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Date : 20141218


Dossier : T-250-14

Référence : 2014 CF 1231

Montréal (Québec), le 18 décembre 2014

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

MARTIN BOUCHARD

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, Martin Bouchard, a été libéré des Forces armées canadiennes (FAC) pour des raisons médicales. Il a déposé un grief qui a été rejeté le 28 novembre 2013 par le général T.J. Lawson, chef d’état-major de la Défense (CEMD). Il recherche le contrôle judiciaire de cette décision en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.                   Le contexte

[2]               Le demandeur a joint les FAC en 2000 à titre de réserviste à la base militaire de Sherbrooke. En octobre 2006, il a soumis une demande afin de s’inscrire au Programme de formation des officiers de la Force régulière (PFOR). Cette demande a été acceptée. De janvier à mai 2007, il a été affecté à l’École de leadership et de recrues des Forces canadiennes (l’ELRFC). En mai 2007, le demandeur a informé le responsable médical de l’ELRFC qu’il avait une condition médicale et son transfert dans le PFOR a été suspendu jusqu’à ce que son profil médical soit révisé.

A.                Le diagnostic du médecin traitant

[3]               En novembre 2005, le demandeur avait consulté un psychiatre, le Dr A. Fallu, après y avoir été référé par son médecin de famille en raison de problèmes de concentration. Le Dr Fallu a alors émis un diagnostic de maladie bipolaire de type II. Le 11 juin 2007, à la demande des FAC, le Dr Fallu a rempli une demande de divulgation de renseignements médicaux concernant la condition du demandeur. Il a confirmé le diagnostic de maladie bipolaire de type II et précisé la médication que prenait le demandeur. Il a aussi répondu aux autres questions énoncées et émis les commentaires suivants :

●     Le traitement avec médication est actif;

●     Un suivi d’une ou deux fois par année est nécessaire;

●     Le risque de récurrence est très faible;

●     Le pronostic est bon;

●     Le patient peut utiliser une arme individuelle en toute sécurité;

●     Le patient peut tolérer le stress extrême d’opérations militaires (périodes de responsabilités dans des endroits de conflits isolés);

●     Le patient a été symptomatique pendant près de cinq ans avant de recevoir un diagnostic et un traitement, et ce, sans que cela pose problème;

●     Le patient peut en cas extrême cesser le traitement sans complication.

B.                 L’imposition de contraintes à l’emploi pour raisons médicales (CERM) temporaires

[4]               Le demandeur a ensuite été vu le 14 juin 2007 par un médecin militaire de la clinique médicale de la garnison de St-Jean, le Dr S. Brault. Dans la fiche d’examen médicale qu’il a remplie, le Dr Brault a noté que le demandeur avait étudié et fonctionné normalement à ce jour, même lors d’une mission en Bosnie en 2002. Dans la case afférant aux recommandations quant aux restrictions à l’emploi, il a inscrit, pour le facteur géographique (G), que le demandeur requérait un suivi médical moins fréquent qu’aux six mois et qu’il prenait de la médication dont l’arrêt pouvait se faire sans complication. Au niveau du facteur professionnel (O), il a noté que le demandeur n’avait aucune restriction.

[5]               En revanche, dans la section destinée au profil médical, le Dr Brault a recommandé que la cote du demandeur pour le facteur géographique passe de G2 à G4 et que celle relative au facteur occupationnel, de O2 à O3. Il a émis des CERM temporaires à l’endroit du demandeur en attendant que la Direction – Politique de santé se prononce sur son dossier (D Pol San).

C.                 L’imposition de CERM permanentes

[6]               Le 22 octobre 2007, le major M. Storrier, médecin et membre de la D Pol San, a imposé des CERM permanentes au demandeur. Son énoncé médical se lit comme suit :


ÉNONCÉ MÉDICAL

Des limitations médicales permanentes ont été attribuées à ce militaire en raison d’un problème de santé chronique.

Limitations :

-   besoin d’un suivi médical périodique avec un médecin moins souvent qu’aux 6 mois.

-   doit prendre des médicaments à tous les jours, sans lesquels il peut y avoir une crise reliée à sa condition médicale chronique nécessit[a]nt les services d’un médecin spécialiste sans délai.

-   devrait éviter [de] travailler dans un environ[ne]ment où il ne peut se coucher régulièrement.

-   doit porter des verres correcteurs tels que prescrits.

[7]               À la même date, le major Storrier a révisé le profil médical du demandeur en lui attribuant une cote G4 pour le facteur géographique et O3 pour le facteur professionnel. Ces modifications ont eu comme conséquence d’attribuer au demandeur un profil médical inférieur au profil médical requis.

[8]               Le 20 octobre 2008, le demandeur a reçu un Avis de changement de limitations d’emploi médicales qui confirmait l’imposition des CERM émises par le major Storrier et la révision de son profil médical.

D.                L’examen administratif

[9]               En septembre 2008, le Quartier général du Secteur du Québec de la force terrestre et Force opérationnelle interarmées (Est) (QG SQFT/FOI (Est)) a entrepris un examen administratif afin d’évaluer l’impact des CERM sur la capacité du demandeur de continuer de servir au sein des FAC. Le processus lié à un examen administratif est exposé dans la Directive et ordonnance administrative de la Défense 5019-2 intitulée « Examen administratif ». Cet examen a impliqué plusieurs intervenants et la décision d’imposer au demandeur une mesure administrative a été prise par l’autorité approbatrice qui, en l’espèce, était le commandant du SQFT/FOI (Est) (le GCmdt SQFT).

[10]           Le motif 3a) du tableau prévu à l’article 15.01 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) prévoit qu’un militaire peut être libéré des FAC pour des raisons de santé « lorsque du point de vue médical le sujet est invalide et inapte à remplir ses fonctions en tant que membre des forces armées ».

[11]           Le GCmdt SQFT, sur la base des recommandations faites par les officiers qui ont procédé à l’examen administratif, et notamment celle du médecin-chef du SQFT, a jugé que les CERM permanentes attribuées au demandeur le rendaient inapte à respecter deux des seize facteurs (facteurs physiques et facteurs de stress) qui sont utilisés pour évaluer l’aptitude au travail des membres des FAC et leur capacité à respecter le principe de l’universalité de service. Ce principe requiert que tout militaire soit déployable et capable d’accomplir certaines fonctions en tout temps. En l’espèce, le GCmdt SQFT a jugé que le demandeur ne respectait plus les deux facteurs suivants de stress:

4. Doit être capable d’accomplir ses tâches dans des conditions de travail imprévisibles, pouvant comporter les facteurs de stress suivants :

●     Aucun préavis, des vivres limités, des repas manqués, des heures irrégulières ou prolongées et du manque de sommeil.

