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Date : 20150209


Dossier : T-884-13

Référence : 2015 CF 162

Ottawa (Ontario), le 9 février 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

SYLVIO THIBEAULT

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur conteste la légalité d’un ordre ministériel du ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités [ministre] daté du 16 mai 2013 lui ordonnant de retirer dans les vingt-quatre (24) heures son installation flottante située à l’entrée de la rivière Chaudière parce qu’il s’agit d’un ouvrage non approuvé par le ministre.

[2]               L’ordre ministériel a été émis sous l’autorité présumée des articles 5 et 6 de la Loi sur la protection des eaux navigables, LRC 1985, c N-22 [Loi ou LPEN], renommée la Loi sur la protection de la navigation, le 1er avril 2014. Toutes les références dans les présents motifs à la Loi et à tout règlement applicable renvoient aux dispositions en vigueur lors de l’émission de l’ordre ministériel.

[3]               Le présent dossier, de même que les dossiers T-1068-13, T-1087-13 et T-1086-13, où le demandeur recherche l’annulation de trois approbations ministérielles accordant à la Marina de la Chaudière inc. [Marina] l’autorisation d’installer le quai B, le quai D et des bouées sur la rivière Chaudière, ont été entendus consécutivement par la Cour les 27 et 28 janvier 2015. Le jugement de la Cour dans les trois autres dossiers est rendu concurremment : Thibeault c Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités), 2015 CF 163.

[4]               C’est le dernier volet d’une longue saga judiciaire devant les cours québécoises et fédérales, qui oppose, depuis la fin des années 1980, le demandeur et d’autres propriétaires riverains de la rivière Chaudière à la Marina. En plus des faits relatés par les parties dans leurs affidavits respectifs, le défendeur a produit le jour de l’audience, avec la permission de la Cour, un historique des litiges concernant le bassin de la rivière Chaudière. Cela dit, les faits ayant donné lieu à la présente demande de contrôle judiciaire ne sont pas vraiment contestés et sont résumés brièvement ci-dessous.

[5]               Le 20 avril 2013, un avis a été publié dans la Gazette du Canada informant le public que la Marina avait fait une demande auprès du ministre pour obtenir l’approbation des plans et de l’emplacement de trois quais flottants dans la rivière Chaudière et de zones de mouillage dans le fleuve Saint-Laurent et dans la rivière Chaudière. Dans les 30 jours suivant la publication de l’avis, tout intéressé pouvait adresser ses commentaires par écrit sur l’incidence de ces ouvrages sur la navigation maritime au gestionnaire du Programme de protection des eaux navigables [PPEN].

[6]               De fait, le 13 mai 2013, le demandeur a transmis à Richard Jones, gestionnaire du PPEN, une mise en demeure qui a été traitée comme une opposition à la demande d’approbation ministérielle de la Marina. Essentiellement, le demandeur informe le gestionnaire qu’il est le propriétaire ou le locataire exclusif du lit de la rivière Chaudière où les quais B et D et les bouées d’amarrage de la zone 4 seront installés, alors que le ministre n’a pas le pouvoir d’émettre des approbations visant les quais flottants de la Marina, puisqu’il s’agit de bateaux plutôt que d’ouvrages au sens de la Loi. Dans la même logique, le demandeur informe le gestionnaire qu’il a placé « un navire à l’ancre aux environs de l’endroit prévu par la Marina pour l’emplacement du ponton "B", soit sur la parcelle C dont il a la propriété exclusive, et ce, pour effectuer des travaux sur son terrain ».

[7]               Le jour même de la réception de la mise en demeure, le gestionnaire du PPEN reçoit de la Marina une plainte par courriel à l’effet que le demandeur « es[t] en train d’installer un quai avec lumi[è]re[s] ainsi que des tangon[s] en face de Lévis o[ù] est situé[e] notre demande pour le quai B ». Le 14 mai 2013, un représentant du ministre est dépêché sur les lieux pour procéder à une inspection visuelle et prendre des photos du « quai » en question. Le 16 mai 2013, le ministre émet l’ordre ministériel contesté, lequel ordonne au demandeur d’enlever, dans les vingt-quatre heures de la réception de l’ordre, « l’ouvrage localisé à l’entré[e] de la rivière Chaudière, à la position géographique approximative suivante : Lat. : 46° 44’ 32” N – Long. : 71° 16’ 41” O ».

