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Date : 20150113


Dossier : IMM-5322-14

Référence : 2015 CF 45

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 13 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

CRISTHIAN JOSUE ARTEAGA BANEGAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour a statué que le refus systématique par un tribunal administratif d’accorder l’asile aux personnes qui sont victimes d’une agression par un gang ou qui font l’objet de tentatives de recrutement mènerait à une absurdité et semble être contraire à l’intention du législateur. Cette opinion est exprimée par le juge Yvan Roy, par la voie d’une analogie, dans la décision Loyo de Xicara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 593 [Loyo de Xicara] :

[17]      La décision de la SPR, poussée plus loin dans sa logique, mène à une incongruité, pour ne pas dire une absurdité. Ainsi, dans un pays où un génocide aurait cours, une personne ne pourrait invoquer l’article 97 parce que le fait que cette personne sera victime de génocide comme ses compatriotes fait en sorte que le risque est généralisé, au sens de cet article 97. D’une certaine façon, plus le péril est grand parce que personne n’y échappe, moins il est possible de se réclamer de l’article 97 de la Loi.

[18]      Il apparaît difficile de croire qu’une telle interprétation de la Loi soit conforme à l’intention du législateur. Non seulement l’interprétation mène vite à l’absurdité, mais elle nie l’objet même de la disposition. Le législateur a voulu qu’une allégation générale ne soit pas retenue. Mais une allégation très personnelle, même partagée par d’autres personnes dans cet État, remplit les conditions de l’alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.

[…]

[24]      Comme l’analyse qui précède le démontre, la Cour est d’avis que la décision de la SPR doit être infirmée parce qu’elle tient à sa conclusion qu’une menace ou un risque personnalisé perd cette caractéristique du simple fait que la conduite criminelle a été fréquemment observée dans un pays donné. Cette approche vide de son sens l’article 97 de la Loi comme cette Cour l’a noté plus d’une fois.

(Loyo de Xicara, précitée, aux paragraphes 17-18 et 24)

II.                Contexte

[2]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une décision du 23 juin 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

[3]               Le demandeur, Cristhian Josue Arteaga Banegas, est un Hondurien âgé de dix-neuf ans qui est ciblé par les efforts de recrutement d’un gang transnational puissant, le gang Mara 18.

[4]               Depuis l’âge de douze ans, le demandeur résiste aux tentatives de recrutement violentes et répétées du gang Mara 18. Le demandeur a été menacé et sauvagement battu à maintes reprises; il en garde des cicatrices permanentes et visibles.

[5]               En 2011, à la suite des agressions, le demandeur a fui le Honduras en tant que mineur non accompagné, et il s’est livré aux autorités de l’immigration des États‑Unis près de la frontière entre les États‑Unis et le Mexique. Il a passé plusieurs mois en détention avant d’être libéré. Craignant d’être expulsé au Honduras, le demandeur s’est rendu au Canada le 29 septembre 2012.

[6]               Le demandeur a demandé l’asile le 24 octobre 2012, et la SPR a tenu une audience le 14 mai 2014.

III.             Décision contestée

[7]               Dans sa décision datée du 23 juin 2014, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’y avait pas de lien avec un motif prévu par la Convention et que le demandeur n’était pas personnellement exposé à un risque, au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[8]               Sur le fondement de la demande d’asile, la SPR a conclu que le demandeur était victime de criminalité endémique et qu’il n’appartenait pas à un « groupe social » ciblé aux fins de l’application de l’article 96 de la LIPR (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward]; Zefi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636 [Zefi]).

[9]               La SPR a également conclu que le refus du demandeur de se joindre au gang Mara 18 n’était pas l’expression d’une « opinion politique », car le gang n’est pas une organisation politique, n’élabore pas de politiques gouvernementales et n’a aucune influence à cet égard.

