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Date : 20141211


Dossier : IMM-10242-12

Référence : 2014 CF 1201

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

SUKHBIR SINGH MANGAT

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Sukhbir Singh Mangat se trouve au Canada depuis avril 1992. Pendant toutes ces années, son statut d’immigrant au Canada a été pour le moins précaire. Il souhaite contester, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la décision par laquelle le ministre a, le 7 septembre 2012, refusé de lui octroyer la résidence permanente au motif qu’il était interdit de territoire au Canada. La demande de contrôle judiciaire a été présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]               Il est essentiel de bien préciser d’entrée de jeu en quoi consiste la question soumise à la Cour. La seule question à l'examen porte sur la décision qui a été rendue au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR au nom du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Cette décision porte exclusivement sur la question de savoir si les conditions exigées par l’alinéa 34(1)f) étaient respectées pour pouvoir satisfaire au fardeau de preuve applicable prévu à l’article 34. Elle ne porte pas sur une question relative au paragraphe 34(2). Il s’agit de deux décisions distinctes qui sont régies par leurs propres normes. D’ailleurs, ces deux questions ont fait l’objet de demandes de contrôle judiciaire différentes. L’alinéa 34(1)f) et le paragraphe 34(2) sont ainsi libellés :

Sécurité

Security

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

Exception

Exception

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

Il nous faut décliner l’invitation que nous a adressée l’avocat du demandeur d’examiner la présente demande de contrôle judiciaire en même temps que la demande connexe (relative à la décision rendue en vertu du paragraphe 34(2)). Il ne devrait y avoir aucune confusion en ce qui a trait à l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire, laquelle n’a rien à voir avec ce qu’on appelait la « dispense ministérielle » prévue au paragraphe 34(2), une disposition que le législateur a depuis abrogée (LC 2013, c 16, art 13).

I.                   L’historique de l’instance

[3]               Le demandeur est entré illégalement au Canada, en provenance de New York, par taxi, le 8 avril 1992. Il aurait quitté l’Inde, son pays d’origine, en transitant par Londres, le ou vers le 13 mars 1992. Il a précisé dans son Formulaire de renseignements personnels qu’il avait été détenu à son arrivée à New York parce qu’il était muni d’un faux passeport qui indiquait un nom différent du sien.

[4]               Après son arrivée à Montréal, le demandeur a demandé l’asile le 27 avril 1992. Sa demande a été rejetée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 17 mars 1993. Sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a également été rejetée par la Cour.

[5]               Il semble qu’un premier constat d’interdiction de territoire ait été fait en 1999, au titre de la division 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sur l’immigration, dans sa version alors en vigueur (Canada : Loi sur l’immigration, 1976-77, c 52, art 1), qui correspond à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[6]               L’avocat du défendeur n’a pas été en mesure d’éclairer la Cour au sujet de cette décision ou de ce qui aurait pu survenir entre 1999 et la décision faisant l’objet du contrôle dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Il semble qu’au cours de cette période, certaines mesures aient été prises en vue d’obtenir une « dispense ministérielle ».

[7]               L’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision du 7 décembre 2012 a été accordée le 18 juin 2014. L’affaire avait été suspendue en attendant l’issue de l’affaire Agraira c Canada (ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) devant la Cour suprême du Canada. Après que cette affaire eut été tranchée, le présent dossier et l’affaire connexe (IMM‑8432‑12) se rapportant à la décision rendue au titre du paragraphe 34(2) sont revenus devant la présente cour. L’autre demande de contrôle judiciaire, qui portait sur la « dispense ministérielle », avait été accueillie.

II.                L’état de l’instance

[8]               Dans une ordonnance datée du 27 octobre 2014, la Cour a fourni aux parties certaines balises en vue de l’audience du 2 décembre 2014. Le demandeur a été autorisé à produire un affidavit avant le 14 novembre et le défendeur avait jusqu’au 21 novembre pour contre-interroger l’auteur de l’affidavit. Le demandeur avait jusqu'au 28 novembre 2014 pour déposer un mémoire des faits et du droit en réplique.

[9]               La demande d’autorisation avait été accueillie sur les deux questions soulevées dans le mémoire des faits et du droit, à savoir : (1) M. Mangat était‑il membre d’une organisation dont il y avait des motifs de croire qu’elle s’était livrée à du terrorisme? (2) La faction de l’organisation dont M. Mangat faisait partie se livrait‑elle à du terrorisme?

[10]           Toutefois, le demandeur a déposé le 28 novembre 2014 un mémoire des faits et du droit qui n’était pas une réplique au sens de l’ordonnance rendue le 27 octobre 2014 par la Cour. Le demandeur a plutôt invoqué une série de nouveaux arguments pour lesquels il n’avait ni demandé ni obtenu d’autorisation.

[11]           La Cour a soulevé d’office l’irrégularité consistant à soulever de nouveaux arguments à cette étape‑ci. D’ailleurs, le défendeur n’aurait été mis au courant de ces nouveaux arguments que trois jours avant l’audience. Dans la décision Al Mansuri c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 22, la juge Dawson, qui était alors membre de la Cour, a élaboré des règles permettant de décider dans quel cas la Cour devait accepter d’examiner de nouveaux arguments après avoir accordé son autorisation. Voici ce qu’on peut lire au paragraphe 12 de sa décision :

[12]      Pour ces motifs donc, je suis d’avis qu’il appartient dans tous les cas à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire en permettant ou non que des arguments soient invoqués pour la première fois dans l’exposé complémentaire des faits et du droit présenté par une partie. Les facteurs à prendre en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire comprennent à mon avis les suivants :

(i)        Les faits et éléments intéressant les nouveaux arguments étaient‑ils tous connus (ou raisonnablement accessibles) à l’époque où la demande d’autorisation fut déposée et/ou mise en état?

