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Date : 20150107


Dossier : T-296-13

Référence : 2015 CF 17

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2015

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

demanderesse

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET LA MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

ICOS CORPORATION

défenderesse/brevetée

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une requête présentée par Eli Lilly Canada Inc. (Lilly) en vue d’obtenir, conformément au paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 et à l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, une ordonnance interdisant la délivrance d’un avis de conformité (AC) à Mylan Pharmaceuticals ULC (Mylan) relativement à une version générique du tadalafil, vendu par Lilly sous la nom commercial CIALIS, jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2,226,784 (le brevet 784).

[2]               Mylan, en revanche, soutient que la demande de Lilly devrait être rejetée parce que le brevet 784 est invalide pour cause d’absence d’utilité et pour cause de double brevet relatif à une évidence.

[3]               Pour les motifs exposés ci-après, j’en suis arrivé à la conclusion que la demanderesse s’est acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer, selon la prépondérance des probabilités pour les besoins de la présente instance, que le brevet 784 est valide et qu’une ordonnance interdisant à la ministre de la Santé de délivrer un AC devrait être rendue.

I.                   Contexte

[4]               La dysfonction érectile, communément appelée DE, est un état pathologique décrit comme l’incapacité pour un homme d’avoir et de maintenir une érection suffisamment solide pour une pénétration vaginale et des rapports sexuels. La DE est un état pathologique extrêmement courant qui toucherait plus de 50 p.100 des hommes âgés de 40 à 70 ans.

[5]               On considère généralement qu’un muscle est au repos lorsqu’il est relâché. Pour le pénis, l’inverse est vrai. Le pénis contient deux cavités symétriques situées au-dessus et de part et d’autre de l’urètre qu’on appelle corps caverneux. Ceux-ci sont constitués de petits vaisseaux sanguins ou de passages entourés de fibres musculaires lisses capables de se contracter ou de se relâcher, à l’instar de tous les muscles. Lorsqu’il est contracté, le muscle lisse limite le débit sanguin dans les vaisseaux du réseau artériel entrant dans les corps caverneux, agissant de façon semblable à une ligature. Le sang sort des corps caverneux par les veines à peu près au même rythme qu’il entre dans les artères, maintenant le pénis dans un état de non-érection. Lorsqu’une érection est déclenchée, le muscle lisse entourant les vaisseaux sanguins dans le réseau artériel et les corps caverneux se relâche et ne comprime plus les artères qui amènent le sang aux corps caverneux. Le sang afflue ensuite dans le tissu très vascularisé des corps caverneux, qui enflent. Ce gonflement, à son tour, comprime les veinules de la membrane renfermant les corps caverneux, réduisant la taille de leurs passages internes et leur capacité à drainer le sang des corps caverneux. Le résultat est que le pénis devient gorgé de sang et rigide.

[6]               Le relâchement du muscle lisse du pénis est donc un élément clé de l’érection. Qu’est-ce qui provoque donc la contraction et le relâchement du muscle lisse? Les muscles lisses, qu’on trouve dans de nombreuses parties du corps, sont sous le contrôle du système nerveux autonome involontaire. Le relâchement des muscles lisses résulte d’une cascade ou d’une série de réactions biochimiques très complexes dans le corps impliquant des messagers chimiques qui agissent sur des systèmes de communication appelés « voies ».

[7]               À la date de priorité du brevet 784, on savait qu’il existait de nombreuses voies différentes pouvant mener au relâchement du muscle lisse du pénis. La voie concernée par le brevet est la voie NO/GMPc. Dans cette voie, la stimulation sexuelle entraîne la libération de monoxyde d’azote (NO) par les nerfs non adrénergiques non cholinergiques (NANC). Lors de la stimulation, les nerfs NANC libèrent d’un coup une grande quantité de monoxyde d’azote. On sait que cet afflux est le principal responsable de l’érection.

[8]               Le monoxyde d’azote traverse la membrane cellulaire. À l’intérieur de la cellule, il stimule la guanylate cyclase, laquelle convertit la guanosine triphosphate (GTP) en guanosine monophosphate cyclique (GMPc). L’augmentation de la quantité de GMPc dans une cellule musculaire lisse entraîne le relâchement du muscle lisse et finalement une érection.

[9]               Une classe d’enzymes nommées phosphodiestérases (PDE) régule également les concentrations intracellulaires de GMPc. L’une de ces phosphodiestérases, la PDE V, décompose la GMPc en sa forme non cyclique, la GMP. Contrairement à la GMPc, la GMP ne provoque pas le relâchement du muscle lisse. Le tadalafil agit en inhibant la PDE V, empêchant cette dernière de décomposer la GMPc en GMP inactive. L’augmentation des concentrations de GMPc facilite ensuite le relâchement du muscle lisse.

[10]           Le tadalafil a initialement été mis au point par les Drs Daugan et Grondin et leurs collègues chez GlaxoSmithKline (Glaxo). Le produit a d’abord été divulgué et revendiqué dans le brevet canadien no 2 181 377 (le brevet 377), déposé au Canada le 19 janvier 1995 avec comme date de priorité le 21 janvier 1994. Il a été publié le 27 juillet 1995. Le brevet 377 revendique de nouveaux composés, notamment le tadalafil, des compositions pharmaceutiques et l’utilisation du tadalafil dans le traitement de divers troubles dans lesquels le relâchement des muscles lisses est considéré comme bénéfique, dont les troubles cardiovasculaires. Le brevet est intitulé « Dérivés tétracycliques, leurs procédés de préparation et leur utilisation ».

II.                Le brevet en cause

[11]           Le brevet 784 a été déposé au Canada le 11 juillet 1996 avec comme date de priorité le 14 juillet 1995. Il est intitulé « Utilisation d’inhibiteurs de phosphodiestérase spécifique de GMPc dans le traitement de l’impuissance » et son seul inventeur est le Dr Daugan. Le brevet 784 concerne l’utilisation de certains dérivés tétracycliques qui sont des inhibiteurs puissants et sélectifs de la PDE V pour le traitement de l’impuissance.

[12]           Selon le mémoire descriptif, de nombreux médicaments différents peuvent induire l’érection du pénis, mais ne sont efficaces que lorsqu’ils sont injectés directement dans le pénis et n’ont pas été approuvés pour le traitement de la DE. Le traitement médical actuel consiste en l’injection de substances vasoactives ou en l’utilisation de timbres de trinitrate de glycéryle appliqués sur le pénis; bien que ces traitements soient efficaces, ils causent souvent des effets secondaires indésirables.

[13]           La partie « description » du mémoire descriptif décrit ensuite les composés de l’invention (le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil) et indique que ces composés, de façon « inattendue », se sont révélés utiles pour le traitement de la dysfonction érectile. [traduction] « De plus, les composés peuvent être administrés par voie orale, ce qui élimine les inconvénients liés à l’administration intracaverneuse » (pages 3 et 4 du brevet).

[14]           L’essentiel de l’invention est décrit de la manière suivante :

[traduction]

Il a été démontré que les composés de la présente invention sont des inhibiteurs puissants et sélectifs de la PDE spécifique de la GMPc. Il a maintenant été découvert de façon surprenante que les corps caverneux humains contiennent trois enzymes PDE distinctes. La PDE prédominante s’est étonnamment révélée être la PDE spécifique de la GMPc. Vu leur capacité à inhiber sélectivement la PDE V, les composés de la présente invention peuvent élever les taux de GMPc, ce qui peut à son tour permettre le relâchement des tissus des corps caverneux et par conséquent l’érection du pénis.

(brevet 784, à la page 4)

[15]           L’administration par voie orale est dite être la « voie privilégiée » puisqu’elle est la plus pratique et permet d’éviter les inconvénients associés à l’administration intracaverneuse, mais le médicament peut également être administré par voie sublinguale ou buccale. Les doses orales du composé pour le traitement curatif ou prophylactique de la DE sont de 0,5 à 800 mg par jour et le schéma posologique est déterminé par un médecin. Pour l’usage humain, les composés seront administrés en mélange avec un excipient pharmaceutique choisi en fonction de la voie d’administration prévue : [traduction] « Par exemple, le composé peut être administré par voie orale, buccale ou sublinguale, sous forme de comprimés contenant des excipients tels que de l’amidon ou du lactose, ou sous forme de capsules ou d’ovules, seul ou mélangé à des excipients, ou sous forme d’élixirs ou de suspensions contenant des agents aromatisants ou colorants » (brevet 784, p. 5).

[16]           Le brevet 784 comprend des données provenant de deux essais in vitro sur le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil. Le premier essai montre que, à proximité de l’enzyme PDE V, les composés inhibent son activité. Le deuxième essai montre que les composés peuvent pénétrer dans les cellules musculaires lisses de l’aorte du rat et y prolonger la réponse de la GMPc. Ensemble, ces données indiquent que les composés sont de puissants inhibiteurs de la PDE V in vitro. Le brevet indique également que les composés se sont révélés être des inhibiteurs très sélectifs de la PDE V par rapport à d’autres PDE, mais ne fournit pas ces données. Le brevet 784 ne contient aucune donnée provenant d’essais in vivo ou d’études cliniques sur l’un de ses composés.

[17]           Le brevet 784 comprend 28 revendications se rapportant pour la plupart à des usages pharmaceutiques des composés du brevet, y compris l’utilisation pour le traitement de la DE. Les revendications ayant la portée la plus restreinte ne concernent que le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil. La revendication dépendante 18 ne concerne que la voie d’administration orale; les autres revendications concernent le « traitement » général, sans se limiter à une voie en particulier.

[18]           Lilly a initialement fait valoir dix revendications du brevet 784 dans son avis de demande. Seules les revendications 2, 4, 12, 14 et 15 étaient abordées dans sa preuve, et Mylan a préparé sa preuve en conséquence. Il existe un différend quant à savoir si Lilly fait également valoir la revendication 18. Après avoir reçu la preuve de Mylan, Lilly a présenté une contre-preuve dans laquelle ses experts ont abordé la revendication 18, et a fait valoir la revendication dans son mémoire. Mylan soutient que cette tentative de [traduction] « rétablissement d’une revendication retirée » est malhonnête, mais n’a pas fourni d’élément de preuve indiquant que Lilly avait effectivement renoncé à cette revendication. Le fait que ses deux experts aient indiqué dans leur affidavit qu’un avocat de Mylan les avait informés que seules les revendications 2, 4, 12, 14 et 15 étaient en litige est nettement insuffisant pour établir que Lilly avait fourni des renseignements selon lesquels elle ne faisait pas valoir la revendication 18. En effet, Mylan ne s’est pas efforcé de développer cet argument au cours de l’audience.

[19]           Les revendications comme telles sont reproduites à l’annexe. L’interprétation des revendications proposée par Lilly n’est pas contestée.

[20]           La revendication 2 concerne une composition pharmaceutique destinée au traitement de la DE chez un animal mâle et comprenant un composé choisi dans un groupe comptant deux composés, soit le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil.

[21]           La revendication 4 concerne la composition de la revendication 2 pour utilisation chez les mâles humains.

[22]           La revendication 12 concerne l’utilisation du tadalafil ou du 3‑méthyl tadalafil pour le traitement de la DE chez un animal mâle. Contrairement aux revendications 2, 4 et 15, la revendication 12 ne se limite pas à une composition pharmaceutique en particulier, mais promet encore qu’un ou l’autre des composés traitera la DE chez un animal mâle.

[23]           La revendication 14 ne fait qu’ajouter à la revendication 12 l’élément selon lequel l’animal mâle est humain.

[24]           La revendication 15 concerne l’utilisation des compositions des revendications 2 et 4 pour le traitement de la DE chez un animal mâle.

[25]           La revendication 18 peut dépendre de la revendication 12 ou de la revendication 14, ou des deux. Lorsque l’on combine la revendication 18 aux revendications 12 et 14, on obtient une revendication concernant l’utilisation du tadalafil ou du 3‑méthyl tadalafil pour le traitement de la DE par voie orale, notamment chez les mâles humains.

III.             Les questions en litige

[26]           Par lettre datée du 21 décembre 2012, Mylan a produit un soi-disant avis d’allégation (AA) visant notamment le brevet 784. Dans son AA, Mylan allègue qu’elle ne contrefait pas plusieurs des revendications contenues dans le brevet 784, tandis que d’autres revendications sont invalides pour cause d’absence d’utilité ou, subsidiairement, pour cause de double brevet relatif à une évidence. Comme je l’ai mentionné précédemment, les revendications pertinentes au regard de la présente demande sont les revendications 2, 4, 12, 14, 15 et, selon les allégations, la revendication 18. Puisque Mylan n’a pas allégué la non-contrefaçon de ces revendications, le débat porte donc entièrement sur la validité de ces revendications.

[27]           Le 3 octobre 2014, la demanderesse a déposé une requête visant à faire radier du dossier les paragraphes 11 à 35 et les pièces 10 à 33 de l’affidavit de Carol Yau, les deux dernières phrases du paragraphe 19 et les notes infrapaginales 25 et 26 du mémoire des faits et du droit de Mylan et la dernière phrase du paragraphe 106, la citation que la suit et la note infrapaginale 159 du mémoire des faits et du droit de Mylan. Tous ces paragraphes, ces pièces et ces notes infrapaginales concernent des documents qui auraient été produits par Lilly dans une procédure européenne d’opposition à un brevet relié au VIAGRA sildénafil. À l’audience, j’ai fait savoir que la requête serait rejetée, parce que les arguments soulevés concernent davantage le poids que l’admissibilité des documents en question. Je développerai maintenant brièvement les motifs prononcés à l’audience.

[28]           La présente affaire soulève donc les questions suivantes :

A.                La requête en radiation de Lilly devrait-elle être accueillie?

B.                 L’allégation selon laquelle le brevet 784 est invalide pour cause d’absence d’utilité est-elle justifiée?

C.                 L’allégation selon laquelle le brevet 784 est invalide pour cause de double brevet relatif à une évidence par rapport au brevet 377 est-elle justifiée?

IV.             Analyse

Le fardeau de preuve et la personne versée dans l’art

[29]           Les parties s’entendent de manière générale en ce qui concerne le fardeau de la preuve et la personne versée dans l’art. Pour ce qui est du fardeau de preuve, la Cour d’appel a affirmé que la seconde personne doit d’abord produire une preuve qui est suffisante pour mettre les allégations d’invalidité « en jeu » et qui « n’est pas clairement inapte à étayer ses allégations d’invalidité » : Pfizer Canada Inc. c Canada (Santé), 2007 CAF 209, au paragraphe 109 (Pfizer Apo-Quinapril). La seconde personne ne peut pas s’acquitter de son fardeau initial simplement en détaillant l’allégation formulée dans l’AA. Une fois l’allégation mise en jeu, la première personne est tenue de s’acquitter de son fardeau en prouvant que l’allégation est injustifiée selon la prépondérance des probabilités : Pharmascience c Canada (Santé), 2014 CAF 133, aux paragraphes 33 à 36; Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2007 CF 971, au paragraphe 51 (Pfizer sildénafil), conf. par 2009 CAF 8. Si la preuve s’équivaut, la première personne n’aura pas réussi à démontrer que l’allégation d’invalidité n’est pas justifiée : Eli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2009 CF 320, aux paragraphes 37 à 40.