[8]               Le 17 mai 2013, le demandeur dépose un avis de demande de contrôle judiciaire à l’encontre de l’ordre ministériel. Le demandeur n’a pas demandé à la Cour de surseoir à l’exécution de l’ordre ministériel. C’est qu’à défaut du demandeur d’obtempérer dans le délai imparti, le ministre peut enlever l’ouvrage non approuvé aux frais du demandeur, et c’est ce qui est arrivé le 7 juin 2013, le ministre ayant entre-temps demandé à un sous-entrepreneur d’enlever l’installation flottante du demandeur, ce qui a occasionné des frais de 1 850 $.

[9]               Une semaine plus tard, malgré l’opposition du demandeur au projet d’aménagement publié dans la Gazette du Canada, le 14 juin 2013, compte tenu des effets sur la navigation maritime, le ministre a accordé à la Marina des approbations visant chacun des ouvrages faisant l’objet de sa demande, dont les quais B et D et l’aire de mouillage - zone 4. Tel que susdit, la légalité de approbations est examinée par la Cour dans les dossiers T-1068-13, T-1087-13 et T‑1086-13 : 2015 CF 163.

[10]           Le demandeur requiert dans le présent dossier l’annulation de l’ordre ministériel du 16 mai 2013, qui le vise personnellement et lui demande de procéder à l’enlèvement de l’« ouvrage non approuvé ». Bien que l’installation flottante du demandeur ait été enlevée, la demande de contrôle n’est pas académique puisque le demandeur est poursuivi au pénal pour avoir refusé de retirer un ouvrage non approuvé par le ministre. Son motif principal d’attaque aujourd’hui est que le ministre a excédé sa compétence en concluant que le « navire ponton » du demandeur est un « ouvrage » au sens de la LPEN. Subsidiairement, le demandeur soumet que le ministre a commis une erreur révisable en ne considérant pas l’application du régime d’exception de l’Arrêté sur les ouvrages et les eaux secondaires (Loi sur la protection des eaux navigables), 2009 Gaz C 1, 1403 [Arrêté]. En tout état de cause, le demandeur soumet qu’il existe en l’espèce une crainte raisonnable de partialité, ce qui vicie l’ensemble du processus administratif.

[11]           C’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique aux deux premiers motifs de révision qui soulèvent des questions mixtes de fait et de droit, tandis que la norme de la décision correcte s’applique au dernier aspect qui soulève une question d’équité procédurale : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 51 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43.

Raisonnabilité de la qualification ministérielle

[12]           Bref, il s’agit de savoir si la qualification donnée en vertu de la LPEN par l’agent du ministre à la structure flottante d’environ 6 mètres de long, en partie submergée et ancrée à l’entrée de la rivière Chaudière, est raisonnable en l’espèce. Le demandeur allègue que l’installation flottante en question constitue « un navire ponton », et donc un « bateau » au sens de la LPEN, et qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure qu’il s’agissait d’un « ouvrage » au sens de la LPEN. Par voie de conséquence, l’émission de l’ordre ministériel contesté excède les pouvoirs du ministre. Ces prétentions sont à tous égards contestées par le défendeur.

[13]           Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour examine l’ensemble du processus décisionnel et les motifs à la lumière de la loi et des preuves au dossier : « Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité au para 47). La Cour n’a donc pas à se demander si la structure flottante qui a été enlevée est un « bateau », mais doit plutôt se demander si la qualification ministérielle d’« ouvrage non approuvé » est raisonnable en l’espèce.

