policiers. Si la question de pure forme qui se pose consiste à savoir si tous les membres de la communauté rome seront mieux protégés par une règle exigeant qu’ils fassent un suivi auprès des organismes de surveillance dans les cas où les services de police ont été inadéquats, je répondrais par l’affirmative.

[84]           De plus, Ward nous enseigne que la protection des réfugiés est un engagement international en vertu duquel le Canada agit à la place des pays dont les institutions de protection de l’État sont défaillantes, en offrant un refuge sûr à leurs citoyens qui s’enfuient au Canada. Par ailleurs, il est attendu des citoyens du Canada qu’ils signalent les crimes à la police, même s’il n’y a aucune chance d’arrêter et de condamner les personnes coupables, comme cela peut être le cas pour ce qui est des crimes gratuits. Dans les faits, les compagnies d’assurances obligent par contrat leurs assurés qui demandent une indemnisation à signaler les crimes, mais cette obligation fait aussi partie de nos devoirs civiques, au même titre que de dénoncer les crimes commis contre d’autres personnes. Dans une démocratie, nous comptons, pour lutter contre la criminalité, sur la participation de nos citoyens, qui doivent notamment porter plainte auprès des organismes de surveillance de la police. Lorsque nous intervenons pour protéger des personnes qui sollicitent la protection du Canada, nous attendons d’elles qu’elles aient sollicité la protection de leur pays si elles veulent obtenir la résidence permanente au Canada, lorsqu’elles ne courent aucun risque de préjudice en portant plainte auprès des organismes de surveillance.

[85]           En outre, la Cour n’a aucune raison d’adopter un principe juridique qui compromet les efforts déployés par le pays d’origine pour corriger les défaillances de son processus de protection de l’État en exerçant ses pouvoirs démocratiques.

c)                  L’obligation d’établir que la protection découlera du dépôt d’une plainte auprès des organismes de surveillance

[86]           Avec égards, j’estime qu’un demandeur ne s’acquitte pas du lourd fardeau décrit dans Hinzman, qui l’oblige à démontrer qu’il existe des circonstances exceptionnelles avant d’être dispensé de l’obligation de solliciter la protection de l’État, relativement aux organismes de surveillance en répondant à la question de pure forme posée dans Ignacz. Il convient de rappeler que la question posée par la Cour consistait à savoir si le demandeur d’asile aurait été plus en sécurité ou mieux protégé s’il s’était plaint à la police ou aux organismes de surveillance de la police.

[87]           D’abord, j’estime que la question de pure forme énoncée dans Ignacz a effectivement pour effet de déplacer le fardeau de la preuve, de sorte que c’est la Commission qui doit démontrer que la protection de l’État est assurée, et non le demandeur qui doit établir au moyen d’une preuve claire et convaincante que la protection de l’État n’est pas adéquate. Le fardeau de prouver ou de ne pas prouver l’existence de la protection de l’État est, à maints égards, très important, parce que tout ce qui concerne la preuve de l’existence de la protection de l’État pose de multiples problèmes et, de ce fait, le fardeau devient un facteur important influant sur la décision.

[88]           De plus, il est particulièrement difficile d’exiger une réponse positive à la question de pure forme de savoir en quoi la victime d’actes de persécution gratuits, comme ceux dont sont généralement victimes les membres de la communauté rome, est mieux protégée si elle porte plainte auprès des organismes de surveillance. En fait, il est généralement impossible de faire la preuve que la victime d’actes de persécution gratuits bénéficie d’une meilleure protection, comme les cours de justice l’ont souvent dit. Lorsque ni le demandeur d’asile ni la police ne peuvent savoir à quel moment et par qui un acte de persécution contre un demandeur d’asile pourrait être commis, il est toujours possible de poser comme principe que celui‑ci ne peut raisonnablement obtenir une meilleure protection en s’adressant aux autorités de l’État.

[89]           À cet égard, je répète que le dépôt de plaintes auprès des organismes de surveillance tend à améliorer la protection de l’État offerte à tous les membres de la communauté rome.