[30]           Quant à la personne versée dans l’art auquel s’adresse le brevet 784, les parties conviennent qu’il s’agit d’une équipe qualifiée dans le domaine de la découverte et du développement de médicaments dont les membres possèdent une expertise en chimie, en enzymologie, en pharmacologie, en évaluation préclinique et clinique des substances thérapeutiques candidates, et en prise en charge clinique de la DE. Les principaux membres de l’équipe de chimie et de pharmacologie seraient titulaires d’un doctorat, tandis que le ou les cliniciens seraient titulaires d’un doctorat en médecine (M.D.) ou l’équivalent. La personne versée dans l’art possède une expérience des essais cliniques ainsi qu’une connaissance de la physiologie de l’érection du pénis et de la pharmacologie du monoxyde d’azote, de la GMPc et des enzymes PDE, y compris les inhibiteurs de l’activité de la PDE, et connaît les développements importants et la littérature dans ces domaines.

La preuve

[31]           Les parties ont produit une preuve volumineuse composée d’affidavits et de contre‑interrogatoires, chacun accompagné de nombreuses pièces, dont des articles scientifiques et des résultats d’essais pharmaceutiques.

[32]           Lilly a produit les affidavits de deux témoins des faits : le Dr Daugan et le Dr Grondin. Lilly a également produit des éléments de preuve émanant de deux témoins experts : le Dr Brock et le Dr Goldstein. Enfin, Lilly a produit l’affidavit de Cindy Sue Potter, une stagiaire en droit, pour produire plusieurs pièces, dont le brevet 784 lui-même, l’AA et les nombreux articles scientifiques produits avec l’AA. Mylan a produit des éléments de preuve émanant de deux témoins experts : le Dr Murray et le Dr Melman. Les affidavits et les contre-interrogatoires de tous ces témoins ainsi que les pièces qui les accompagnent font partie du dossier de Lilly. Mylan a également produit l’affidavit de Carol Yau pour produire plusieurs pièces; par voie de requête en radiation, Lilly conteste l’admissibilité de bon nombre de ces pièces.

Le Dr Daugan

[33]           Le Dr Daugan est un chercheur pharmaceutique (chimiste médical) français qui travaille pour Glaxo, une société pharmaceutique française. Il est l’inventeur inscrit du brevet 784. Dans son affidavit, il décrit sa participation à l’élaboration du tadalafil, dans le cadre d’un projet de recherche visant à identifier des inhibiteurs de PDE V. Il relate qu’un brevet a été déposé lorsque le tadalafil a été développé pour la première fois (la version internationale du brevet 377), mais ce brevet n’envisageait pas l’utilisation du tadalafil pour traiter la DE. Après que ce brevet a été déposé, et après avoir discuté avec des collègues chez Glaxo à la lumière des publications scientifiques et des essais cliniques de la phase I du tadalafil, il a commencé à considérer que le tadalafil pourrait être utilisé pour traiter la DE. À ce stade-ci, le deuxième brevet a été déposé (la version internationale du brevet 784). Les pièces jointes à l’affidavit sont son curriculum vitae, deux articles publiés au sujet de la découverte du tadalafil et des carnets de notes de laboratoire.

Le DGrondin

[34]           Le Dr Grondin est également un chercheur qui travaille pour Glaxo. Son affidavit décrit son rôle dans la supervision des expériences menées in vitro avec le tadalafil, qui ont mené au dépôt international du brevet 784. Tout comme le Dr Daugan, il décrit la décision de déposer le brevet 784 après que les chercheurs ont prédit que le tadalafil – développé à l’origine pour traiter l’hypertension – pourrait également être utilisé pour traiter la DE. Les pièces jointes à l’affidavit comprennent son curriculum vitae, des articles publiés et des carnets de notes de laboratoire.

Le Dr Brock

[35]           Le Dr Brock est un urologue spécialisé dans la dysfonction érectile. Il a participé à des essais cliniques concernant des médicaments, entre autres le sildénafil et le tadalafil. Il agit comme consultant auprès de nombreuses sociétés pharmaceutiques, dont Eli Lilly. Ses éléments de preuve se composent d’un affidavit et d’un contre-interrogatoire (tous deux accompagnés de pièces, principalement des articles scientifiques) et d’un affidavit en réponse.

[36]           Dans son affidavit, le Dr Brock déclare que la mise au point d’un agent oral pour le traitement de la dysfonction érectile était un domaine actif de recherche médicale pendant des décennies avant la découverte du tadalafil. Le citrate de sildénafil n’a été découvert que peu de temps avant le dépôt du brevet du tadalafil (brevet 377). Avant la découverte du citrate de sildénafil, les limites conceptuelles importantes étaient dues à la conviction générale qu’un vasodilatateur général, tout en permettant d’augmenter le débit sanguin vers le pénis, entraînerait aussi presque certainement une importante hypotension systémique générale délétère pour la personne et, en conséquence, présenterait peu d’utilité clinique. Les précédents travaux expérimentaux dans le domaine de la dysfonction érectile avaient démontré le manque d’efficacité des agents oraux antérieurs, et l’injection de médicaments directement dans le pénis, pratique courante et acceptée, était considérée comme le mode d’administration de référence à l’époque (1990-1994).

[37]           Le possible rôle thérapeutique des effecteurs de la voie nerveuse NANC était connu et les inhibiteurs de la PDE avaient été identifiés à l’époque (juillet 1995), mais on ne savait pas comment en arriver à un traitement. Plusieurs grands experts avaient émis l’hypothèse qu’un inhibiteur de la PDE spécifique de la GMPc pourrait être utilisé pour le traitement de la dysfonction érectile, mais nul ne l’avait fait. La recherche de premier plan visait à étudier les voies physiologiques impliquées dans l’érection; elle n’était pas axée sur la mise au point d’un médicament clinique pour traiter la maladie. Les experts reconnaissaient que davantage de recherche était nécessaire avant qu’il ne soit possible de façon réaliste de cibler un mécanisme précis par lequel la dysfonction érectile pourrait être traitée. En 1994 et 1995, les principaux chercheurs ont continué d’étudier le recours à un donneur de monoxyde d’azote pour le traitement de l’impuissance, puisque beaucoup croyaient que cette méthode était préférable à l’inhibition de la PDE.

[38]           Par conséquent, des recherches et des enquêtes plus poussées étaient nécessaires avant que l’on puisse prédire que l’utilisation d’un inhibiteur de la PDE V, et encore moins un inhibiteur de la PDE V administré par voie orale, serait efficace dans le traitement de la dysfonction érectile. On ignorait que l’administration par voie orale d’un inhibiteur de la PDE V pourrait s’avérer efficace dans le traitement de la dysfonction érectile, car des effets généraux étaient attendus de l’administration d’un tel composé par voie orale. Selon le Dr Brock, [traduction] « il aurait été téméraire de spéculer que les enzymes PDE étaient sélectivement distribuées dans la circulation du pénis à un degré non observé dans d’autres structures vasculaires essentielles » (affidavit du Dr Brock, paragraphe 33, dossier de la demande (DD), vol. 2, p. 193).

[39]           La possibilité d’utiliser un inhibiteur de la PDE V tel que le citrate de sildénafil comme inhibiteur sélectif de la PDE V sous forme d’agent oral efficace et sécuritaire afin d’améliorer la fonction érectile chez les hommes était une découverte fortuite et éclairée. Même si la possibilité d’utiliser un inhibiteur de la PDE V en clinique était connue, on comprenait encore peu la meilleure façon d’inhiber le métabolisme de la GMPc et d’augmenter les mécanismes de l’érection. Bien que le sildénafil ait changé la façon de penser, il ne l’a pas fait entièrement ou immédiatement, puisque l’évolution des théories scientifiques exige du temps. Théoriquement, tout inhibiteur puissant et sélectif de la PDE V pouvait fonctionner, mais on ne pouvait pas affirmer qu’il était évident que cela fonctionnerait, puisque de nombreuses caractéristiques telles que le métabolisme, les effets secondaires et l’absorption de ces nouveaux agents devaient faire l’objet d’essais.

[40]           L’idée originale des revendications 2, 4, 12, 14 et 15 est le traitement de la dysfonction érectile à l’aide du tadalafil ou du 3‑méthyl tadalafil. Cette idée n’était pas présente dans l’art antérieur, et le Dr Brock est d’avis que l’utilisation du tadalafil ou du 3‑méthyl tadalafil ne serait pas évidente pour la personne versée dans l’art. Elle serait originale puisque :

[traduction]

[l]a personne versée dans l’art aurait lieu d’espérer que l’un ou l’autre des composés pourrait être utilisé pour traiter la dysfonction érectile, surtout à la lumière de la publication du brevet revendiquant l’utilisation du citrate de sildénafil pour la même utilisation, mais il n’aurait pas été évident que l’un ou l’autre des composés permettrait de traiter avec succès la dysfonction érectile ou que la personne versée dans l’art aurait cru que l’un ou l’autre des composés permettrait de traiter la dysfonction érectile.

(Affidavit du Dr Brock, paragraphe 38, DD, vol. 2, p. 194)

[41]           Enfin, le Dr Brock a déterminé que le brevet 784 promet le traitement de la dysfonction érectile. À son avis, la personne versée dans l’art considérerait que cette promesse est valablement prédite d’après les renseignements divulgués dans le brevet et les connaissances générales courantes, et il y avait suffisamment d’information disponible au sujet des inhibiteurs de la PDE V et en particulier du citrate de sildénafil pour permettre à l’inventeur de prédire que des inhibiteurs puissants et sélectifs de la PDE V tels que le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil pouvaient être utilisés pour traiter la DE.

[42]           Dans son affidavit en réponse, le Dr Brock aborde l’interprétation que fait Mylan de la promesse du brevet, à savoir que les dérivés tétracycliques divulgués (le tadalafil ou le 3‑méthyl tadalafil) administrés par voie orale permettront de traiter efficacement la dysfonction érectile. À son avis, la personne versée dans l’art ne verrait pas la promesse du brevet dans son ensemble si étroitement. Le fait que les composés peuvent être administrés par voie orale n’est qu’un aspect de l’invention. Cela étant dit, il croit que le brevet 784 demeure valablement prédit s’il s’avère que la promesse du brevet dans son ensemble se rapporte à l’administration par voie orale.

Dr Goldstein

[43]           Le Dr Goldstein est également un urologue spécialisé dans la dysfonction sexuelle. Il a participé à des recherches cliniques sur le sildénafil et le tadalafil, ainsi que sur d’autres médicaments. Il a également servi à titre de témoin expert pour Pfizer dans le litige concernant le sildénafil (VIAGRA).

[44]           Il indique que, en 1994, il n’existait aucun traitement par voie orale efficace contre la DE avant le sildénafil. Le traitement pharmacologique standard contre la DE en 1994 n’était pas la prise de comprimés par voie orale, mais plutôt l’injection de médicaments vasodilatateurs dans les corps caverneux. En 1994, les médicaments vasodilatateurs ne pouvaient pas être administrés par voie générale (p. ex. par voie orale) pour traiter la DE puisque cela entraînait le relâchement des muscles lisses de l’ensemble du système vasculaire et pouvait mener à une hypotension grave. La vasodilatation systémique, un mécanisme commun des médicaments antihypertenseurs oraux, provoque la DE plutôt que de la traiter.

[45]           En 1994, on savait que l’érection du pénis se produisait après le relâchement du muscle lisse du pénis. Le système neurologique, y compris les nerfs NANC, le système nerveux central et le système nerveux périphérique participaient, en partie, à l’érection du pénis. On savait également qu’un certain nombre de messagers chimiques, y compris le monoxyde d’azote, participaient aux processus biologiques qui influent sur le tonus local du muscle lisse du pénis. En 1994, on savait également que le système vasculaire et le système endocrinien participent en partie à l’érection du pénis.

[46]           Le Dr Goldstein affirme également qu’une poignée de groupes menaient des recherches fondamentales concernant le mécanisme d’action du monoxyde d’azote/GMPc sur le relâchement du muscle lisse dans les tissus du pénis, mais il n’avait pas été démontré de façon concluante que le monoxyde d’azote était le transmetteur NANC à l’exclusion des autres substances vasodilatatrices NANC. La recherche visait principalement à augmenter la production de GMPc au moyen de donneurs de monoxyde d’azote. Peu de recherches étaient menées concernant les moyens de prévenir la dégradation de la GMPc dans la cellule (inhibiteurs de la PDE). De plus, la distribution des enzymes PDE dans les corps caverneux n’était pas publiquement connue avant 1999.

[47]           Enfin, le Dr Goldstein indique que la publication du brevet de Pfizer sur l’utilisation du sildénafil et de composés apparentés pour le traitement de l’impuissance en décembre 1994 a été la première divulgation publique d’une invention selon laquelle un inhibiteur de PDE, pris par voie orale et présent dans tout l’organisme, pouvait traiter efficacement la dysfonction érectile chez les hommes. Le mécanisme de l’activité thérapeutique préférentielle du sildénafil et des composés apparentés n’a été compris entièrement qu’après la publication d’une étude sur la distribution tissulaire sélective de la PDE V en 1999. Par conséquent, [traduction] « les revendications concernant le sildénafil en 1994 dans les brevets de Pfizer ont servi de prototype pour un traitement actif par voie orale de la DE, sans toutefois fournir de fondement rationnel pour la mise au point d’autres inhibiteurs sélectifs de la PDE V. De plus, la puissance, la sélectivité et l’innocuité d’autres composés ayant des structures chimiques différentes du sildénafil ne pouvaient pas être prédites en 1994 » (affidavit du Dr Goldstein, paragraphe 16, DD, vol. 2, p. 275-276). Il conclut que les revendications du brevet 784 sont nouvelles et originales par rapport aux revendications du brevet 377.

[48]           À son avis, la promesse du brevet 784 est que l’un ou l’autre des composés, soit le tadalafil ou le 3‑méthyl tadalafil, peut être utilisé pour traiter la dysfonction érectile. Il estime que cette promesse était valablement prédite à la date de dépôt d’après les essais divulgués dans le brevet et les percées dans le domaine jusqu’en 1996.

