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Date : 20150129


Dossier : IMM-6341-13

Référence : 2015 CF 115

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 29 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

JASVIR SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), de la décision par laquelle une agente des visas (l’agente) a refusé la demande de permis de travail du demandeur.

II.                Faits

[2]               La présente affaire porte sur le refus d’une demande de permis de travail. Le demandeur est un citoyen de l’Inde qui a immigré il y a dix ans en Italie, où il a obtenu la résidence permanente. Son expérience de travail et sa connaissance de l’anglais lui ont valu une offre d’emploi en tant que conducteur de poids lourd au Canada. L’employeur était conscient du fait qu’il n’était pas nécessaire d’avoir un niveau de compétences élevé en anglais pour bien s’acquitter des tâches liées l’emploi. En particulier, selon l’offre d’emploi, le travail consistait à [traduction« conduire des camions, tenir et consulter les carnets de route, respecter l’ensemble des règles et règlements en vigueur eu égard à la circulation routière et aux charges transportées » (offre d’emploi et contrat, Dossier certifié du tribunal, p. 18).

[3]               En février 2013, le demandeur a présenté demande de permis de travail au Canada. Il a fourni un avis relatif au marché du travail (AMT) positif, une offre d’emploi et un contrat de travail, une preuve de résidence en Italie, une lettre faisant état de son expérience et de son salaire actuel (et mentionnant l’expérience de conduite en Italie), un relevé bancaire, une preuve de permis de conducteur de camion en Italie, et le résultat obtenu au test linguistique IELTS.

[4]               L’employeur savait qu’à son arrivée au Canada, le demandeur devrait obtenir un permis de conduire canadien pour remplacer son permis italien, et qu’il devrait obtenir l’autorisation d’utiliser des freins à air comprimé.

III.             Décision

[5]               Le 29 août 2013, l’agente a refusé la demande de permis de travail (la décision) au motif que le demandeur n’avait pas démontré qu’il remplissait les conditions d’embauche liées à l’emploi éventuel. L’agente a mentionné :

•           le peu d’éléments étayant l’expérience de travail, de sorte qu’elle n’était pas convaincue des compétences de camionnage du demandeur;

•           le faible niveau de scolarité et le peu d’éléments permettant de conclure que le niveau de compétences en anglais était suffisant pour que le travail soit fait de façon sécuritaire et efficace au Canada;

•           l’omission de présenter un permis de conduire appartenant à la classe requise dans l’AMT et attestant l’autorisation d’utiliser des freins à air comprimé.

[6]               En outre, l’agente n’était pas convaincue que le demandeur quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

IV.             Questions en litige

[7]               Le demandeur a soulevé essentiellement deux questions dans la demande de contrôle judiciaire :

1.                   la question de savoir si des conclusions de fait déraisonnables ont été tirées;

2.                   la question de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale. 

V.                Thèses des parties

[8]               En ce qui a trait au caractère déraisonnable de la décision (la première question en litige), le demandeur soutient que les exigences linguistiques ont été fixées arbitrairement, en ce sens que l’agente n’a pas su fournir de mesure précise du niveau de compétences requis, et qu’elle a tranché la question arbitrairement, compte tenu des résultats du demandeur au IELTS (score moyen de 4,0 pour les quatre mesures). 

[9]               La lettre de confirmation de l’AMT mentionne qu’il est nécessaire de savoir parler et écrire l’anglais, sans préciser le niveau de compétences requis. La description de la Classification nationale des professions (CNP) ne fait pas état de connaissances particulières de l’anglais (encore moins d’un niveau de compétences avancé). En outre, seule une connaissance élémentaire de l’anglais est demandée dans l’offre d’emploi. 

[10]           Deuxièmement, le demandeur fait valoir qu’il était déraisonnable d’affirmer qu’il manquait d’éléments étayant son expérience de travail. Le demandeur a fourni la preuve qu’il avait 10 ans d’expérience en tant que camionneur en Italie, une lettre d’emploi, et la preuve qu’il était titulaire d’un permis de conduire en Italie.

[11]           Troisièmement, le demandeur soutient que l’affirmation selon laquelle l’agente n’était pas convaincue que le demandeur quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée était déraisonnable, étant donné que rien dans la preuve ne permet de penser que le demandeur se soustrairait aux lois canadiennes en matière d’immigration. Il était déraisonnable de la part de l’agente de ne s’appuyer sur aucun fondement pour conclure que le demandeur demeurerait au Canada. La preuve de son séjour en Italie, l’AMT et son admissibilité à présenter une demande au titre de la catégorie de l’expérience canadienne donnaient à penser le contraire (voir, par exemple, Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1381, au paragraphe 45).