5. Doit être capable d’accomplir ses tâches en fonction d’un soutien médical minime, qui pourrait comprendre :

●    Une fréquence de soins limitée, un accès limité au personnel soignant, un accès limité à des services et fournitures médicaux, une non-disponibilité des médicaments ou l’impossibilité de les prendre à temps, ainsi que les effets exaspérants qu’a un climat, un environnement physique ou psychologique particulier sur l’état de santé du militaire.

[12]           La décision de libérer le demandeur a été rapportée dans une correspondance du 20 janvier 2009 adressée au QG SQFT/FOI (Est) par le lieutenant-colonel L.A. Boisvert. Cette correspondance indique que les CERM attribuées au demandeur font en sorte qu’il ne satisfait plus aux critères exigés par le principe de l’universalité de service et qu’il doit être libéré pour raisons de santé au plus tard le 17 octobre 2009. La lettre a été remise au demandeur le 27 janvier 2009 et sa libération est devenue effective le 17 octobre 2009.

E.                 Le grief déposé par le demandeur

[13]           Le 6 octobre 2009, le demandeur a déposé un grief à l’encontre de la décision de le libérer. Dans le cadre de son grief, il a allégué les moyens suivants :

           Il n’a jamais été évalué par un médecin militaire de la D Pol San;

           Les CERM qui lui ont été attribuées ne cadrent pas avec son état. Référant à la restriction suivant laquelle il doit nécessairement prendre des médicaments, le demandeur a noté qu’aucun des médecins l’ayant évalué n’avait émis cette restriction et que la prise de médicaments lui avait été recommandée pour améliorer sa qualité de vie. Il a ajouté que tous les médecins qui l’ont évalué avaient noté que la prise de médication n’était pas impérative dans son cas.

           Renvoyant à la restriction suivant laquelle il doit éviter de travailler dans un environnement où il ne peut se coucher le jour, il a noté que cette restriction « vient de nulle part ». Il a ajouté qu’aucun des médecins l’ayant évalué n’avait émis cette restriction et que tant dans sa vie que dans les fonctions qu’il avait exercées au sein des FAC, il n’avait jamais eu besoin de se coucher durant le jour.

           Dans son cas, la prise de médicaments ne contrevient pas à la directive des FAC qui stipule qu’un militaire ne peut prendre des médicaments si l’arrêt de la médication l’empêche de fonctionner normalement.

           Son dossier militaire ne contient aucune enquête résultant de mesures administratives ou disciplinaires et son comportement n’a jamais mis en danger quiconque au sein des FAC. Il a ajouté que tous les médecins qui l’ont examiné ont indiqué qu’il répondait aux critères de l’universalité de service des FAC.

           Il estime subir de la discrimination en raison de son léger état de bipolarité. Il croit être victime d’une interprétation stricte et illégale de ce que serait la bipolarité.

II.                La décision contestée

[14]           Les griefs déposés par les militaires sont assujettis à un processus à plusieurs paliers qui est encadré par la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5 [la Loi] et par le chapitre 7 des ORFC. Le grief est d’abord acheminé à un officier qui agit à titre d’autorité initiale (AI). L’article 29.11 de la Loi prévoit que le CEMD est l’autorité de dernière instance du processus de griefs. Certains griefs, dont ceux contestant une mesure de libération des FAC, doivent être renvoyés au Comité externe d’examen des griefs militaires (le Comité) avant que le CEMD ne statue de façon définitive sur le grief (art 29.12(1) de la Loi et 7.12(1)a) des ORFC). Le Comité doit examiner les griefs dont il est saisi et formuler des recommandations au CEMD (art 29.2(1) de la Loi et 7.13 des ORFC). Le CEMD n’est pas lié par les recommandations du Comité, mais s’il choisit de s’en écarter il doit motiver son choix (art 29.13 de la Loi et 7.14(2) des ORFC).

A.                La décision de l’autorité initiale (AI)

[15]           Le grief du demandeur a d’abord été acheminé à l’AI. Le directeur du D Pol San, le capitaine Courchesne, a été invité à soumettre ses commentaires à l’AI relativement aux moyens soulevés par le demandeur dans son grief. Le capitaine Courchesne a recommandé que les CERM imposées au demandeur soient maintenues. Il a en outre jugé que la prise de médicaments était essentielle pour le bien-être du demandeur et que les CERM émises étaient conformes avec le diagnostic et la prise de médicaments.

[16]           Au soutien à son grief, le demandeur a soumis une déclaration que le Dr Fallu a signée le 8 septembre 2011. Le Dr Fallu y a indiqué être en désaccord avec les CERM attribuées au demandeur. Les extraits pertinents de sa déclaration se lisent comme suit :

3. J’ai rencontré le Cplc Bouchard pour la première fois en novembre 2005, après qu’il m’ait été référé par son médecin de famille pour des troubles de concentration;

4. Par la suite, j’ai émis un diagnostic de trouble bipolaire de type II en expliquant au Cplc Bouchard qu’il aurait la possibilité d’essayer une médication sur une base volontaire, et ce, à titre préventif;

5. J’ai indiqué au Cplc Bouchard qu’il pourrait arrêter lesdits médicaments si le contexte le rendait nécessaire;

6. Son état à l’époque n’amenait aucune limitation tant au niveau professionnel que personnel;

7. Le ou vers le 11 juin 2007, le Cplc Bouchard est venu me consulter pour que je remplisse un document appelé « demande de divulgation de renseignements médicaux » (condition psychiatrique), ce que j’ai fait. J’ai indiqué que je lui avais prescrit des médicaments et qu’il acceptait de les prendre de façon volontaire et qu’il pouvait cesser de les prendre en tout temps;

8. Le rapport que j’ai établi à ce moment-là disait que la condition médicale du Cplc Bouchard n’apportait aucune difficulté particulière ou prévisible;

9. En automne 2007, le Cplc Bouchard est revenu me consulter et il m’a soumis un document appelé « Révision administrative » signé par le Major S. Storrier, m.d., lequel a fait un énoncé médical et a attribué des limitations médicales permanentes au Cplc Bouchard en raison d’un problème de santé chronique;

[…]

11. Dans un premier temps, je constate que l’énoncé médical s’est fait sur dossier, sans qu’il y ait eu de rencontre avec le Cplc Bouchard, puisque, selon mes informations, le médecin Major M. Storrier ne l’a jamais rencontré.