[14]           Les définitions de « bateau » et d’« ouvrage » se trouvent à l’article 2 de la Loi :

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

2. In this Act,

 

[…]

 

[…]

« bateau » Toute construction flottante conçue ou utilisée pour la navigation en mer ou dans les eaux internes, qu’elle soit pourvue ou non d’un moyen propre de propulsion. Est compris dans la présente définition tout ce qui fait partie des machines, de l’outillage de chargement, de l’équipement, de la cargaison, des approvisionnements ou du lest du bateau.

 

“vessel” includes every description of ship, boat or craft of any kind, without regard to method or lack of propulsion and to whether it is used as a sea-going vessel or on inland waters only, including everything forming part of its machinery, tackle, equipment, cargo, stores or ballast;

 

[…]

 

[…]

« ouvrage » Sont compris parmi les ouvrages :

 

“work” includes

 

a) les constructions, dispositifs ou autres objets d’origine humaine, qu’ils soient temporaires ou permanents, susceptibles de nuire à la navigation;

 

(a) any man-made structure, device or thing, whether temporary or permanent, that may interfere with navigation; and

b) les déversements de remblais dans les eaux navigables ou les excavations de matériaux tirés du lit d’eaux navigables, susceptibles de nuire à la navigation.

 

(b) any dumping of fill in any navigable water, or any excavation of materials from the bed of any navigable water, that may interfere with navigation

[15]           Les paragraphes 5(1) et 6(1) de la Loi créent une interdiction de placer un ouvrage dans des eaux navigables à moins que celui-ci ait été approuvé par le ministre :

5. (1) Il est interdit de construire ou de placer un ouvrage dans des eaux navigables ou sur, sous, au-dessus ou à travers celles-ci à moins que, préalablement au début des travaux, l’ouvrage ainsi que son emplacement et ses plans n’aient été approuvés par le ministre.

 

5. (1) No work shall be built or placed in, on, over, under, through or across any navigable water without the Minister’s prior approval of the work, its site and the plans for it.

 

[…]

[…]

 

6. (1) Dans les cas où un ouvrage visé par la présente partie est construit ou placé sans avoir été approuvé au titre de la présente loi ou est construit ou placé sur un emplacement non approuvé au titre de celle-ci ou n’est pas construit ou placé conformément aux plans et conditions approuvés au titre de la présente loi et aux règlements ou, après avoir été construit ou placé conformément à l’approbation, n’est pas entretenu, exploité, utilisé ou enlevé conformément à ces plans et conditions et aux règlements, le ministre peut :

 

6. (1) If any work to which this Part applies is built or placed without having been approved under this Act, is built or placed on a site not approved under this Act, is not built or placed in accordance with the approved plans and terms and conditions and with the regulations or, having been built or placed as approved, is not maintained, operated, used or removed in accordance with those plans, those terms and conditions and the regulations, the Minister may

 

a) ordonner au propriétaire de l’ouvrage de l’enlever ou de le modifier;

 

(a) order the owner of the work to remove or alter the work;

 

b) lorsque le propriétaire de l’ouvrage n’obtempère pas à un ordre donné sous le régime de l’alinéa a), enlever et détruire l’ouvrage et aliéner — notamment par vente ou don — les matériaux qui le composent;

 

(b) where the owner of the work fails forthwith to comply with an order made pursuant to paragraph (a), remove and destroy the work and sell, give away or otherwise dispose of the materials contained in the work; and

 

c) enjoindre à quiconque d’arrêter la construction de l’ouvrage lorsqu’il est d’avis qu’il gêne ou gênerait la navigation ou que sa construction est en contravention avec la présente loi.

 

(c) order any person to refrain from proceeding with the construction of the work where, in the opinion of the Minister, the work interferes or would interfere with navigation or is being constructed contrary to this Act.

