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Date : 20141218


Dossier : IMM-5466-13

Référence : 2014 CF 1218

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

OMER CENGIZ DEMIR, MELIKE DEMIR ET MUSTAFA SAMET DEMIR ET HATICE MELEK DEMIR

 (ET LEUR TUTEUR À L’INSTANCE

 OMER CENGIZ DEMIR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Pour les motifs ci‑dessous, la Cour souscrit à l’opinion des demandeurs voulant qu’il serait imprudent de s’appuyer sur la décision faisant l’objet du contrôle. La Commission doit statuer à nouveau sur leur demande d’asile.

Contexte

[2]               Les demandeurs sont une famille originaire de Turquie. Ils ont fondé leur demande d’asile sur trois motifs : 1) leur appartenance à la religion Alévi; 2) leur appartenance au Parti de la liberté et de la solidarité (ODP); 3) le comportement de la belle-mère du mari.

[3]               La présence d’incohérences nécessitant des explications dans les témoignages d’Omer et de sa femme a été candidement reconnue. Entre autres préoccupations, la commissaire n’a pas accepté les explications présentées et a jugé que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il existait une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus par la Convention, que les demandeurs seraient personnellement exposés au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leurs vies ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. La question déterminante était celle de la crédibilité.

[4]               La commissaire a constaté que dans le formulaire IMM 5669 des parents, ceux-ci avaient fait une erreur dans le nom de l’ODP. Ils ont écrit « Ozgurlik ve Demokras Partisi » au lieu du nom exact « Özgürlük ve Dayanışma Partisi ». La commissaire a tiré une conclusion défavorable quant à leur crédibilité de cette incohérence, de même que des connaissances limitées d’Omer au sujet de la plateforme du parti : « Si le demandeur d’asile était véritablement un partisan ou un militant d’un parti politique particulier depuis plus de 15 ans, il aurait certainement été en mesure de donner le nom exact du parti. »

[5]               Le frère d’Omer, Mustafa Demir, a témoigné lors de l’audience. La Commission lui a reconnu la qualité de réfugié à son arrivée de Turquie au Canada en 2001. Il affirme que l’incident déterminant qui a mené à son départ de Turquie était le traitement qu’Omer et lui avaient subi après une réunion de l’ODP. Il a donné le témoignage suivant à ce sujet :

[traduction]

Nous avons participé à une réunion de planification pour le jour international de la Paix. C’était au mois d’août 2011. Plusieurs de nos amis nous accompagnaient quand nous avons quitté l’endroit. Nous avons été arrêtés par la police et détenus, et ils nous ont bousculés et poussés. Après ils nous ont détenus et interrogés à propos de ce que nous faisions là et de ce dont nous parlions. C’est un des incidents que nous avons vécus ensemble.

Il a déclaré qu’il était un sympathisant de l’ODP et qu’Omer et lui avaient participé à des activités du parti [traduction] « à plusieurs reprises ».

[6]               La commissaire n’a posé aucune question à Mustafa et s’est prononcée sur son témoignage dans un seul paragraphe de sa décision :

Le frère du demandeur d’asile principal a témoigné lors de l’audience des demandeurs d’asile en leur faveur. Il n’est pas possible de dire que le frère du demandeur d’asile principal est une partie désintéressée dans le cadre de la présente procédure et, étant donné que le tribunal a conclu que les allégations et le témoignage présentés par les demandeurs d’asile eux-mêmes ne sont pas crédibles ou fiables, le tribunal accorde peu d’importance au témoignage livré par le frère du demandeur d’asile principal.

[7]               La commissaire a correctement souligné que le processus d’examen des demandes d’asile est de nature prospective. En conséquence, elle met en contraste les témoignages des demandeurs sur le traitement des membres de la religion Alévi avec « la situation actuelle des alévis en Turquie » et conclut que leurs craintes ne sont pas étayées par la preuve documentaire objective. À cet égard, la commissaire écrit ce qui suit aux paragraphes 31 et 32 :

[31] Les éléments de preuve objectifs dont le tribunal était saisi laissent entendre que, même si les alévis font toujours l’objet de certaines pratiques discriminatoires de la part de l’État, ils peuvent pratiquer leurs croyances relativement librement. Leur situation s’est améliorée au cours des dernières années.

