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Date : 20150212


Dossier : IMM‑5323‑13

Référence : 2015 CF 172

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

RAJIB BARUA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   La nature de l’affaire et son contexte

[1]               Un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a pris une mesure contre M. Barua [le demandeur] en vue de son exclusion du Canada au titre du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] et du sous‑alinéa 228(1)c)(iii) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement]. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en application du paragraphe 72(1) de la Loi. Il demande à la Cour l’annulation de la mesure d’exclusion et le renvoi de l’affaire pour nouvelle décision.

[2]               Le demandeur, qui a maintenant 30 ans, est citoyen du Bangladesh. Il était d’abord venu au Canada en 2004 en tant qu’étudiant; plus récemment, il avait obtenu un permis de travail qui était valide jusqu’au 19 octobre 2013. Toutefois, il avait démissionné de son emploi dans une station‑service Petro‑Canada de la Colombie‑Britannique en mars 2013 et était rentré au Bangladesh pour se marier. À son retour au Canada, le 22 juin 2013, il a présenté son permis de travail, qui était toujours valide, afin d’être admis au pays.

[3]               Très vite, il s’est fait offrir un emploi dans une autre station‑service Petro‑Canada située au Yukon; le 1er août 2013, il s’est donc présenté à un point d’entrée pour demander un nouveau permis de travail. L’agente des services frontaliers [l’ASF] McGlenn l’a reçu en entrevue, puis elle a dressé, selon le paragraphe 44(1), un rapport dans lequel elle a recommandé son exclusion du Canada. Dans le rapport, l’ASF McGlenn disait craindre que le demandeur se soustraie à son renvoi.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[4]               L’affaire a ensuite été confiée à l’ASF Thompson, à qui le ministre a délégué le pouvoir de prendre des mesures d’exclusion au titre du paragraphe 44(2) de la Loi.

[5]               L’ASF Thompson a interrogé le demandeur dans les dernières heures du 1er août 2013 et a dressé un compte rendu de l’entrevue dans une déclaration. Selon lui, le demandeur avait admis s’être servi de son permis de travail pour entrer au Canada en juin même s’il savait qu’aucun emploi ne l’y attendait. De plus, le demandeur avait déclaré qu’il avait l’intention de demeurer en permanence au Canada et qu’il ne rentrerait pas au Bangladesh même si on lui offrait le billet de retour, car il lui serait plus difficile de trouver un emploi là‑bas et qu’il disposait de peu de moyens.

[6]               Ces propos étant conformes à ce qu’avait indiqué l’ASF McGlenn dans le rapport qu’elle avait rédigé au titre du paragraphe 44(1), l’ASF Thompson a donc souscrit au contenu de ce rapport. Selon l’alinéa 20(1)a) de la Loi, l’étranger qui cherche à entrer au Canada ou à y séjourner dans l’intention de devenir un résident permanent doit détenir un visa à cet effet et selon l’article 41, « tout fait — acte ou omission — commis directement ou indirectement en contravention avec la présente loi » par un étranger emporte interdiction de territoire. En conséquence, l’ASF Thompson a pris une mesure d’exclusion contre le demandeur aux premières heures du 2 août 2013. Il a également procédé à l’arrestation du demandeur au motif qu’il était improbable que celui‑ci se présente de plein gré pour l’exécution de la mesure de renvoi.

III.             Les observations des parties

A.                Les arguments du demandeur

[7]               Le demandeur affirme que la principale question en litige est de savoir si les ASF ont tenu dûment compte du paragraphe 22(2) de la Loi, lequel permet à ceux qui ont l’intention de s’établir au Canada de devenir malgré tout résidents temporaires dans la mesure où ils ont également l’intention de se plier aux lois applicables aux séjours temporaires. Selon lui, la mesure d’exclusion n’aurait pas dû être prise, car rien ne démontre que l’un ou l’autre des ASF a pris en compte le critère de la double intention comme ils se devaient de le faire.

[8]               Le demandeur affirme qu’il satisfait aux exigences de cette disposition. Même s’il avait l’intention de s’établir au Canada, il n’entendait le faire que plus tard, après s’être conformé aux exigences de la Loi et du Règlement. Selon le demandeur, de solides éléments de preuve étayent cette position, car c’était précisément pour obtenir un permis de travail valide qu’il s’était présenté à un point d’entrée, et qu’il obéissait aux règles depuis neuf ans lorsque la mesure d’exclusion a été prise. Le demandeur estime que la décision des ASF de ne pas tenir compte de ses antécédents favorables en matière de respect des lois était déraisonnable, car ces antécédents ont beaucoup plus de poids que n’importe quel commentaire qu’il a pu faire après s’être vu refuser l’entrée au Canada.

[9]               Le demandeur soutient que son cas s’apparente à la situation examinée dans la décision Sibomana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 853, 13 Imm LR (4th) 61 [Sibomana], où le juge Simon Noël a accueilli une demande de contrôle judiciaire sur des faits semblables. En fait, le demandeur souligne qu’il s’est conformé aux règles encore plus longtemps que les demandeurs dans Sibomana. Le demandeur affirme en outre que, à l’instar de ce qui a été décidé dans Sibomana, les ASF auraient dû se fonder sur l’article 22 de la Loi plutôt que sur son alinéa 20(1)a).