[49]           Dans son affidavit en réponse, il a abordé la promesse de remplacement proposée par Mylan, à savoir que le tadalafil ou le 3‑méthyl tadalafil permettront de traiter efficacement la DE après administration par voie orale. À son avis, la personne versée dans l’art ne croirait pas qu’il s’agit là de la promesse du brevet; l’invention telle que revendiquée n’est pas étroite à ce point, à l’exception de la revendication 18. Même si la promesse devait inclure l’administration par voie orale, il demeure d’avis que l’invention est valablement prédite.

Dr Murray

[50]           Le Dr Murray est pharmacologue clinique. Il est professeur de médecine et de pharmacologie et chercheur clinique.

[51]           Selon le Dr Murray, la personne versée dans l’art considérerait que la promesse du brevet 784 est que le tadalafil ou le 3‑méthyl tadalafil pris par voie orale permettront de traiter efficacement la DE, y compris chez les mâles humains. La démonstration de cette promesse nécessiterait des données sur l’efficacité et la toxicité après administration par voie orale chez des humains, et de tels essais n’avaient pas été menés à la date de dépôt du brevet 784.

[52]           De plus, la promesse d’efficacité par voie orale n’aurait pas pu avoir été valablement prédite par la personne versée dans l’art à l’époque. Les seules données contenues dans le brevet 784 se rapportent à la puissance in vitro du tadalafil et du 3‑méthyl tadalafil en tant qu’inhibiteur de la PDE V, enzyme que l’on savait être impliquée dans l’érection :

[traduction]

 il n’y a aucun essai des composés dans les tissus des corps caverneux d’une espèce quelconque, et aucune donnée in vivo quant à savoir si les composés pourraient être absorbés adéquatement à travers la barrière gastro-intestinale, ou s’ils pourraient suffisamment se distribuer et pénétrer dans le pénis avant d’être métabolisés et/ou excrétés par le corps.

(Affidavit du Dr Murray, paragraphe 19, DD, vol. 10, p. 1752-1753)

[53]           Il n’y a également aucune donnée quant à savoir s’il serait possible d’administrer par voie orale une dose efficace sans qu’elle ne soit élevée au point de provoquer des effets indésirables inacceptables dans d’autres tissus. De plus, aucune conclusion ne peut être tirée du fait que le sildénafil a été administré avec succès par voie orale puisqu’il est chimiquement distinct du tadalafil et du 3‑méthyl tadalafil.

[54]           En revanche, l’utilisation du tadalafil pour traiter la DE par injection directe aurait été évidente pour la personne versée dans l’art à la date de priorité du brevet 784 à la lumière des revendications du brevet 377. Il était admis que les inhibiteurs de la PDE V amélioraient l’érection si des concentrations suffisantes pouvaient être atteintes dans les corps caverneux, et puisque l’injection directe permet d’éviter les éventuels problèmes associés à l’absorption et à la distribution et permet souvent l’utilisation de doses plus faibles pour éviter la toxicité générale, la personne versée dans l’art aurait eu un espoir raisonnable de réussite si elle avait utilisé le tadalafil de cette façon.

Dr Melman

[55]           Le Dr Melman est professeur d’urologie et médecin. Dans le cadre de sa pratique, il administre du sildénafil, du tadalafil et d’autres médicaments à des patients atteints de DE.

[56]           Il est également d’avis que la personne versée dans l’art comprendrait que le brevet 784 promet que le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil permettent de traiter efficacement la DE chez l’homme, y compris par voie orale. À la date de dépôt du brevet 784, les inventeurs avaient mis à l’essai ces deux composés in vitro, et le tadalafil avait également fait l’objet d’essais par voie orale dans un modèle in vivo d’hypertension chez le rat. Cependant, aucun essai n’avait été mené pour évaluer l’efficacité thérapeutique des composés chez l’homme contre la DE. Aussi, la promesse du brevet n’avait-elle pas été démontrée.

[57]           Le Dr Melman ajoute que la promesse n’avait pas été valablement prédite à la date de dépôt du brevet 784. Les deux essais in vitro divulgués dans le brevet 784 ne fournissaient pas de fondement factuel suffisant pour prédire l’utilité thérapeutique de l’administration par voie orale chez les hommes souffrant de DE. Pour pouvoir prédire un effet thérapeutique contre la DE aux composés pris par voie orale, la personne versée dans l’art aurait besoin de données sur l’absorption, le métabolisme et la distribution tissulaire des composés après une administration par voie orale. De telles données ne sont pas fournies dans le brevet 784, et ainsi, la personne versée dans l’art ne peut pas tirer de conclusions significatives quant à l’efficacité ou à l’innocuité des composés administrés par voie orale.

[58]           Enfin, le Dr Melman estime que, à la lumière des revendications du brevet 377, il aurait été évident à la date de priorité du brevet 784 que le tadalafil administré par injection intracaverneuse serait utile pour le traitement de la DE. Les revendications du brevet 377 sont fondées sur l’activité du tadalafil en tant qu’inhibiteur sélectif de la PDE V, et cette même activité biochimique constitue le fondement des revendications du brevet 784 concernant l’utilisation thérapeutique contre la DE. Puisque l’administration intracaverneuse permettrait de garantir l’administration du composé dans le tissu cible, bon nombre des préoccupations pharmacocinétiques liées à l’administration par voie orale seraient atténuées. Par conséquent, la personne versée dans l’art s’attendrait raisonnablement à ce que le tadalafil permette de traiter la DE par cette voie d’administration.

A.                La requête en radiation de Lilly devrait-elle être accueillie?

[59]           Dans son AA, Mylan a mentionné et cité des extraits de documents qu’Eli Lilly and Company (la société mère de Lilly) et ICOS auraient produits dans une procédure européenne d’opposition concernant un brevet relatif au VIAGRA sildénafil. Mylan a tenté ainsi de s’appuyer sur ce qu’elle considère comme des admissions faites par Eli Lilly and Company et ICOS dans la section de son AA qui porte sur le motif d’invalidité du double brevet relatif à une évidence. Dans son avis de requête, Lilly a nié que des admissions aient été faites ou que ces documents et les affirmations qu’ils contiennent soient pertinents dans la présente instance.

[60]           Lilly n’a pas commenté ces documents dans ses éléments de preuve, et Mylan non plus. Mylan les a simplement joints à un affidavit de son assistante juridique, Carol Yau, et les a inclus parmi les éléments de preuve signifiés à Lilly le 6 décembre 2013. Lilly n’a formulé aucune objection à l’égard de cet affidavit, et elle n’a pas interrogé Mme Yau. Toutefois, Lilly a exclu l’affidavit de Mme Yau et les pièces jointes de son dossier de requête.

[61]           Mylan a inclus l’affidavit de Mme Yau dans son dossier de réponse à la requête, qui a été signifié et déposé le 22 août 2014. Lilly n’a pas cru bon de déposer sa requête en radiation avant le 3 octobre 2014, soit six jours ouvrables avant l’audition de la présente requête. Selon Lilly, ces documents ont été produits en preuve irrégulièrement, ils ne sont pertinents au regard d’aucune des questions en litige dans la présente instance, et ils constituent du ouï-dire.

[62]           La Cour a répété à plus d’une occasion que le pouvoir discrétionnaire de radier des affidavits ou des parties d’affidavits devrait être exercé avec réticence, et seulement lorsqu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire : voir, par exemple, Armstrong c Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, au paragraphe 40.

[63]           Il ne fait certes aucun doute que le simple fait de joindre un document à un affidavit ne constitue généralement pas la preuve d’un document : Inhesion Industrial Co c Anglo Canadian Mercantile Co (2000), 6 CPR (4th) 362, 2000 CanLII 15215 (CFPI), au paragraphe 22. En fin de compte, toutefois, le critère de l’authentification d’un élément de preuve documentaire est que le juge des faits doit être convaincu que le document en question est ce qu’il semble être : Sopinka, Lederman & Bryant, The Law of Evidence in Canada, 4th ed (Markham, Ont: LexisNexis, 2014), au paragraphe 18.6.

[64]           À première vue, les documents contestés semblent avoir été déposés auprès de l’Office européen des brevets (OEB) par Eli Lilly and Company et/ou ICOS, ou pour leur compte. Ils semblent être inscrits au registre en liaison avec le brevet européen 0 702 555 (BE 555), et l’affidavit comportait des détails quant à la date à laquelle chaque document avait été inscrit et la manière dont il avait été décrit au registre.

[65]           Malgré les observations de nature hypothétique formulées par Lilly, selon lesquelles les documents ne sont peut-être pas des copies complètes et ne brossent peut-être pas [traduction] « un tableau complet » du dossier relatif à l’opposition, il n’y a aucune raison de douter de l’authenticité et de l’exactitude des pièces en cause. Lilly n’a produit aucun élément de preuve démontrant que les documents étaient incomplets ou qu’ils avaient été modifiés ou qu’ils étaient quoi que ce soit d’autre que ce qu’ils semblent être à première vue. Le registre est du domaine public, et Lilly aurait pu vérifier si les documents étaient des copies conformes et complètes. Il était également loisible à Lilly d’appeler des témoins ayant une connaissance directe des documents en cause, soit pour remettre en question leur authenticité ou pour expliquer les affirmations qu’ils contiennent. Selon la preuve, ces documents ont été rédigés par la société mère de Lilly, et, comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Evans, « une partie peut difficilement faire valoir qu’elle n’a pas eu l’occasion de se contre-interroger » : R c Evans, [1993] 3 RCS 653, à la page 664. Quant à l’argument de Lilly selon lequel Mylan aurait pu produire les documents en cause en vertu de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, il est sans fondement. Cette disposition permet que la preuve d’une procédure ou pièce soit faite au moyen d’une ampliation ou copie certifiée s’il s’agit d’une procédure ou pièce d’un tribunal du Canada, de la Grande-Bretagne, des États-Unis « ou d’un autre pays étranger ». Aucun argument n’a été présenté pour démontrer que l’OEB était une cour d’archives d’un pays étranger. Dans tous les cas, il est manifeste que la procédure visée à l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada n’est pas la seule qui permette de produire en preuve des éléments de preuve étrangers, et Lilly n’a pas réussi à remettre en cause l’authenticité des documents auxquels elle s’oppose à ce stade-ci.

[66]           Lilly a également soutenu que les documents en question ne sont pertinents au regard d’aucune des questions en litige dans la présente instance. Ils sont reliés à un autre type de procédure qui n’existe pas au Canada, soit une procédure visant à révoquer un brevet différent pour un motif différent des allégations formulées par Mylan dans la présente instance. Il ne fait aucun doute que la Cour n’est pas liée par les décisions des tribunaux étrangers statuant sur des brevets correspondants, sans parler de brevets différents. Comme la Cour l’a affirmé dans Eli Lilly Inc. c Apotex Inc., 2007 CF 455, au paragraphe 244 (conf. par 2008 CAF 44) :

Notre Cour n’est pas liée par les décisions des tribunaux étrangers concernant les brevets correspondants. Comme le rappelait la Cour d’appel fédérale, « [b]ien que des brevets étrangers puissent être pratiquement identiques, il est peu probable que le droit étranger le soit également et il faut, dans tous les cas, en faire la preuve » (Imperial Oil Ltd. c. Lubrizol Corp., no A-737-90, 4 décembre 1992, 45 C.P.R. (3d) 449). Cette observation se révèle particulièrement pertinente dans la présente espèce, qu’on peut distinguer du procès américain sous de nombreux rapports, notamment la nature de l’instance, la preuve et le fardeau de la preuve.

[67]           Cela étant dit, Mylan n’invoque pas les éléments de preuve qu’elle a produits pour établir un point de droit, mais seulement pour démontrer que les déclarations antérieures de Lilly au sujet de l’état des connaissances générales courantes concernant la DE et son traitement au début des années 1990 sont incompatibles avec la position qu’elle adopte maintenant. Ces déclarations seraient insuffisantes pour établir que le brevet 784 est invalide pour cause de double brevet relatif à une évidence, non seulement parce que le droit européen des brevets diffère du droit canadien des brevets, mais aussi parce qu’elles n’étaient pas censées être une conclusion de droit; elles devaient plutôt consister en l’expression d’un facteur à prendre en considération lors de l’application du critère juridique applicable devant l’OEB. Autrement dit, Mylan évoque ces déclarations non pas en raison de la véracité de leur contenu, mais pour prouver le fait qu’elles ont été faites. Dans cette mesure, elles ne sont pas inadmissibles en tant que preuve par ouï-dire et elles sont pertinentes au regard de l’allégation de double brevet relatif à une évidence formulée par Mylan.

[68]           Le poids qu’il convient d’accorder à ces affirmations dans l’appréciation de la fiabilité des éléments de preuve de Lilly pour ce qui concerne l’état des connaissances générales courantes à la date pertinente, et pour ce qui concerne l’inférence qui pouvait être tirée à l’époque de documents relatifs à l’art antérieur, est évidemment une autre question. Pour les motifs invoqués par les avocats de Lilly (brevet différent, différent type d’instance, différents principes juridiques applicables), il faut faire preuve de prudence lorsque l’on importe dans une instance des observations formulées dans un contexte différent. D’ailleurs, la Cour ne sait même pas ce que l’OEB a décidé à l’égard de ces observations.

[69]           Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que la requête en radiation de Lilly devrait être rejetée. Cela n’est pas à dire que les affirmations en cause devraient avoir le même poids que si elles avaient été faites par Lilly elle-même dans une instance canadienne antérieure mettant en cause le même brevet. En conséquence, les éléments de preuve que Lilly a tenté de faire radier continueront à faire partie de la preuve, mais le poids qui y sera accordé variera selon les circonstances et le contexte juridique dans lequel ils ont été rédigés.

B.                 L’allégation selon laquelle le brevet 784 est invalide pour cause d’absence d’utilité est-elle justifiée?

[70]           L’utilité fait partie de la définition d’« invention » à l’article 2 de la Loi sur les brevets, qui énonce que la réalisation revendiquée doit présenter un caractère d’« utilité ». L’utilité d’un brevet doit donc être démontrée ou avoir fait l’objet d’une prédiction valable à la date du dépôt, lorsque la nouvelle utilisation constitue l’essence de l’invention : Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 RCS 153, au paragraphe 56 (AZT); Eli Lilly Canada Inc. c Novopharm Ltd., 2010 CAF 197, au paragraphe 74 (Olanzapine); Pfizer Apo-Quinapril, précité, au paragraphe 153.

[71]           La promesse d’un brevet est un élément fondamental de l’analyse quant à l’utilité, et elle doit être déterminée dès le départ. L’utilité promise est un élément de l’interprétation des brevets, et donc une question de droit : Apotex Inc. c Bristol-Myers Squibb Company, 2007 CAF 379, au paragraphe 27; Olanzapine, précité, au paragraphe 80. La promesse est interprétée dans le contexte du brevet pris dans son ensemble, du point de vue de la personne versée dans l’art, et en rapport avec la science et les renseignements disponibles à la date du dépôt : Olanzapine, précité, aux paragraphes 80 et 93. La promesse doit également être interprétée en accord avec l’idée originale : Hoffman-La Roche Limitée c Apotex Inc., 2011 CF 875, aux paragraphes 20 à 22.