[traduction]

Les alévis ont pratiqué leur religion et ont construit des cemevis librement (endroits de rassemblement), même si ces endroits n’ont aucun statut juridique en tant que lieux de culte et ont souvent été appelés « centres culturels ». […] [Source en note de bas de page : Pièce 2, CND sur la Turquie, 29 juin 2012, point 2.3, Turkey Operational Guidance Note v 6.0 [directive opérationnelle sur la Turquie v 6.0], publiée en août 2011.]

[32] En effet, dans une RDI portant sur la situation des alévis, il est écrit que la communauté alévie est « une minorité religieuse qui ne semble pas subir de pressions accrues dans le climat d’intolérance actuel ». Le document mentionne également que même s’il est très fréquent de critiquer les alévis en privé, il n’est plus socialement acceptable que des sunnites traditionalistes les dénigrent en public. De plus, la communauté alévie devrait composer une section importante de l’électorat qui appuiera le Parti de la justice et du développement (Justice and Development Party). [Source en note de bas de page : Pièce 3, CND sur la Turquie, 29 juin 2012, point 12.2 – RDI TUR43515.EF.]

[8]               La directive opérationnelle émise par le Border Office du Royaume-Uni citée par la commissaire au paragraphe 31 précité mentionne qu’elle se fonde sur l’International Religious Freedom Report 2010 sur la Turquie du Département d’État américain [rapport de 2010] (http://www.state.gov/j/drl/rls/irf/2010/148991.htm, en anglais seulement).

[9]               Même si le rapport de 2010 était d’actualité lors de l’audience, la commissaire a pris 70 jours pour rendre sa décision et le rapport a été mis à jour pendant ce temps. À la date de la décision, le rapport le plus récent était l’International Religious Freedom Report de 2012 sur la Turquie [rapport de 2012]. Ce rapport de 2012 fait partie du cartable national de documentation de la Commission. Le tout est pertinent en ce que les demandeurs soutiennent que la teneur du rapport de 2012 ne concorde pas avec l’énoncé cité par la commissaire au paragraphe 31 ni avec sa conclusion portant que les demandeurs ne sont pas exposés à un risque en Turquie en raison de leur religion.

Questions en litige

[10]           Deux questions seulement doivent être tranchées par la Cour: 1) La commissaire a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte du document le plus récent sur la situation dans le pays, c’est-à-dire le rapport de 2012? 2) La commissaire a‑t‑elle commis une erreur dans sa manière de traiter le témoignage du frère du demandeur principal?

Analyse

[11]           Le défendeur fait valoir que même si le document américain a été modifié, le document du Royaume-Uni, qui a aussi été mis à jour en mai 2013, contient toujours le passage sur lequel s’est fondée la commissaire. Par conséquent, le ministre soutient que le principal document sur lequel s’est appuyée la commissaire est inchangé et que la décision de la commissaire est raisonnable.

[12]           La Cour a affirmé qu’il ne lui appartient pas d’entreprendre un examen approfondi de documents qui n’ont pas été examinés à l’instruction pour déterminer leur effet sur la décision ultime, mais qu’il lui appartient par contre de déterminer si ces documents auraient pu influencer le résultat. Dans le jugement Lee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 782, la juge Mactavish a énoncé que le critère consiste à déterminer si la Cour est convaincue qu’un document auquel il n’a pas été fait référence « ne revêtait clairement pas d’importance pour la demande, ou qu’[il] n’en aurait pas influencé le résultat ».

[13]           Le conseil du ministre a reconnu à juste titre que si après examen des deux rapports des États‑Unis la Cour estime que le rapport le plus récent (le rapport de 2012) était important ou aurait pu influencer le résultat de la demande, la présente demande devait être accueillie et la demande d’asile réexaminée. C’est la conclusion que j’ai tirée.

[14]           Le rapport de 2012 comporte des modifications substantielles comparativement au rapport précédent. Des sections substantielles allant dans le sens de la décision de la commissaire, dont celle sur laquelle s’était expressément fondée la directive opérationnelle du Royaume-Uni, ont été supprimées de l’ancien rapport, y compris les suivantes :

[traduction]

En pratique, le gouvernement respecte généralement les libertés religieuses. Il n’y a pas eu de changement en matière de respect de la liberté de religion par le gouvernement au cours de la période de référence.