[10]           De plus, le demandeur signale que, dans les affidavits qu’ils ont déposés préalablement à l’audience, les ASF ne mentionnent pas le fait qu’ils se sont penchés sur la question de la double intention visée à l’article 22 de la Loi, ce qui permet de supposer qu’ils ne l’ont pas même examinée.

B.                 Les arguments du défendeur

[11]           Le défendeur signale que le demandeur a uniquement contesté la mesure d’exclusion dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire. Le demandeur n’a pas remis en question le refus de lui délivrer un permis de travail alors que son précédent permis est depuis longtemps expiré. Le défendeur signale aussi que le demandeur a eu la possibilité de retirer sa demande d’admission au Canada, mais a plutôt répondu qu’il avait l’intention de demeurer en permanence au pays.

[12]           Selon le défendeur, la Cour doit examiner la décision contestée en tenant compte du contexte. Le demandeur est rentré au Canada muni d’un ancien permis de travail associé à un emploi qu’il n’occupait plus et il a dit à l’ASF McGlenn qu’il voyageait seul, mais peu après, son ami est arrivé. Ces faits ont suscité des doutes quant à l’honnêteté du demandeur.

[13]           Par conséquent, le défendeur soutient que la décision de prendre une mesure d’exclusion était raisonnable et appartenait tout à fait aux issues possibles acceptables. Il fait valoir que chacun des ASF a interrogé directement le demandeur sur son intention de quitter le pays si on le lui ordonnait; ce dernier a répondu qu’il n’en avait pas l’intention, et il était raisonnable que les ASF s’en remettent à cette déclaration. Bien que le demandeur ait livré un récit quelque peu différent des événements, le défendeur affirme qu’il faut lui préférer les notes des ASF puisqu’elles ont été rédigées au moment des faits, contrairement à la déposition consignée dans l’affidavit du demandeur, qu’il a souscrit seulement un certain temps après son refoulement (Muthui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 105, au paragraphe 49 [Muthui]).

[14]           En ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel les ASF ne font pas allusion à la question de la double intention dans leurs affidavits, le défendeur avance qu’il aurait été inapproprié de le faire, étant donné que les ASF ne sont pas autorisés à compléter les motifs déjà versés au dossier du tribunal.

IV.             Questions en litige et analyse

A.                La norme de contrôle

[15]           Au paragraphe 18 de la décision Sibomana, le juge Noël a appliqué la norme de la décision raisonnable à l’égard d’une mesure d’exclusion prise en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi. Il s’ensuit que la Cour ne doit pas intervenir si la décision de l’ASF Thompson est intelligible, transparente et justifiable et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La Cour ne peut pas non plus soupeser à nouveau les éléments de preuve dont disposait l’ASF, ni substituer l’issue qui serait à son avis préférable à celle qui a été retenue par l’ASF : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339.

B.                 La décision de l’agent des services frontaliers était‑elle raisonnable?

[16]           Le demandeur a tenté d’étayer son argumentation en apportant quelques éléments de preuve dans l’affidavit qu’il a déposé avec le dossier de sa demande. Pour sa part, le défendeur a produit les affidavits des deux ASF en cause. À cet égard, le principe général veut qu’aux fins d’un contrôle judiciaire, le dossier de preuve se limite à celui dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux paragraphes 19 et 20, 428 NR 297). Ce principe comporte quelques exceptions, mais aucune ne s’applique ici. Par conséquent, la Cour procédera au contrôle de la décision de prendre une mesure d’exclusion sans tenir compte des éléments de preuve que le demandeur et le défendeur ont soumis après la date de cette décision, car ces éléments doivent être ignorés.

[17]           Cela dit, une partie de la preuve du demandeur porte sur ce qu’il a dit en entrevue. Cette partie de la preuve est donc admissible puisqu’elle est censée avoir été soumise au décideur (voir par ex. Vancouver Wharves Ltd c Canada (Procureur général), 137 FTR 65, au paragraphe 5, 3 Admin LR (3d) 159 (C.F. 1re inst.); Muthui, aux paragraphes 48 et 49). En revanche, lorsqu’elle contredit les notes des deux ASF, je lui préférerai ces dernières parce qu’elles ont été rédigées à l’époque de l’entrevue (Muthui, au paragraphe 49).

[18]           Essentiellement, l’argument du demandeur consiste à dire que la décision de prendre une mesure d’exclusion était déraisonnable du fait qu’aucun des ASF n’a correctement évalué la double intention du demandeur en application de l’article 22 de la Loi. Le demandeur ajoute qu’il n’était pas raisonnable de prendre la mesure d’exclusion sur le fondement de l’alinéa 20(1)a) de la Loi.