[10]           Enfin, la SPR a conclu que le demandeur craignait un risque généralisé d’une nature et d’un degré semblables à celui auquel sont exposés d’autres jeunes hommes honduriens. Par conséquent, le demandeur n’est pas une « personne à protéger » au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. En se fondant sur l’arrêt Ward, précité, la SPR a conclu que le demandeur n’était pas individuellement pris pour cible par le gang Mara 18 en raison d’une caractéristique ou d’une compétence unique ou particulière.

IV.             Cadre législatif

[11]           Voici les dispositions pertinentes de la LIPR :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a)   soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a)   is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b)   soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b)   not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a)   soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a)   to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b)   soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b)   to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i)    elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i)    the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii)   elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii)   the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii)  la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii)  the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv)  la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv)  the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

      (2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

      (2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

V.                Norme de contrôle

[12]           Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable.

[13]           Le demandeur fait valoir que la SPR a commis une erreur en interprétant mal les critères juridiques prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR, ce qui commande l’application de la norme de la décision correcte. Le demandeur soutient que les conclusions tirées par la SPR à l’égard de la preuve commandent l’application de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47-50 [Dunsmuir]).

[14]           En revanche, le défendeur fait valoir que l’analyse menée par la SPR au titre des articles 96 et 97 de la LIPR, qui vise des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, commande l’application de la norme de la décision raisonnable (McLean c Colombie-Britannique (Securities Commissions), [2013] 3 RCS 895; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 342, au paragraphe 17; Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1015, aux paragraphes 20-21).

[15]           La Cour est en accord avec la position du défendeur. Ainsi, la norme de la décision raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47; Ore c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 642, aux paragraphes 16-17; V.L.N. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 768, au paragraphe 15; Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, au paragraphe 9).

VI.             Arguments

a)                  Position du demandeur

[16]           Le demandeur soutient que la SPR a mal évalué sa demande fondée sur les motifs de l’« appartenance à un groupe social » et des « opinions politiques », prévus par la Convention (Solodovnikov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1225, au paragraphe 10; Ghirmatsion c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 519, au paragraphe 106).

[17]           Premièrement, le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas bien tenu compte de ses caractéristiques innées, à savoir le fait qu’il est un jeune Hondurien et que les blessures qu’il a subies lors des agressions dont il a été victime aux mains du gang Mara 18 lui ont laissé des cicatrices visibles et permanentes, ce qui le distingue comme appartenant à un groupe social. En se fondant sur les lignes directrices du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés relatives aux victimes du crime organisé intitulées « Guidance Note on Refugee Claims Relating to Victims of Organized Crime » (Genève, mars 2010) [les lignes directrices du HCR], le demandeur soutient que le sexe, la jeunesse et le statut social ou l’absence d’encadrement parental sont des caractéristiques immuables et que la SPR ne les a pas correctement évaluées dans le cadre de son analyse fondée sur l’article 96.

[18]           Deuxièmement, le demandeur prétend que son refus répété de joindre le gang Mara 18, qu’il ait été exprimé directement ou imputé, est une expression de son opinion politique. Il soutient que la SPR ne s’est pas penchée sur la façon dont l’État du Honduras pourrait agir comme agent de persécution lorsqu’un gang puissant comme le gang Mara 18 exerce un contrôle de fait sur la population ou agit de connivence avec des acteurs de l’État, ni sur la façon dont le respect de la primauté du droit pourrait être l’expression d’une opinion politique.

[19]           Troisièmement, le demandeur fait valoir que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a confondu les raisons ou la cause du risque allégué et le risque lui-même aux fins de l’application de l’article 97 de la LIPR (Correa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 252, aux paragraphes 83-84 [Correa]; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 40). Le demandeur soutient qu’il est exposé à un risque particulier et personnalisé, comme en témoigne la lettre de la Dre Lise Loubert, datée du 28 avril 2014 (dossier du demandeur, aux pages 282-283; Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 724, aux paragraphes 5-6).