[…]

Les alévis ont pratiqué leur religion et ont construit des cemevis librement (endroits de rassemblement), même si ces endroits n’ont aucun statut juridique en tant que lieux de culte et ont souvent été appelés « centres culturels ».

[15]           Plus important encore, le rapport de 2012 contient de nouveaux renseignements qui incitent fortement à penser que les alévis sont persécutés en Turquie, notamment les passages suivants :

[traduction]

On a rapporté de la discrimination et de la violence sociale en raison de l’appartenance, des croyances ou des pratiques religieuses. Les chrétiens, les bahá’ís, les musulmans autres que sunnites, y compris les alévis, et les membres d’autres groupes religieux minoritaires ont fait l’objet de menaces et de suspicion sociale. Les dirigeants juifs font part de préoccupations croissantes au sein de la communauté juive quant à l’expression continue de sentiments antisémites dans les médias et par certains éléments de la société. Des personnes souhaitant quitter l’islam ont subi du harcèlement et de la violence de la part de leur parenté et de leurs voisins.

[…]

Les alévis affirment qu’ils rencontrent souvent des obstacles dans leurs tentatives d’établissement de cemevis (lieux de culte).

[…]

Les menaces à l’égard des musulmans autres que sunnites ont créé un environnement d’intimidation pour certains membres de groupes religieux minoritaires. En juillet, dans le village de Surgu (Malatya), une foule en colère a lancé des pierres sur la maison d’une famille alévie et brûlé ses écuries après que la famille eût demandé à un batteur de tambour du ramadan de ne pas les réveiller pour le repas précédant l’aube. Après l’incident, des poursuivants ont porté des accusations contre la famille alévie et les membres de la foule sunnite. Les poursuivants ont recommandé une peine de 14 ans d’emprisonnement pour les membres de la famille pour avoir prétendument incité la foule à brûler leurs propres écuries. Ils ont recommandé une peine de 10 ans pour le batteur de tambour et une peine maximale de six ans et demi pour 48 [traduction] « protestataires ». En octobre, les poursuivants ont déposé de nouvelles accusations contre la famille alévie pour [traduction] « dénigrement » et ont recommandé une peine de 15 ans d’emprisonnement parce que la famille aurait donné la mauvaise date pour l’attaque dans sa première déclaration. Les deux affaires étaient toujours en instance à la fin de l’année.

[16]           Comme il l’était souligné dans le mémoire des demandeurs, ces changements dans la manière dont sont traités les alévis ont aussi été reflétés dans les Country Reports on Human Rights Practices de 2013 et dans la directive opérationnelle du Royaume-Uni sur la Turquie de 2013.

[17]           La Cour est d’avis que ces documents sont pertinents et auraient pu influencer la décision rendue. Par conséquent, la demande doit être accueillie.

[18]           La Cour est troublée par le peu d’égard accordé au témoignage de Mustafa. Selon la jurisprudence, le lien de parenté du témoin n’est pas un motif suffisant pour accorder peu d’importance à son témoignage : Gonzales Perea c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 432; Leonce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 831; Safi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 714.

[19]           En l’espèce, le frère a déclaré que le demandeur principal et lui avaient participé il y a de nombreuses années à des réunions du parti politique que le demandeur affirme justement avoir appuyé. Ce témoignage ne devrait pas se voir accorder « peu d’importance » simplement parce qu’il est donné par un parent. Comme l’ont souligné les demandeurs, si la commissaire souhaitait vérifier la véracité de ce témoignage, elle aurait pu examiner le formulaire de renseignements personnels du frère auquel la Commission avait accès puisqu’il avait précédemment obtenu le statut de réfugié ‑ apparemment pour partie en raison de sa participation à de telles réunions.

[20]           Pour ces motifs, son témoignage mérite d’être pris en considération, ce qui ne semble pas avoir été fait.

[21]           Aucune des parties n’a demandé la certification d’une question.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, la décision est annulée, un autre commissaire statuera sur la demande d’asile des demandeurs et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Loïc Haméon-Morrissette


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5466-13

 

INTITULÉ :

OMER CENGIZ DEMIR ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 DÉCEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Knapp

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney,

sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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