[12]           En ce qui a trait à la deuxième question en litige, le demandeur soutient que l’agente a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne lui accordant pas l’occasion de dissiper ses doutes quant aux aspects mentionnés précédemment (langue, expérience de travail et intention de séjour temporaire). Le demandeur, dans ses documents écrits, s’appuie sur Gedeon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1245, aux paragraphes 101 et 102. 

[13]           En réponse à la première question en litige, le défendeur soutient que les conclusions de l’agente étaient raisonnables. L’agente pouvait raisonnablement conclure que le demandeur ne serait pas véritablement un résident temporaire étant donné qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour la convaincre qu’il serait en mesure de s’acquitter des tâches de l’emploi éventuel au Canada. De plus, étant donné que le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il avait la capacité de s’acquitter des tâches de l’emploi éventuel, il était raisonnable de la part de l’agente de conclure qu’il ne serait pas véritablement un résident temporaire (et qu’il n’aurait pas les moyens de subvenir à ses propres besoins).

[14]           Il était également loisible à l’agente de conclure que le demandeur n’avait pas établi sa capacité de s’acquitter des tâches de l’emploi éventuel. Le simple fait de présenter un AMT favorable n’est pas déterminant quant à la capacité du demandeur d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé : l’agent des visas a l’obligation d’effectuer un examen indépendant de cette capacité (Grewal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 627 ([Grewal]). En l’espèce, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve étayant les compétences de camionnage du demandeur. En outre, l’évaluation qu’a faite l’agente des compétences linguistiques du demandeur était utile pour apprécier la capacité du demandeur de s’acquitter des tâches de l’emploi, et cette appréciation était raisonnable. L’agent peut conclure qu’un demandeur a besoin de compétences linguistiques différentes de celles prévues dans l’AMT (Grewal, au paragraphe 9; FW 1 – Guide des travailleurs étrangers, CIC, section 8.3).

[15]           En ce qui a trait à l’équité procédurale, le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas eu l’occasion de dissiper les doutes de l’agente, et ce, parce que ces doutes étaient directement attribuables au défaut du demandeur de se conformer aux exigences de la LIPR et du Règlement; ils ne portaient en effet pas sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité des renseignements fournis (Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, au paragraphe 24 [Hassani]).

VI.             Analyse

[16]           Je souscris aux arguments du défendeur sur tous ces points : la décision était raisonnable pour chacun des éléments soulevés dans la première question, et la décision était conforme à l’équité procédurale.

[17]           Premièrement, il était raisonnable de la part de l’agente de demander et de prendre en considération les résultats obtenus au test linguistique. L’offre d’emploi précisait que le demandeur devrait tenir et consulter des carnets de route et comprendre les règles de la route. Il était donc raisonnable de la part de l’agente de conclure qu’une certaine connaissance de l’anglais était nécessaire, et que les résultats du demandeur au test étaient insuffisants pour lui permettre d’accomplir le travail de façon sécuritaire.

[18]           Les faits de l’affaire Grewal, précitée, sont identiques à ceux de l’espèce. Dans sa décision, le juge Mosley devait répondre à la même question, soit celle de savoir si l’agente des visas avait le droit de se prononcer sur le niveau de compétences linguistiques requis pour un poste. Dans cette affaire, M. Grewal avait fait une demande dans la catégorie des travailleurs étrangers temporaires. Sa demande avait été rejetée, car l’agente des visas craignait que le demandeur reste au Canada après l’expiration de son permis et a conclu qu’il n’avait pas une connaissance suffisante de l’anglais pour travailler comme camionneur. Dans chacun des quatre domaines évalués, soit l’écoute, la lecture, l’écriture et l’expression orale, M. Grewal avait obtenu des scores égaux ou supérieurs à ceux du demandeur en l’espèce (les deux demandeurs ont cependant obtenu un score moyen identique, soit 4,0). 

[19]           Dans la décision Grewal, le juge Mosley a conclu que l’agente avait manifestement réfléchi à la question des exigences linguistiques et qu’elle avait expliqué pourquoi elle jugeait qu’une meilleure connaissance de l’anglais était nécessaire. Il a estimé que la conclusion de l’agente des visas, soit que « la note 5 était requise pour ce travail en particulier, ne diverg[eait] pas de manière marquée des conclusions prévisibles au point d’être entaché[e] d’une iniquité procédurale en l’absence d’une lettre d’avertissement » (Grewal, au paragraphe 20). Le juge Mosley a également écrit :

17        Les conclusions en matière de niveaux de compétences linguistiques à l’égard des travailleurs étrangers temporaires sont hautement discrétionnaires, et il existe peu de précédents à ce sujet. La partie 11 du Règlement (« Travailleurs »; articles 194 à 209), qui régit la présente affaire, ne contient pas de directives à l’égard de l’appréciation des compétences linguistiques. L’agente des visas devait tirer ses conclusions en se fondant sur la preuve dont elle disposait, et rien ne démontre qu’elle ait exercé son pouvoir discrétionnaire de manière arbitraire ou déraisonnable en l’espèce.