12. À cet égard, je ne comprends pas d’où proviennent lesdites limitations puisque celles-ci ne semblent pas partir d’une observation médicale de la situation de santé dudit Cplc Bouchard;

13. Selon moi, d’aucune façon le dossier médical de Cplc Bouchard ne permet la conclusion du Major médecin Storrier d’imposer les limitations incluses dans sa lettre du 22 octobre 2007.

[17]           Le lieutenant-général P.J. Devlin, agissant comme AI, a rejeté le grief du demandeur. Sa décision reprend essentiellement les commentaires du capitaine Courchesne et ne fait aucune référence à la déclaration du Dr Fallu. Il a par ailleurs indiqué que rien dans l’information que le demandeur lui avait fournie ni dans celle reçue de la D Pol San (capitaine Courchesne) ne l’amenait à conclure que l’évaluation ayant mené à l’attribution des CERM permanentes était erronée. Il a conclu que le demandeur avait été traité avec justesse selon les politiques des FAC et qu’en raison des CERM, il ne rencontrait plus le principe d’universalité du service.

B.                 Les recommandations du Comité

[18]           Le Comité a fait un examen en profondeur de la preuve médicale et du processus ayant mené à l’attribution des CERM, à l’examen administratif et à la libération du demandeur pour raisons de santé.

[19]           Après analyse, le Comité a jugé que les CERM attribuées au demandeur n’étaient pas justifiées à la lumière de la preuve au dossier.

[20]           Le Comité a jugé inquiétant de constater un écart aussi important entre les commentaires émis par les médecins ayant examiné le plaignant et la gravité des CERM imposées par le major Storrier, et ce, sans qu’aucune explication ne justifie cet écart. Il a en outre estimé que les limitations relatives à la prise de médicaments et à l’accessibilité à des soins n’étaient pas motivées par la preuve médicale au dossier, alors que ces éléments avaient été déterminants dans la recommandation de libérer le demandeur.

[21]           Dans le cadre se son examen, le Comité a pris connaissance d’information sur le trouble bipolaire mise en ligne par l’Agence de la santé publique du Canada. Il en a retenu que la relation entre le patient et le spécialiste était déterminante compte tenu des variations propres à chaque individu et que le diagnostic et le suivi constituaient les premières étapes vers une stabilisation de la condition. Il a également retenu que la médication et la thérapie servaient ensuite à contrôler la maladie pour que les patients puissent mener des vies normales.

[22]           Le Comité a ensuite recueilli auprès de la D Pol San des renseignements pour comprendre pourquoi les CERM permanentes avaient été attribuées au demandeur. La D Pol San a émis les commentaires suivants :

         Il est impossible de déterminer les risques de récurrence des rechutes chez les patients atteints d’un trouble bipolaire;

         Lorsqu’elle impose des CERM, la D Pol San tente d’examiner le type de médicaments prescrits, la fréquence des variations d’humeur ainsi que les soins et services qui ont été nécessaires pour stabiliser l’état du militaire;

         Au niveau de la restriction ayant trait aux heures de sommeil, en raison des particularités du trouble bipolaire, les conditions précaires et stressantes lors de déploiements posent un risque considérable.

         Les personnes qui souffrent de bipolarité ont besoin de conditions stables et d’une prise de médicaments quotidienne pour maintenir une bonne santé, et la prise de médicaments de façon indéfinie constitue en soi une violation du principe de l’universalité de service.

[23]           En dépit des explications reçues de la D Pol San, le Comité a jugé que la restriction suivant laquelle le demandeur devait absolument prendre de la médication était irréconciliable avec la preuve médicale au dossier. De l’avis du Comité, la restriction allait à l’encontre des opinions du psychiatre du demandeur et du médecin militaire qui l’a rencontré (Dr Brault), et ce, sans qu’aucune explication justifiant cet écart ne soit donnée.

[24]           Le Comité a donc conclu que les CERM permanentes imposées au demandeur n’étaient ni supportées, ni justifiées par la preuve. Le Comité a ajouté que puisque l’examen administratif ayant mené à la décision de libérer le demandeur était fondé sur les CERM, il devait être repris du début.

[25]           Le Comité a également noté qu’entre le moment où le processus ayant mené à la libération du demandeur avait été entrepris et la date à laquelle le GCmdt SQFT avait pris la décision de le libérer, les FAC avaient approuvé la CANFORGEN 187/08 intitulée « Utilisation d’une matrice de risque (médical) pour les EA/CERM ». Cette CANFORGEN qui est entrée en vigueur le 14 octobre 2008, impose l’utilisation d’une matrice de risque dans l’évaluation des conséquences qui découlent de l’imposition de CERM permanentes sur la carrière d’un militaire. La matrice de risque tient compte de facteurs médicaux tels  le pronostic, la sévérité de la condition et ses effets à court et à long terme et de facteurs militaires tels que l’employabilité malgré les CERM, l’habilité au déploiement et les besoins médicaux du militaire.

[26]           Le Comité a jugé que la matrice de risque, qui était en vigueur lorsque la décision de libérer le demandeur a été prise le 15 janvier 2009, aurait dû être utilisée et appliquée dans le cadre de l’examen administratif du dossier du demandeur. De l’avis du Comité, cette omission viciait le processus décisionnel et la décision de libérer le demandeur.

[27]           Le Comité a donc recommandé que le grief du demandeur soit accueilli et que le processus ayant mené à sa libération soit repris du début, incluant l’examen de l’opportunité de lui attribuer des CERM permanentes.

C.                 La décision du CEMD

[28]           Le grief du demandeur a ensuite été acheminé au CEMD. Avant que le CEMD ne se prononce sur le grief du demandeur, le dossier a été examiné par un analyste. Ce dernier a envoyé une demande de renseignements à la D Pol San qui a formulé plusieurs commentaires et opinions. Il est utile d’exposer certaines des questions posées, et des réponses données par le capitaine Courchesne, directeur du D Pol San, parce que la décision du CEMD reprend essentiellement les opinions émises par le capitaine Courchesne et les commentaires de ce dernier permettent de comprendre le fondement de la décision du CEMD.

[29]           Dans sa demande de renseignements, l’analyste a noté que le Dr Fallu était un médecin spécialiste bien connu des FAC qui avaient sollicité son opinion à maintes reprises, et a souligné l’écart important entre l’opinion du Dr Fallu et les CERM émises par le major Storrier, plus particulièrement au niveau de la prise de médication et de la possibilité de la cesser. Il a aussi relevé que l’affirmation du major Storrier suivant laquelle le demandeur pourrait avoir besoin des services immédiats d’un spécialiste par suite d’une crise reliée à une maladie chronique n’était pas corroborée par le Dr Fallu.

