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Date : 20141223


Dossier : T-370-14

Référence : 2014 CF 1253

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 23 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

DONALD JOLY

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]            La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la SA] rendue le 8 octobre 2013, qui confirmait la décision de révoquer la libération d’office du demandeur rendue le 1er février 2013 par la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la Commission, ou CLCC].

[2]            Le demandeur, Donald Joly, est un délinquant autochtone âgé de 41 ans qui était en liberté conditionnelle après avoir obtenu une libération d’office alors qu’il purgeait une peine de 23 ans pour vol qualifié et vol à main armée. Après une période au cours de laquelle le demandeur a repris sa vie en main, s’est trouvé un emploi et a fondé une famille, une série d’incidents a entraîné la révocation de sa libération conditionnelle.

[3]            M. Joly a dû réintégrer un pénitencier fédéral pendant 2 ans et neuf mois, sans avoir la possibilité de donner sa version des faits de vive voix à la CLCC, alors qu’il avait demandé à le faire et qu’il s’attendait à pouvoir le faire compte tenu de son expérience antérieure avec la Commission.

[4]            Les questions en litige en l’espèce sont celles de savoir si la CLCC a appliqué adéquatement les principes juridiques au dossier dont elle était saisie pour rendre sa décision, et si la décision est contraire à la loi compte tenu de l’obligation de la CLCC de tenir une audience en vertu i) de la loi en vigueur à l’époque, ou ii) des exigences relatives à l’équité procédurale, ou des deux.

[5]            La Cour conclut que la Commission était tenue de tenir une audience en vertu de la loi, compte tenu du cours des événements ayant entraîné la décision de révocation et des dispositions transitoires de la loi applicable. Pour les motifs exposés ci‑après, la présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen conformément aux présents motifs.

II.                Les faits

[6]            Si M. Joly a eu du mal à s’adapter à la vie carcérale lorsqu’il a commencé à purger sa peine, il était parvenu à se réhabiliter dans les dernières années de son incarcération et après sa libération, en renouant avec sa culture autochtone, en travaillant avec les aînés de la collectivité, en menant à bien un plan correctionnel, en terminant ses études secondaires et en décrochant un emploi rémunérateur.

[7]            Le demandeur a été mis en liberté d’office le 30 décembre 2010. La libération était assortie de plusieurs conditions : ne pas consommer de drogue ou d’alcool ni fréquenter les bars; suivre un plan de traitement; éviter de fréquenter des pairs au comportement criminel; rapporter les changements dans ses relations.

[8]            Le respect des conditions strictes de sa libération d’office posait toutefois certaines difficultés au demandeur. Voici deux des divers incidents rapportés par son agent de libération conditionnelle, et soulignés plus tard par la CLCC dans sa décision :

                  Au début de mai 2011, le Service correctionnel du Canada [SCC] a suspendu la libération d’office du demandeur en raison d’inobservation parce que le demandeur avait été trouvé en possession d’un téléphone cellulaire doté d’un dispositif de photographie. Le SCC a annulé la suspension de la libération d’office du demandeur le 18 mai 2011 et l’a averti que l’inobservation de ses conditions de libération conditionnelle ne serait pas tolérée.

                  Le 15 juillet 2011, M. Joly a enfreint les conditions de son établissement résidentiel en s’en absentant sans avoir obtenu la permission de son agent de libération conditionnelle. Le SCC a suspendu la libération du demandeur et renvoyé l’affaire à la CLCC. La Commission a annulé la suspension de sa libération d’office, mais retardé sa mise en liberté de 30 jours pour souligner la gravité de l’inobservation de l’une des conditions de libération conditionnelle dans sa décision du 13 octobre 2011.

[9]            À la suite de ces deux événements, M. Joly a été arrêté par des policiers de Sudbury qui effectuaient des rondes de surveillance dans la collectivité le 9 novembre 2012. Les policiers ont déclaré que l’haleine du demandeur dégageait une forte odeur d’alcool et que ses yeux étaient injectés de sang. Les policiers ont également trouvé en sa possession un couteau qui, selon eux, i) pouvait s’ouvrir par force centrifuge et ii) était interdit aux termes du Code criminel, LRC 1985, c C‑46. M. Joly a été accusé puis mis en liberté dans une maison de transition le lendemain.

[10]        Le jour suivant, le 10 novembre 2012, la libération d’office du demandeur a été suspendue une autre fois.

[11]        L’agent de libération conditionnelle du SCC a réalisé une entrevue postsuspension avec le demandeur le 14 novembre 2012. L’agent de libération conditionnelle a ensuite rédigé un rapport exhaustif daté du 4 décembre 2012 [le rapport de recommandation de révocation], soumis à la CLCC, dans lequel il recommandait de révoquer la libération conditionnelle du demandeur (dossier du défendeur, vol 1, à la page 8).