[90]           En outre, si les raisons pour lesquelles il faut démontrer que le dépôt d’une plainte assure une meilleure protection s’appliquent aux organismes de surveillance, il n’est pas logique que la même exigence ne s’applique pas lorsque la protection de l’État est demandée à la police en premier lieu. Il n’a pas été allégué qu’une personne n’est pas tenue de signaler à la police les actes de violence gratuits en premier lieu si elle n’est pas convaincue que la police la protégera. Il n’est donc pas évident pourquoi il devrait en être autrement dans le cas de l’obligation de faire un suivi si la personne n’est pas satisfaite des efforts de la police, lorsqu’elle ne court aucun risque de le faire.

d)                 L’absence de risque de préjudice découlant du dépôt de plaintes additionnelles

[91]           Il ressort clairement des observations que je viens de formuler que j’estime que la question de savoir si un risque de préjudice ou un autre inconvénient pourrait être causé au demandeur d’asile qui demande la protection de la police constitue un facteur sous‑jacent important dans ces cas. Le fait que les membres de la communauté rome qui sont normalement victimes d’attaques gratuites ne courent aucun risque est une distinction importante au regard de l’obligation de solliciter la protection de l’État. Dans le cas des attaques ciblées, la personne qui demande l’aide de la police ou qui porte plainte auprès des organismes de surveillance peut souvent courir le risque d’être victime de menaces de représailles de la part des agresseurs. Cette distinction ne semble cependant pas être prise en compte lorsqu’il faut décider s’il existe des circonstances exceptionnelles qui dégagent de l’obligation de solliciter la protection de l’État ou de porter plainte au sujet des lacunes de celle‑ci auprès des organismes de surveillance.

[92]           À mon avis, l’absence de risque de préjudice qu’une personne court lorsqu’elle sollicite la protection de l’État est l’un des facteurs importants sur lesquels repose le fardeau exceptionnel de demander la protection de l’État dans une démocratie qui fonctionne. Les personnes qui signalent des crimes ou se plaignent au sujet du caractère inadéquat de la protection courent généralement un faible risque de préjudice dans les démocraties en raison de la nature même de celles‑ci. En outre, le fait qu’une personne ne subit aucun préjudice lorsqu’elle obtient la protection de l’État semble pertinent seulement si elle se plaint du caractère inadéquat des services de police. Il est généralement reconnu qu’aucune exception ne s’applique à l’égard des crimes signalés dès la première occasion sans que cela n’entraine aucun risque, même si la question de l’absence de risque de préjudice ne constitue pas la justification sous‑jacente.

[93]           Outre les attaques ciblées, une personne peut courir un risque de préjudice simplement en demeurant dans le pays au lieu de le quitter, lorsqu’une attaque imminente par les agresseurs peut survenir. C’est cette forme de risque qui était en cause dans Ward. Dans cette affaire, le demandeur avait dû s’enfuir d’Irlande en raison d’une menace imminente à sa vie, parce que l’Armée républicaine irlandaise s’en était pris à lui, et il avait été admis que l’État ne pouvait pas le protéger adéquatement. La Cour suprême a expliqué pourquoi M. Ward n’avait pas à solliciter la protection de la police en raison du risque imminent de préjudice qu’il courait :

En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d'un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l'encontre de l'objet de la protection internationale.

[Non souligné dans l’original.]

[94]           Dans Ward, la Cour suprême a proposé deux formulations visant à déterminer s’il existe une obligation de s’adresser aux autorités de l’État dans le passage souvent cité suivant :

Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit : l'omission du demandeur de s'adresser à l'État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l'État [1] [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée ». En d'autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » [2] s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine; autrement, le demandeur n'a pas vraiment à s'adresser à l'État.

[Non souligné dans l’original et numéros ajoutés.]

[95]           Je pense qu’il est important de souligner que le critère formulé par la Cour – « s’il est objectivement déraisonnable » de ne pas solliciter la protection – est plus large et plus général que celui proposé par le professeur Hathaway, qui correspond à un sous‑ensemble du principe selon lequel l’obligation de solliciter la protection existe seulement dans les cas où cette protection [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée ». Il semblerait que la différence entre les deux formulations explique le commentaire exprimé dans Hinzman selon lequel « [u]ne lecture attentive de l’arrêt Ward » ne devrait pas mener à la conclusion que les demandeurs d’asile peuvent se soustraire facilement à l’exigence de demander la protection de l’État.

