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Date : 20150116


Dossier : IMM-7972-13

Référence : 2015 CF 97

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

TAREK ZAGHBIB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT

VU la demande de contrôle judiciaire et la demande de mandamus visant l’obtention d’une ordonnance portant que le défendeur ouvre une enquête en vue d’interdire de territoire l’épouse du demandeur, dont il est séparé, conformément aux articles 40 et 41 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], au motif allégué par le demandeur qu’elle a contracté un mariage frauduleux avec lui pour pouvoir demeurer au Canada grâce à son parrainage;

ET APRÈS avoir lu les documents présentés à la Cour et écouté les observations orales des parties;

ET APRÈS avoir décidé de rejeter la présente demande pour les motifs ci‑dessous.

I.                   Contexte

[1]               Le demandeur a émigré de Tunisie en 1999 et est devenu citoyen canadien en 2010.

[2]               Le demandeur travaillait dans un dépôt de bouteilles en 2006 quand il a rencontré une cliente nommée Sofia Achmaoui. En 2007, il lui a mentionné qu’il cherchait à se marier et elle l’a invité à considérer sa cousine vivant au Maroc, Meriem Erramani.

[3]               Peu après que Mme Achmaoui ait fait sa suggestion, le demandeur a commencé à avoir des conversations téléphoniques avec Mme Erramani et certains membres de sa famille. Ils ont tissé une relation à distance au cours des deux années suivantes.

[4]               Le 2 décembre 2009, le demandeur s’est rendu au Maroc et s’est marié à Mme Erramani.

[5]               Le demandeur est ensuite revenu au Canada et il est resté en contact avec sa femme; cette dernière a continué d’habiter au Maroc jusqu’à ce que M. Erramani parraine sa venue au Canada à titre d’épouse.

[6]               Mme Erramani est arrivée au Canada le 25 novembre 2011. Elle a passé une nuit à Montréal puis est arrivée à Calgary le 26 novembre 2011. Le demandeur est allé la chercher à l’aéroport, tout comme certains cousins de Mme Erramani vivant à Calgary.

[7]               À la demande des cousins, le demandeur a accepté que Mme Erramani les visite d’abord, avant de rejoindre son mari. Les cousins ont suggéré que Mme Erramani passe une première nuit avec eux, après quoi ils la conduiraient au domicile du demandeur le lendemain matin.

[8]               Le 27 novembre 2011, Mme Erramani a téléphoné au demandeur et l’a informé qu’elle ne l’avait jamais aimé et qu’elle n’avait aucune intention de vivre avec lui. Mme Erramani n’a jamais cohabité avec le demandeur.

[9]               Le 7 décembre 2011, le demandeur a déposé une fiche de dénonciation au bureau de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) à Calgary. Il y faisait état du comportement censément frauduleux de sa femme. Il a effectué un suivi téléphonique les 14 et 28 décembre 2011.

[10]           Au cours du mois de décembre 2011, l’employeur du demandeur, Desa Glass, a envoyé une lettre au ministre Kenney au sujet de la situation du demandeur.

[11]           Le 16 décembre 2011, la plainte du demandeur a été confiée à un enquêteur, Craig Stephan [l’enquêteur]. Une faible priorité a été attribuée à la plainte du demandeur parmi les dossiers de l’enquêteur.

[12]           Le 7 janvier 2012, le défendeur a été informé par le service de police de Calgary, qui enquêtait sur une plainte criminelle, que l’enquêteur jugeait que le demandeur avait été victime d’un [traduction] « stratagème de mariage de convenance ».

[13]           Le demandeur n’a pas eu de nouvelles de sa femme jusqu’en juin 2012, lorsqu’elle l’a avisé qu’elle était retournée au Maroc et qu’elle souhaitait se réconcilier avec lui. À l’époque le demandeur l’a crue et a commencé à lui envoyer de l’argent par Western Union. Elle l’a informé qu’elle reviendrait au Canada en novembre 2012. Elle n’a plus communiqué avec lui par la suite.

[14]           Le 28 octobre 2013, l’avocat du demandeur a écrit à l’ASFC pour s’informer du statut de la plainte du demandeur et a demandé de recevoir une réponse dans les dix jours. Aucune réponse n’a été reçue.

[15]           Le 12 décembre 2013, le demandeur a déposé la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

II.                Questions en litige

A.    Le défendeur devrait-il plutôt être le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile?

B.     L’ASFC avait-elle le pouvoir discrétionnaire de ne pas ouvrir une enquête sur la plainte du demandeur, et une ordonnance de mandamus devrait-elle être rendue pour forcer le défendeur à ouvrir une enquête visant l’interdiction de territoire de la femme du demandeur, dont il est séparé, conformément aux articles 40 et 41 de la LIPR?