 

[16]           Pour les motifs qui suivent, je considère que la qualification ministérielle d’« ouvrage non approuvé » constitue une issue possible acceptable pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Le ministre avait donc compétence pour émettre l’ordre ministériel contesté, alors que selon la preuve au dossier, tout indiquait que l’installation flottante du demandeur constituait un « obstacle à la navigation », et qui, « le soir pourrait être hasardeux si les lumières artisanales font défaut ».

[17]           En premier lieu, l’inspection visuelle de l’agent ministériel, M. Richard Doyon, révèle selon le rapport d’inspection rédigé suite à l’inspection du 14 mai 2013 [les notes manuscrites ont été rédigées à cette date, mais le rapport d’inspection a été signé le 17 mai 2013] :

Cette structure ressemble à une plate-forme et est à effleurement de l’eau.  Nous ne savons pas de quoi elle est constituée ( bois,métal ou autres matériaux ??? ). Elle est munie d’une très petite lumière rouge clignotant à son extrémité Nord et d’une lumière blanche fixe à son extrémité Sud.  Deux ballons jaunes sont aussi fixés à son extrémité Sud.  Cette structure pourrait être une obstruction hasardeuse le soir si son éclairage faisait défaut et surtout qu’elle est à effleurement de l’eau et peu apparente.

D’ailleurs, des photos de l’installation flottante prises lors de l’inspection du site corroborent les observations de l’agent dans le rapport ministériel. Je rejette l’argument du demandeur voulant que l’agent aurait dû utiliser une embarcation sur la rivière Chaudière pour faire ses observations. Le choix des moyens d’inspection appropriés relève de l’exercice de la discrétion administrative de l’agent ministériel.

[18]           De plus, dans son affidavit, le gestionnaire Jones, entérine les observations de l’agent Doyon et qualifie l’installation du demandeur d’« ouvrage » plutôt que de « bateau » :

16. L’ouvrage construit ou placé par Sylvio Thibeault à l’entrée du bassin de la rivière Chaudière était une structure flottante d’environ 6 mètres de long ressemblant à une plate-forme, submergée et ancrée à l’entrée du bassin de la rivière Chaudière et à peine visible pour les navigateurs.

17. Des photos de l’ouvrage ont été prises lors de l’inspection du 14 mai 2013 et sont produites en liasse comme pièce RJ-5 au soutien de mon affidavit.

18. Cet ouvrage n’avait pas été conçu et n’était pas utilisé pour la navigation en mer ou dans les eaux internes.

19. Il ne possédait pas les caractéristiques de stabilité d’un bateau qui pourrait naviguer et effectuer du transport.

[19]           Quant à la question de localisation exacte de l’installation flottante, qui semble être contestée aujourd’hui par le demandeur, de l’aveu même de ce dernier dans sa lettre du 13 mai 2013, elle avait été placée « aux environs de l’endroit prévu par la Marina pour l’emplacement du ponton "B", soit sur la parcelle C dont il a la propriété exclusive, et ce, pour effectuer des travaux sur son terrain » (soulignements ajoutés). Le ministre ne disposait donc d’aucune preuve sérieuse lui permettant de conclure, comme le prétend aujourd’hui le demandeur, qu’il s’agissait effectivement d’une « construction flottante conçue ou utilisée pour la navigation en mer ou dans les eaux internes ». Au demeurant, le 16 mai 2013, aucune information précise sur la construction de la structure flottante n’était disponible lors de l’émission de l’ordre ministériel, de sorte que la description physique que donne l’agent Doyon dans son rapport d’inspection qui se fonde sur ses observations personnelles m’apparaît raisonnable en l’espèce. De plus, les affidavits du demandeur ne contiennent aucune description, ou information particulière sur l’usage de l’installation flottante, si ce n’est que de la qualifier de « navire ponton » d’une longueur inférieure à sept mètres.