[96]           Je ne connais aucune décision où la question de savoir s’il est « objectivement déraisonnable » pour un demandeur de ne pas solliciter la protection de l’État alors qu’il ne courrait aucun risque en le faisant a été examinée. Je pense qu’il s’agit de la question fondamentale dans ces débats. Étant donné qu’elle fait référence au risque de préjudice auquel M. Ward aurait été exposé s’il s’était adressé à l’État pour obtenir sa protection dans le passage cité ci‑dessus, je pense qu’il est raisonnable de conclure que la Cour suprême n’a pas accordé toute son attention à la création d’une exception à l’obligation de s’adresser aux autorités d’un État démocratique afin d’obtenir la protection de celui‑ci lorsque cela n’entraîne aucun risque de préjudice.

[97]           Cette opinion est fondée sur le fait que la protection des réfugiés repose fondamentalement sur le risque de préjudice dans le pays d’origine, qu’il s’agisse d’une crainte fondée de persécution ou du besoin de protection. Si la personne qui demande la protection de l’État ne court aucun risque en le faisant, il serait objectivement déraisonnable de ne pas le faire, car cette demande ne peut pas aggraver le risque de préjudice qui pousse cette personne à fuir. Solliciter la protection de l’État alors que cela n’entraîne pas un risque de préjudice peut seulement réduire le risque, si la police agit efficacement. En d’autres termes, s’adresser à la police ne pourrait qu’avoir un aspect positif, bien que faible.

[98]           L’arrêt Ward envisage à tout le moins la possibilité d’exiger que la protection de l’État soit sollicitée lorsque surviennent des incidents précédant l’[traduction] « incident culminant », soit le dernier incident qui a incité le demandeur à fuir au Canada. Cette distinction entre les incidents antérieurs et l’incident de persécution culminant est implicitement établie par la Cour suprême lorsqu’elle dit, dans Ward, qu’une [traduction] « exemption exceptionnelle » de l’obligation de solliciter la protection de l’État découle du « témoignage [du demandeur] au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée ». Logiquement, cela peut seulement signifier que le demandeur doit avoir épuisé les mécanismes de protection de l’État lors de tous les incidents précédents avant de renoncer à demander la protection de l’État. De même, si, selon le professeur Hathaway, la protection de l’État vise à donner à celui‑ci la possibilité de prendre des mesures relativement à une forme de préjudice, il n’y a aucune raison logique de ne pas offrir cette possibilité à l’État si cela n’aggrave pas le risque que court le demandeur, dans la mesure où celui‑ci entend demeurer dans son pays d’origine.

[99]           Cela étant, si un risque de persécution amène le demandeur à fuir son pays d’origine après avoir donné à l’État toutes les possibilités de le protéger, il a un motif objectivement raisonnable de ne pas solliciter la protection de l’État au regard de l’incident le plus récent. À mon avis cependant, si le demandeur reste dans le pays pendant une assez longue période, par exemple pour arranger ses affaires, comme c’est souvent le cas, l’obligation de solliciter la protection de l’État continue de s’appliquer lorsque cela ne crée pas un risque de préjudice. La question de savoir s’il était raisonnable de renoncer à la protection de l’État lorsque la décision de quitter le pays a été prise est une question de fait qui doit être tranchée en tenant compte des circonstances. Cette question se pose toutefois uniquement après que l’incident culminant est survenu. Pour le reste, le demandeur est tenu d’épuiser tous les mécanismes existants en matière de protection de l’État.

e)                  Faciliter la corroboration des incidents de persécution

[100]       Pour la Commission et la Cour, le fait que l’obligation d’obtenir la protection de l’État accroît généralement la fiabilité des conclusions de fait relatives aux incidents de persécution allégués par les demandeurs roms est un facteur important, bien que corollaire. Normalement, l’obtention de la protection de l’État devrait faire en sorte qu’une preuve corroborante fiable soit disponible en raison des documents de l’autorité de l’État qui sont produits au cours du processus. Cette corroboration est particulièrement importante lorsque les demandeurs d’asile allèguent que la police a omis de rédiger des rapports ou n’a pas traité leur dossier de manière appropriée.