[12]         Le 28 décembre 2012 (soit après que le rapport de recommandation de révocation a été soumis à la Commission), le ministère public a retiré les accusations de possession d’arme prohibée pesant contre M. Joly. Après avoir été informé du retrait, l’agent de libération conditionnelle a réexaminé le rapport de recommandation de révocation, mais maintenu sa recommandation de révocation de la libération conditionnelle. Le 7 janvier 2013, il a envoyé une lettre à la Commission dans laquelle il l’informait du retrait des accusations et de sa décision de maintenir la recommandation (dossier du défendeur, vol 1, à la page 18). Le rapport de recommandation de révocation a ensuite été pris en compte par la CLCC lorsqu’elle a pris sa décision, laquelle est décrite ci‑après et a été confirmée par la SA de la Commission des libérations conditionnelles.

III.             Les décisions contrôlées

[13]        La décision directement visée par le contrôle est celle rendue par la SA de la CLCC le 8 octobre 2013. Or, tout aussi importante aux fins du présent contrôle judiciaire est la décision sous‑jacente de la CLCC datée du 1er février 2013, fondée sur un examen du rapport de recommandation de révocation de l’agent de libération conditionnelle de SCC et qui ordonne la révocation de la libération d’office de M. Joly. Étant donné que la décision rendue par la CLCC le 1er février 2013 a été confirmée par la SA de la CLCC, la Cour doit également tenir compte de la décision sous‑jacente de la CLCC (Collins c Canada (Procureur général), 2014 CF 439, au paragraphe 36).

[14]        La décision de la CLCC datée du 1er février 2013 reposait en grande partie sur ce qui s’était produit lors de la rencontre avec les policiers de Sudbury le 9 novembre 2012. À l’audience devant la Cour, le défendeur a affirmé que le [traduction] « comble » avait été atteint par cette rencontre pour ce qui était d’excuser les violations à la libération conditionnelle.

[15]        La CLCC a écrit ce qui suit dans sa décision :

[traduction]

[...] en ce qui concerne la suspension actuelle, notamment le pot d’urine retrouvé dans votre chambre à l’établissement résidentiel communautaire (ERC) et les commentaires des policiers qui soupçonnaient qu’il y avait eu consommation d’alcool, la Commission conclut que vous vous étiez probablement remis à consommer des substances. Les éléments d’information trouvés à l’ERC et obtenus des policiers sont plus fiables et convaincants à cet égard que les explications que vous avez fournies. La possession du couteau pliant est également préoccupante et enfreint les conditions de mise en liberté normalement imposées.

[Soulignement ajouté]  (Dossier du demandeur, à la page 30.)

[16]        La CLCC a rendu sa décision par suite de la recommandation de l’agent de libération conditionnelle et révoqué la libération d’office du demandeur.

[17]        Dans sa décision du 8 octobre 2013 (dossier du défendeur, vol 1, à la page 58), la SA de la CLCC a estimé que la CLCC avait adéquatement pris en compte les motifs de suspension de M. Joly et le comportement de celui‑ci durant sa mise en liberté lorsqu’elle avait conclu que son retour au sein de la collectivité représenterait un risque inacceptable pour la société. La SA de la CLCC a maintenu la décision antérieure, dans laquelle la CLCC formulait des préoccupations au sujet des nombreux manquements aux conditions de libération conditionnelle, dont les suivants :

  • le fait que le demandeur avait visité une taverne à 2 reprises;
  • un pot d’urine trouvé dans la chambre du demandeur (ce qui dénotait une intention de tricher au test de dépistage de drogue);
  • la possession d’un couteau pliant;
  • la reprise probable de la consommation de substances;
  • les autres incidents survenus depuis sa libération de prison, mentionnés à la rubrique « Les faits » des présents motifs.

[18]        Au sujet de l’incident survenu le 9 novembre 2012, la SA de la CLCC a écrit ce qui suit :

[traduction]

[…] il n’était pas non plus déraisonnable pour la Commission d’évaluer que votre comportement récent était délinquant, car le dossier renfermait des informations précises sur votre présence à une fête et votre possession d’une arme prohibée, ni pour la Commission de conclure que vous aviez probablement recommencé à consommer des substances, puisque le rapport de police faisait état d’une forte odeur d’alcool et d’yeux injectés de sang.

(Décision de la SA de la CLCC, dossier du demandeur, à la page 43.)

IV.             Les questions en litige

[19]        La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. La CLCC a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité procédurale en refusant d’accorder une audience au demandeur?
  2. La décision de la CLCC était‑elle déraisonnable en raison d’une appréciation erronée des faits?
  3. La décision de la CLCC était‑elle déraisonnable compte tenu du statut d’autochtone du demandeur et de l’omission de la CLCC de tenir explicitement compte des facteurs exposés dans l’arrêt Gladue?