[20]           Enfin, le demandeur fait valoir que la SPR a commis une erreur en omettant de tenir compte d’éléments de preuve importants qui contredisent directement certaines de ses conclusions (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17).

b)                  Position du défendeur

[21]           Le défendeur soutient que la SPR a tenu compte de manière raisonnable de l’ensemble de la preuve lorsqu’elle a rejeté la demande du demandeur et que le demandeur demande maintenant à la Cour de soupeser à nouveau la preuve, ce qui déborde le cadre d’un contrôle judiciaire.

[22]           Le défendeur affirme également que le demandeur, en tant que victime d’actes criminels au Honduras, ne risque pas d’être persécuté sur le fondement de son appartenance à un groupe en particulier (Zefi  c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636).

[23]           En outre, le défendeur soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur est exposé à un risque généralisé est raisonnable, puisque le demandeur fait partie d’un groupe plus large, à savoir les jeunes hommes honduriens que le gang Mara 18 a ciblés à des fins de recrutement dans un pays où la violence est répandue (De Parada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 845; Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, conf. par 2009 CAF 31, au paragraphe 10; Correa, précitée).

VII.          Analyse

[24]           La question déterminante consiste à savoir si la SPR a commis une erreur en concluant que le demandeur ne satisfait pas aux exigences liées au statut de réfugié énoncées aux articles 96 et 97 de la LIPR.

a)                  Appartenance à un groupe social

[25]           Le juge Laforest, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a présenté des directives quant à l’interprétation de l’expression « appartenance à un groupe social ». Un groupe social peut être un groupe défini par une caractéristique innée ou immuable et doit tenir compte « des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l’initiative internationale de protection des réfugiés » (Ward, précité, au paragraphe 70; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B451, 2013 CF 441, au paragraphe 27).

[26]           Les lignes directrices du HCR fournissent des directives supplémentaires sur la façon d’interpréter l’expression « appartenance à un groupe social » aux fins de l’application de l’article 96 :

[traduction]

34.       Ceux qui résistent aux efforts de recrutement forcé des gangs ou qui s’opposent aux pratiques des gangs peuvent partager certaines caractéristiques innées ou immuables, comme l’âge, le sexe et le statut social. Les jeunes ayant un certain statut social sont généralement plus susceptibles d’être la cible de tentatives de recrutement ou d’autres actes de violence de la part des gangs, précisément en raison des caractéristiques qui les distinguent des autres, comme leur jeune âge, leur impressionnabilité, la pauvreté et l’absence d’encadrement parental. En effet, des études récentes ont révélé que les pratiques de recrutement des gangs de l’Amérique centrale ciblent souvent les jeunes. Ainsi, l’identification d’un groupe social en fonction de l’âge et du statut social pourrait être pertinente dans le cas des demandeurs qui ont refusé de se joindre à des gangs. L’« âge » ou la « jeunesse » est une caractéristique en tout temps immuable.

[…]

37.       Les actions ou les expériences passées, comme le refus de se joindre à un gang, peuvent être considérées comme étant irréversibles, donc immuables. Par exemple, dans l’affaire Matter of S-E-G (2008), le Board of Immigration Appeals américain a reconnu que « les jeunes que des gangs de criminels ont cherché à recruter et qui leur ont résisté ont sans doute vécu les mêmes expériences, qui par définition ne peuvent être changées ». Une association antérieure avec un gang peut être une caractéristique immuable pertinente dans le cas de ceux qui ont été recrutés de force.

Caractéristiques fondamentales à la conscience et à l’exercice des droits de la personne

38.       Résister à la criminalité, par exemple en se soustrayant au recrutement ou en s’opposant autrement aux pratiques des gangs, peut être considéré comme une caractéristique fondamentale à la conscience et à l’exercice des droits de la personne. Au cœur de la résistance aux gangs se trouve la tentative de respecter la loi et, dans le cas de ceux qui refusent de se joindre aux gangs, le droit à la liberté d’association, qui comprend la liberté de non-association. On pourrait également faire valoir que les anciens membres de gangs cherchent à exercer leur droit à la réhabilitation et à la réforme. La croyance morale en jeu, à savoir la croyance qu’il faut être respectueux des lois, peut être considérée comme étant d’une nature si fondamentale que la personne visée ne devrait pas être tenue d’y renoncer, car cela équivaudrait à lui enjoindre de céder aux demandes des gangs et de s’adonner à des activités criminelles. Les tribunaux américains, par exemple, ont reconnu des groupes sociaux comme « les jeunes qui refusent de se joindre à un gang au motif qu’ils s’opposent à la criminalité ».