[72]           Lorsque le brevet comporte une « promesse » expresse, l’utilité du brevet sera appréciée en fonction de cette promesse expresse. L’utilité sera démontrée si le brevet divulgue des essais qui confirment la promesse du brevet. Si l’utilité n’est pas démontrée, elle peut néanmoins faire l’objet d’une prédiction valable. Le critère à trois volets de la prédiction valable est énoncé dans l’arrêt AZT, précité, au paragraphe 70 : (1) la prédiction doit avoir un fondement factuel, (2) il doit y avoir un raisonnement clair et valable qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité, et (3) il doit y avoir une divulgation suffisante de ce raisonnement dans le brevet (voir aussi Olanzapine, précité, au paragraphe 83). Les parties conviennent qu’il doit être satisfait à ces exigences en l’espèce.

[73]           Je conviens avec les avocats de Mylan qu’une prédiction valable d’utilité doit être plus qu’une simple hypothèse, une idée intrigante ou un coup de chance. Elle doit donner un « solide enseignement » qui permet d’inférer du fondement factuel le résultat désiré. Il doit y avoir une « inférence prima facie raisonnable d’utilité » : Olanzapine, précité, au paragraphe 85; voir aussi AZT, précité, aux paragraphes 69, 83 et 84. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans AZT (au paragraphe 84) :

[...] Le demandeur ne mérite pas un brevet pour une quasi‑invention, dans le cas où la population obtient seulement une promesse selon laquelle une hypothèse pourrait s’avérer ultérieurement utile; cela aurait pour effet d’autoriser et d’inciter les demandeurs de brevet à réserver des idées intéressantes et à attendre que la science soit suffisamment avancée pour qu’elles puissent être réalisées. [...] 

[74]           Cela dit, il n’est pas nécessaire qu’une prédiction équivaille à une certitude pour être valable : Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2008 CF 825, au paragraphe 348, conf. par 2009 CAF 222. En outre, le caractère valable ou non de la prédiction est une question de fait.

[75]           Il n’y a aucun élément de preuve qui démontre que le tadalafil ou le 3-méthyl tadalafil ont été utilisés pour traiter la DE, chez quelque espèce que ce soit, par quelque voie d’administration que ce soit, avant la date du dépôt. Aussi, peu importe comment la promesse est interprétée, il est acquis aux débats que l’utilité du brevet n’a pas été démontrée. Il faut donc déterminer si l’invention a fait ou non l’objet d’une prédiction valable.

[76]           La première étape de l’enquête consiste à déterminer quelle était la promesse du brevet. Lilly soutient que l’interprétation correcte de la promesse du brevet 784 est la promesse du traitement de la DE par l’utilisation du tadalafil ou du 3-méthyl tadalafil. Mylan rétorque qu’il s’agit là d’une interprétation trop large, et que la promesse exige également que les composés soient efficaces lorsqu’ils sont administrés par voie orale et qu’ils n’aient pas d’effets secondaires si graves qu’ils en deviennent inutilisables aux fins de traitement.

[77]           Avant d’aborder cette question d’interprétation, il faut dire un mot au sujet du caractère suffisant de l’AA. Lilly soutient que la version de la promesse que Mylan a évoquée dans son AA ne disait rien au sujet du mode d’administration, et que l’AA est donc déficient.

[78]           Il est clair que la seconde personne ne peut pas répudier la position qu’elle a prise dans l’AA, et elle a l’obligation de soulever tous les faits et les arguments de droit sur lesquelles elle fonde ses allégations : Bayer Inc. c Apotex Inc., 2014 CF 436, au paragraphe 33. Il incombe donc à la seconde personne de mettre la première partie au courant des motifs sur lesquels elle fonde ses prétentions et d’exposer le fondement d’une allégation avec suffisamment de détails pour permettre à un breveté de comprendre son AA et d’y répondre.

[79]           L’allégation d’inutilité, y compris l’absence de prédiction valable, était clairement soulevée dans l’AA de Mylan. Il est vrai que Mylan n’a pas fait mention du mode d’administration dans son interprétation de la promesse du brevet 784. Cependant, on ne peut pas dire que l’AA est inadéquat pour cette raison ou que Mylan a modifié son interprétation de la promesse.

[80]           Tout d’abord, la promesse d’un brevet est une question d’interprétation, et une telle question est une question de droit. Évidemment, l’allégation selon laquelle l’invention n’a pas fait l’objet d’une prédiction valable dépend dans une certaine mesure de l’interprétation de la promesse qui sous-tend le brevet. Il n’y a toutefois aucun élément de preuve qui démontre que Lilly a eu de la difficulté à comprendre les motifs invoqués au soutien de l’allégation d’inutilité ou qu’elle a été induite en erreur par l’absence de toute mention quant à l’administration par voie orale dans l’AA. En outre, Lilly n’a produit aucun affidavit disant qu’elle avait subi quelque préjudice que ce soit à cet égard : Novo Nordisk Canada Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Inc., 2010 CF 746, aux paragraphes 337 à 340.

[81]           Lilly a également soutenu que Mylan avait modifié son interprétation de la promesse de manière à l’aligner sur ce que ses experts avaient affirmé en preuve. Cela ne pose pas problème, étant donné que l’interprétation d’une promesse devrait effectivement s’appuyer sur une preuve d’expert. Comme Mylan l’a fait valoir, ses experts réagissaient aux experts de Lilly lorsque ceux-ci avaient traité d’administration par voie orale dans leurs affidavits. En conséquence, on ne peut pas reprocher à Mylan d’avoir réduit la portée de son interprétation pour tenir compte de son interprétation de la preuve d’expert.

[82]           Quelle est donc la promesse du brevet 784? À mon avis, la promesse du brevet ne comprend pas l’administration par voie orale, et je pense, tout comme Lilly, que le brevet est axé globalement sur l’efficacité des composés pour traiter la DE, et non sur la voie d’administration précise. Le titre lui-même renvoie à l’« Utilisation d’inhibiteurs de phosphodiestérase spécifique de GMPc dans le traitement de l’impuissance », et la première phrase du brevet 784 indique que l’invention globale concerne l’utilisation de dérivés tétracycliques dans le traitement de l’impuissance.

[83]           Ce n’est qu’après avoir décrit la prévalence de la dysfonction érectile et les traitements disponibles actuellement contre la DE, et après avoir décrit la formule générale et les composés précis de l’invention que le brevet indique (à la fin de la page 3) : [traduction] « De plus, les composés peuvent être administrés par voie orale, ce qui élimine les inconvénients liés à l’administration intracaverneuse ». Le brevet indique ensuite que la présente invention [traduction] « concerne l’utilisation des composés de la formule (I), et en particulier les composés A et B, ou un de leurs sels pharmaceutiquement acceptables, ou d’une composition pharmaceutique contenant l’une ou l’autre entité, pour la fabrication d’un médicament destiné au traitement curatif ou prophylactique de la dysfonction érectile chez un animal mâle, y compris l’homme » (page 4 du brevet).

[84]           Le fait que l’administration par voie orale n’est qu’un aspect de l’invention est confirmé par le passage qui suit un peu plus bas sur la même page, où il est indiqué que l’administration par voie orale des composés est la voie « privilégiée », mais qu’il ne s’agit pas de la seule voie d’administration. Le brevet prévoit expressément l’administration par voie orale ou parentérale (c.‑à‑d. non par le tube digestif). Dans la description de la formulation générale des composés, le brevet ne se limite encore une fois pas à l’utilisation par voie orale, et lorsqu’il traite de l’usage vétérinaire, le brevet laisse la voie d’administration à la discrétion du vétérinaire.

[85]           Enfin, la revendication 18 est la seule revendication (outre la revendication 28, qui n’est pas en litige en l’espèce) qui mentionne l’administration par voie orale. Pour que cette revendication ait un sens véritable, les autres revendications doivent être interprétées plus largement pour englober d’autres voies d’administration.

[86]           Le fait qu’un médicament administré par voie orale était considéré à l’époque comme le « Saint Graal » des traitements de la DE, pour reprendre les mots de mon collègue le juge Mosley dans Pfizer sildénafil, précité, et qu’un médicament ne pouvant pas être utilisé par voie orale serait d’une utilité limitée, peut être un facteur pertinent pour évaluer l’évidence, mais n’est certainement pas déterminant lors de l’interprétation de la promesse d’un brevet. À la lecture du brevet 784 dans son ensemble, je conclus sans hésitation que l’administration par voie orale est une caractéristique préférée de l’invention et est la substance même de la revendication 18, sans toutefois constituer la promesse de l’ensemble du brevet.

[87]           Mylan fait également valoir pour la première fois dans son mémoire que la promesse exige l’efficacité en l’absence d’effets secondaires indus. Même si le brevet 784 lui-même ne traite pas de toxicité, l’utilisation du terme « traitement » dans la revendication implique la prise en considération des effets secondaires. Un composé qui produit l’effet physiologique souhaité, mais dont les effets secondaires l’empêchent d’être utilisé à des fins cliniques ne serait pas utile en tant que « traitement ».

[88]           Je ne peux souscrire à cet argument. Il n’y a absolument aucune mention de toxicité dans le brevet 784. Aucune des revendications ne fait mention d’effets secondaires réduits, et aucune donnée sur la toxicité n’est fournie. Bien qu’un inventeur puisse être tenu de remplir une promesse lorsqu’il est appelé à prouver l’utilité d’une invention, cette promesse doit avoir été formulée de façon claire et explicite. Comme l’a récemment déclaré la Cour d’appel fédérale, « [l]es règles en matière de promesse exigent que l’inventeur respecte une norme élevée uniquement lorsque cette promesse a été faite de façon claire et non ambiguë » : Apotex c Pfizer Canada, 2014 CAF 250, au paragraphe 66.

[89]           Bien sûr, la promesse n’a pas à être indiquée dans les revendications d’un brevet et peut également figurer dans le mémoire descriptif. Là encore, cependant, le libellé doit être clair et explicite. Dans le cas visé au paragraphe précédent, le brevet dressait une liste de divers troubles qui pourraient être traités à l’aide des composés de la formule et indiquait que les composés sont utiles comme anti-inflammatoires, [traduction] « et présentent un avantage supplémentaire, soit celui de causer des effets beaucoup moins néfastes ». On ajoute également que la sélectivité des composés « peut » témoigner d’une capacité à réduire l’occurrence des effets secondaires courants associés aux anti-inflammatoires. Pourtant, la Cour a refusé d’interpréter ces déclarations comme une promesse et a cité en l’approuvant le juge Zinn dans Fournier Pharma c Canada (Santé), 2012 CF 741, au paragraphe 126, comme quoi tout énoncé de l’utilité ne figurant pas dans la partie du mémoire descriptif consacré aux revendications « [...] devrait être considéré comme un simple énoncé d’avantage, à moins que l’inventeur n’indique clairement et sans équivoque que cela fait partie de l’utilité promise » : Pfizer Canada. c Apotex, 2014 CF 314, au paragraphe 36, conf. par 2014 CAF 250.

[90]           En l’espèce, la simple mention des effets préjudiciables des traitements existants ne constitue pas une promesse que les composés permettront d’éviter ces effets secondaires. En effet, le brevet 784 est clairement rédigé en termes d’avantages plutôt que de promesse, dans la mesure où l’administration par voie orale est décrite comme un moyen d’éviter les inconvénients liés à l’administration intracaverneuse (brevet 784, page 4). Cela est sans aucun doute insuffisant pour conclure qu’une promesse claire et sans ambiguïté a été faite; comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Astrazeneca Canada c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 1023, au paragraphe 139, conf. par 2012 CAF 109, « [...] ce ne sont pas toutes les déclarations que l’on trouve dans un brevet au sujet des avantages qui peuvent être considérées comme une promesse. Un objectif n’est pas nécessairement une promesse ». La présente espèce est manifestement une affaire où le brevet doit être interprété en faveur du titulaire du brevet, puisqu’elle peut être lue par la personne versée dans l’art comme excluant la promesse de réduction des effets secondaires.

[91]           Il convient d’effectuer une distinction entre le brevet 784 et celui en litige dans l’arrêt Latanoprost (Apotex c Pfizer Canada., 2011 CAF 236), sur lequel s’appuie Mylan, où la Cour a interprété la promesse comme « le traitement chronique du glaucome et de l’hypertension oculaire sans entraîner d’effets secondaires importants » (au paragraphe 38), parce qu’on revendiquait que le latanoprost permettait de « réduire la pression intraoculaire sans irritation oculaire importante » (revendication 1 du brevet contesté). Il se pourrait bien, comme l’a laissé entendre Mylan, qu’une promesse doive être interprétée à la lumière de la nature de la maladie que le brevet entend traiter; mais une promesse doit d’abord être faite.

[92]           Aucun des experts n’est allé jusqu’à dire que la promesse exige une efficacité sans effets secondaires indus. Le Dr Goldstein a convenu que l’innocuité est un aspect de l’idée originale et influe considérablement sur l’utilité thérapeutique; nous sommes loin d’une promesse explicite d’efficacité sans risque de dangereux effets secondaires généraux. Quant au Dr Brock, il n’a jamais explicitement indiqué que l’innocuité était un aspect de l’idée originale; il a dit qu’il aurait besoin de renseignements sur l’innocuité afin d’évaluer l’évidence. De plus, la déclaration du Dr Brock s’inscrivait dans le contexte d’une question concernant l’évidence, et non la prédiction valable. Quant au Dr Melman, il a déclaré que des effets secondaires graves ne peuvent pas et ne doivent pas être tolérés dans le cas d’un médicament destiné à traiter la DE. Bien sûr, les effets secondaires sont toujours un problème avec les médicaments; bien que les organismes de réglementation doivent évidemment se préoccuper des effets secondaires, ces derniers ne sont pas pertinents aux fins des décisions relatives aux brevets à moins que le brevet ne contienne une promesse explicite à cet égard. Une simple référence à un traitement ne suffit pas.

[93]           Aucun élément de preuve n’indique que le tadalafil ou le 3‑méthyl tadalafil a été utilisé pour traiter la DE chez une quelconque espèce, par une quelconque voie d’administration, avant la date de dépôt. La question est alors la suivante : l’inventeur a-t-il valablement prédit que le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil pouvaient être utilisés dans le traitement de la DE?