[101]       Lorsqu’il existe une obligation de porter plainte au sujet de services de police inadéquats auprès de l’un des organismes de surveillance qui donnent suite avec diligence aux plaintes, la Commission pourrait prendre en compte le rapport d’incident et les manquements des policiers.

[102]       Cela serait également dans l’intérêt du demandeur d’asile, dont la demande devrait faire l’objet d’un examen plus favorable étant donné que ces documents corroboreraient les incidents de persécution et que sa demande ne reposerait pas uniquement sur son simple témoignage.

[103]       La présente affaire est un bon exemple qui démontre les préoccupations que suscite aux yeux de la Cour l’exception relative à l’obligation de signaler les manquements des policiers aux différents organismes de surveillance, à cause de l’absence de corroboration. Le demandeur principal prétend avoir été victime d’une agression violente gratuite au cours de laquelle lui et un ami ont été poursuivis par des assaillants roulant jusqu’à 150 kilomètres/heure. Il allègue qu’ils ont été poussés sur le bas‑côté, que sa voiture a été détruite et qu’il a été blessé. Il a déclaré dans son témoignage que des policiers lui avaient rendu visite à l’hôpital et qu’ils avaient pris des notes, mais qu’ils n’avaient pas rédigé de rapport. Non seulement il est quelque peu difficile de croire qu’aucun rapport d’accident n’a été rédigé et déposé relativement à un événement aussi public et susceptible d’être prouvé, mais l’enquête aurait pu permettre à la police de connaître l’identité des assaillants.

[104]       Il aurait été particulièrement utile pour le demandeur dans un tel cas de faire un suivi auprès de la police, puis des organismes de surveillance, afin de s’assurer que les assaillants étaient traduits en justice ou, sinon, que les manquements des policiers avaient été mis en lumière. Non seulement cela aurait favorisé la dissuasion et la transparence, mais les allégations des demandeurs auraient été corroborées et leur demande d’asile aurait été plus susceptible d’être accueillie.

[105]       Cependant, compte tenu de mon interprétation de la jurisprudence susmentionnée et étant donné que les organismes de surveillance n’exerceraient aucune fonction en matière de protection et que la preuve ne démontre pas que le demandeur d’asile serait davantage protégé contre d’autres actes de violence gratuits, la nécessité de porter plainte auprès des organismes de surveillance n’est pas pertinente au regard de la protection de l’État. Ainsi, selon cette jurisprudence, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en insistant sur le fait que l’omission de faire un suivi auprès de la police ou d’un organisme de surveillance relativement aux présumés manquements des policiers a été un motif de rejeter la demande.

[106]       À mon avis, ces principes n’énoncent pas correctement les exigences relatives à la protection de l’État. En outre, ils font en sorte que tous les citoyens du Canada et de la Hongrie sont perdants, à l’exception du demandeur d’asile qui prétend faussement avoir été victime d’un incident de persécution.

IV.             Conclusion

[107]       Pour les motifs décrits ci‑dessus, je conclus que la Commission n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu qu’il ne ressortait pas de la situation personnelle des demandeurs que ceux‑ci avaient été persécutés ou avaient besoin de protection et que la protection de l’État offerte aux demandeurs était adéquate dans les circonstances. La décision de la Commission appartient aux issues acceptables raisonnables et elle est justifiée par des motifs transparents et intelligibles. En conséquence, je rejette la demande.

A.                Les questions certifiées

[108]       Compte tenu de ce que j’ai considéré comme étant le rôle déterminant des principes relatifs à la protection de l’État qui ont été analysés ci‑dessus et du fait que je n’avais pas demandé aux parties pendant les plaidoiries si elles souhaitaient proposer des questions à certifier, je leur ai remis à l’avance une copie de mes motifs afin qu’elles examinent les questions suivantes :

1.         La Section de la protection des réfugiés commet-elle une erreur susceptible de contrôle si elle ne statue pas sur la question de savoir s’il a été démontré que les mesures en place dans un État démocratique pour protéger les minorités assurent l’efficacité concrète de la protection de l’État dans le but de conclure que celle‑ci est adéquate?