[20]           Un AMT favorable n’est pas déterminant quant à la façon dont l’agent des visas exercera son pouvoir discrétionnaire, et il était loisible à l’agent des visas de conclure qu’un demandeur a besoin de compétences linguistiques différentes de celles prévues dans l’AMT et dans l’offre d’emploi, dans la mesure où ces compétences seront utiles pour la réalisation des tâches liées à l’emploi. Après tout, l’AMT est l’élément du processus servant à cerner les besoins du marché du travail, et ce n’est pas l’AMT, mais plutôt la demande de visa qui sert à évaluer les caractéristiques propres au demandeur : (voir Chen c Canada (MCI), 2005 CF 1378, au paragraphe 12; Chhetri c Canada (MCI), 2011 CF 872, au paragraphe 17).

[21]           En outre, je cite un extrait du guide opérationnel de CIC qui était en vigueur lorsque la décision faisant l’objet de l’espèce a été rendue :

Les agents d’immigration ne doivent pas limiter leur évaluation des compétences linguistiques, ni des exigences nécessaires à l’accomplissement du travail souhaité, uniquement aux critères décrits dans [l’AMT]. Cependant, les exigences linguistiques prévues dans l’AMT doivent faire partie de l’évaluation effectuée par l’agent au sujet des compétences linguistiques du demandeur en fonction du travail précis devant être accompli, parce qu’il s’agit des exigences linguistiques que l’employeur estime nécessaires pour le poste.

L’agent peut également tenir compte :

•     des conditions de travail particulières et de tout arrangement que l’employeur a pris […];

•     des modalités stipulées dans l’offre de travail, outre les exigences générales établies dans la description de l’emploi prévue dans la [CNP] […].

[Non souligné dans l’original.] (FW 1 – Guide des travailleurs étrangers, CIC, section 8.3)

[22]           Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que les autres conclusions de l’agente étaient raisonnables. L’offre d’emploi ne suffisait pas à prouver que le demandeur serait en mesure de s’acquitter des tâches liées à l’emploi. La lettre souligne que le demandeur a travaillé en Italie comme conducteur, et non comme camionneur, et elle ne précise pas quelles étaient les tâches effectuées en Italie. Par conséquent, on ne sait pas si le travail accompli en Italie était semblable à celui pour lequel un permis de travail a été demandé au Canada, ni s’il était nécessaire d’avoir une connaissance particulière de l’anglais pour effectuer ce travail. 

[23]           La conclusion concernant l’intention de séjour temporaire doit être analysée dans son contexte, et non isolément. Sachant que l’agente a conclu que le demandeur ne serait pas en mesure d’accomplir les tâches liées à l’emploi, il en découle que le demandeur ne serait pas en mesure de remplir les conditions de sa résidence temporaire. La présomption voulant que l’étranger qui cherche à entrer au Canada soit un immigrant ne serait donc pas réfutée (voir Obeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 754, au paragraphe 20; Danioko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 479, au paragraphe 15; Ngalamulume c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1268, au paragraphe 25; la décision Grewal, précitée).

[24]           Les agents des visas n’ont pas à donner de motifs détaillés (Pacheco c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 347, au paragraphe 36, et l’agente a fourni des motifs suffisants en l’espèce (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62).

[25]           En ce qui a trait à l’équité procédurale, le demandeur ne s’est pas vu accorder l’occasion de dissiper les doutes de l’agente, étant donné que ces doutes étaient directement attribuables au défaut du demandeur de se conformer aux exigences de la LIPR et du Règlement (quant à la question de savoir s’il avait la capacité d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail était demandé) (voir la décision Hassani, précitée, au paragraphe 24)) et ne portaient pas sur « la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité des renseignements fournis », ce qui aurait pu obliger l’agente à lui fournir cette occasion. Il incombait au demandeur de présenter suffisamment d’éléments pour convaincre l’agente qu’il était en mesure d’accomplir les tâches liées à l’emploi, ce qu’il n’a pas fait.

VII.          Conclusions

[26]           Je conclus que la décision était raisonnable. Le simple fait de présenter un AMT favorable n’est pas déterminant de la capacité du demandeur d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé, et l’agente s’est convenablement acquittée de son obligation d’effectuer un examen indépendant, notamment concernant les exigences linguistiques et les autres facteurs précités. Qui plus est, en l’espèce, l’agente n’a pas manqué à l’obligation d’équité procédurale en n’accordant pas au demandeur l’occasion de dissiper ses doutes.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande soit rejetée. Aucune question n’a été soumise pour certification.

« Alan Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-6341-13

 

INTITULÉ :

JASVIR SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JANVIER 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JanVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

SHERIF ASHAMALLA

 

POUR LE DEMANDEUR

 

DANIEL ENGEL

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SHERIF ASHAMALLA

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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