[20]           Mais le demandeur n’en démord pas : la Loi ne permet pas l’interprétation ministérielle. Seul un « bateau » est une « construction flottante ». Dans la même logique, les quais B et D de la Marina sont des « bateaux ». Au soutien de son interprétation de la Loi, le demandeur se fonde notamment sur les commentaires du juge Noël dans un dossier connexe, où la Cour a refusé de radier sommairement une procédure du demandeur : 3897121 Canada inc c Marina de la Chaudière inc, 2012 CF 889. Toutefois, cette décision n’a pas le poids que lui accorde le demandeur. En effet, le juge Noël n’a fait aucune détermination finale sur la question à savoir si les quais de la Marina sont ou non des bateaux ou navires.

[21]           Pour appuyer son interprétation qu’un « ouvrage » ne peut pas être une « construction flottante » même si l’installation est ancrée, le demandeur invoque, par analogie, l’arrêt dans Canada v Saint John Shipbuilding and Dry Dock Co, (1981) 126 DLR (3d) 353, [1981] FCJ no 608 (CAF). La Cour d’appel fédérale a identifié certains critères permettant de conclure qu’un objet est un navire au sens de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [LCF] : soit l’objet a été construit pour être utilisé dans l’eau; l’objet peut être déplacé d’un endroit à l’autre et il est en fait déplacé de temps à autre; l’objet peut transporter des marchandises ou des gens et en a réellement transporté; et un objet sans propulsion et ne pouvant naviguer par lui-même peut être reconnu comme étant un navire. En l’espèce, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une grue flottante sans mode de propulsion et sans capacité autonome de navigation était un navire au sens de la LCF. Le demandeur se fonde également sur le jugement dans Syndicat international des marins canadiens c Crosbie Offshore Services Limited, [1982] 2 CF 855 (CAF) au para 19, où la Cour d’appel fédérale a conclu, dans une affaire où il s’agissait de déterminer si le Conseil canadien des relations du travail était compétent, qu’une plate-forme de forage autopropulsée était un navire.

[22]           Je ne crois pas que la jurisprudence qu’invoque le demandeur nous aide réellement aujourd’hui. Au risque de me répéter, la question n’est pas de savoir si l’installation flottante du demandeur peut acquérir le statut de navire lorsqu’elle est déplacée, mais de déterminer si une plate-forme flottante, ancrée et amarrée, peut constituer un ouvrage. Mais si l’on désire procéder par analogie, la démarche générale de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans Salt Spring Island Local Trust Committee v B & B Ganges Marina Ltd, 2008 BCCA 544 aux paras 36 et 74 s’avère utile a contrario. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique indique que pour déterminer si un objet est un navire (« ship ») ou bâtiment (« vessel ») au sens de la Loi sur la marine marchande du Canada, LRC 1985, c S-9, le décideur examine la définition dans la loi, les caractéristiques physiques de l’objet, l’utilisation passée et future de l’objet, et l’intention du propriétaire. De fait, dans cette dernière affaire, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a déterminé qu’une barge flottante amarrée à un quai n’était pas un navire. La même Cour a noté que physiquement, la barge avait les caractéristiques d’un navire et elle était conçue pour la navigation, mais elle n’était pas utilisée pour la navigation et l’intention du propriétaire était qu’elle reste sur place de façon indéterminée. Le défendeur fournit d’autres exemples pertinents. Dans Thomas c Todorovic, 2013 QCCS 2807 au para 36, la Cour supérieure du Québec a conclu qu’une bouée accrochée par une corde à un bateau n’est pas un navire au sens de la LCF et dans Beaulne c Martel, 2010 QCCS 5550 au para 8, la Cour supérieure du Québec a conclu qu’un pneumatique tiré par une moto-marine n’est pas un navire. Je l’ai dit plus haut, l’intention est souvent déterminante, et je ne vois pas comment la « construction flottante » du demandeur peut être qualifiée de « bateau » sans preuve d’intention.

[23]           En l’espèce, je suis satisfait que la qualification ministérielle d’« ouvrage non approuvé » est conforme à la preuve et à l’objet de la Loi qui est la protection du droit public à la navigation. Dans Sauvageau v The King, [1950] RCS 664 à la p 684, la Cour suprême a indiqué que :

En adoptant cette loi, la Législature a évidemment voulu libérer l’État de l’impérieuse obligation qui repose primordialement sur lui d’enlever des Eaux Navigables les obstructions qui les encombrent, afin d’assurer la sécurité du public.