2.         Les demandeurs d’asile sont‑ils tenus, pour obtenir la protection de l’État, de porter plainte auprès d’organismes de surveillance de la police dans un État démocratique, lorsqu’ils ne courent aucun risque de préjudice s’ils le font?

[109]       Le demandeur a répondu que les questions proposées par la Cour devraient être certifiées. Toutefois, son raisonnement à cet égard – selon lequel les réponses aux questions seraient utiles aux membres de la Commission qui rendent des décisions relatives aux revendications du statut de réfugié ou qui décident si des demandeurs sont des personnes à protéger au Canada – n’était d’aucune utilité.

[110]       De son côté, le défendeur a soutenu que les questions proposées ne respectaient pas les exigences de la certification. Pour être certifiée, une question doit transcender l’intérêt des parties au litige, viser des sujets très importants ou d’application générale et permettre de trancher l’appel. Dans sa réponse, le défendeur a traité de certains principes étayant sa position, faisant valoir en fait que les principes juridiques étaient clairs et ne permettaient pas de trancher l’affaire.

[111]       Je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle les questions proposées ne concernent pas des sujets qui permettent de trancher l’affaire (en faveur du défendeur). Les motifs de la Commission concernant la protection de l’État varient largement selon les mesures que l’État a introduites pour mieux protéger la minorité rome et dont l’efficacité concrète a été très peu démontrée. Selon la jurisprudence mentionnée dans mes motifs, cela ferait de l’absence d’une telle analyse une erreur susceptible de contrôle dans d’autres circonstances. Les motifs de décision de la Commission concernant le défaut du demandeur de faire un suivi des plaintes déposées auprès de la police et des organismes de surveillance, même s’il n’aurait couru aucun risque s’il l’avait fait, vont dans le même sens. Dans la jurisprudence mentionnée précédemment, les cours de justice ont considéré que le fait de ne pas avoir sollicité la protection de l’État était un motif insuffisant de rejet d’une demande d’asile.

[112]       Je suis également d’avis que les questions proposées soulèvent des questions qui ne sont pas réglées et qui transcendent l’intérêt des parties, en particulier parce qu’elles ont trait à une divergence d’opinion importante au sein de la Cour au sujet de l’application des principes juridiques sous‑jacents. Les décisions invoquées par le défendeur, notamment Villafranca et Hezman, au regard de la première et de la deuxième questions proposées à des fins de certification n’ont pas fait l’objet d’une application générale de la part de la Cour. Il semble y avoir une divergence d’opinion au sein de la Cour sur plusieurs questions relatives à la protection de l’État, notamment sur la déférence dont il convient de faire preuve à l’égard des décisions rendues par la Commission en vertu de son vaste pouvoir discrétionnaire à l’égard des sujets relevant complètement de son domaine d’expertise, sur l’effet de l’engagement de l’État d’adopter des mesures énergiques pour protéger la minorité rome et sur l’exigence de solliciter la protection de l’État lorsque cela n’entraîne aucun risque pour le demandeur. La résolution de cette divergence d’opinion transcende l’intérêt des parties en l’espèce.

[113]       En conséquence, la Cour certifie les deux questions énoncées au paragraphe 108 ci‑dessus.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

a)          La demande est rejetée.

b)          Les questions suivantes sont certifiées en vue d’un appel :

1.                  La Section de la protection des réfugiés commet-elle une erreur susceptible de contrôle si elle ne statue pas sur la question de savoir s’il a été démontré que les mesures en place dans un État démocratique pour protéger les minorités assurent l’efficacité concrète de la protection de l’État dans le but de conclure que celle‑ci est adéquate?

2.                  Les demandeurs d’asile sont‑ils tenus, pour obtenir la protection de l’État, de porter plainte auprès d’organismes de surveillance de la police dans un État démocratique, lorsqu’ils ne courent aucun risque de préjudice s’ils le font?

« Peter B. Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3582-13

 

INTITULÉ :

ZSOLT JOZSEF MUDRAK ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JUILLET 2014

 

jugEment ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 16 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Joseph S. Farkas

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alexis Singer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’avocats Joseph S. Farkas

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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