[94]           Le brevet indique que la CI50 du tadalafil et du 3‑méthyl tadalafil étaient de 2 nM. Il s’agit de la concentration de tadalafil ou de 3‑méthyl tadalafil requise pour inhiber 50 % de l’activité de l’enzyme PDE V. Plus la concentration requise pour obtenir cet effet est faible, plus le composé est puissant. Le Dr Brock et le Dr Goldstein étaient tous deux d’avis qu’une personne versée dans l’art serait d’avis qu’une telle CI50 démontre la puissance des deux composés.

[95]           Le brevet 784 indique que des essais par rapport à d’autres enzymes PDE réalisés au moyen d’une méthodologie normalisée ont également démontré que les composés de l’invention inhibent de façon très sélective l’enzyme PDE spécifique de la GMPc (PDE V). Ces essais seraient les mêmes que ceux utilisés pour obtenir les valeurs de CI50 de la PDE V énoncées dans le brevet en utilisant différentes isoenzymes. Le brevet ne contient aucune donnée sur la sélectivité du tadalafil et du 3‑méthyl tadalafil, mais il n’y a aucune raison de douter que les essais aient été effectués et que le résultat énoncé, à savoir que les composés étaient des inhibiteurs sélectifs de la PDE V, soit exact.

[96]           Le brevet indique également les taux de GMPc mesurés dans des cellules musculaires lisses aortiques de rats. Les concentrations efficaces à 50 % (CE50) (une autre mesure de la puissance) déclarées pour le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil en utilisant ces cellules musculaires lisses confirmeraient, d’après le Dr Brock, la puissance des deux composés pour la personne versée dans l’art.

[97]           Ces expériences constituent le fondement factuel de la prédiction que le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil pouvaient être utilisés dans le traitement de la dysfonction érectile, et elles sont divulguées dans le brevet 784.

[98]           Pour établir une prédiction valable, le mémoire descriptif du brevet 784 doit également être lu à la lumière des connaissances générales courantes : Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, aux paragraphes 153 à 155; Teva Canada Limited c Novartis AG, 2013 CF 141, au paragraphe 292. Les experts de Mylan ont convenu qu’à la date du dépôt du brevet 784, le brevet 377 faisait partie des connaissances générales courantes : affidavit du Dr Murray, au paragr. 116, DR, vol. 11, à la page 1908; affidavit du Dr Melman, au paragraphe 134, DR, vol. 19, à la p. 1844. En outre, le lecteur du brevet 784 est expressément renvoyé à l’équivalent du brevet 377 sous le régime du Traité de coopération en matière de brevets (TCB), soit la demande numéro WO 95/19978. La description du brevet 377 enseigne que le tadalafil et les composés apparentés sont des inhibiteurs puissants et sélectifs de la PDE V.

[99]           À la lumière des expériences énoncées dans les brevets et des connaissances générales courantes, le brevet 784 apprend à la personne versée dans l’art que le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil inhibent fortement et sélectivement la PDE V et que, en raison de cette inhibition, les concentrations de GMPc dans les corps caverneux sont élevées, ce qui provoque le relâchement du muscle lisse et l’érection du pénis. Voir le brevet 784, page 4 (lignes 17 à 24) et page 17 (lignes 25 à 27).

[100]       Je conviens avec Lilly que ce raisonnement satisfait au critère de l’inférence prima facie raisonnable d’utilité. La capacité du tadalafil à traiter la DE n’était pas qu’un simple [traduction] « coup de chance », et l’invention revendiquée dans le brevet 784 n’est pas fondée sur de simples spéculations. De fait, dans le contexte de leur analyse relative à l’évidence, le DMelman et le DMurray ont tous deux affirmé dans leur affidavit qu’une personne versée dans l’art [traduction] « s’attendrait raisonnablement à ce que le tadalafil puisse fonctionner pour traiter la DE par cette voie d’administration » (c’est-à-dire par injection directe) (affidavit du Dr Melman, au paragraphe 25, DR. vol. 10, à la page 1817) et que l’utilisation du tadalafil pour traiter la DE par injection directe [traduction] « aurait été évidente pour la personne versée dans l’art à la lumière des revendications du brevet 377 » (affidavit du Dr Murray, au paragraphe 23, DR, vol. 10, à la p. 1753). Il en va de même pour le 3-méthyl tadalafil : voir le contre‑interrogatoire du Dr Melman, à la p. 44, aux lignes 9 à 13, DR. vol. 19, à la page 2983. En conséquence, les experts de Mylan eux-mêmes ont conclu qu’une personne versée dans l’art aurait pu valablement prédire que le tadalafil et le 3-méthyl tadalafil pourraient être utilisés pour traiter la DE tel que promis dans le mémoire descriptif. Puisque la promesse ne précise pas de voie d’administration, pour que la promesse soit remplie, il suffit que le tadalafil et le 3-méthyl tadalafil puissent être utilisés pour traiter la DE.

[101]       Cela serait suffisant pour réfuter l’argument de Mylan selon lequel les revendications du brevet 784 sont invalides pour cause d’absence d’utilité. Même si je devais conclure que la promesse comprend l’administration par voie orale, je serais tout de même encore d’avis que la promesse avait fait l’objet d’une prédiction valable à la date du dépôt canadien. Malgré l’absence de toute donnée clinique in vivo ou de quelque preuve d’efficacité chez des modèles animaux valides, je crois que le brevet 377 et l’état de la technique en 1996 étaient suffisants pour établir un raisonnement valable selon lequel le tadalafil pourrait traiter la DE lorsqu’administré par voie orale.

[102]       Lorsqu’un patient prend un médicament par voie orale, le médicament doit au moins être suffisamment absorbé dans le tube digestif. L’une des préoccupations soulevées par les experts de Mylan était que la personne versée dans l’art ne disposait pas d’information à l’avance sur la biodisponibilité orale chez l’homme des composés revendiqués dans le brevet 784. Je suis toutefois d’accord avec Lilly pour dire qu’il était possible de prédire de façon valable d’après le brevet 377 que le tadalafil, revendiqué dans le brevet 784, serait biodisponible par voie orale chez l’humain. L’exemple 122 du brevet 377 démontre qu’un large éventail de composés tétracycliques étaient biodisponibles par voie orale chez le rat, et le Dr Goldstein a affirmé que si un composé est biodisponible par voie orale chez le rat, il est certain à 99,99 % qu’il le sera aussi chez l’humain : contre-interrogatoire du Dr Goldstein, page 59, DD, vol. 14, p. 2715. Les données relatives au rat dans le brevet 377 auraient donc laissé croire à la personne versée dans l’art que le tadalafil serait biodisponible par voie orale chez l’humain.

[103]       Lorsqu’on sait qu’un inhibiteur de la PDE V est biodisponible par voie orale, on peut s’attendre à ce qu’il permette de traiter efficacement la DE par voie orale. Le Dr Melman l’a admis en contre-interrogatoire et a convenu qu’il aurait été raisonnable pour la personne versée dans l’art de présumer, en 1995, qu’un inhibiteur de la PDE V pourrait traiter efficacement la DE si elle le savait être biodisponible : contre-interrogatoire du Dr Melman, pages 28 et 29, DD, vol. 19, pages 3967 et 3968. L’avocat de Mylan a fait grand cas du fait qu’on ait demandé au Dr Melman de ne pas tenir compte de ses préoccupations à propos de l’innocuité et de simplement se prononcer sur une question hypothétique. Ses propos étaient peut-être justifiés, mais les préoccupations au sujet de l’innocuité n’ont rien à voir avec la biodisponibilité et seront abordées directement plus loin dans les présents motifs.

[104]       Le véritable sujet de préoccupation à l’époque était l’hypotension générale causée par les inhibiteurs de la PDE V. Même si un composé en particulier était biodisponible par voie orale, on croyait peu probable qu’il puisse avoir un effet sélectif dans le pénis tout en n’ayant aucun effet secondaire général. Un médicament censé avoir un effet sur le muscle lisse du pénis devrait également avoir un effet sur les muscles lisses situés dans d’autres parties du corps. Les scientifiques s’attendaient donc à ce que les effets vasodilatateurs d’un inhibiteur de la PDE V administré par voie générale se manifestent dans tout le corps et que l’effet hypotenseur général produit mène à une dangereuse hypotension. En effet, on savait que la vasodilatation causait la DE plutôt que de la traiter. Comme l’a indiqué le Dr Goldstein dans son affidavit :

[traduction]

En 1994, un urologue compétent aurait compris qu’un médicament ne pouvait pas être administré par voie générale pour traiter la DE, puisqu’il ne serait pas possible de délivrer dans le pénis une concentration du médicament assez élevée pour relâcher de manière efficace et fiable le muscle lisse vasculaire sans avoir d’effet sur les autres muscles lisses du corps (p. ex. hypotension).

(Affidavit du Dr Goldstein, paragraphe 49, DD, vol. 2, p. 285. Voir aussi le contre-interrogatoire du Dr Brock, p. 100, DD, vol. 15, p. 3075; et l’affidavit du Dr Melman, paragraphes 168 et 169, DD, vol. 10, p. 1852)

[105]       Mylan soutient que les questions d’innocuité, d’efficacité et de pharmacocinétique et pharmacodynamie telles que l’existence d’une dose à laquelle un médicament administré par voie orale atteindrait une concentration efficace dans les corps caverneux sans entraîner d’effets secondaires graves ne peuvent pas être déterminées in vitro ou être extrapolées d’un composé à un autre. Selon les observations de Mylan, ces questions ne peuvent être valablement prédites qu’en administrant le composé in vivo et en observant le résultat. Les données provenant de modèles animaux valides peuvent fournir une base pour l’extrapolation des résultats chez l’humain, mais ni le tadalafil, ni le 3‑méthyl tadalafil n’ont été mis à l’essai dans un tel modèle avant la date de dépôt.

[106]       Je suis d’accord avec Mylan que les expériences qu’auraient menées les Drs Daugan et Grondin sur le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil ne peuvent servir de fondement à une prédiction valable de l’utilité du brevet 784. Dans leurs affidavits, ces scientifiques, qui travaillaient alors pour Glaxo, ont indiqué que, lorsqu’ils ont vu la demande de brevet de Pfizer revendiquant l’utilisation du sildénafil pour traiter l’impuissance, ils disposaient des résultats d’expériences préliminaires sur la sélectivité du tadalafil et du 3‑méthyl tadalafil, et les essais cliniques de phase I du tadalafil chez l’humain avaient été couronnés de succès. Ils se seraient basés sur ces données pour prédire que le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil pourraient être utilisés pour traiter l’impuissance. Le problème que soulève cette preuve relative à des expériences préliminaires est qu’elle n’a pas été divulguée au public avant la date de dépôt. En conséquence, elle ne peut servir à établir la prédiction valable de la promesse.

[107]       Je suis également d’accord avec les arguments de Mylan selon lesquels l’expérience du brevet 377 démontrant la biodisponibilité par voie orale des composés chez un rat est insuffisante pour prédire valablement l’utilité de ces composés pour le traitement de la DE par voie orale chez l’humain. Le Dr Goldstein en a convenu dans son contre-interrogatoire (contre-interrogatoire du Dr Goldstein, pages 75 et 76, DD, vol. 14, page 2731), indiquant que l’expérience n’a pas été conçue dans l’optique de la physiologie érectile, mais simplement pour démontrer que le tadalafil est biodisponible par voie orale.

[108]       Lilly est cependant en terrain plus solide lorsqu’elle s’appuie sur une étude publiée dans l’International Journal of Impotence Research intitulée « Sildenafil: an orally active type 5 cyclic GMP-specific phosphodiesterase inhibitor for the treatment of penile erectile dysfunction » (Le sildénafil : un inhibiteur de la phosphodiestérase de type 5 spécifique de la GMP cyclique actif par voie orale pour le traitement de la dysfonction érectile du pénis » (affidavit de Mme Potter, pièce E, DD, vol. 6, p. 1129). Il convient de souligner que cette antériorité a été publiée après la date de priorité du brevet 784, mais avant la date de dépôt au Canada, et elle peut donc être prise en considération dans le but d’établir la prédiction valable. Cette étude, désignée tout au long de la présente instance comme l’étude « Boolell » (d’après le nom du premier des auteurs énumérés), décrit des études cliniques détaillées fournissant des preuves solides de l’efficacité du sildénafil comme inhibiteur de la PDE V pour traiter par voie orale la DE. Le paragraphe suivant de l’introduction de l’étude résume l’essentiel des conclusions :

[traduction]

Les nombreuses données issues d’expériences sur des animaux et d’études in vitro sur des tissus humains laissent croire que le relâchement du muscle lisse des corps caverneux est médié par le monoxyde d’azote par l’entremise de la guanosine monophosphate cyclique (GMPc). Lors de la stimulation sexuelle, du monoxyde d’azote est libéré par les terminaisons nerveuses et les cellules endothéliales. Le monoxyde d’azote stimule ensuite la guanylate cyclase, une enzyme du cytosol, afin qu’elle produise de la GMPc, ce qui entraîne une diminution du calcium intracellulaire et permet le relâchement des cellules musculaires lisses. Les isozymes des phosphodiestérases (PDE) des nucléotides cycliques, qui sont réparties dans divers tissus, hydrolysent spécifiquement les nucléotides cycliques tels que la GMPc. Par conséquent, un agent pharmacologique qui inhibe l’isozyme de la phosphodiestérase spécifique de la GMPc devrait renforcer l’action du monoxyde d’azote et de la GMPc sur l’activité érectile du pénis et pourrait améliorer l’érection pendant la stimulation sexuelle.

(Affidavit de Mme Potter, pièce E, DD, vol. 6, p. 1131)

[109]       Cette étude était déterminante, puisqu’elle a démontré que la principale PDE qui agit dans les corps caverneux humains est la PDE V et que le sildénafil, un inhibiteur sélectif de la PDE V, possédait des propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques (absorption rapide, demi‑vie relativement courte, absence d’effet important sur la fréquence cardiaque et la pression artérielle) adéquates pour un agent oral à prendre avant l’activité sexuelle. En effet, l’étude a montré qu’il n’y avait aucun effet cliniquement significatif sur le pouls, la pression sanguine et les épreuves d’innocuité en laboratoire après l’administration par voie orale de doses uniques allant jusqu’à 200 mg à des volontaires en bonne santé (affidavit de Mme Potter, pièce E, DD, vol. 6, pages 1134 et 1135). Cette information aurait fourni l’assurance qu’un inhibiteur de la PDE V pouvait être administré par voie orale à des doses où un effet sur la DE est observé sans hypotension secondaire : voir l’affidavit du Dr Brock, paragraphe 248, DD, vol. 2, p. 256; et l’affidavit du Dr Goldstein, paragraphe 231, DD, vol. 2, p. 336 et 337.