[24]           D’ailleurs, dans l’affaire Chalets St-Adolphe inc c St-Aldophe d’Howard (Municipalité de), 2011 QCCA 1491 au para 35, la Cour d’appel du Québec a indiqué que : « Il est de plus admis que le Parlement en sa qualité de protecteur de ce droit a l'autorité nécessaire à l'égard de toute personne dont les activités entravent la navigation afin d'obtenir les injonctions nécessaires pour faire cesser une telle entrave ». C’est ce que cherche à réaliser l’ordre ministériel contesté. Dans Friends of the Oldman River Society c Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 RCS 3 à la p 59, la Cour suprême du Canada a indiqué que la LPEN : « […] a délégué au gouverneur général en conseil, et maintenant au ministre des Transports, le pouvoir d’autoriser la construction dans les eaux navigables de travaux qui constitueraient par ailleurs une nuisance publique ». Le demandeur n’a, en l’espèce, soumis aucune demande d’approbation de sa plate-forme flottante à l’entrée de la rivière Chaudière.

[25]           En dernière analyse, je rejette l’interprétation du demandeur voulant qu’un ouvrage ne puisse pas être une construction flottante, parce que ceci irait à l’encontre de l’objet général et du libellé même de la définition d’« ouvrage » à l’article 2 de la Loi. D’une part, la définition n’est pas exhaustive, tel qu’il appert des termes « Sont compris parmi les ouvrages » (« "work" includes »). D’autre part, rien n’indique clairement qu’une construction flottante est exclue de la définition d’« ouvrage ». Lors de l’audience, le défendeur a noté que le ministre émet fréquemment des autorisations pour des constructions flottantes qui sont considérées comme des ouvrages, par exemple des plates-formes de baignade ou pour moto-marines. Il était donc raisonnable pour le ministre de considérer qu’une construction flottante pouvait être un ouvrage au sens de la Loi.

[26]           Le ministre avait donc la compétence pour donner l’ordre ministériel contesté. En terminant, j’ajouterais que peu importe la qualification donnée par le demandeur, le résultat aurait été le même si le ministre avait considéré que l’installation flottante était un bateau. En effet, selon la preuve au dossier, le « navire ponton » constituait une « obstruction hasardeuse » pour la navigation. Donc, le ministre aurait tout de même pu lui ordonner de le retirer en vertu de la LPEN.

Non-considération du régime d’exception

[27]           Subsidiairement, le demandeur prétend que le ministre a commis une erreur révisable en ne considérant pas l’application du régime d’exception relatif aux petits quais qui n’ont pas besoin d’être approuvés par le ministre. Pour preuve, le dossier certifié de l’office fédéral ne comporte aucune analyse des critères de l’Arrêté. Or, il s’agit d’un régime d’exception qui est connu du ministre et qui aurait dû être considéré d’office par le décideur administratif en évaluant si le demandeur avait besoin d’une autorisation pour son ouvrage.

[28]           Le paragraphe 5.1(1) de la Loi prescrit :

5.1 (1) Par dérogation à l’article 5, il est permis de construire ou de placer un ouvrage dans des eaux navigables ou sur, sous, au-dessus ou à travers celles-ci sans se conformer aux obligations prévues à cet article si l’ouvrage ou les eaux navigables appartiennent à l’une des catégories établies en vertu des règlements ou de l’article 13.

 

5.1 (1) Despite section 5, a work may be built or placed in, on, over, under, through or across any navigable water without meeting the requirements of that section if the work falls within a class of works, or the navigable water falls within a class of navigable waters, established by regulation or under section 13.