[30]           En réponse aux interrogations de l’analyste, le capitaine Courchesne a souligné que la D Pol San était l’autorité agissant pour le compte du médecin-chef. Il a indiqué que les CERM n’étaient jamais appliquées en fonction d’un seul diagnostic, mais que certaines maladies, de par leur nature, étaient imprévisibles et graves, et étaient donc plus susceptibles d’entraîner des CERM importantes.

[31]           Quant à la situation du demandeur, le capitaine Courchesne a indiqué que les CERM avaient été attribuées en fonction des connaissances générales de la D Pol San relativement au trouble bipolaire, de la nécessité pour les personnes atteintes de cette maladie de prendre des médicaments, des risques de rechutes liés à cette condition et des facteurs susceptibles d’entraîner une aggravation des symptômes. Il a aussi noté que les opinions et recommandations des médecins civils étaient considérées, mais que leur opinion quant aux risques posés par une pathologie était peu utile parce qu’ils n’ont pas d’expérience militaire. Il a jugé que les CERM attribuées au demandeur étaient justifiées. Il est utile de reprendre l’extrait suivant de l’opinion du capitaine Courchesne parce qu’il expose clairement le fondement de son raisonnement et de son opinion :

5. […] Le Cplc (retraité) Bouchard a été diagnostiqué bipolaire de type 2. Le trouble bipolaire est une maladie psychiatrique chronique dont l’évolution est imprévisible, elle diminue et s’intensifie généralement au fil du temps et elle est marquée par des rechutes et des rémissions. L’on prescrit des médicaments, lesquels sont nécessaires pour contrôler les symptômes. Quatre-vingt-dix pour cent des sujets atteints du trouble bipolaire ont fait l’objet d’au moins une hospitalisation psychiatrique et environ les deux-tiers ont été hospitalisés au moins deux fois durant leur vie. On sait aussi que les périodes de stress prolongé, le fait de ne pas avoir accès à de la médication et des périodes sans sommeil peuvent provoquer une aggravation des symptômes. Voilà pourquoi cette pathologie n’est pas compatible avec les opérations militaires et le contexte militaire.

6. Les renseignements et les recommandations des consultants civils sont pris en considération lorsqu’on impose des CERM. Bien que nous appréciions les opinions de spécialistes pour ce qui est des risques, comme celle exprimée par le Dr Fallu, nous trouvons ces affirmations peu utiles puisque ces spécialistes n’ont aucune expérience des opérations militaires. Voilà pourquoi on confie aux médecins chevronnés à l’emploi de la Section des normes de la D Pol San la tâche d’attribuer et d’approuver les CERM finales et permanentes. Ils prennent en considération, non seulement le diagnostic (confirmé par la spécialiste), mais également l’anamnèse naturelle de la maladie, les besoins médicaux pour ce qui est de la médication, du soutien constant et le niveau de soutien médical en cas d’exacerbation ou d’aggravation de la pathologie. Par conséquent, le Major Storrier avait absolument raison de prendre en considération l’opinion du Dr Fallu, mais d’attribuer des CERM en fonction de sa connaissance de l’état pathologique et de son application dans un contexte militaire et opérationnel. Les CERM qui ont été attribuées sont conformes à cet état pathologique chronique. Nous sommes également d’accord avec l’évaluation du Major Storrier selon laquelle le plaignant doit prendre des médicaments tous les jours. L’anamnèse naturelle de cette maladie indique que l’arrêt de la médication augmente les risques d’une rechute nécessitant les services d’un spécialiste. Dans l’ensemble, nous sommes en désaccord avec l’évaluation du Dr Fallu. Le Dr Fallu peut être en désaccord avec les CERM attribuées, mais nous sommes les spécialistes médicaux militaires.

[32]           L’analyste a aussi souligné que le Comité estimait que la matrice de risque aurait dû être utilisée pour évaluer l’aptitude du demandeur. Le capitaine Courchesne a répondu que la matrice de risque médical n’était pas en vigueur lorsque des CERM ont été attribuées au demandeur et il a précisé que, même si elle avait été utilisée, le demandeur aurait été classé dans la catégorie à haut risque de récurrence.

[33]           Le capitaine Courchesne a conclu en indiquant que la D Pol San n’appliquait pas de politique de tolérance zéro pour une maladie ou un diagnostic précis et que chaque cas était évalué selon son propre mérite. Il a par ailleurs ajouté que certaines maladies, en raison de leur nature, de leur évolution clinique, et de la nécessité de prendre des médicaments pour en contrôler les symptômes, étaient plus susceptibles de donner lieu à des CERM qui ne cadrent pas avec le principe d’universalité de service.

[34]           La décision du CEMD reprend essentiellement les opinions émises par la D Pol San. Il ressort de sa décision que le CEMD a retenu les éléments suivants :

         Le diagnostic de maladie bipolaire de type II est incontestable et il a été formulé par le médecin spécialiste du demandeur.

         Concernant la prise de médication, il a noté les opinions divergentes du Dr Fallu et du directeur de la D Pol San et a indiqué que l’évaluation faite par la D Pol San à l’effet que le demandeur devait prendre des médicaments tous les jours était justifiée dans le contexte militaire, et ce, en raison du diagnostic de bipolarité de type II et de l’aspect chronique et imprévisible de cette maladie.

         Il a exprimé son désaccord avec l’assertion du demandeur suivant laquelle les CERM qui lui ont été attribuées ne représentent pas son état de santé. Il a indiqué que la D Pol San était la seule autorité au sein des FAC qui avait la compétence pour revoir et approuver les catégories médicales permanentes et les CERM et que l’examen se fait à la lumière de l’ensemble du dossier médical du militaire concerné. Il a aussi noté que la D Pol San avait confirmé que les informations et recommandations soumises par les spécialistes civils étaient considérées, mais que les autres informations et opinions émises par les spécialistes étaient rarement utiles dans l’établissement des CERM parce que ces médecins n’ont pas l’expérience requise pour émettre une opinion concernant les risques opérationnels. Il a ajouté que les CERM avaient été élaborées par un comité d’experts qui était composé d’officiers médicaux supérieurs et de psychiatres qui ont tous des connaissances et de l’expérience de déploiement opérationnel.

