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Date : 20150122


Dossier : IMM-3773-13

Référence : 2015 CF 82

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

AMIRA LOTFY FARWIZ MILLIK

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’espèce et Contexte

[1]               Madame Amira Lotfy Farwiz Millik (la demanderesse) sollicite le contrôle judiciaire, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), de la décision d’un agent des visas (l’agent) rejetant sa demande de résidence permanente au Canada dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral). L’agent n’était pas convaincu qu’elle répondait aux conditions énoncées au paragraphe 75(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement).

[2]               La demanderesse est une citoyenne de l’Égypte âgée de 44 ans qui a reçu une offre d’emploi de sa sœur, la Dre Bebawy, comme secrétaire administrative au centre médical Queen’s, à Oakville (Ontario). Après l’émission par Services Canada d’un avis d’emploi réservé favorable daté du 7 février 2012, la demanderesse a demandé le statut de résidente permanente au Canada au titre du Programme des travailleurs qualifiés en septembre 2010. L’agent a rejeté la demande dans une lettre datée du 18 avril 2013.

II.                Décision

[3]               L’agent n’était pas convaincu que la demanderesse répondait aux conditions énoncées au paragraphe 75(2) du Règlement. Dans sa lettre de décision, l’agent affirmait notamment :

[traduction]

[L]a lettre de votre employeur que vous avez soumise n’indique pas vos heures de travail et votre lettre d’emploi ne contient pas suffisamment d’information sur vos fonctions pour me convaincre que vous avez effectué les tâches décrites dans l’énoncé principal ou une partie appréciable des fonctions principales des professions pour lesquelles vous avez demandé une évaluation : CNP [code de la Classification nationale des professions] 1243 : adjoints administratifs médicaux/adjointes administratives médicales, et CNP 4031 : enseignants/enseignantes au niveau secondaire. J’ai aussi pris en compte le code 1241 CNP : adjoints administratifs/adjointes administratives.

[4]               Dans ses notes du Système mondial de gestion des cas (le SMGC), l’agent a notamment constaté ce qui suit :

                     Les fonctions décrites dans la lettre fournie par l’employeur de la demanderesse étaient très vagues, et il était indiqué [traduction« participer » aux activités, ce qui ne permettait pas d’évaluer les fonctions précises exercées par la demanderesse;

                     Les fonctions que la demanderesse a affirmé avoir exercé à titre d’adjointe administrative ne correspondaient pas aux fonctions principales des codes 1241 ou 1243 de la CNP;

                     Les fonctions que la demanderesse a affirmé avoir exercées à titre d’enseignante ne correspondaient pas aux fonctions principales du code 4031 de la CNP;

                     La demanderesse n’a pas fourni la lettre originale en arabe de son employeur, et la copie figurant au dossier a été traduite en Ontario;

                     La lettre d’emploi n’indiquait pas les heures de travail de la demanderesse et ne confirmait pas si elle travaillait à temps plein;

                     La lettre d’emploi n’indiquait pas le salaire de la demanderesse, et aucun talon de chèque ou contrat d’emploi n’a été fourni à l’appui de la demande;

                     La lettre d’emploi n’indiquait pas le nom d’une personne‑ressource à l’école où a travaillé la demanderesse;

                     Les [traduction] « fonctions énumérées [dans la lettre d’emploi] ne correspondent à aucun des codes de la CNP pour lesquels une évaluation est requise ».

[5]               Par conséquent, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle avait exercé les fonctions d’une quelconque des professions pour lesquelles une évaluation avait été demandée. Pour cette raison, l’agent a rejeté la demande et n’a pas procédé à l’évaluation à l’étape de la sélection.

III.             Les observations des parties

A.                Les arguments de la demanderesse

[6]               La demanderesse prétend que la décision de l’agent est déraisonnable. La décision contient une erreur factuelle manifeste au sujet de la lettre de l’employeur de la demanderesse, certes, mais aussi l’agent a mal appliqué les codes de la CNP. Selon la demanderesse, la décision de l’agent n’est pas intelligible ni transparente.

[7]               La demanderesse critique l’affirmation de l’agent selon laquelle la lettre de l’employeur ne précise pas ses heures de travail et ne confirme pas qu’elle travaillait à temps plein. La demanderesse soutient que c’est une erreur étant donné que la lettre indique clairement : [traduction« [l’]école certifie qu’elle possède d’excellentes capacités d’organisation, étant donné qu’elle travaille à temps plein (40 heures par semaine), et elle assume pleinement la responsabilité de son travail ». La demanderesse affirme que ce défaut de prendre note de renseignements aussi manifestes et importants fournis dans la lettre jette un doute sur la diligence de l’agent quand il s’est agi d’examiner la lettre et de l’analyser. De plus, la demanderesse affirme que le Règlement n’exige pas que soit indiqué le salaire associé au poste.