III.             Norme de contrôle

[16]           La norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

IV.             Analyse

[17]           Le nom du défendeur devrait être modifié pour qu’il s’agisse du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

[18]           L’objet de la demande est de forcer l’enquêteur à user de son pouvoir discrétionnaire pour décider si un rapport devrait être écrit conformément à l’article 44 de la LIPR, pas de forcer l’écriture d’un rapport. La LIPR confère à l’enquêteur le pouvoir discrétionnaire de décider si un rapport devrait être produit, mais le demandeur soutient que l’enquêteur n’a pas le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir de prendre une décision (une question de procédure sur laquelle il ne possède aucun pouvoir discrétionnaire).

[19]           Dans sa plaidoirie, l’avocat du demandeur a invité la Cour à considérer un autre recours qu’une ordonnance de mandamus, soit une ordonnance renvoyant l’affaire au supérieur de l’enquêteur pour qu’il l’étudie et prenne la décision de mener une enquête et d’écrire un rapport conformément à l’article 44 ou non. Ce recours n’a pas été demandé dans le cadre de la présente demande et il n’est pas pertinent. L’espèce ne constitue pas une demande sous le régime de la LIPR.

[20]           Le demandeur insiste sur le fait que le défendeur a l’obligation d’agir dans une situation claire de mariage frauduleux, telle l’affaire en cause, et demande une ordonnance de mandamus forçant le gouvernement à agir. Les conditions préalables à une ordonnance de mandamus sont les suivantes :

                    i.            Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

                  ii.            L’obligation doit exister envers le demandeur;

                iii.            Il doit exister un droit manifeste d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

                                           a.            Le demandeur a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

                                          b.            Il y a eu :

                                                                   I.            Demande d’exécution de l’obligation;

                                                                II.            Délai raisonnable pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle‑ci n’ait été rejetée sur‑le‑champ;

                                                             III.            Refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable;

                iv.            Le demandeur n’a aucun autre recours adéquat;

                  v.             L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

                vi.            Rien n’empêche, sur le plan de l’équité, d’obtenir la réparation demandée;

              vii.            Compte tenu de la prépondérance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

Dragan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 211, au paragraphe 39 [Dragan].

[21]            Le demandeur fait valoir que tous les critères pour que la Cour rende une ordonnance de mandamus sont satisfaits :

i.        Le défendeur a une obligation légale d’agir à caractère public sous le régime de la LIPR;

ii.      Le demandeur a qualité pour agir à titre privé;

iii.    Le demandeur a la qualité pour agir dans l’intérêt public en raison du mariage censément frauduleux dont il question en l’espèce;

iv.    Le défendeur n’a pas ouvert une enquête dans un délai raisonnable à la suite de la plainte du demandeur et se refuse explicitement ou implicitement à le faire;

v.      Aucun autre recours adéquat n’est offert au demandeur et rien ne l’empêche d’obtenir la réparation demandée sur le plan de l’équité;

vi.    La prépondérance des inconvénients est en faveur de l’obtention d’une ordonnance de mandamus par le demandeur.

[22]           Les trois critères qui déterminent si un délai est déraisonnable sont les suivants :

a.       Le délai dépasse, à première vue, la longueur du processus nécessaire;

b.      Le demandeur et son avocat ne sont pas responsables du délai;

c.       L’autorité responsable du délai n’a pas fourni de justification satisfaisante.

[23]           Il est regrettable que le demandeur semble avoir été victime d’un stratagème de mariage frauduleux. Cependant, il ne s’agit pas d’une question dont peuvent se saisir les tribunaux. Le demandeur ne satisfait pas aux conditions préalables pour une ordonnance de mandamus (décision Dragan, précitée, au paragraphe 39). Le fait d’enquêter ou non sur la plainte en question et la manière de le faire ne constituent pas une décision, une détermination, une ordonnance, une mesure ou une question visée par la LIPR –  il n’existe aucun fondement pour un contrôle judiciaire sous le régime du paragraphe 72(1) de la LIPR (Alaa c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 14, aux paragraphes 14 à 16; 1099065 Ontario Inc. c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 47, au paragraphe 9).

[24]           Le demandeur affirme que le moment où l’enquêteur a choisi de fermer le dossier est une preuve de mauvaise foi. Je ne suis pas d’accord.