         Il a indiqué que les FAC n’appliquaient pas de politique de tolérance zéro, que chaque cas était évalué de façon indépendante et que les CERM n’étaient pas attribuées sur la seule base du diagnostic, mais également sur la base des données historiques de la maladie en cause.

         Il a indiqué être en accord avec l’opinion de la D Pol San selon laquelle la maladie bipolaire de type II requiert la prise de médicaments pour éviter les rechutes et que cette condition est incompatible avec les besoins opérationnels et le milieu militaire. La condition du demandeur le rend donc non déployable et va à l’encontre du principe de l’universalité de service.

         Quant à la matrice de risque médical, il a indiqué qu’il ne s’agissait que d’un outil de communication qui vise à articuler les risques associés aux conditions médicales des membres des FAC et qu’elle ne changeait pas la responsabilité ultime de la D Pol San d’attribuer des CERM permanentes. Il a ajouté que la matrice n’était pas en place lorsque des CERM avaient été attribuées au demandeur, mais que son utilisation l’aurait assurément placé dans une catégorie à risque élevé en raison du haut risque de récurrence des symptômes et des sérieuses préoccupations quant aux conséquences d’une rechute qui surviendrait en milieu opérationnel. Il a donc conclu que le médecin-chef du SQFT n’avait pas agi avec négligence en concluant que la matrice ne s’appliquait pas au dossier du demandeur.

         Il a également jugé que toutes les obligations en matière d’équité procédurale avaient été respectées.

III.             La question en litige et la norme de contrôle applicable

[35]           La seule question que soulève le présent dossier a trait à la raisonnabilité de la décision du CEMD de rejeter le grief du demandeur. Les parties conviennent que la décision du CEMD doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable. Je partage leur avis.

[36]           La décision du CEMD soulevait une question mixte de fait et de droit. Dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 51, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a indiqué que les questions qui touchent aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, ou encore, les questions mixtes de fait et de droit sont révisables suivant la norme de la décision raisonnable. Toujours dans Dunsmuir, au para 57, la Cour a aussi indiqué qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse complète pour déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’elle est déjà arrêtée par la jurisprudence.

[37]           En l’espèce, je suis satisfaite que la jurisprudence a établi que les décisions de l’autorité de dernière instance en matière des griefs des militaires des FAC qui soulèvent des questions de fait ou de questions mixtes de fait et de droit doivent être révisées suivant la norme de la décision raisonnable (Harris v Canada (Attorney General), 2013 FCA 278, [2013] FCJ No 1312, confirmant 2013 CF 571 au para 30, [2013] ACF no 595; Babineau c Canada (Procureur général), 2014 CF 398 au para 22, [2014] ACF no 440; Osterroth c Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2014 CF 438 au para 18, (sub nom Osterroth c Canada (Forces canadiennes, Chef d’État-Major)), [2014] ACF no 483; Moodie c Canada (Procureur général), 2014 CF 433 au para 44, [2014] ACF no 447; Lampron c Canada (Procureur général), 2012 CF 825 au para 27, [2012] ACF no 1713; Birks c Canada (Procureur général), 2010 CF 1018 aux para 25-27, [2010] ACF no 1278).

[38]           Appliquant la norme de la décision raisonnable, je dois vérifier si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Tel que l’a indiqué la Cour Suprême, au para 47 de Dunsmuir, « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

IV.             Positions des parties

A.                Arguments du demandeur

[39]           Le demandeur reproche essentiellement au CEMD d’avoir entériné la décision de la D Pol San de lui attribuer des CERM permanentes alors que la preuve au dossier ne soutenait pas l’attribution des restrictions qui lui ont été imposées. Le demandeur soutient que les CERM lui ont été imposées sans tenir compte de l’opinion du Dr Fallu, qui est son médecin spécialiste. Le demandeur ajoute qu’il appert des notes du Dr Brault qu’il a entériné l’opinion du Dr Fallu, et que la D Pol San s’en est écartée sans aucune justification.

[40]           Le demandeur avance que les CERM qui ont mené à sa libération sont fondées sur des généralisations et sur l’opinion de la D Pol San concernant le trouble bipolaire de type II de façon générale, sans qu’aucune analyse personnalisée de sa situation n’ait été faite. Il ajoute qu’au surplus, les CERM vont à l’encontre de l’opinion du Dr Fallu et ignorent le fait que la maladie bipolaire peut se présenter à des degrés variés.

[41]           Le demandeur avance aussi qu’il appert clairement du dossier que les CERM ont été attribuées de façon discriminatoire dans le contexte d’une politique de tolérance zéro à l’égard de toute personne atteinte du trouble bipolaire. Le demandeur soutient que la D Pol San et le CEMD prétendent que les FAC n’appliquent pas une politique de tolérance zéro, mais qu’il ressort clairement du dossier que, dans les faits, une telle politique est appliquée à l’endroit des personnes atteintes du trouble bipolaire. Le demandeur ajoute également qu’en omettant de procéder à une analyse personnalisée, la D Pol San lui a imposé des CERM sans tenir compte du Guide pour l’attribution des CERM aux individus ayant des maladies mentales.

[42]           Le demandeur soutient également que lorsque la D Pol San lui a imposé des CERM, elle n’a pas expliqué le fondement de sa décision, ni les raisons pour lesquelles elle avait complètement écarté l’opinion du psychiatre du demandeur. Le demandeur avance que dans sa décision, le CEMD n’explique pas non plus pourquoi il retient l’opinion de la D Pol San plutôt que celle du Dr Fallu.

[43]           Pour le demandeur, en entérinant les CERM qui lui ont été imposées et le processus administratif qui a mené à sa libération, le CEMD a rendu une décision qui ne peut raisonnablement s’appuyer sur la preuve au dossier. Il avance aussi que la décision du CEMD n’est pas suffisamment motivée parce que l’écart entre l’opinion du Dr Fallu et les CERM demeure inexpliqué.

[44]           Le demandeur soutient de plus qu’il était déraisonnable de considérer que la matrice de risque médical ne s’appliquait pas à son dossier et de considérer, sans aucune analyse, que son application aurait, de toute façon, mené au même résultat.

B.                 Arguments du défendeur

[45]           Le défendeur soutient que la décision rendue par le CEMD appartient aux issues possibles raisonnables en regard de la preuve et insiste sur le fait que la Cour doit éviter de substituer sa propre opinion à celle du CEMD. Le défendeur a insisté sur le haut niveau de déférence qui doit être exercé à l’égard des décisions du CEMD qui agit comme autorité de dernière instance en matière de griefs, en raison de sa connaissance et de son expertise relativement à tous les aspects du contexte militaire.

