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Date : 20150108


Dossier : IMM-1353-13

Référence : 2015 CF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2015

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

SOKOL KAPLLAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               M. Sokol Kapllaj (le demandeur) a demandé l’asile au Canada parce qu’il craignait d’être persécuté en Albanie en raison d’une vendetta. Son frère et son cousin s’étaient vu octroyer le statut de réfugié au Canada pour les mêmes motifs.

[2]               Un tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de M. Kapllaj, en concluant que son témoignage avait des lacunes en matière de crédibilité. La Commission a aussi conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer qu’il ne peut se réclamer de la protection de l’État en Albanie.

[3]               M. Kapllaj soutient que les inférences défavorables en matière de crédibilité qui ont été tirées par la Commission n’étaient pas justifiées. En outre, il soutient que la preuve documentaire démontre que les personnes dans sa situation en Albanie ne peuvent se réclamer de la protection de l’État. Il me demande de conclure que la décision de la Commission était déraisonnable et d’ordonner à un autre tribunal de la Commission de réexaminer sa demande d’asile.

[4]               Je souscris à la thèse de M. Kapllaj selon laquelle la décision de la Commission était déraisonnable. Par conséquent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]               La seule question en litige est celle de savoir si la décision de la Commission était déraisonnable.

II.                Le fondement de la demande d’asile de M. Kapllaj

[6]               La Commission a résumé le fondement de la demande d’asile de M. Kapllaj. Elle a fait remarquer que la vendetta remonte à la décision prise en 2005 par Valentin, son cousin catholique, de fréquenter une femme nommée Lili Cekaj, musulmane. La famille Cekaj s’est subséquemment livrée à des agressions sur Valentin et la famille de Valentin leur a rendu la pareille.

[7]               En ce qui concerne M. Kapllaj, il allègue qu’un membre de la famille Cekaj a fait feu en sa direction et qu’il l’a atteint à la jambe en 2007; cela a fait en sorte qu’il s’est caché jusqu’en 2011. Il a cru à ce moment‑là qu’il pouvait sortir de sa cachette, mais il s’est fait tirer dessus une fois de plus, à la même jambe. Il est retourné se cacher pendant un certain temps, puis il a quitté l’Albanie en direction du Canada. M. Kapllaj a soutenu que la famille Cekaj est riche, qu’elle exerce de l’influence et qu’elle a des liens avec la police albanaise. Il s’ensuit qu’il ne pouvait se réclamer de la protection de l’État.

III.             La décision de la Commission

[8]               La Commission a tout d’abord fait remarquer qu’elle avait de sérieuses préoccupations en matière de crédibilité relativement à la preuve documentaire produite par M. Kapllaj. Elle a demandé à ce que des documents soient vérifiés à des fins d’authenticité, mais puisque le mandat du commissaire tirait à sa fin, elle ne pouvait pas attendre une réponse.

[9]               La Commission a mis en doute le fondement de la vendetta. En 2006, Valentin a quitté l’Albanie en direction du Monténégro, où il a épousé une autre personne, puis il s’est ensuite dirigé au Canada, où il a obtenu l’asile. Selon la Commission, si Valentin avait l’intention d’établir une relation avec Lili, il n’aurait pas épousé quelqu’un d’autre; il aurait tenté de faire en sorte que celle‑ci la rejoigne au Canada. En fait, il n’a pas communiqué avec elle depuis son départ de l’Albanie. Dans les circonstances, la Commission conclut que la preuve se rapportant à la vendetta n’était ni crédible, ni digne de foi.

[10]           La Commission a examiné la preuve documentaire se rapportant aux tentatives de réconciliation entre les familles en cause dans la vendetta, mais elle avait des doutes quant à l’authenticité de cette preuve, compte tenu du fait qu’elle ne mentionnait nulle part que le fondement de la vendetta n’était plus, puisque Valentin avait épousé une autre personne.

[11]           La Commission avait aussi des doutes quant au fait que M. Kapllaj s’était fait tirer dessus à deux reprises dans la même région de la même jambe. Il s’ensuit qu’elle n’a donné aucun poids aux dossiers médicaux concernant ses blessures.

[12]           La Commission a mentionné que la police s’était présentée à l’hôpital après le deuxième incident de coup de feu et elle a examiné un rapport de police de l’incident. Cet élément de preuve, selon la Commission, démontrait que la police accordait de l’attention à la situation de M. Kapllaj. En outre, rien n’appuie l’allégation de M. Kapllaj selon laquelle la famille Cekaj exerçait quelque influence que ce soit sur la police.