[8]               L’agent, selon la demanderesse, a indûment et déraisonnablement axé son attention sur le mot « participer » figurant dans la lettre de l’employeur, particulièrement étant donné qu’il s’agissait d’une traduction. Citant les arrêts Rodrigues c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 111, aux paragraphes 9 et 10 (disponible sur CanLII), et Noman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1169, aux paragraphes 29, 32 et 33, 24 Imm LR (3e) 131, la demanderesse affirme qu’un demandeur n’est pas obligé d’exercer toutes les fonctions d’une catégorie d’emploi de la CNP et qu’un agent des visas doit évaluer [traduction] « l’essence » de l’emploi qu’occupait auparavant le demandeur. La demanderesse prétend que le bon sens s’impose dans les circonstances de l’espèce, étant donné qu’elle est manifestement enseignante, une profession pratiquée dans le monde entier.

[9]               Citant l’arrêt Taleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 384, au paragraphe 36, 407 FTR 185, la demanderesse affirme que la lettre de l’employeur décrit suffisamment en détail les fonctions de son poste. Elle soutient que les exigences de la CNP sont de nature générale et qu’il n’était pas raisonnable que l’agent examine les fonctions de manière détaillée. Les circonstances dans Zeeshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 248 (disponible sur CanLII) sont différentes des circonstances de l’espèce, soutient la demanderesse, étant donné que, dans cette affaire, la lettre de l’employeur n’énumérait pas les fonctions.

[10]           De plus, la demanderesse affirme que les motifs de l’agent ne sont pas intelligibles étant donné que celui-ci n’a pas suffisamment expliqué comment il en était arrivé à sa décision. Citant l’arrêt Abbasi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 278, aux paragraphes 6 à 9, 16 Imm LR (4e) 323 [Abbasi], et l’arrêt Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, aux paragraphes 8 à 11, 16 Imm LR (4e) 267 [Komolafe], la demanderesse affirme que les motifs ne sont tout simplement pas assez transparents.

[11]           En ce qui concerne l’arrêt Khowaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 823, 437 FTR 219 [Khowaja] auquel renvoie le défendeur, la demanderesse soutient que cette affaire est différente étant donné que les notes de l’agent dont il y est question sont plus exhaustives et plus étoffées qu’en l’espèce.

B.                 Les arguments du défendeur

[12]           Le défendeur soutient qu’il incombait à la demanderesse de faire valoir ses meilleurs arguments et de présenter une demande « pertinente, convaincante et sans ambiguïté » (voir : Obeta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1542, au paragraphe 25, 424 FTR 191; Pan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 838, au paragraphe 27, 90 Imm LR (3e) 309).

[13]           Le défendeur concède que l’agent a commis une erreur en concluant que la lettre de l’employeur de la demanderesse ne confirmait pas son horaire de travail ni son statut d’employée à temps plein. Toutefois, cette erreur, selon le défendeur, était mineure et ne rend pas la décision déraisonnable dans son ensemble.

[14]           Le défendeur affirme que l’analyse de l’agent reposait sur l’ambiguïté des fonctions exercées par la demanderesse. La lettre de l’employeur présente la demanderesse comme une simple [traduction« enseignante », et non pas [traduction« une enseignante du niveau secondaire », soit la profession en fonction de laquelle la demanderesse demandait à être évaluée. De plus, même si nous pouvons imaginer en quoi consistent les fonctions exercées par une enseignante, la demanderesse a aussi prétendu qu’elle exerçait un certain nombre de tâches administratives, ce qui suppose un rôle assez différent de celui assumé par une enseignante au Canada. De l’avis du défendeur, le rôle de la demanderesse était ambigu, et l’agent était en droit de s’attendre à une description plus détaillée.

[15]           Le défendeur soutient aussi que la comparaison avec la CNP effectuée par l’agent était claire. Il affirme qu’il existe une présomption de retenue à l’égard de la décision de l’agent et que la présente affaire est la même que dans Khowaja, au paragraphe 38.

[16]           Le défendeur conclut que la décision de l’agent était raisonnable.

IV.             Questions en litige et Analyse

[17]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question essentielle à trancher par la Cour : la décision de l’agent selon laquelle la demanderesse ne répond pas aux conditions énoncées au paragraphe 75(2) du Règlement est‑elle raisonnable?

[18]           Les agents des visas rendent des décisions discrétionnaires qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité : Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 798, aux paragraphes 10 et 11 (disponible sur CanLII). La Cour suprême a affirmé que la raisonnabilité tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et à la question de savoir si la décision « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190.

[19]           L’insuffisance des motifs ne permet pas « à elle seule de casser une décision » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]; voir aussi Ayanru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1017, au paragraphe 7 (disponible sur CanLII). Toutefois, il faut que les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland Nurses, au paragraphe 16. La Cour n’est pas autorisée à combler les lacunes d’une décision ou à tenter de deviner ce que pensait le décideur : voir Komolafe, au paragraphe 11; Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, aux paragraphes 37 et 38, 372 DLR (4e) 567.