[46]           Le défendeur soutient que la décision du CEMD est étoffée, articulée, intelligible, qu’elle est raisonnablement fondée sur la preuve et qu’il a indiqué pourquoi il était en désaccord avec les recommandations formulées par le Comité. Le défendeur ajoute qu’il ressort clairement de la décision, que le CEMD a considéré tous les éléments de preuve pertinents et les moyens invoqués par le demandeur et son analyse permettent clairement de comprendre le fondement de sa décision.

[47]           Le défendeur soutient également que l’opinion de la D Pol San suivant laquelle la maladie bipolaire de type II est une maladie chronique dont l’évolution est imprévisible et qui diminue ou s’intensifie au fil du temps avec des périodes de rechutes et de rémissions était tout à fait raisonnable et caractéristique des connaissances médicales liées à cette pathologie. Le défendeur soutient qu’il était tout aussi raisonnable, à la lumière de la connaissance médicale sur la bipolarité, de conclure qu’il s’agit d’une maladie qui requiert la prise de médicaments et qui entraîne un risque élevé de récurrence, et que les répercussions d’une rechute en milieu opérationnel peuvent être importantes. Le défendeur insiste sur le fait que rien dans la preuve médicale, y incluant les opinions émises par le Dr Fallu, ne permet de conclure avec certitude que le demandeur ne présente aucun risque de récurrence.

[48]           Le défendeur soumet que la condition du demandeur et sa capacité de servir au sein des FAC devaient ensuite être analysées en fonction du principe de l’universalité du service qui constitue un principe fondamental dans l’évaluation de l’aptitude d’un militaire à assumer ses fonctions militaires et à être déployable. À cet égard, le défendeur soutient que les médecins et les officiers des FAC sont les seules personnes qui possèdent l’expertise nécessaire pour évaluer et mesurer les risques, dans un contexte d’opération militaire, qui peuvent découler de la condition médicale d’un militaire.

[49]           Le défendeur avance également que la Cour d’appel fédérale dans McBride v Canada (Minister of National Defence), 2012 FCA 181 au para 38, [2012] FCJ No 747 [McBride] a clairement énoncé que les médecins civils ne pouvaient pas remettre en question les conclusions et opinions des médecins militaires quant aux effets et aux risques occasionnés par la condition médicale d’un membre des FAC.

V.                Analyse

[50]           Je considère, pour les motifs qui suivent, qu’en confirmant les CERM permanentes attribuées au demandeur et en confirmant la décision de le libérer pour des raisons médicales, le CEMD a rendu une décision déraisonnable qui justifie l’intervention de la Cour.

[51]           D’abord, il est clair que la décision de libérer le demandeur a comme fondement les CERM permanentes que la D Pol San a attribuées au demandeur. N’eut été de l’importance et du caractère restrictif des CERM imposées, l’examen administratif aurait très bien pu mener à un résultat différent. Le CEMD a d’ailleurs bien cerné cette relation de cause à effet lorsqu’il a indiqué qu’il devait déterminer si la libération du demandeur était justifiée et conforme aux politiques, mais que pour ce faire, il devait « examiner au préalable si la preuve médicale contenue au dossier appuie raisonnablement les contraintes à l’emploi pour raisons médicales (CERM) qui […] ont été attribuées [au demandeur] ».

[52]           Il ressort également de la décision que le CEMD a clairement entériné l’ensemble de l’opinion de la D Pol San et sa décision reprend essentiellement les opinions et commentaires émis par le capitaine Courchesne, directeur de la D Pol San.

[53]           Avec respect, j’estime que l’étude du dossier ne permet pas de conclure que le processus ayant mené à l’attribution des CERM imposées au demandeur, et ultimement à la décision de le libérer des FAC, était logique et rationnel. À mon avis, la façon dont la D Pol San a traité la preuve médicale au dossier était insuffisante, et en entérinant les opinions émises par la D Pol San, le CEMD a rendu une décision qui ne possède pas les attributs de la raisonnabilité.

[54]           D’abord, il est clair que la limitation qui a été fatale dans le dossier du demandeur est celle relative à la prise de médicaments. Le major Storrier a indiqué, sans aucune explication, que le demandeur devait prendre des médicaments tous les jours sans quoi il pourrait avoir une crise reliée à sa condition médicale chronique qui nécessiterait les services d’un médecin spécialiste sans délai. C’est cette limitation qui, lorsqu’envisagée dans le contexte d’une opération militaire, a fondé l’opinion suivant laquelle le demandeur n’était pas déployable.

[55]           D’abord, il ressort clairement des commentaires que le capitaine Courchesne, directeur de la D Pol San, a soumis dans le cadre du processus de grief, que les opinions de la D Pol San sont  fondées sur l’appréciation générale que fait ses médecins du trouble bipolaire et de ses caractéristiques, et rien n’indique qu’une analyse individualisée de la condition du demandeur, fondée sur son propre historique médical, a été faite. Au contraire, toutes les assertions de la D Pol San renvoient à son appréciation du trouble bipolaire en général. Pourtant, dans les commentaires qu’elle a émis à l’intention du Comité, la D Pol San a indiqué que lorsqu’elle impose des CERM, elle tente d’examiner le type de médicaments prescrits, la fréquence des variations d’humeur ainsi que les soins et services qui ont été nécessaires pour stabiliser l’état du militaire. De plus, le Guide pour l’attribution des CERM aux individus ayant des maladies mentales commande lui aussi une analyse individualisée. Les extraits suivants sont pertinents :

Définition des CERM permanents

36. L’établissement des CERM permanents liés à un trouble mental est effectué par le médecin (omnipraticien), lequel a une connaissance approfondie des fonctions et des tâches des militaires. Quand il procède à l’établissement des CERM permanents, cependant, le médecin (omnipraticien) doit obtenir l’opinion d’un praticien spécialisé en soins de santé mentale qui possède une expertise dans le pronostic et l’évolution des troubles mentaux. On recommande souvent de confier l’évaluation à une équipe interdisciplinaire.

37. […] l’évaluateur doit tenir compte du risque de récurrence et de la probabilité que la récurrence du trouble soit accompagnée d’une déficience importante.

38. Normalement, les CERM permanents doivent être recommandés uniquement parce que le militaire souffrant d’un trouble mental souffre également d’une déficience permanente. Le risque de récurrence (et des déficiences/incapacités connexes) est le seul autre facteur significatif. Ce facteur doit aussi être incorporé dans l’évaluation en vue des CERM permanents.