[110]       Mylan affirme que cette étude n’est pas pertinente pour la détermination de la prédiction valable, car elle porte sur le sildénafil et ne fournit aucune information sur le tadalafil. S’appuyant sur les réponses fournies par le Dr Brock et le Dr Goldstein en contre-interrogatoire, Mylan soutient, d’une part, que des molécules différentes et des composés dont la structure n’est pas analogue peuvent avoir des propriétés différentes in vivo et, d’autre part, que la possibilité que les inhibiteurs de la PDE V provoquent une réduction indésirable de la pression artérielle pourrait être fonction non seulement de leur mode d’action, mais également de leur structure chimique.

[111]       Après avoir soigneusement lu la preuve, je suis d’avis que, en juillet 1996, la personne versée dans l’art aurait pu valablement prédire que le tadalafil pouvait être administré par voie orale pour traiter la DE. Il ne fait aucun doute que l’étude de Boolell ne fournit pas d’information sur le tadalafil et porte plutôt sur le sildénafil. Il est également clair, cependant, que lorsque cet article indique que « un agent pharmacologique qui inhibe l’isozyme de la phosphodiestérase spécifique de la GMPc devrait renforcer l’action du monoxyde d’azote et de la GMPc sur l’activité érectile du pénis et pourrait améliorer l’érection pendant la stimulation sexuelle », il fait allusion non seulement au sildénafil et à ses analogues structuraux, mais également à tous les agents pharmacologiques qui ont le même mode d’action, soit les agents pharmacologiques inhibiteurs de la PDE V. Puisque nous savons d’après les expériences du brevet 377 que le tadalafil est biodisponible par voie orale chez l’humain et qu’il est un inhibiteur puissant et sélectif de la PDE V, on peut dès lors conclure raisonnablement à l’utilité du tadalafil administré par voie orale pour traiter la DE.

[112]       Les experts s’entendent pour dire que des composés dotés d’une structure non analogue comme le sildénafil et le tadalafil peuvent avoir des propriétés différentes in vivo. Par exemple, ils peuvent avoir des propriétés pharmacocinétiques différentes, des demi-vies différentes, des durées d’action efficace différentes, des degrés de sélectivité différents à l’égard de différentes enzymes et des profils d’effets secondaires différents. Mais le brevet 377 nous apprend certaines des propriétés du tadalafil, notamment que ce composé est un inhibiteur puissant et sélectif de la PDE V qui est biodisponible chez l’humain. Lorsque le Dr Brock a souligné en contre‑interrogatoire que différents inhibiteurs de la PDE V peuvent avoir différentes propriétés in vivo, indiquant que l’un pourrait être pris par voie orale contrairement à un autre, que l’un pourrait ne pas être absorbé tandis qu’un autre le serait, et que l’un pourrait atteindre ou ne pas atteindre le bon lit vasculaire (contre-interrogatoire du Dr Brock, p. 115, DD, vol. 15, page 3090-3091), il ne faisait évidemment pas allusion au tadalafil puisque la biodisponibilité par voie orale et la sélectivité de ce composé étaient connues.

[113]       Ce qui était inconnu était la dose à laquelle le tadalafil permettrait d’augmenter le débit sanguin vers le pénis suffisamment pour produire un effet sur l’érection, et si cette dose aurait des effets secondaires importants tels que l’hypotension. Le fait que le sildénafil pouvait traiter efficacement la DE à une dose qui ne provoque pas d’effets secondaires importants n’était pas suffisant pour prédire valablement que le tadalafil aurait la même action à une dose suffisamment faible pour être aussi utile du point de vue thérapeutique.

[114]       Cette information n’est cependant pas pertinente puisque le brevet 784 ne promet pas une efficacité sans effets secondaires indus. Comme il a été souligné précédemment, il serait erroné d’élargir la promesse du brevet 784 au-delà de son libellé explicite afin d’y ajouter une exigence selon laquelle le traitement doit non seulement être efficace, mais aussi ne présenter aucune toxicité ni aucun effet secondaire. Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt AZT, précité, la notion de toxicité est liée à l’innocuité et à la possibilité d’un succès commercial, non pas à la brevetabilité. Dans cette affaire, les appelantes alléguaient que l’utilité devait être démontrée au moyen d’essais cliniques préalables sur des êtres humains, établissant la toxicité, les caractéristiques métaboliques, la biodisponibilité et d’autres éléments. La Cour a écarté cet argument (au paragraphe 77) :

[...] Ces facteurs sont conformes à ce que la présentation d’une drogue nouvelle doit comporter pour que le ministre de la Santé puisse en évaluer l’« innocuité » et l’« efficacité ». [...] Les conditions préalables en matière de preuve que doit remplir le fabricant qui souhaite commercialiser une drogue nouvelle visent un objectif différent de celui visé par le droit des brevets. Dans le premier cas, on parle d’innocuité et d’efficacité alors que, dans le deuxième cas, il est question d’utilité, mais dans le contexte de l’inventivité. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir.

Voir aussi : Alcon Canada c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2014 CF 462, aux paragraphes 65 et 67; Pfizer Canada c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CAF 103, au paragraphe 57

[115]       En l’absence d’un libellé explicite selon lequel l’absence de toxicité ou d’effets secondaires importants fait partie de la promesse, je ne peux souscrire à la thèse du Dr Murray voulant que la démonstration de la promesse que le tadalafil ou le 3‑méthyl tadalafil administrés par voie orale traiteront efficacement la DE exigerait des données sur l’efficacité et la toxicité par voie orale chez l’humain : affidavit du Dr Murray, paragraphes 20, 22 et 152, DD, vol. 10, pages 1753 à 1794. Je suis d’accord avec Lilly qu’il s’agit clairement d’un cas où la promesse a été élargie afin de faire valoir qu’elle n’est pas remplie. Il est bien possible, comme l’allègue Mylan et le conteste Lilly, que les essais cliniques nécessaires pour prédire l’efficacité clinique et l’absence d’effets indésirables eussent été réalisables et pas trop coûteux. Cependant, un tel argument est sans pertinence et hors de propos.

[116]       Enfin, Mylan soutient que l’utilité du 3‑méthyl tadalafil n’a pas été valablement prédite, puisqu’aucun élément de preuve ne montre qu’il aurait été administré à un animal dans un quelconque but avant la date de dépôt. La démonstration de la biodisponibilité par voie orale chez un rat contenue dans le brevet 377 a été réalisée avec le tadalafil, mais pas avec le 3‑méthyl tadalafil. Dans la mesure où la Cour admet l’argument de Lilly que toutes les revendications évoquées doivent être interprétées comme des revendications dont l’objet est défini par variantes, Mylan s’appuie sur le paragraphe 27(5) de la Loi sur les brevets pour faire valoir qu’elles devraient toutes être rejetées puisque l’une d’elles est invalide.

[117]       Les paragraphes 27(1) et (5) de la Loi sur les brevets sont libellés ainsi :

Délivrance de brevet

Commissioner may grant patents

27. (1) Le commissaire accorde un brevet d’invention à l’inventeur ou à son représentant légal si la demande de brevet est déposée conformément à la présente loi et si les autres conditions de celle-ci sont remplies.

27. (1) The Commissioner shall grant a patent for an invention to the inventor or the inventor’s legal representative if an application for the patent in Canada is filed in accordance with this Act and all other requirements for the issuance of a patent under this Act are met.

 

[...]

[...]

Variantes

Alternative definition of subject-matter

(5) Il est entendu que, pour l’application des articles 2, 28.1 à 28.3 et 78.3, si une revendication définit, par variantes, l’objet de l’invention, chacune d’elles constitue une revendication distincte.

 

(5) For greater certainty, where a claim defines the subject-matter of an invention in the alternative, each alternative is a separate claim for the purposes of sections 2, 28.1 to 28.3 and 78.3.

 

[118]       Je conviens avec Mylan que si une revendication invoquée est présentée sous la forme de deux variantes, toute la revendication est invalide si une des variantes est invalide : Abbott Laboratories c Canada (Ministre de la Santé), 2005 CF 1332, aux paragraphes 50 à 57, conf. par 2007 CAF 153; Schering-Plough Canada c Pharmascience Inc., 2009 CF 1128, aux paragraphes 88 à 90. La question n’est toutefois pas claire de savoir si les revendications invoquées sont véritablement des variantes d’une seule et même revendication. Aucun des experts n’a exprimé d’avis sur ce point.

[119]       La revendication 2 vise une composition pharmaceutique pour le traitement de la DE chez les animaux mâles « comprenant un composé choisi dans le groupe comportant » deux composés, soit le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil. De même, la revendication 12 vise l’utilisation d’un composé « choisi dans le groupe comportant » le tadalafil et le 3‑méthyl tadalafil. Ces revendications ne m’apparaissent pas être du type dont l’objet est défini par variantes. Bien au contraire, elles définissent une expression générique ou un genre comprenant un groupe de deux composés différents qui peuvent tous deux être utilisés dans la combinaison revendiquée. Elles peuvent être à juste titre décrites comme des « revendications Markush », expression qui provient des États-Unis (Ex parte Markush 1925, 340 U.S.O.G. 839) et qui est reprise dans le Recueil des pratiques du Bureau des brevets (chapitre 11, section 11.11) : « Dans les cas relevant de la chimie, on accepte une revendication visant un genre qui représente un groupe de certains matériaux précis [...], pourvu qu’il soit clair de la nature connue des matériaux de remplacement ou de la technique antérieure que les matériaux du groupe possèdent au moins une propriété commune, principalement responsable de leur fonctionnement dans la relation revendiquée. » Le Recueil donne l’exemple d’« un solvant choisi du groupe comprenant l’alcool, l’éther et l’acétone... » [en caractères gras dans l’original] comme format acceptable pour une revendication Markush.

[120]       Compte tenu de la directive du commissaire, l’utilisation des mots « choisi du groupe comprenant » ainsi que du mot « et » au lieu de « ou » entre les deux composés, je suis d’avis que les revendications évoquées sont des revendications Markush et non des revendications dont l’objet est défini par variantes. Ces revendications visent clairement les deux composés, plutôt que des revendications visant chacun des composés par variantes. En d’autres termes, les composés peuvent être utilisés de manière interchangeable, et l’un ou l’autre peut être utilisé pour obtenir le résultat souhaité. Pour cette raison, l’article 27(5) de la Loi sur les brevets n’est d’aucune utilité puisqu’il ne s’applique que « si une revendication définit, par variantes, l’objet de l’invention ». Que les revendications concernant le 3‑méthyl tadalafil soient prédites valablement ou non n’est donc pas pertinent et est sans conséquence.

[121]       Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus donc que la promesse du brevet 784, qu’elle soit interprétée comme incluant ou comme excluant l’administration par voie orale, a fait l’objet d’une prédiction valable. La première allégation de Mylan doit donc être rejetée parce qu’elle n’est pas justifiée.

C.                 L’allégation selon laquelle le brevet 784 est invalide pour cause de double brevet relatif à une évidence par rapport au brevet 377 est-elle justifiée?

[122]       Mylan soutient que si la promesse ne comprend pas l’administration par voie orale, le brevet 784 est par conséquent invalide pour cause de double brevet relatif à une évidence par rapport au brevet 377. Selon l’observation de Mylan, le brevet 377 revendique les mêmes composés que le brevet 784, et il divulgue que ces composés sont des inhibiteurs puissants et sélectifs de PDE V et peuvent donc être utilisés pour traiter les conditions dans le contexte desquelles on croit que l’inhibition de PDE V est bénéfique. Ainsi, le brevet 784 ne divulgue rien de nouveau, puisque l’on savait déjà que d’autres inhibiteurs de PDE V pouvaient être utilisés pour traiter la DE.

[123]       Le double brevet est une théorie d’origine jurisprudentielle quant à l’invalidité, qui repose sur l’idée qu’un inventeur a seulement droit à un brevet pour chaque invention. Cette théorie, qui a été rattachée au paragraphe 36(1) de la Loi sur les brevets et qui est conçue pour empêcher le « renouvellement à perpétuité » des brevets, est reconnue par la Cour suprême, et ce, depuis de nombreuses années : Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067, aux paragraphes 63 et suivants (Whirlpool); Apotex Inc. c Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, aux paragraphes 95 à 97 (Sanofi-Synthelabo); voir aussi Aventis Pharma Inc. c Pharmascience Inc., 2006 CAF 229, au paragraphe 67. Lily a remis en question le fondement législatif de cette théorie, en soutenant que le paragraphe 36(1) de la Loi sur les brevets concerne uniquement les demandes complémentaires et ne vise que les situations où plus d’une invention sont revendiquées dans un seul et même brevet. Peu importe le bien-fondé de cet argument de nature textuel, il est maintenant incontestable que le double brevet est un motif d’invalidité admis, et il s’accorde parfaitement avec l’esprit et l’objet de la Loi sur les brevets, qui est de prévenir le prolongement indu du monopole légal d’un brevet au moyen d’une série de brevets comportant des ajouts évidents ou non inventifs. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans Sanofi-Synthelabo, au paragraphe 97 :

La perpétuation du brevet est une préoccupation légitime. Selon les circonstances, les stratégies visant à accroître la durée du monopole peuvent aller à l’encontre de l’objectif de la Loi sur les brevets, qui est de favoriser l’inventivité par l’octroi d’une exclusivité pour un temps tout en assurant la divulgation de l’invention pour permettre sa réalisation et son utilisation par autrui une fois le brevet expiré.

[124]       Le droit canadien reconnaît le double brevet relatif à la « même invention » et le double brevet relatif à une « évidence ». Le double brevet relatif à la même invention tient à la question de savoir si les revendications dans deux brevets sont identiques. Le double brevet relatif à une évidence est un critère plus souple qui interdit la délivrance d’un deuxième brevet dont les revendications ne visent pas un « élément brevetable distinct » de celui visé par les revendications du brevet antérieur : Whirlpool, précité, aux paragraphes 63 à 66. Par exemple, il a été jugé que diluer une substance médicinale pour laquelle un brevet avait été accordé ne résultait pas en une autre invention : Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning c Commissioner of Patents, [1964] RCS 49, 41 CPR 9, aux paragraphes 53, 54 et 57. Le principe qui sous-tend cette interdiction est que le breveté qui renouvelle perpétuellement une seule et même invention prolonge son monopole au-delà de ce qui a été convenu par le public :

Il est reconnu que le marché conclu entre le breveté et le public est dans l’intérêt des deux parties seulement si le titulaire du brevet acquiert une protection réelle en échange de la divulgation de son invention et que, de son côté, le public ne lui accorde pas un monopole excédant la période légale de 17 ans à partir de la date de délivrance du brevet (qui est désormais de 20 ans à compter de la date du dépôt de la demande de brevet). Un breveté qui peut «renouveler à perpétuité» une seule invention, grâce à des brevets successifs obtenus pour des ajouts évidents ou non inventifs, prolonge son monopole au‑delà de ce qui a été convenu par le public. [...]