[19]           Contrairement au demandeur, je ne suis pas d’avis que les faits de l’espèce sont identiques à ceux de l’affaire Sibomana. Dans l’affaire Sibomana (tout comme ici), les demandeurs avaient demandé l’autorisation d’entrer au pays en présentant un permis de travail temporaire. Toutefois, contrairement au présent demandeur, ceux de l’affaire Sibomana avaient déclaré que « même s’ils envisageaient la possibilité d’obtenir le statut de résident permanent, ils avaient l’intention de quitter le pays à l’expiration du statut temporaire » (au paragraphe 28; non souligné dans l’original).

[20]           Au vu de l’intention explicite des demandeurs de quitter le pays, le juge Noël a donc conclu, dans l’affaire Sibomana, que la décision du délégué de prendre une mesure d’exclusion en vertu de l’article 41 de la Loi ne pouvait se justifier ni être maintenue au regard de l’alinéa 20(1)a), puisque cet alinéa ne s’applique qu’à l’étranger qui veut entrer au Canada pour devenir résident permanent. Par conséquent, la mesure d’exclusion examinée dans Sibomana n’appartenait pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit puisqu’elle aurait dû être prise sous le régime de l’article 22, qui s’applique au résident temporaire.

[21]           En l’espèce, le dossier dont dispose la Cour révèle que le demandeur n’avait pas l’intention de quitter le pays à l’expiration d’un permis de travail temporaire. Voici ce que disent les notes que l’ASF McGlenn a rédigées en date du 1er août 2013 :

[traduction] On a demandé au sujet de dire, s’il était admis au Canada, s’en irait-il du Canada? Le sujet a répondu : « Non, Madame. » Le sujet a déclaré qu’il n’avait pas d’argent pour s’acheter un billet; on lui a demandé s’il prendrait l’avion pour rentrer au Bangladesh si on lui achetait un billet. Le sujet a répondu : « Non, Madame, il n’y a pas d’emploi pour moi au Bangladesh ». On a demandé au sujet s’il avait l’intention de s’établir au Canada. Il a répondu : « Oui. »

Les notes de l’ASF Thompson, datées du 2 août 2013, vont dans le même sens :

[traduction]

On a demandé à BARUA pourquoi il n’avait pas encore demandé le statut de RP au Canada, il a répondu que c’était parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences linguistiques.

On a demandé à BARUA s’il quitterait le Canada de son propre chef en cas de rejet de sa demande de permis de travail, BARUA a répondu : « Non, Monsieur, parce que je n’ai pas de quoi payer le billet. »

On a demandé à BARUA s’il s’en irait si on lui achetait un billet. BARUA a répondu : « Probablement pas, Monsieur, la situation chez moi n’est pas la même. »

BARUA a ajouté qu’il n’y avait pas d’emplois là‑bas, que sa famille comptait sur lui et que s’il n’envoyait pas d’argent, elle n’avait rien à manger.

[…]

BARUA a été arrêté parce qu’il est peu probable qu’il se présente pour son renvoi étant donné ce qui suit :

1) BARUA a déclaré qu’il ne quittera pas le Canada

2) BARUA a déclaré que même si on lui achetait un billet d’avion, il ne s’en irait pas du Canada…

[22]           À la lumière de ce qui précède, il est difficile d’affirmer que l’intention du demandeur en cause ici était la même que celle des demandeurs dans Sibomana, dont il a été question plus haut. Tout au plus, les notes des ASF montrent qu’en l’espèce, l’intention du demandeur était d’être admis au pays pour y demeurer en permanence, et cela étant, la prise d’une mesure d’exclusion sur le fondement de l’alinéa 20(1)a) était légitime et raisonnable. Cette disposition prévoit ce qui suit :

20. (1) L’étranger non visé à l’article 19 qui cherche à entrer au Canada ou à y séjourner est tenu de prouver :

20. (1) Every foreign national, other than a foreign national referred to in section 19, who seeks to enter or remain in Canada must establish,

a) pour devenir un résident permanent, qu’il détient les visa ou autres documents réglementaires et vient s’y établir en permanence;

(a) to become a permanent resident, that they hold the visa or other document required under the regulations and have come to Canada in order to establish permanent residence; …

[23]           En rentrant au Canada, le 22 juin 2013, muni de son ancien permis de travail et conscient qu’il n’occupait plus l’emploi associé à ce permis, et en disant à l’ASF McGlenn qu’il voyageait seul bien que son ami se soit ensuite présenté, le demandeur n’a vraisemblablement fait qu’accroître les doutes des ASF concernant les intentions du demandeur s’il était autorisé à entrer au Canada. En fait, l’ASF McGlenn a écrit dans ses notes que le demandeur s’était montré [traduction« malhonnête au cours de l’interrogatoire, en dissimulant des renseignements » et qu’il avait eu la possibilité de retirer sa demande d’admission au pays.

[24]           Considérant ce qui précède, la décision de prendre une mesure d’exclusion était raisonnable vu les circonstances de l’affaire. Les motifs de cette décision sont intelligibles, transparents et justifiables, et la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                Conclusion

[25]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire du demandeur doit être rejetée et elle est par les présentes rejetée. Aucune question n’est certifiée, puisque les parties n’en ont proposé aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5323‑13

 

INTITULÉ :

RAJIB BARUA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Ram Sankaran

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Friesen

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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