39. Quand il détermine si une déficience liée à un trouble mental est permanente, l’évaluateur doit tenir compte du pronostic, évaluer si le trouble mental est stable et décider si le rétablissement psychologique maximal a été atteint. La définition du rétablissement psychologique maximal dépend de la qualité et de l’efficacité du traitement reçu durant la manifestation du trouble, ainsi que de l’efficacité des tentatives de réadaptation.

[Je souligne.]

[56]           Or, rien dans le dossier permet de conclure que dans son appréciation de la condition du demandeur, la D Pol San a examiné et considéré la fréquence des variations dans son humeur, le type de médication qu’il prenait, les soins et les services qui ont été requis pour stabiliser son état et la présence ou l’absence de limitations découlant de son état, etc. Le seul médecin qui a apprécié en détail la situation personnelle du demandeur est le Dr Fallu. Il est utile de rappeler que le Dr Fallu est un psychiatre dont l’expertise est reconnue par les FAC qui retiennent régulièrement ses services.

[57]           Les restrictions émises, et plus particulièrement celle relative à la prise de médicament est en complète contradiction avec l’opinion émise par le Dr Fallu. Ce dernier a indiqué que le demandeur avait fonctionné sans problème pendant environ cinq ans avant que son trouble bipolaire ne soit diagnostiqué, tout en étant symptomatique. Il a également indiqué qu’il avait prescrit au demandeur de la médication à titre préventif et que ce dernier pouvait cesser sa médication en tout temps, que le pronostic était bon, que le risque de récurrence était très faible, que le demandeur avait besoin d’un suivi médical une à deux fois par année, que sa condition n’entraînait aucune limitation particulière ou prévisible et qu’il pouvait tolérer des situations de stress extrême.

[58]           Le Dr Brault, qui est le seul médecin militaire qui a examiné le demandeur a, lui aussi, noté dans ses notes d’examen que le demandeur avait fonctionné normalement jusqu’à ce jour et qu’il pouvait cesser de prendre sa médication sans complication. Toutefois, Dr Brault a recommandé un profil médical qui apparaît en contradiction avec les notes d’examen qu’il a consignées au dossier, mais rien au dossier ne laisse entendre qu’on a demandé au Dr Brault d’expliquer cette apparente divergente.

[59]           Pour sa part, le capitaine Courchesne, et le CEMD qui a entériné son opinion, a indiqué être en désaccord avec l’opinion du Dr Fallu. La D Pol San n’avait pas l’obligation de retenir l’opinion du Dr Fallu, mais à mon avis, les explications qu’elle a données pour justifier son appréciation de la condition du demandeur ne sont pas rationnelles et sont nettement insuffisantes dans le contexte du présent dossier.

[60]           D’abord, le capitaine Courchesne a exprimé son désaccord avec le Dr Fallu mais il n’a aucunement expliqué, autrement que par des généralités, pourquoi il écartait l’opinion du Dr Fallu et son appréciation de la condition du demandeur. Dans les commentaires qu’elle a transmis au Comité, la D Pol San a indiqué que les personnes qui souffrent de trouble bipolaire ont besoin de conditions stables et de médicaments, et que la prise de médicaments de façon indéfinie est en soi une violation du principe de l’universalité du service. Dans sa lettre du 26 février 2013, le capitaine Courchesne a indiqué que l’évolution de la maladie bipolaire est entièrement imprévisible ce qui la rend incompatible avec les opérations militaires. Il a également indiqué que le demandeur avait besoin d’un horaire de sommeil régulier, ce qui s’avère souvent impossible lors d’un déploiement militaire.

[61]           Les opinions émises par le capitaine Courchesne sont toutes basées sur des généralisations et semblent écarter toute possibilité que le trouble bipolaire puisse se manifester à des degrés divers selon les individus. Le capitaine Courchesne écarte complètement l’avis du Dr Fallu sur la base de généralités sans expliquer pourquoi il est d’avis que l’appréciation que Dr Fallu fait de la condition de son patient est erronée.

[62]           Le capitaine Courchesne a par ailleurs indiqué que les opinions des médecins civils quant aux risques que pose une condition médicale dans un contexte militaire étaient d’une utilité limitée parce que ces derniers n’ont pas une connaissance et une expertise du contexte militaire.

[63]           Je reconnais d’emblée l’expertise particulière que possèdent les médecins militaires et les officiers militaires lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact, les risques et les conséquences qu’une condition médicale donnée peut entraîner sur la capacité d’un militaire d’être déployé et de respecter le principe de l’universalité de service. La particularité du contexte militaire, et surtout celle des opérations militaires, requiert que les médecins et les officiers militaires aient la discrétion nécessaire pour apprécier les conséquences qui peuvent découler de la condition médicale des membres des FAC dans un contexte opérationnel.

[64]           Toutefois, en l’espèce, ce n’est pas l’opinion du Dr Fallu relativement aux risques que pose la condition médicale du demandeur dans un contexte militaire qui a été écartée, mais bien son opinion quant à la condition même du demandeur, à sa sévérité et au traitement requis pour la contrôler.

[65]           Lorsqu’elle analyse le dossier médical d’un militaire pour déterminer si des CERM doivent être imposées, la D Pol San doit, dans un premier temps, évaluer la condition du militaire et porter un jugement sur divers éléments dont la nature de sa pathologie, la sévérité de sa condition, le traitement requis, sa capacité de demeurer stable, l’existence ou l’absence de limitations découlant de sa condition, les risques de rechute, les symptômes susceptibles de se manifester en cas de rechute, etc. Ce premier volet vise à bien cerner l’état du militaire de même que les limitations et les risques qui découlent de sa condition. Cette première étape implique une appréciation de nature médicale qui n’est pas tributaire du contexte militaire. Bien sûr, la condition médicale du militaire, incluant ses conséquences et les risques qui y sont associés, doit ensuite être appréciée à la lumière des besoins et des obligations particulières des FAC dans un contexte d’opérations militaires, et ce, afin de déterminer si la condition médicale du militaire doit entraîner des CERM permanentes. Mais si l’appréciation de la condition d’un militaire est erronée à la base, ou si elle n’est pas suffisamment justifiée, tout l’examen qui mène à l’attribution de CERM permanentes, et ultimement à l’imposition d’une mesure administrative en raison des CERM, s’en trouve vicié.