Whirlpool, précité, au paragraphe 37

[125]       Les parties conviennent que la question du double brevet commande une analyse des revendications et non de la divulgation. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans Whirlpool, précité, au paragraphe 63, « [i]l est clair que l’interdiction du double brevet implique une comparaison des revendications plutôt que des divulgations, car ce sont les revendications qui définissent le monopole ». Voir aussi Sanofi-Sythelabo, précité, au paragraphe 108. Les parties sont toutefois en désaccord quant à savoir si les revendications du brevet 377 devraient être lues littéralement ou dans le contexte du mémoire descriptif pris dans son ensemble.

[126]       Lilly soutient qu’aucune des revendications du brevet 377 n’indique que l’inhibition de PDE V est une caractéristique clé du monopole défini par ces revendications. Puisque les revendications du brevet 377 ne comprennent pas l’inhibition de PDE V et ne sont pas reliées à la DE, Lilly soutient que l’allégation de double brevet relatif à une évidence formulée par Mylan doit être rejetée, puisqu’il n’y a aucun lien possible avec l’invention revendiquée dans le brevet 784. À mon avis, cet argument est exagéré et il n’est pas compatible avec la jurisprudence sur l’interprétation des brevets.

[127]       Il est certes vrai que les revendications constituent le point de départ de l’interprétation d’un brevet. Cependant, le libellé des revendications doit être interprété dans le contexte du mémoire descriptif pris dans son ensemble pour déterminer la vraie nature de l’invention. Comme le juge Dickson l’a affirmé dans l’arrêt Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 RCS 504, 122 DLR (3d) 203 (à la page 520) :

Il faut considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement, (Noranda Mines Limited c. Minerals Separation North American Corporation, [1950] RCS 36), sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public.

Voir aussi : Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024, au paragraphe 31; Whirlpool, précité, aux paragraphes 49(f), (g), 52 et 54.

[128]       Évidemment, une partie ne peut pas invoquer l’interprétation téléologique en vue d’étendre ou de restreindre injustement la portée d’une revendication. En même temps, l’invention est au cœur du brevet, et dans le cadre d’une analyse relative au critère du double brevet relatif à une évidence, il faut pouvoir déterminer quelle invention est l’objet de chaque brevet, selon les allégations, afin de pouvoir les comparer. Dans certains cas, le libellé d’une revendication sera suffisant pour définir de manière distincte l’objet du monopole revendiqué; mais, dans d’autres cas, il se peut que la personne versée dans l’art et, en fin de compte, la Cour, doive tenir compte du contexte et examiner la divulgation pour interpréter la revendication et déterminer la vraie nature de l’invention. C’est précisément ce que la Cour suprême a fait dans Whirlpool, une affaire de double brevet, et notre Cour a fait la même chose dans d’autres affaires de double brevet : voir Bayer AG c Novopharm Ltd., 2006 CF 379; Merck & Co., Inc. c Pharmascience Inc., 2010 CF 510 (Finasteride). D’ailleurs, la Cour suprême a reconnu dans Sanofi-Synthelabo, précité, au paragraphe 77, que « [l]a seule présence d’une formule chimique ne permet pas de déterminer l’inventivité de la revendication. J’estime donc que l’on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous‑tend les revendications. »

[129]       Lilly soutient que les revendications du brevet 377 ne comportent aucun élément qui précise que l’inhibition de PDE V est un élément déterminant du monopole défini par ces revendications. Selon ses avocats, la revendication 10 du brevet 377 est une revendication relative au tadalafil comme tel, et une personne versée dans l’art n’importerait pas dans cette revendication le rôle de ce composé comme inhibiteur de PDE V. Selon cet argument, il serait erroné et inapproprié de limiter la revendication à un mécanisme d’action particulier, puisque la revendication ne dit rien sur la manière dont le tadalafil fonctionne ni sur sa puissance ou sur sa sélectivité. Cela étant le cas, la revendication pourrait être contrefaite si le tadalafil était utilisé à d’autres fins que comme inhibiteur de la PDE V.

[130]       À mon avis, la revendication 10 du brevet 377 ne peut pas être lue aussi littéralement et être détachée du contexte de l’ensemble du brevet. Le tout premier paragraphe du brevet 377 énonce que l’invention se rapporte à une série d’[traduction] « inhibiteurs puissants et sélectifs de [PDE V] ayant une utilité dans divers domaines thérapeutiques où une telle inhibition est jugée bénéfique, notamment dans le traitement de troubles cardiovasculaires ». Les propriétés inhibitrices de PDE V des composés sont reliées à leurs usages thérapeutiques (brevet 377, à la p. 6, aux lignes 19 à 24), et des essais in vitro indiquent que plusieurs des composés, dont le tadalafil, sont des inhibiteurs puissants et sélectifs de PDE V. Dans ce contexte, je suis d’avis que la revendication 10 du brevet 377 est une revendication relative à un composé, le tadalafil, comme inhibiteur de PDE V.

[131]       Étant donné que j’ai conclu que les revendications contestées du brevet 784 visent le tadalafil comme inhibiteur de PDE V pour traiter la DE (qu’il soit administré par voie orale ou non), les revendications dans les deux brevets semblent viser des éléments brevetables distincts. Bien qu’il s’agisse dans les deux cas de revendications relatives au même composé chimique, le tadalafil, ces revendications visent des usages différents de ce composé. Le brevet 377 n’envisage pas l’usage du tadalafil pour traiter la DE; or, c’est là précisément l’objet du monopole revendiqué dans le brevet 784. Comme Lilly le fait remarquer, lorsque le brevet 377 expirera, le public sera libre d’utiliser le tadalafil aux fins revendiquées dans le brevet 377. Par conséquent, les revendications visent des éléments brevetables distincts.

[132]       Mylan soutient toutefois qu’il aurait été évident pour une personne versée dans l’art que le profil d’inhibiteur de PDE V du tadalafil qui sous-tend le brevet 377 traiterait la DE, s’il était injecté directement dans le pénis, à tout le moins en janvier 1994, mais certainement en date du 14 juillet 1995 (la date de priorité du brevet 784). Par conséquent, selon Mylan, cette nouvelle utilisation du tadalafil n’est pas une contribution originale, et le brevet 784 est invalide pour cause de double brevet, parce qu’il n’a pas de caractère novateur ou ingénieux par rapport à l’invention originale du brevet 377.

[133]       Il y a eu un long débat sur la question de la date à retenir dans le cadre de l’analyse relative au double brevet. Il y a très peu de jurisprudence sur le sujet, et la Cour suprême ne l’aborde même pas dans l’arrêt Whirlpool, précité. C’est compréhensible, étant donné que l’analyse est confinée à une comparaison entre les revendications dans deux brevets, et elle n’implique aucune enquête relative à l’antériorité comme ce serait le cas si l’invalidité alléguée reposait sur un argument relatif à une évidence. Compte tenu de ce qui précède, l’évolution de la science entre les deux brevets ne devrait avoir aucune incidence dans le cadre d’une analyse relative à un double brevet relatif à une évidence : contrairement à la position prise par la défenderesse, la question n’est pas de savoir si l’usage du tadalafil pour traiter la DE était évident à la lumière du brevet 377, auquel cas des antériorités admissibles seraient pertinentes, mais bien si les revendications du brevet 784 divulguent de la nouveauté ou de l’ingéniosité par rapport au brevet 377. Pour trancher cette question, la Cour (avec l’aide des personnes versées dans l’art) doit examiner le premier brevet dans le contexte de ce qui était connu à l’époque, en vue de déterminer si les revendications dans le second brevet visent des éléments brevetables distincts de ceux du brevet antérieur. Puisque la raison d’être de ce motif d’invalidité est d’interdire le prolongement indu du monopole conféré par le premier brevet, la Cour doit déterminer si l’invention revendiquée dans le second brevet aurait pu ou aurait dû être incluse dans le premier brevet.

[134]       Si, comme Mylan le voudrait, la date pertinente devait être la date de priorité du second brevet (en l’espèce, le 14 juillet 1995), l’analyse du double brevet relatif à une évidence se métamorphoserait en une pure analyse de l’évidence, avec l’avantage additionnel que les exigences de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets relatives au temps seraient contournées. Il est passablement révélateur que l’argumentation écrite et la plaidoirie de Mylan se soient fortement appuyées sur le cadre relatif à l’évidence exposé par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, précité. En toute équité, les parties de part et d’autre ont confondu la question par moments, et les quatre experts ont tous reçu comme instruction d’examiner la question du double brevet en date du 14 juillet 1995. Pour les motifs exposés précédemment, cette date de priorité pour le brevet 784 ne peut pas être la date pertinente. On ne peut pas lire dans les revendications du premier brevet plus que ce que la personne versée dans l’art aurait compris à la date de revendication au moment de comparer les revendications du second brevet à celles du premier brevet. Si l’attention doit être centrée sur les revendications, comme la Cour suprême l’enseigne dans l’arrêt Whirlpool, les renseignements publiés après la date de revendication du premier brevet ne sont d’aucune utilité pour établir si les revendications du second brevet visent des éléments brevetables distincts des objets des revendications du premier brevet. C’est d’ailleurs ce que mon collègue le juge Hughes a conclu dans la décision Finasteride, précitée, dans laquelle il a statué que certains documents publiés immédiatement avant la date de revendication du second brevet rendaient l’invention non évidente, mais il a néanmoins statué que ces documents étaient non existants pour ce qui concernait l’enquête sur le double brevet relatif à une évidence.

[135]       Si la date pertinente pour évaluer le double brevet relatif à une évidence est janvier 1994 (la date de priorité du brevet 377), il est clair que l’usage du tadalafil pour traiter la DE (surtout lorsqu’il est administré par voie orale) n’aurait pas été évident pour une personne versée dans l’art. Je n’ai pas à m’étendre longuement sur cette conclusion, puisque l’expert de Mylan lui-même a convenu en contre-interrogatoire qu’il n’aurait pas été au courant de l’usage oral potentiel d’inhibiteurs de PDE V pour traiter la DE en janvier 1994; contre-interrogatoire du DMelman, aux p. 28 à 30, DR, vol. 19, aux p. 3967 à 3969. D’ailleurs, les observations écrites et verbales de Mylan étaient centrées sur l’état de la technique en juillet 1995, et non en janvier 1994.

[136]       En 1994, la personne versée dans l’art aurait compris qu’un médicament ne peut pas être administré par voie générale pour le traitement de la DE, puisqu’il ne serait pas possible de délivrer au pénis une concentration du médicament suffisante pour entraîner de façon fiable et efficace le relâchement du muscle lisse vasculaire sans avoir d’effet sur les autres muscles lisses du corps. Selon le Dr Brock, les principaux chercheurs ne pouvaient alors que spéculer, même à la fin de 1993, à savoir s’il était possible d’utiliser un inhibiteur de la PDE V, et la possibilité de l’administrer par voie orale n’avait même pas été soulevée : affidavit du Dr Brock, paragraphe 266, DD, vol. 2, p. 259. De même, le Dr Goldstein a émis l’opinion que, en mai 1994, le principe que le relâchement du muscle lisse des corps caverneux et l’érection pourraient être induits par l’administration d’un inhibiteur de la PDE V n’avait pas été déterminé chez l’humain : affidavit du Dr Goldstein, paragraphe 107, DD, vol. 2, p. 301. Le Dr Goldstein a déclaré que, avant l’introduction du sildénafil, soit bien après janvier 1994, la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que l’administration par voie générale d’antihypertenseurs risque de provoquer la DE chez le patient plutôt que de la traiter : affidavit du Dr Goldstein, paragraphes 80 et 81, DD, vol. 2, pages 293 et 294.

[137]       Mon collègue le juge Mosley en est venu à une conclusion semblable dans une affaire relative à un brevet revendiquant l’utilisation de VIAGRA (sildénafil) pour traiter la DE. La date de détermination de l’évidence dans cette affaire était juin 1993, et les antériorités évoquées étaient communes à bien des égards à celles évoquées en l’espèce. La Cour a constaté que, jusqu’en 1997, la question à savoir si la voie NO/GMPc était le facteur majeur de l’érection du pénis restait ouverte, et l’innocuité des inhibiteurs de la PDE V ou leur administration par voie orale continuaient de susciter des préoccupations (Pfizer sildénafil, précité, au paragraphe 99). La Cour a admis la preuve du Dr Brock, l’un des experts de Pfizer dans cette affaire, et elle a conclu que, en 1993, quelques scientifiques avaient simplement spéculé que l’inhibition de la PDE pourrait être un facteur de la physiologie du tissu érectile, et qu’aucun d’eux n’était arrivé à la solution qui consistait à administrer par voie orale du sildénafil comme inhibiteur de la PDE V pour traiter la DE. Comme l’a écrit le juge Mosley (au paragraphe 125) :

Malgré les indications importantes suggérant d’explorer l’utilité des inhibiteurs de la PDE spécifique de la GMP dans le traitement de la DE dans les mois qui ont précédé la découverte de Pfizer, la preuve n’établit pas, à mon avis, que la solution décrite dans le brevet allait de soi à l’époque. Au mieux peut-on parler d’une hypothèse, que le temps a confirmée par la suite, sur l’utilité possible des inhibiteurs de la PDE5 dans le traitement de l’impuissance. Les expériences avec le zaprinast, un inhibiteur de la PDE de la GMPc, avaient été faites, certes, mais dans l’objectif de comprendre le mécanisme de l’érection, et non pour savoir comment traiter la DE.

[138]       L’avocat de Mylan s’est appuyé sur un article publié dans le New England Journal of Medicine en 1992 (Rajfer, 1992), qui aurait conduit un scientifique de Pfizer à proposer que l’inhibiteur de la PDE V que l’entreprise était en train de mettre au point soit mis à l’essai pour le traitement de la DE, et soutient que Lilly ne peut affirmer qu’aucune personne versée dans l’art ne croyait que cet article mènerait à l’utilisation d’un inhibiteur de la PDE V pour le traitement de la DE. Mylan s’oppose en s’appuyant sur le fait que Lilly et son partenaire ICOS ont adopté exactement la position inverse lorsqu’ils se sont opposés à ce que l’OEB délivre un brevet à Pfizer. Il est vrai que, au vu des documents joints à l’affidavit de Mme Yau que j’ai déjà mentionnés, ICOS semble avoir soutenu que la personne versée dans l’art aurait déduit de l’article de Rajfer de 1992 qu’un inhibiteur de la PDE V pourrait être utilisé dans le traitement de l’impuissance. C’est toutefois loin d’être suffisant pour soutenir la thèse de la défenderesse selon laquelle l’utilisation d’un inhibiteur de la PDE V pour le traitement de la DE aurait été un concept connu au début de 1994.