 

[29]           Plus précisément, l’article 3 de l’Arrêté, établit les « petits quais » comme l’une des catégories du régime d’exception :

1. Les définitions qui suivent s’appliquent au présent arrêté.

 

1. The following definitions apply in this Order.

[…]

 

[…]

« petit quai » S’entend notamment d’un quai, d’un môle ou d’une jetée.

 

“dock” includes a wharf, a pier and a jetty.

[…]

 

[…]

3. Les petits quais et les remises à embarcations sont établis comme catégorie d’ouvrages pour l’application du paragraphe 5.1(1) de la Loi si les conditions suivantes sont réunies :

 

3. Docks and boathouses are established as a class of works for the purposes of subsection 5.1(1) of the Act if

 

a) les ouvrages sont situés à une distance d’au moins 5 m des limites d’une propriété adjacente et du prolongement de la ligne formée par ces limites;

 

(a) the works are at least 5 m from the adjacent property boundaries and property line extensions;

b) ils sont situés à une distance d’au moins 10 m d’un petit quai, d’une remise à embarcations ou d’une autre structure qui sont situés, en totalité ou en partie, dans les eaux navigables, sur celles-ci ou au-dessus de celles-ci;

 

(b) the works are at least 10 m from any dock, boathouse or other structure that is fully or partially in, on or over the navigable waters;

 

c) l’extrémité des ouvrages au large est à une distance d’au moins 30 m de tout chenal de navigation;

 

(c) the extremity of the works that is furthest from the land is at least 30 m away from any navigation channel;

 

d) les ouvrages ne s’étendent pas, ni dans les eaux navigables, ni sur celles-ci, ni au-dessus de celles-ci, au-delà des petits quais adjacents;

 

(d) the works do not extend further in, on or over the navigable waters than any adjacent docks;

 

e) ils ne sont pas associés à d’autres ouvrages projetés, tels que des rampes de mise à l’eau, des brise-lames, des décharges, des travaux de dragage et des marinas;

 

(e) the works are not associated with any other proposed works, such as launch ramps, breakwaters, landfill, dredging and marinas; and

 

f) ils ne sont pas utilisés pour des hydravions ou d’autres aéronefs munis de flotteurs.

(f) the works are not used for float planes or other aircraft equipped with floats.

 

[30]           Le défendeur concède que le ministre n’a pas analysé le régime de l’Arrêté, mais argumente que l’application de l’Arrêté n’a jamais été soulevée par le demandeur, alors que de toute façon, l’installation flottante du demandeur n’était pas un « petit quai » au sens de l’Arrêté, de sorte que le ministre n’avait pas à analyser l’exception.

[31]           Les arguments du demandeur ne sont pas fondés en l’espèce et je souscris entièrement au raisonnement du défendeur. Le demandeur n’a pas allégué dans sa mise en demeure du 13 mai 2013 que la « construction flottante » était un « petit quai » : il a plutôt qualifié celle-ci de « navire ». Imposer au ministre une analyse de l’Arrêté équivaudrait ici à lui imposer une obligation de considérer chaque règlement ou arrêté pris en vertu de la LPEN avant de prendre une décision, même si ces règlements ne sont manifestement pas applicables, et d’indiquer dans la décision pourquoi chacun de ces règlements n’a pas été appliqué. Ceci ne ferait aucun sens pratique et n’a pas lieu d’être dans le contexte particulier du présent dossier. J’ajouterais que, à première vue, l’installation flottante du demandeur n’est ni un « quai », ni une « jetée », ni un « môle » au sens courant de ces termes qui se retrouvent à la définition de « petit quai », puisque l’ouvrage était constitué de planches de bois à l’effleurement de l’eau et rien au dossier n’indiquait qu’il servait à l’accostage de navires ou à l’embarquement et au débarquement de marchandises ou de passagers. L’Arrêté n’avait donc pas à être considéré par l’agent.