[20]           Je souscris à l’observation de la demanderesse selon laquelle la conclusion de fait erronée tirée par l’agent en ce qui concerne son statut d’employée à temps plein, erreur que le défendeur concède, jette un doute sur l’examen que celui-ci a fait quant à la demande de la demanderesse dans son ensemble. J’estime que cette erreur factuelle a embrouillé l’analyse faite par l’agent des fonctions exercées par la demanderesse à titre d’enseignante. La présente espèce n’est pas comparable à l’affaire Khowaja, auquel renvoie le défendeur, étant donné que dans celle-ci il n’y avait aucune erreur factuelle évidente dans les notes de l’agent.

[21]           Cette erreur de fait, à elle seule, ne rend pas la décision de l’agent déraisonnable. Toutefois, il incombait à l’agent d’analyser et d’apprécier l’essence des fonctions exercées par la demanderesse à l’école privée Manarat Alexandria et les comparer avec les codes de la CNP pertinents, ce que l’agent n’a pas fait dans les motifs. Au contraire, l’agent s’est contenté d’indiquer dans les notes du SMGC qu’il avait trouvé [traduction] « très vague » la description des fonctions dans la lettre de l’employeur de la demanderesse parce qu’elle indiquait seulement « participer » à certaines activités. J’estime qu’il n’était pas raisonnable que l’agent examine à la loupe la lettre de l’employeur de cette façon et puis conclue, au sujet des fonctions énumérées dans la lettre, qu’elles [traduction] « ne [lui] permettaient pas d’évaluer ses fonctions précises ».

[22]           La décision de la Cour dans Komolafe est révélatrice à cet égard lorsque mon collège le juge Donald Rennie a affirmé :

[8]        [...] Il ne revient pas à la Cour de déterminer si le demandeur a bel et bien accompli les tâches figurant dans l’énoncé principal et une partie appréciable des fonctions principales. Il incombe à l’agent de le faire et d’expliquer son raisonnement, qui peut donner ouverture à contrôle judiciaire. Comme le juge Richard Mosley a statué dans Gulati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 451, il est impossible d’évaluer le caractère raisonnable des conclusions de l’agent sans savoir quelles fonctions n’ont pas été exercées.

[9]        La décision ne jette aucune lumière sur le raisonnement de l’agente. L’agente s’est contentée d’énoncer sa conclusion, sans l’expliquer. Il est impossible de savoir comment elle est parvenue à cette décision.

[23]           La conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « les fonctions énumérées [dans la lettre d’emploi] ne correspondent à aucun des codes de la CNP pour lesquels une évaluation est requise » a été tirée sans évaluation ou appréciation apparente des fonctions exercées par la demanderesse à l’école privée Manarat Alexandria. Selon le Règlement, à l’alinéa 75(2)c), seule une partie « appréciable » des fonctions principales qui seront exercées à l’égard de la CNP doivent être évaluées. Il n’est pas clair, en l’espèce, que l’agent s’est attaché à établir si le paragraphe 75(2) du Règlement avait été respecté.

[24]           En ce qui concerne le caractère adéquat ou suffisant des motifs de l’agent en l’espèce, il convient de prendre en compte la décision de la Cour dans Abbasi. Dans Abbasi, madame la juge Judith Snider a affirmé :

[9]        Il n’est pas nécessaire que les motifs de l’agent soient approfondis. Cependant, pour qu’ils soient raisonnables, les motifs doivent démontrer que l’agent a exécuté sa tâche. À cet égard, je souligne ce que le juge Mosley a écrit dans la décision Gulati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 451, 89 Imm LR (3d) 238, aux paragraphes 41 et 42 :

Il est impossible d’évaluer la conclusion de l’agente selon laquelle le demandeur n’avait pas exécuté une partie appréciable des fonctions principales décrites dans la CNP 6212, sans savoir quelles fonctions l’agente croyait qu’il n’avait pas exercées, et pourquoi.

Selon l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, la transparence et l’intelligibilité d’une décision sont des éléments importants quant à sa raisonnabilité. Je conclus que leur absence dans la présente décision rend celle-ci déraisonnable.

[25]           Comme dans Abbasi, la décision de l’agent en l’espèce ne jette aucune lumière sur son processus de raisonnement, et il est totalement impossible d’établir les raisons pour lesquelles il est arrivé à cette décision. Les motifs invoqués par l’agent dans sa décision ne sont pas assez étoffés pour que la Cour comprenne le raisonnement de l’agent et, par conséquent, n’est ni intelligible ni transparente.

V.                Conclusion

[26]           Par conséquent, j’estime que la décision de l’agent n’est pas raisonnable étant donné qu’elle ne se justifie pas au regard des faits et du droit.

[27]           Pour cette raison, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour nouvel examen. Aucune partie n’a soulevé de questions de portée générale, et donc aucune n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour nouvel examen;

3.                  aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3773-13

 

INTITULÉ :

AMIRA LOTFY FARWIZ MILLIK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 OctobrE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Cheryl Robinson

 

pour la demanderesse

 

Christopher Crighton

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chantal Desloges Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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