b)                  Opinions politiques

[27]           Le juge Laforest a indiqué que le motif de persécution des « opinions politiques » prévu par la Convention peut inclure les opinions politiques attribuées par les agresseurs, qui n’ont pas à avoir été carrément exprimées ou attribuées avec raison au demandeur (Ward, précité, aux paragraphes 81-83). Autrement dit, les « opinions politiques » attribuées au demandeur n’ont pas à être nécessairement conformes à ses convictions profondes. Ce raisonnement est fondé sur la prémisse que les demandeurs d’asile n’ont pas nécessairement la possibilité d’exprimer carrément leurs convictions et que certaines opinions politiques leur sont par conséquent attribuées par les agents de persécution.

[28]           Cette interprétation du motif des opinions politiques, prévu par la Convention, est conforme aux lignes directrices du HCR :

[traduction]

45.       Les demandes d’asile liées aux gangs peuvent également être analysées sur le fondement des opinions politiques réelles ou imputées du demandeur au sujet des gangs et/ou des politiques de l’État à l’égard des gangs ou d’autres segments de la société qui ciblent les gangs (p. ex. les groupes de justiciers). Selon le HCR, la notion d’opinions politiques doit être interprétée dans un sens large de façon à inclure « toute opinion sur une question dans laquelle l’appareil étatique, gouvernemental, social et politique peut être engagé ».

46.       Le motif des opinions politiques, prévu par la Convention de 1951, doit correspondre à la réalité géographique, historique, politique, juridique, judiciaire et socioculturelle particulière du pays d’origine. Dans certains contextes, le fait de s’opposer aux activités des gangs ou aux politiques de l’État relatives aux gangs peut être perçu comme une critique des méthodes et des politiques des personnes au pouvoir et, ainsi, constituer une « opinion politique » au sens de la définition de réfugié.

47.       Il est important de tenir compte du fait que, surtout en Amérique centrale, des gangs puissants, comme les Maras, peuvent contrôler directement la société et exercer de fait le pouvoir dans les régions où ils opèrent. Il arrive que les activités des gangs et de certains agents de l’État soient à ce point interreliées que les gangs exercent une influence directe ou indirecte sur un segment de l’État ou sur des fonctionnaires gouvernementaux. Lorsque des activités criminelles impliquent des agents de l’État, l’opposition à ces actes criminels peut être assimilable à l’opposition aux autorités de l’État. Ainsi, dans certaines circonstances, ces cas peuvent être analysés correctement en fonction du motif des opinions politiques prévu à la Convention. Certaines administrations ont reconnu que l’opposition à une activité criminelle ou, inversement, la plaidoirie en faveur de la primauté du droit peut être considérée comme une opinion politique.

48.       Bien que les contestations n’équivaillent pas toutes à des opinions politiques, elles peuvent être de nature politique lorsqu’elles sont fondées sur des convictions politiques. Si le demandeur a rejeté les avances d’un gang parce qu’il s’oppose, pour des motifs politiques ou idéologiques, aux pratiques des gangs et que le gang le sait, il peut être considéré comme ayant été ciblé en raison de ses opinions politiques.