Aucune crainte raisonnable de partialité

[32]           Enfin, le demandeur allègue que l’agent ministériel a fait preuve de partialité dans le processus d’inspection et en donnant l’ordre ministériel. Ceci ressort premièrement du fait que c’est suite à la réception d’une plainte de la Marina que l’enquête a été menée et l’ordre ministériel contesté a été donné. À ce chapitre, le demandeur considère que l’ordre ministériel a été donné parce que l’approbation du quai B allait être accordée et il fallait que le ponton du demandeur soit enlevé pour que la Marina puisse installer le quai B. Le demandeur allègue également que l’agent avait préjugé la question du retrait de l’ouvrage non approuvé, ce qui est apparent du fait qu’il a constaté les faits à partir des terrains de la Marina, qu’il a utilisé des coordonnées aléatoires et qu’il a décidé qu’il fallait immédiatement faire enlever l’ouvrage du demandeur. Selon le demandeur, il n’y a aucune raison pourquoi la Marina aurait dû bénéficier de plus de droits que le demandeur, qui est le locataire exclusif de cette parcelle de terrain, et pourtant, le ministre a manifestement favorisé la Marina au détriment du demandeur. Le demandeur précise qu’il n’y avait aucune situation d’urgence quant à l’enlèvement de la structure flottante puisqu’il ne constituait pas une obstruction à la navigation et qu’il avait les bouées et lumières nécessaires pour être visible.

[33]           Le défendeur soumet que le demandeur ne s’est pas déchargé du fardeau de démontrer qu’il existe une crainte raisonnable de partialité. La Marina avait déjà présenté une demande pour installer son ouvrage, le quai B. C’est un fait neutre en soi. On ne peut tirer aucune conclusion à partir de cette preuve. Même si le demandeur est le locataire exclusif du lit de la rivière, ce qui est contesté par le défendeur, cela n’a rien à voir avec la question de partialité. D’un autre côté, le demandeur s’est placé lui-même en situation d’infraction à la Loi. Il n’y a pas de critères d’urgence ou d’obstruction pour que le ministre puisse donner un ordre ministériel sous l’article 6 de la Loi. Enfin, la décision du ministre aurait été la même pour tout ouvrage non approuvé, même s’il n’y avait pas eu de demande de la Marina en cours d’examen.

[34]           Je rejette l’ensemble des arguments du demandeur. Tout d’abord, il faut distinguer la légalité de l’ordre ministériel et de son exécution. L’ordre ministériel indiquait clairement que le ministre pouvait faire enlever l’ouvrage non approuvé aux frais du demandeur si ce dernier n’obtempérait pas à l’ordre. Le délai entre l’émission de l’ordre ministériel et la demande de soumission pour faire enlever l’ouvrage du demandeur était raisonnable en l’espèce.

[35]           D’autre part, il n’existe aucune preuve de mauvaise foi. Le demandeur n’a pu démontrer en l’espèce que l’ordre ministériel a été émis par complaisance, tout simplement parce que c’est ce que la Marina désirait. Il fallait bien que le ministre examine le mérite de la plainte de la Marina. Le ministre a commencé le processus dès qu’il a été mis au courant de l’existence d’un ouvrage non approuvé dans la rivière Chaudière. Dans certains documents du dossier certifié, les représentants du ministre réfèrent au fait qu’une demande pour le quai B est en cours, mais aucunement au fait que cette demande avait déjà été ou allait être approuvée. De plus, contrairement aux prétentions du demandeur, rien dans la Loi n’indique que le ministre doit prendre en considération la propriété ou la location exclusive dans la considération des ouvrages non autorisés.

[36]           Pour conclure, le demandeur n’a pas démontré qu’une « […] personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » aurait lieu de craindre que la décision ait été prise de façon partiale (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 à la p 394).

Conclusion

[37]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Vu le résultat, le défendeur a droit aux dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-884-13

 

INTITULÉ :

SYLVIO THIBEAULT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 janvier 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 février 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Isabelle Pillet

 

Pour le demandeur

 

Me Mariève Sirois-Vaillancourt

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

De Man, Pilotte

Avocats et procureurs

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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