[13]           En ce qui concerne la protection de l’État, la Commission a renvoyé aux dispositions législatives albanaises qui constituent en infraction les actes criminels commis dans le cadre de vendettas. Elle a aussi relevé que M. Kapllaj n’avait pas produit une preuve claire et convaincante de l’absence de protection de l’État.

[14]           Pour conclure, la Commission a déterminé que M. Kapllaj ne serait pas exposé à une menace à sa vie s’il devait retourner en Albanie.

IV.             La décision de la Commission était-elle déraisonnable?

[15]           M. Kapllaj prétend que la décision de la Commission était déraisonnable, et ce, sous plusieurs angles. Tout d’abord, la Commission n’a pas compris que la vendetta n’avait pas pris fin simplement du fait que Valentin avait cessé de faire la cour à Lili. Deuxièmement, la Commission n’a pas donné à M. Kapllaj l’occasion de dissiper les préoccupations qu’elle avait en matière de crédibilité. Troisièmement, la Commission n’a pas donné de motifs valables pour refuser de tenir compte de la preuve médicale produite par le demandeur. Quatrièmement, la Commission a fait abstraction de la preuve démontrant que la famille Cekaj exerçait de l’influence. Cinquièmement, la Commission a fait fi de la preuve démontrant l’existence de lacunes en Albanie en ce qui a trait à la protection de l’État.

[16]           Je conviens avec M. Kapllaj que la décision de la Commission était déraisonnable. Je traiterai de chacun de ses arguments.

A.                Le fondement de la vendetta

[17]           La Commission a correctement identifié l’origine de la vendetta. Cependant, elle n’a pas tenu compte de l’escalade subséquente de la vendetta en raison des agressions réciproques commises par les familles concernées. À partir de ce moment‑là, le fondement initial de la vendetta n’avait plus vraiment d’importance. Quoi qu’il en soit, la raison pour laquelle Valentin n’avait pas communiqué avec Lili n’était pas le fait qu’il l’avait abandonnée; c’était plutôt parce qu’il était incapable de communiquer avec elle à partir du début de la vendetta. Son mariage subséquent et son voyage au Canada ne constituaient pas une preuve que la vendetta était terminée.

B.                 L’avis quant aux préoccupations relatives à la crédibilité

[18]           M. Kapllaj savait que la crédibilité de son témoignage était en cause. La Commission n’avait pas l’obligation de donner des avis plus précis quant à ses préoccupations avant de pouvoir tirer des inférences défavorables en matière de crédibilité.

C.                 La preuve médicale

[19]           La Commission a rejeté cet élément de preuve en raison de l’invraisemblance que M. Kapllaj se fasse tirer dessus au même endroit de la même jambe à deux reprises. Cependant, les rapports médicaux décrivent les deux blessures de manière différente. Avant de rejeter leur caractère authentique, la Commission aurait dû tenir compte du véritable contenu de ces rapports.

D.                L’influence de la famille

[20]           La Commission disposait de certains éléments de preuve selon lesquels la famille Cekaj exerçait effectivement beaucoup d’influence. La Commission n’a pas cité cet élément de preuve lorsqu’elle a conclu que M. Kapllaj avait omis de présenter quelque preuve que ce soit à l’appui de cet aspect de sa demande d’asile.

E.                 La protection de l’État

[21]           Selon la preuve dont la Commission disposait, la police n’est pas capable de protéger des personnes prises pour cibles dans le contexte d’une vendetta, comme c’était le cas de M. Kapllaj. Une fois de plus, la Commission aurait dû tenir compte de cet élément de preuve avant de conclure que M. Kapllaj n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État.

V.                Conclusion et décision

[22]           Compte tenu de la preuve dans son ensemble, je juge que la conclusion de la Commission n’est pas justifiable au regard des faits et du droit. Cette conclusion était déraisonnable. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner à un tribunal différemment constitué de la Commission de réexaminer la demande d’asile de M. Kapllaj. Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de questions graves de portée générale à des fins de certification, et la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  L’affaire est renvoyée à la Commission pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

3.                  La présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1353-13

 

INTITULÉ :

SOKOL KAPLLAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 SeptembRe 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey L. Goldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aleksandra Lipska

 

poUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey L. Goldman

Barristers and Solicitors

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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