(ii)       Est‑il possible que la partie adverse subisse un préjudice si les nouveaux arguments sont étudiés?

(iii)      Le dossier révèle‑t‑il tous les faits à l’origine des nouveaux arguments?

(iv)      Les nouveaux arguments sont‑ils apparentés à ceux au regard desquels fut accordée l’autorisation?

(v)       Quelle est la force apparente des nouveaux arguments?

(vi)      Le fait de permettre que les nouveaux arguments soient invoqués retardera‑t‑il indûment l’audition de la demande?

[12]           Quoi qu’il en soit, le défendeur a choisi de ne pas se prévaloir de la possibilité de plaider qu'il ne fallait pas tenir compte du nouveau mémoire des faits et du droit parce que les arguments n'étaient pas visés par l’autorisation accordée par la Cour. Dans ces conditions, la Cour a abordé la question sous un angle plus large, étant donné que le défendeur avait déclaré qu’il était disposé à répondre aux nouveaux arguments.

III.             Analyse

[13]           Comme le demandeur a été en mesure d’élargir la portée de sa contestation, la Cour accepte d'examiner son argument suivant lequel il n’était pas en mesure de plaider sa cause avant la décision du 7 septembre 2012. Le demandeur soutient essentiellement maintenant qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, étant donné qu’il n’a pas été entendu avant que la décision en cause en l'espèce n'ait été rendue.

[14]           La décision faisant l’objet du contrôle signale que [traduction« le 20 septembre 1999, l’agent a estimé qu’il était interdit de territoire au Canada au titre de la division 19(1)f)(iii)(B) parce qu’il était membre de la Force de libération du Khalistan (la FLK) ». Le dossier ne donne aucun éclaircissement au sujet de cette décision ni sur les raisons pour lesquelles une nouvelle décision a depuis été rendue. D’ailleurs, comme on l’a fait remarquer, il est très difficile de savoir ce qui s’est passé, le cas échéant, dans l’intervalle, entre septembre 1999 et septembre 2012. Qui plus est, l’avocat du défendeur n’a pas tenté d’expliquer sur quoi portait la première décision et en quoi la décision de septembre 2012 aurait été différente. Fait étrange, c’est comme si rien ne s’était passé avant septembre 2012.

[15]           La décision faisant l’objet du contrôle affirme également qu’une lettre a été adressée au demandeur le 20 mars 2012 pour l’inviter à réagir aux préoccupations formulées au sujet de son interdiction de territoire. M. Mangat déclare sans ambages dans son affidavit du 14 novembre 2014 qu’il n’a jamais reçu une telle lettre :

[traduction]

8.         L’agent de CIC mentionne une lettre qui m’aurait été adressée le 20 mars 2012 et dans laquelle on m’aurait donné la possibilité de répondre aux préoccupations formulées au sujet de mon interdiction de territoire. Or, je n’ai jamais reçu cette lettre et je tiens à signaler qu’on ne trouve aucune copie de cette lettre dans le dossier certifié du tribunal.

9.         La seule lettre qui m’a été envoyée le 20 mars 2012 était une lettre du CIC concernant ma demande de dispense présentée en vertu des dispositions de la législation canadienne en matière d’immigration relatives à l’intérêt national. J’ai bel et bien répondu à cette lettre en expliquant les raisons pour lesquelles j’estimais que je devais recevoir une réponse favorable de la part du ministre.

10.       Toutefois, cette lettre ne m’informait pas que CIC se proposait de prendre une décision sur la question de savoir si j’étais interdit de territoire au Canada ou non au sens de l’article 34 de la LIPR.

L’affiant n’a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit, malgré le fait que l’ordonnance du 27 octobre de la Cour prévoyait explicitement un délai à cette fin.

[16]           Il vaut la peine de répéter que l’article 34 prévoit deux décisions. La première, qui est celle prévue au paragraphe 34(1), est rendue par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. L’autre, qui est prévue au paragraphe 34(2), est rendue par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. L’affaire dont est saisie la Cour est celle qui a été décidée par le représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et il semblerait que le demandeur a jugé bon de réclamer des observations, mais qu’aucune demande d’observations n'a été reçue ou envoyée.

[17]           L’avocat du défendeur a confirmé lors de l’examen de la présente demande que la lettre du 20 mars 2014 qui aurait invité M. Mangat à soumettre ses observations ne pouvait être retrouvée.

[18]           Il ressort du présent dossier que l’argument de l’avocat du demandeur suivant lequel il n’a pas participé à la décision du 7 septembre 2012 n’est pas contredit. Le dossier démontre à l’évidence qu’aucune observation n’a été formulée en vue de la décision du 7 septembre 2012; le demandeur jure qu’il n’a pas reçu de préavis, et on ne trouve aucun préavis dans le dossier certifié du tribunal ni, comme l’a confirmé l’avocat du défendeur, dans le dossier du ministère. La prépondérance des probabilités favorise le demandeur, compte tenu de l’absence d’explications.

[19]           Il est de jurisprudence constante que le demandeur avait le droit d’être entendu (audi alteram partem). Il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers l’auteur de la décision à cet égard (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 129). Il n’y a aucune preuve au dossier qui permette de penser que le demandeur s’est vu offrir cette possibilité, ce qui constitue donc un manquement à l’équité procédurale.

[20]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Je n’exprime aucune opinion quant au bien‑fondé de la présente affaire, étant donné que celle‑ci sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision après avoir accordé au demandeur la possibilité de faire des observations.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10242-12

 

INTITULÉ :

SUKHBIR SINGH MANGAT c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (OntariO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 DÉCEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 11 DÉCEMBRE 2014

COMPARUTIONS :

David Orman

 

PoUR LE demandeur

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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