(Lignes directrices du HCR, aux paragraphes 45-48)

[29]           De plus, l’apparence de neutralité politique et les opinions politiques imputées sont pertinentes dans le contexte de l’analyse du motif des opinions politiques fondée sur l’article 96. Par exemple, la neutralité n’est pas toujours l’absence d’une opinion. C’est parfois un choix conscient et délibéré du demandeur et peut constituer une opinion politique. Le refus de se joindre à un gang peut être perçu par les recruteurs comme un acte de trahison et une opposition au gang. Les membres de la famille de ceux qui résistent aux efforts de recrutement des gangs peuvent être perçus comme ayant la même opinion (lignes directrices du HCR, aux paragraphes 50-51).

c)                  Évaluation du risque généralisé en vertu de l’article 97 de la LIPR

[30]           Enfin, l’article 97 de la LIPR prévoit un mécanisme permettant au demandeur d’obtenir l’asile en démontrant qu’il est personnellement exposé à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités (Loyo de Xicara, précitée).

[31]           La Cour a statué que le refus systématique par un tribunal administratif d’accorder l’asile aux personnes qui sont victimes d’une agression par un gang ou qui font l’objet de tentatives de recrutement mènerait à une absurdité et semble être contraire à l’intention du législateur. Cette opinion est exprimée par le juge Yvan Roy, par la voie d’une analogie, dans la décision Loyo de Xicara, précitée :

[17]      La décision de la SPR, poussée plus loin dans sa logique, mène à une incongruité, pour ne pas dire une absurdité. Ainsi, dans un pays où un génocide aurait cours, une personne ne pourrait invoquer l’article 97 parce que le fait que cette personne sera victime de génocide comme ses compatriotes fait en sorte que le risque est généralisé, au sens de cet article 97. D’une certaine façon, plus le péril est grand parce que personne n’y échappe, moins il est possible de se réclamer de l’article 97 de la Loi.

[18]      Il apparaît difficile de croire qu’une telle interprétation de la Loi soit conforme à l’intention du législateur. Non seulement l’interprétation mène vite à l’absurdité, mais elle nie l’objet même de la disposition. Le législateur a voulu qu’une allégation générale ne soit pas retenue. Mais une allégation très personnelle, même partagée par d’autres personnes dans cet État, remplit les conditions de l’alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.

[…]

[24]      Comme l’analyse qui précède le démontre, la Cour est d’avis que la décision de la SPR doit être infirmée parce qu’elle tient à sa conclusion qu’une menace ou un risque personnalisé perd cette caractéristique du simple fait que la conduite criminelle a été fréquemment observée dans un pays donné. Cette approche vide de son sens l’article 97 de la Loi comme cette Cour l’a noté plus d’une fois.

(Loyo de Xicara, précitée, aux paragraphes 17-18 et 24)

[32]           L’opinion exprimée par le juge James Russell dans Correa traite de la distinction entre le risque individualisé et le risque généralisé auquel les victimes d’actes de violence commis par des gangs sont exposées :

[46]      Bien qu’un consensus ne se soit pas encore dégagé, j’estime que, suivant la jurisprudence dominante de notre Cour, le fait d’avoir personnellement été pris pour cible permet, du moins dans de nombreux cas, de dégager l’existence d’un risque individualisé plutôt qu’un risque généralisé, donnant lieu à la protection prévue à l’alinéa 97(1)b). Étant donné que « pris personnellement pour cible » est une notion qui demeure imprécise et que chaque cas est un cas d’espèce, il est encore possible que « dans certains cas, il y [ait] lieu d’accorder une protection lorsque quelqu’un est pris pour cible, dans d’autres, non » (Rodriguez, précitée, cité avec approbation dans la décision Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1543 [Pineda (2012)]. Toutefois, à mon avis, il existe un consensus de plus en plus généralisé voulant qu’il ne soit pas permis d’écarter le cas où le demandeur a été pris personnellement pour cible au motif qu’il s’agit du « simple prolongement », d’une « composante implicite », ou d’un « préjudice résultant » d’un risque généralisé. C’est la principale erreur qu’a commise la SPR dans le cas qui nous occupe et cette erreur rend sa décision déraisonnable.