La première question était au centre de l’audience et elle est déterminante pour l’issue de l’affaire.

V.                Norme de contrôle

[20]        Les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79).

[21]        Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 53 et 54).

[22]        De façon générale, il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard des décisions de la CLCC (Sychuk c Canada (Procureur général), 2009 CF 105, au paragraphe 45). Dans les cas de libération conditionnelle, « cette Cour ne doit pas intervenir dans une décision de la CLCC en l’absence d’éléments de preuve clairs et non équivoques que celle‑ci est tout à fait injuste et entraîne une injustice à l’égard du détenu » (Desjardins c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1989] ACF 910; voir aussi Aney c Canada (Procureur général), 2005 CF 182).

[23]        La Cour a toujours reconnu que la Commission et la SA de la CLCC ont une expertise en matière d’application de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [LSCMLC] : Fournier c Procureur général du Canada, 2004 CF 1124.

[24]        Lors de l’examen d’une décision de la SA de la CLCC, le juge chargé du contrôle doit aussi examiner la décision sous‑jacente de la Commission, ainsi qu’a déclaré le juge Létourneau au nom de la Cour d’appel, au paragraphe 10 de l’arrêt Cartier c Procureur général du Canada, 2002 CAF 384 :

Le juge est théoriquement saisi d’une demande de contrôle judiciaire relative à la décision de la Section d’appel, mais lorsque celle‑ci confirme la décision de la Commission, il est en réalité appelé à s’assurer, ultimement, de la légalité de cette dernière.

C’est la raison pour laquelle je tiendrai pleinement compte de la décision de la CLCC dans mon examen de la décision de la SA de la CLCC, dont le caractère raisonnable de son résultat et l’équité procédurale dont il a été fait preuve à l’égard du demandeur dans le processus de prise de décision.

VI.             Observations et analyse

A.                Observations du demandeur

[25]        Le demandeur affirme que l’absence d’audience a constitué une violation de son droit à l’équité procédurale. La révocation de la libération conditionnelle portait sur des questions de crédibilité – il fallait en effet déterminer a) si le couteau en sa possession était réellement un « couteau pliant », et b) si le demandeur était en état d’ébriété. Il n’a pas été possible de faire la lumière sur ces questions dans le cadre du processus pénal, car les accusations ont été retirées. Par conséquent, les agents de libération conditionnelle qui ont examiné le dossier ont dû déterminer si ces incidents avaient eu lieu sur la foi de la crédibilité de M. Joly.

[26]        Selon le demandeur, lorsque des questions de crédibilité comme celles‑ci donnent lieu à une décision de révoquer la libération conditionnelle, les exigences de l’équité procédurale sont plus strictes et l’audience de libération conditionnelle qui doit être tenue est une audition orale, plutôt qu’une audience sur dossier comme celle que M. Joly a eue devant la CLCC et la SA de la CLCC. Cela était d’autant plus vrai lorsque les accusations portées relativement à l’incident critique du 9 novembre 2012 ont été retirées.

[27]        Le demandeur prétend aussi que ces exigences de l’équité procédurale répondraient à ses attentes relativement à l’audition orale. Le 3 décembre 2012, M. Joly a été informé par son agent de libération conditionnelle qu’il n’avait plus le droit de présenter d’observations orales en raison [traduction] « du nouveau régime », c’est‑à‑dire des modifications législatives entrées en vigueur deux jours avant (1er décembre 2012). M. Joly avait compris qu’il aurait droit à une audience en cercle (audition orale) devant la CLCC, comme par le passé (affidavit du demandeur, dossier du demandeur, à la page 4, au paragraphe 12).

[28]        M. Joly affirme que la possibilité de présenter des observations écrites ne lui permettrait pas, et ne lui avait pas permis, d’exprimer ses préoccupations relatives aux incidents reprochés, compte tenu du droit à la liberté en jeu et de la longue période d’incarcération qui a suivi. L’équité procédurale exigeait plutôt la tenue d’une audience. Le demandeur prétend également qu’il a refusé de présenter des observations écrites précisément parce qu’il croyait qu’il aurait droit à une audition orale, et qu’il avait fait part de cette attente et de ce désir à son agent de libération conditionnelle.

[29]        Il avance que la modification n’était pas encore entrée en vigueur de toute façon et qu’il avait droit à une audition orale aux termes de la loi.

[30]        Quant à la deuxième question susmentionnée, M. Joly fait valoir que, abstraction faite du manquement à l’équité procédurale, la révocation de sa libération d’office était déraisonnable, car la décision de la SA de la CLCC reposait sur une appréciation erronée des incidents survenus. 

[31]        Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure qu’il portait une [traduction] « arme prohibée » après que le ministère public eut retiré ses accusations liées à l’incident. Il avance en outre que la Commission n’aurait pas dû accorder de poids aux allégations d’état d’ébriété découlant du même incident, car elles n’étaient pas véridiques.