[66]           Le défendeur s’est appuyé sur McBride pour affirmer que la Cour d’appel fédérale avait énoncé que les médecins civils ne pouvaient pas remettre en question les opinions et conclusions des médecins militaires quant aux effets et aux risques occasionnés par la condition médicale d’un militaire. Dans cette affaire, le demandeur reprochait aux FAC de ne pas lui avoir divulgué certains documents et notamment la politique administrative qui guide les médecins dans l’attribution de CERM. La Cour, au paragraphe 38, a énoncé ce qui suit :

38   Mr. McBride argues that the failure to disclose the policy document CFP 154 is also a breach of procedural fairness. As noted earlier, CFP 154 is a document intended to assist military physicians in assessing MELs. Mr. McBride argues that, without access to CFP 154, a non-military physician cannot challenge the specific limitations imposed by the Director, Medical Policy. I am not persuaded that it is the role of a civilian physician to second-guess the judgment of a military physician as to the effect of a medical condition on a member's ability to perform core military tasks. The civilian physician can provide a second opinion as to the diagnosis and prognosis for recovery, and he or she may offer comments with respect to the effect of that condition on the member's ability to function in civilian life. However, I accept the Canadian Forces' submission that it is not the role of a civilian physician to apply the criteria set out in CFP 154 and its affiliated policies to a member of the Canadian Forces. Consequently, I am of the view that the failure to disclose CFP 154 did not amount to a breach of procedural fairness.

[Je souligne]

[67]           Le contexte du présent dossier est distinct de celui qui prévalait dans McBride parce que comme je l’ai mentionné, la D Pol San n’a pas seulement écarté l’opinion du Dr Fallu quant à son évaluation de la capacité du demandeur de fonctionner dans le contexte d’opérations militaires; elle a écarté l’avis qu’il a émis relativement à la sévérité de la condition du demandeur, à la possibilité qu’il puisse arrêter sa médication, à l’absence de limitations découlant de sa condition, au pronostic et au très faible risque de récurrence. Ces éléments ne sont pas propres au contexte militaire et ils relèvent clairement de l’expertise en psychiatrie du Dr Fallu.

[68]           La D Pol San n’avait pas l’obligation de retenir l’opinion du Dr Fallu mais en l’écartant, elle avait le devoir d’expliquer le fondement de sa décision. Je considère que dans le contexte du présent dossier, il était nettement insuffisant de la part de la D Pol San, qu’elle se limite à exprimer son désaccord avec l’évaluation du Dr Fallu en se fondant sur des affirmations générales quant à la nature du trouble bipolaire, sans aucune référence au cas particulier du demandeur. Le Dr Fallu a émis son opinion sur les questions spécifiques qui lui ont été posées par les FAC qui avaient trait à la condition du demandeur et qui relevaient de sa spécialité.

[69]           L’attribution de CERM permanentes a été déterminante dans la révision du profil médical de demandeur, dans l’examen administratif, et dans la décision de libérer le demandeur des FAC. Or, la preuve au dossier ne permet pas de comprendre pourquoi l’appréciation individualisée et spécialisée du Dr Fallu a été écartée au profit de celle de la D Pol San sur une question purement médicale. De plus, rien au dossier ne permet de penser que la D Pol San s’est appuyée sur de la littérature médicale pour écarter l’opinion du Dr Fallu.

[70]           De plus, le capitaine Courchesne et le CEMD ont tous les deux indiqué qu’aucune politique de tolérance zéro n’était appliquée par les FAC et que chaque dossier était apprécié à son propre mérite en ne limitant pas l’examen au seul diagnostic. Pourtant, à deux reprises dans sa lettre du 26 février 2013, le capitaine Courchesne indique de façon expresse que la maladie bipolaire est en soi incompatible avec les opérations militaires et le contexte militaire. Une telle affirmation me semble prédéterminer l’issue de toute évaluation de la situation personnelle de militaires atteints d’un trouble bipolaire.

[71]           Dans sa décision, le CEMD a clairement entériné l’opinion de la D Pol San. Il a d’ailleurs repris l’essentiel des commentaires émis par le capitaine Courchesne et noté que c’est la D Pol San qui avait la compétence pour émettre des CÉRM. En entérinant l’avis de la D Pol San sans expliquer pourquoi il préférait l’opinion de la D Pol San à celle du Dr Fallu autrement qu’en indiquant que la D Pol San était « la seule autorité des FAC de compétence à revoir et à approuver les catégories médicales permanentes et les CERM », le CEMD a, à mon avis, rendu une décision qui ne possède pas les attributs de la raisonnabilité. Le CEMD n’a pas expliqué pourquoi il écartait l’opinion du médecin spécialiste qui traite le demandeur au profit de celle de la D Pol San. Par conséquent, il m’est impossible de conclure que la décision du CEMD est fondée sur un processus décisionnel rationnel et non arbitraire et le traitement qu’il a fait de la preuve médicale contradictoire m’apparaît nettement insuffisant.

[72]           La Cour d’appel fédérale a récemment rappelé, dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au para 99, [2014] ACF no 472, le rôle de la Cour de révision qui applique la norme de la raisonnabilité. Écrivant au nom de la Cour, le juge Stratas, s’est exprimé comme suit :

99   Lorsqu'elle effectue un examen selon la norme de la raisonnabilité de conclusions de fait telles que celles-ci, la Cour n'a pas pour mission d'apprécier de nouveau les éléments de preuve versés aux débats. Elle doit alors plutôt se limiter à rechercher si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée, comme l'absence totale de recherche des faits, le défaut, lors d'une telle recherche, de respecter une exigence expresse de la loi, le caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits ou l'absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée (Conseil de l'éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., District 15, [1997] 1 R.C.S. 487, aux paragraphes 44 et 45; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l'industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, à la page 669).

[73]           En l’espèce, je suis d’avis que les explications données, où l’absence d’explications satisfaisantes pour écarter l’opinion du Dr Fallu, rendent la conclusion du CEMD irrationnelle et arbitraire. Il s’agit d’un cas, où à mon avis, la manière dont la D Pol San et le CEMD ont de traiter la preuve médicale était insuffisante (Yantzi v Canada (Attorney General), 2014 FCA 193, au para 5).

[74]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision du CEMD est annulée.

3.      Le dossier soit retourné au CEMD afin qu’il prenne les dispositions qui s’imposent pour que le processus ayant mené à l’attribution des CERM permanentes et à l’examen administratif ayant mené à la libération du demandeur soit repris du début par des intervenants différents.

4.      Le tout avec dépens en faveur du demandeur.

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-250-14

 

INTITULÉ :

MARTIN BOUCHARD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 OCTOBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 décembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Juliana Rodriguez

 

Pour le demandeur

 

Chantal Sauriol

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caza, Gagnon avocats

Sherbrooke (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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