[25]           Comme l’affaire dont il est question ne relève pas des tribunaux sous le régime de la LIPR, la prise de mesures tardive à la suite de la plainte du demandeur n’est pas pertinente. Néanmoins, des retards exceptionnels ou inexcusables peuvent être déraisonnables. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il convient de souligner que le ministre gère des considérations politiques et des restrictions de ressources légitimes qui justifient l’attribution d’un ordre de priorité aux demandes. Dans son affidavit, M. Davidson, l’agent de l’ASFC supervisant l’enquêteur visé en l’espèce, a fait état de la charge de travail considérable de l’enquêteur et du fait qu’une telle charge de travail est habituelle. Le fait de donner priorité à des dossiers sur d’autres est une stratégie nécessaire employée par l’ASFC pour gérer la lourde charge de travail permanente de ses agents.

[26]           Les cas de grande criminalité, les mandats d’arrêts canadiens en attente d’exécution, les arrestations d’étrangers et le transport de personnes aux fins de contrôle des motifs de la détention et de renvoi sont des dossiers prioritaires. La plainte du demandeur a reçu une priorité faible pour divers motifs, y compris le degré de priorité accordé aux éléments de preuve étayant la demande d’enquête du demandeur, le fait que le sujet de l’enquête ne soit probablement plus au Canada et la difficulté que comporte la tenue d’une enquête. Étant donné le nombre élevé de dossiers sur lesquels il faut enquêter et les ressources très limitées de l’ASFC, le ministre a raisonnablement usé de son pouvoir discrétionnaire pour remplir au mieux les exigences de son poste et favoriser l’application efficace de la LIPR.

[27]           Aussi, comme Mme Erramani serait retournée au Maroc en juin 2012 et ne serait pas revenue au Canada depuis, il ne semble pas nécessaire d’enquêter, puisqu’une ordonnance de renvoi ne pourrait pas être rendue contre elle. En outre, comme la responsabilité du demandeur à titre de répondant expire trois ans après la première arrivée au Canada, elle a pris fin le 27 novembre 2014. Tant que Mme Erramani n’a pas eu recours au bien-être social, ce qu’elle ne semble pas avoir fait, toute mesure prise dans le dossier n’aurait aucune incidence pratique pour le demandeur. De plus, le demandeur a signé un engagement ayant force exécutoire à titre de répondant de Mme Erramani et celui‑ci reste applicable peu importe la situation du demandeur ou la fin de la relation.

[28]           Par ailleurs, même si l’affaire relevait des tribunaux, le demandeur ne satisferait pas aux conditions préalables d’une ordonnance de mandamus. Il n’y a pas eu manquement à une obligation d’agir à caractère public en l’espèce. Étant donné les considérations politiques et les ressources limitées susmentionnées, peu importe ce que le gouvernement a déclaré lors d’évènements publics au sujet de la gravité des mariages frauduleux, il n’existe pas d’obligation d’agir pour l’ASFC dans un dossier particulier touchant cette question.

[29]           En ce qui concerne une obligation personnelle envers le demandeur, même s’il a été touché directement dans une certaine mesure en sa qualité de répondant canadien de sa femme, dont il est séparé, l’ASFC n’a envers lui aucune obligation de mener une enquête dans le laps de temps écoulé jusqu’à maintenant. Les affaires d’immigration, en particulier celles dont le niveau de priorité est faible, sont sujettes à des retards en raison de l’important volume de demandes reçues par l’ASFC. En tant que citoyen canadien, le demandeur peut raisonnablement s’attendre à ce que son gouvernement applique ses lois, mais le retard qu’il a expérimenté n’est pas d’une ampleur déraisonnable (Finlay c Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 RCS 607; Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 33, au paragraphe 23).

[30]           Enfin, comme mentionné précédemment, l’ordonnance demandée n’aurait aucune incidence concrète. La personne visée est probablement retournée au Maroc et n’est plus au Canada. Le demandeur n’est plus responsable d’elle de quelque manière que ce soit, et la décision de déposer ou non un rapport d’enquête n’aurait apparemment aucun effet concret. En outre, la prépondérance des inconvénients ne penche pas en faveur d’une ordonnance de mandamus.


LA COUR STATUE QUE

1.                  La demande est rejetée;

2.                  L’intitulé de la cause est modifié pour y remplacer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile;

3.                  La demande de certification sous le régime de la LIPR est accueillie. Je certifie la question suivante : [traduction] « Un bref de mandamus peut-il être délivré pour obliger le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ou l’Agence des services frontaliers du Canada à enquêter sur une plainte de mariage frauduleux déposée par un particulier? »

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Loïc Haméon-Morrissette

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