 (Correa, précitée, au paragraphe 46)

[33]           En outre, lorsqu’il a accueilli la demande de contrôle judiciaire fondée sur une mauvaise compréhension par la SPR du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR dans Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143 [Lovato], une affaire semblable, le juge Donald J. Rennie s’est exprimé comme suit :

[13]      En l’espèce, la Commission s’est fondée sur une interprétation erronée de la signification du sous-alinéa 97(1)b)(ii). Bien qu’elle eût conclu que le demandeur était exposé à un risque particulier de préjudice, elle a conclu que la population en général était exposée à ce risque parce que tous les Salvadoriens sont exposés à un risque de violence de la part de la MS. Le commissaire a souligné ce qui suit : « Je ne dispose d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel le demandeur d’asile a été pris pour cible si ce n’est que pour les raisons que j’ai déjà mentionnées », c’est-à-dire ceux pour lesquels la MS cible n’importe quel membre de la population. De cette façon, la Commission a à tort mis l’accent sur les motifs pour lesquels le demandeur était ciblé, plutôt que sur la preuve que la MS visait le demandeur dans une mesure plus importante que la population en général. Par conséquent, la décision de la Commission était déraisonnable.

(Lovato, précitée, au paragraphe 13)

[34]           Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la SPR n’a pas tenu adéquatement compte de la nature du risque auquel le demandeur était exposé lorsqu’elle a rejeté sommairement les agressions commises par le gang Mara 18 en raison des activités criminelles répandues au Honduras, sans tenir compte de la situation particulière du demandeur. Le demandeur a témoigné que le gang Mara 18 peut l’identifier facilement en tant que résistant du recrutement en raison des cicatrices visibles que son corps porte des blessures subies lors d’agressions antérieures. Il a également témoigné que sa mère l’avait élevé seule. Il a témoigné qu’il fait l’objet des efforts de recrutement continus du gang Mara 18 depuis l’âge de douze ans et que ses persécuteurs perçoivent son refus de se joindre au gang comme l’expression d’une opposition ou de sentiments antigang. Le demandeur a par ailleurs présenté des éléments de preuve objectifs qui démontrent que la jeunesse, le sexe et le statut social sont des facteurs de recrutement importants pour le gang Mara 18 au Honduras. La SPR a jugé que le demandeur était crédible.

[35]           En concluant que le demandeur remplit le profil démographique général des recrues éventuelles du gang Mara 18, la SPR a omis d’effectuer une évaluation individuelle du risque. La SPR a omis de tenir compte de façon cumulative des facteurs pertinents suivants : l’âge, le sexe, les cicatrices visibles découlant des agressions antérieures et les représailles possibles de la part des membres du gang. La SPR ne s’est pas penchée sur la façon dont le refus répété du demandeur de se joindre au gang Mara 18 et les cicatrices qu’il en porte pourraient l’exposer au risque d’être victime d’autres agressions, ce qui le situe en dehors du cadre d’un risque de nature généralisée (Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365, au paragraphe 17).

[36]           Le caractère commun de la criminalité au Honduras ne conduit pas nécessairement au rejet du risque personnalisé. Chaque décision doit tenir compte de la situation particulière du demandeur. Autrement dit, comme la Cour l’a indiqué dans la décision Lovato, précitée, et dans Vivero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 138, l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de sons sens :

[14]      Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l’accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait-il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l’espèce, la Commission ne s’est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.

(Lovato, précitée, au paragraphe 14)

[37]           Par conséquent, puisque la Cour a conclu que la SPR ne s’est pas bien penchée sur cette question et que la situation particulière du demandeur fait en sorte qu’il est exposé à un risque qui transcende le risque auquel la population hondurienne ou d’autres jeunes hommes honduriens sont exposés, la décision de la SPR doit être annulée.

VIII.       Conclusion

[38]           Compte tenu de ce qui précède, la demande est accueillie.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.             La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.             L’affaire fera l’objet d’un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

3.             Il n’y a pas de question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B, B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5322-14

 

INTITULÉ :

CRISTHIAN JOSUE ARTEAGA BANEGAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (colombie-britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JANVIER 2015

jugement et motifs :

LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 2015

COMPARUTIONS :

Peggy Lee

POUR LE DEMANDEUR

Bobby Bharaj

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associates

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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