[139]       Tout d’abord, les brevets en cause devant l’OEB n’étaient pas les mêmes que ceux dont il est question dans la présente instance. En outre, la procédure dans le cadre de laquelle les observations d’ICOS ont été faites en Europe est sans équivalent au Canada. Chose plus importante, il n’y a aucun élément de preuve qui démontre en quoi le droit européen rejoint le droit canadien ou en diffère. Enfin, nous n’avons aucune idée de la teneur de la décision de l’OEB dans cette affaire. Pour ces seuls motifs, les observations qu’ICOS a présentées dans un ressort étranger sont insuffisantes pour miner la crédibilité de la demanderesse.

[140]       Dans tous les cas, il appartient à la Cour de déterminer, en dernier ressort et avec l’aide des experts, qu’est-ce qui était évident à toute date pertinente. Je conviens avec le DBrock que l’article de 1992 de Rajfer était une étude de recherche de base visant à élucider le rôle, le cas échéant, d’une voie en particulier (la voie NANC) qui entre en jeu dans le processus érectile. La conclusion des auteurs, d’après le résumé de l’article, étaye ce point de vue :

[traduction]

Nos conclusions appuient l’hypothèse que le monoxyde d’azote est impliqué dans la neurotransmission non adrénergique et non cholinergique qui entraîne le relâchement du muscle lisse dans les corps caverneux et permet l’érection du pénis. Des anomalies de cette voie peuvent causer certaines formes d’impuissance.

(Affidavit de Mme Potter, pièce D, doc. no 13, DD, vol. 5, p. 650)

Voir aussi l’affidavit du Dr Brock, paragraphes 125 à 144, DD, vol. 2, pages 218 à 225.

[141]       Mon collègue le juge Mosley a également convenu avec le Dr Brock que cette étude était très conjecturale et ne débouchait pas sur des conclusions définitives ([traduction] « Il est concevable que la déficience de cette voie explique la déficience dans la relaxation provoquée par une stimulation au moyen d’un champ électrique [...] l’interférence avec [cette voie] pourrait être une cause d’impotence qui est traitable par l’administration de vasodilatateurs à action directe » : Rajfer 1992, à la p. 94, DR, vol. 5, à la p. 654; voir l’analyse du juge Mosley dans Pfizer sildénafil, précité, aux paragraphes 89 à 98). Compte tenu de ces propos et de l’objet de l’étude, il n’est guère surprenant que cet article ne soit pas susceptible d’avoir mené à l’usage d’un inhibiteur de PDE V pour traiter la DE, surtout un tel inhibiteur qui pouvait être pris par voie orale.

[142]       Compte tenu de ce qui précède, je n’ai aucune hésitation à conclure que l’usage du tadalafil pour traiter la DE, surtout selon un mode d’administration par voie orale, n’aurait pas été évident pour la personne versée dans l’art en janvier 1994 et n’aurait pas pu être inclus dans le brevet 377. Autrement dit, l’on ne peut pas dire que le brevet 784 participe du renouvellement perpétuel du brevet 377 lorsqu’il revendique un nouvel usage du tadalafil par n’importe quelle voie, ou à tout le moins un nouvel usage du tadalafil lorsqu’il est administré par voie orale.

[143]       Si, contrairement à ce que j’ai conclu auparavant, la date pertinente pour déterminer si le brevet 784 constitue un prolongement indu du brevet 377 était le 14 juillet 1995 (date de priorité du brevet 784) plutôt que le 21 janvier 1994 (date de priorité du brevet 377), l’argumentation de Mylan serait-elle plus convaincante? Je ne le pense pas.

[144]       La seule publication d’importance entre la date de priorité du brevet 377 et la date de priorité du brevet 784 est la demande de brevet 902 (demande de brevet international de Pfizer pour le sildénafil), sur laquelle est essentiellement fondé l’argument de Mylan selon lequel l’utilisation du tadalafil pour traiter la DE était évidente lorsque les revendications du brevet 377 étaient lues à la lumière des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art en juillet 1995. Mylan soutient que cette demande a confirmé qu’un inhibiteur puissant et sélectif de la PDE V pouvait augmenter les taux de GMPc dans les corps caverneux, facilitant ainsi l’érection du pénis. Plus important encore, la demande aurait enseigné que ce mécanisme fonctionnait in vivo chez les hommes atteints de DE et pouvait être exploité pour traiter cette pathologie. Étant donné que le brevet 377 enseignait que les composés de l’invention, y compris le tadalafil, sont des inhibiteurs puissants et sélectifs de la PDE V, l’essai du tadalafil pour le traitement de la DE allait donc de soi.

[145]       Cet argument contient plusieurs lacunes. Tout d’abord, la Cour suprême a vertement critiqué l’équivalent canadien de la demande ’902 comme étant délibérément obscure et comme ne satisfaisant pas aux exigences de la Loi sur les brevets relatives à la divulgation (Teva Canada Ltée c Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 RCS 625). La Cour a décrit les revendications comme suit (au paragraphe 4) :

Suivant le mémoire descriptif du brevet 446, l’invention vise l’utilisation d’un [traduction] « composé de la formule (I) » ou d’un « sel de ce composé » comme médicament pour le traitement de la DÉ. [...] [L]a revendication 1 énonce la formule (I), qui peut produire 260 trillions de composés; les revendications 2 à 5 font successivement état de nombres plus restreints de composés dérivés de la formule I, la cinquième n’en comprenant que neuf; les revendications 6 et 7 renvoient chacune à un seul composé. [...]

[146]       Le sildénafil, objet de la revendication 7 et composé actif de VIAGRA, est le seul composé dont l’efficacité dans le traitement de la DE avait été démontrée au moment de la demande de brevet. Malgré l’énoncé du brevet selon lequel [traduction] « un des composés particulièrement privilégiés cause l’érection du pénis chez les hommes impuissants », la demande de brevet ne révélait pas que le composé actif était le sildénafil ni que les autres composés ne s’étaient pas révélés efficaces dans le traitement de la DE. Dans l’arrêt Teva, la Cour suprême a conclu que la description figurant dans le mémoire descriptif n’aurait pas permis au public d’utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur, à l’époque de la demande, car elle n’indique pas que le sildénafil constitue le composé efficace (aux paragraphes 69 à 80). La demande de brevet 902 était encore moins précise, car les composés identifiés étaient encore moins sélectifs, et elle ne comprenait pas de revendication particulière concernant le sildénafil; ce dernier n’était que l’un des neuf composés privilégiés.

[147]       Non seulement n’y avait-il rien dans la demande de brevet 902 laissant croire que le composé particulièrement privilégié était le sildénafil, mais, au moment de la publication du brevet de Pfizer (le 22 décembre 1994), la compréhension de la personne versée dans l’art de la DE et de l’action de la PDE dans le muscle lisse allait à l’encontre des revendications du brevet de Pfizer. Dans un article publié en novembre 1995, le Dr Morales (dans une section portant expressément sur ce qui serait plus tard connu sous le nom de sildénafil) a formulé des « préoccupations » au sujet des problèmes généraux que causerait tout inhibiteur de la PDE (affidavit de Mme Potter, pièce E, doc. no 3, DD, vol. 6, p. 1121). Je souscris donc à l’opinion du Dr Goldstein à cet égard, selon qui « les revendications concernant le sildénafil en 1994 dans les brevets de Pfizer ont servi de prototype pour un traitement actif par voie orale de la DE, sans toutefois fournir de fondement rationnel pour la mise au point d’autres inhibiteurs sélectifs de la PDE V » (affidavit du Dr Goldstein, paragraphe 16, DD, vol. 2, p. 275). Autrement dit, il n’aurait pas été évident pour la personne versée dans l’art à l’été 1995 d’utiliser le tadalafil ou le 3‑méthyl tadalafil pour traiter la DE. Rien ne permet donc de conclure que cette invention pouvait ou aurait dû être incluse dans le brevet 377, même lorsqu’il est lu à la lumière des connaissances que possédait en juillet 1995 la personne versée dans l’art au sujet de la physiologie de l’érection du pénis et de l’action de la PDE dans le muscle lisse.

[148]       Mylan a fait grand cas du fait que le Dr Brock s’est fortement appuyé sur les éléments de preuve qu’il avait déjà fournis dans le litige sur l’utilisation du sildénafil pour traiter la DE (arrêt Teva précité), et est allé jusqu’à affirmer que [traduction] « en recyclant sa preuve précédente en gros sans s’interroger sur les différences entre l’état de la technique en juin 1993, mai 1994 et juillet 1995, le Dr Brock n’a pas aidé la Cour à comprendre les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date de priorité » (mémorandum des faits et du droit de Mylan, paragraphe 161). Il est sans doute vrai que, à l’examen des documents cités par Mylan, le Dr Brock a considérablement emprunté du contenu de son affidavit précédent, mais c’est normal puisque les documents mentionnés dans les deux affaires étaient très semblables. Il a cependant actualisé son opinion et s’est concentré expressément sur la demande de brevet 902. Puisque les ouvrages scientifiques cités par Mylan datant de janvier 1994 à juillet 1995 ne contenaient rien d’autre d’important, le Dr Brock ne peut pas être blâmé de s’être appuyé dans une large mesure sur son affidavit précédent de l’affaire Teva. En fait, le réel élément déterminant était l’article de Boolell publié en 1996, car il s’agissait de la première preuve clinique que l’administration par voie orale d’un inhibiteur de la PDE V n’entraînait pas d’hypotension générale.

[149]       Enfin, Mylan soutient que les éléments de preuve présentés par le Dr Brock en l’espèce sont incompatibles avec les éléments de preuve qu’il a présentés au sujet du sildénafil, parce qu’il a affirmé que le sildénafil est valablement prédit tandis qu’il est maintenant d’avis que le tadalafil n’est pas évident. Toutefois, je ne parviens pas à voir où est la contradiction. La norme pour déterminer s’il y a une prédiction valable est évidemment moins exigeante que la norme pour déterminer l’évidence. La prédiction valable commande une inférence prima facie raisonnable, tandis que l’évidence exige qu’il soit évident qu’une invention alléguée fonctionnera. C’est pourquoi il n’est pas contradictoire de conclure que la promesse du brevet 784 est valablement prédite, mais qu’elle n’était pas évidente (sans parler du fait qu’une prédiction valable doit être déterminée environ un an plus tard en l’espèce). Par conséquent, même si je devais me concentrer sur l’évidence plutôt que sur un double brevet relatif à une évidence, je conclus que l’argumentation de Mylan doit être rejetée.

[150]       Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la demanderesse a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation de double brevet relatif à une évidence n’est pas justifiée.

V.                Conclusion

[151]       En conclusion, j’ai conclu que les allégations d’invalidité pour cause d’absence d’utilité et pour cause de double brevet relatif à une évidence formulées par Mylan étaient injustifiées. En conséquence, je suis convaincu, compte tenu des éléments de preuve en l’espèce, que la découverte de Lilly était véritablement originale, et que Lilly s’est acquittée de la charge ultime qui lui incombait d’établir la validité du brevet 784 selon la prépondérance des probabilités. Une ordonnance interdisant à la ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Mylan jusqu’à l’expiration du brevet sera donc émise. La demanderesse aura droit aux dépens afférents à sa demande; aucuns dépens ne sont adjugés quant à la requête en radiation. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le montant des dépens, la question des dépens pourra être soumise par voie d’avis de requête.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La requête est accueillie;

2.                  Il est interdit à la ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à la défenderesse Mylan jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2,226,784;

3.                  La demanderesse a le droit de recouvrer, auprès de la défenderesse Mylan, les dépens afférents à la demande; aucuns dépens ne sont adjugés relativement à la requête en radiation;

4.                  Aucuns dépens ne seront adjugés contre la ministre ni en sa faveur.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


ANNEXE

Revendication 2

Une composition pharmaceutique pour le traitement curatif ou prophylactique de la dysfonction érectile chez un animal mâle, comprenant un composé choisi dans le groupe comportant les composés suivants :

(6R,12aR)-2,3,6,7,12,12a-hexahydro-2-méthyl-6-(3,4-méthylènedioxyphényl)-pyrazino[2’,1’:6,1]pyrido[3,4-b]indole-1,4-dione ou un sel ou solvate physiologiquement acceptable dudit composé;

(35,6R,12aR)-2,3,6,7,12,12a-hexahydro-2,3-diméthyl-6-(3,4-méthylènedioxyphényl)-pyrazino[2’,1’:6,1]pyrido[3,4-b]indole-1,4-dione ou un sel ou solvate physiologiquement acceptable dudit composé,

en association avec un diluant ou excipient pharmaceutiquement acceptable.

...

Revendication 4

La composition selon l’une ou l’autre des revendications 1 à 3, dans laquelle l’animal est un humain.

...

Revendication 12

Utilisation d’un composé choisi dans le groupe comprenant les composés suivants :

(6R,12aR)-2,3,6,7,12,12a-hexahydro-2-méthyl-6-(3,4-méthylènedioxyphényl)-pyrazino[2’,1’:6,1]pyrido[3,4-b]indole-1,4-dione ou un sel ou solvate physiologiquement acceptable dudit composé;

(3S,6R,12aR)-2,3,6,7,12,12a-hexahydro-2,3-diméthyl-6-(3,4-méthylènedioxyphényl)-pyrazino[2’,1’:6,1]pyrido[3,4-b]indole-1,4-dione ou un sel ou solvate physiologiquement acceptable dudit composé,

pour le traitement curatif ou prophylactique de la dysfonction érectile chez un animal mâle.

...

Revendication 14

Utilisation selon l’une ou l’autre des revendications 9 à 13, dans laquelle l’animal est un humain.

Revendication 15

Utilisation d’une composition selon l’une ou l’autre des revendications 1 à 4 pour le traitement curatif ou prophylactique de la dysfonction érectile chez un animal mâle.

...

Revendication 18

Utilisation selon l’une ou l’autre des revendications 9 à 17, dans laquelle le composé, le médicament, la composition, la combinaison ou la préparation est utilisé ou adapté pour une utilisation par voie orale.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-296-13

 

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC. c MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET LA MINISTRE DE LA SANTÉ ET ICOS CORPORATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 14, 15, 16 ET 17 OCTOBRE 20144

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Jamie Mills

Chantal Saunders

Beverley Moore

 

POUR LA demanderesse ET

LA DÉFENDERESSE/BREVETÉE

 

Tim Gilbert

Sana Halwani

Zarya Cynader

 

POUR LA DÉFENDERESSE

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA demanderesse ET

LA DÉFENDERESSE/BREVETÉE

 

Gilbert’s LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

mylan pharmaceuticals ulc

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

lE ministre de la santé

 

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