[32]        En ce qui concerne les autres incidents qui préoccupent la Commission – soit que M. Joly se soit rendu à une fête dans une taverne et qu’il ait eu un pot d’urine dans sa chambre – le demandeur affirme avoir des explications pour ces incidents qui n’auraient pas dû, selon lui, entraîner la révocation de sa libération d’office. Au sujet de la taverne, le demandeur affirme (à l’instar de ceux qui ont rédigé des lettres d’appui) que la fête était [traduction] « sans alcool ». Quant au pot d’urine, le demandeur déclare qu’il l’avait utilisé pour ne pas réveiller son compagnon de chambre en se rendant à la toilette au milieu de la nuit. 

[33]        Le demandeur affirme en définitive que, au vu de l’ensemble des faits, il était déraisonnable de la part de la CLCC de se fonder sur ces incidents pour révoquer sa libération d’office, ce qui a entraîné sa réincarcération dans un pénitencier fédéral pendant environ trois ans – ce qui constitue une grave atteinte à son droit à la liberté.

[34]        Relativement à la dernière question, le demandeur affirme que la CLCC n’a pas tenu compte de son statut d’autochtone et des facteurs exposés dans Gladue au moment de rendre sa décision. Il fait valoir que les principes énoncés dans Gladue s’appliquent dans le contexte de la libération conditionnelle et que la Commission a commis une erreur de droit en omettant de les prendre en considération.

B.                 Observations du défendeur

[35]        En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, le défendeur affirme qu’aucune exigence de tenir une audience ne découlait du régime législatif ni, plus précisément, des modifications législatives apportées à l’article 140 de la LSCMLC en 2012. L’article 140 décrit les cas dans lesquels la Commission doit procéder à l’examen de la demande par voie d’audience. 

[36]        Les modifications législatives entrées en vigueur le 1er décembre 2012 ont supprimé l’exigence de tenir une audition orale en vertu de l’article 140 de la LSCMLC dans les circonstances. Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas le droit à une audience en raison de ces modifications. De plus, selon les dispositions transitoires par lesquelles ces modifications sont entrées en vigueur, il n’était pas nécessaire de tenir une audition orale dans le cas du demandeur. Le défendeur affirme que la loi a changé avant que le CLCC révoque la libération d’office du demandeur (et la loi ainsi modifiée s’appliquait lorsque la SA de la CLCC a examiné la décision de la CLCC), et que le demandeur a été informé de la modification apportée à la loi par l’agent de libération conditionnelle le 3 décembre 2012.

[37]        Le défendeur prétend que le demandeur a également renoncé à son droit de présenter des observations écrites à trois occasions distinctes. Ces occasions auxquelles le demandeur aurait pu donner son point de vue auraient répondu à tous les critères pour constituer une audience d’après les exigences de la législation modifiée, et par ailleurs, son entrevue postsuspension avec l’agent de libération conditionnelle était une autre occasion de présenter ses observations orales.

[38]        En ce qui concerne la deuxième question, le défendeur affirme que les décisions de la CLCC et de la SA de la CLCC étaient tout à fait raisonnables selon l’analyse préconisée dans l’arrêt Dunsmuir. Outre l’incident de novembre 2012, plusieurs autres facteurs justifiaient amplement les décisions de la CLCC et de la SA de la CLCC. La conclusion de la CLCC au sujet du risque que le demandeur récidive avant la date d’expiration de son mandat était raisonnable et fondée sur des renseignements convaincants, notamment des antécédents d’inobservation des conditions et une recommandation négative de l’équipe de gestion de cas du demandeur.  Même les incidents du 9 novembre 2012, qui n’ont pourtant pas mené à une poursuite au criminel, étaient prohibés d’après les conditions de la libération conditionnelle du demandeur. La SA de la CLCC a aussi confirmé de façon raisonnable l’examen de la CLCC.

[39]        S’agissant de la dernière question, le défendeur prétend que les principes exposés dans Gladue sont repris à la section 8.1.4 du Manuel des politiques de la CLCC et qu’il n’est donc pas nécessaire d’y faire explicitement référence dans la décision. Quoi qu’il en soit, les principes établis dans le Manuel des politiques visent principalement la conduite du délinquant durant la mise en liberté sous condition et à la protection de la société, et ces principes ont été examinés dans les décisions à l’examen.

VII.          Analyse

A.                Première question : Droit à une audience

[40]        Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la principale question est de savoir si M. Joly aurait dû avoir droit à une audience avant que ne soit prise la décision de révoquer sa libération d’office. Cette question a monopolisé une bonne partie de l’audience tenue devant moi, ainsi que les observations reçues des deux parties depuis lors.

(1)               Exigence relative à l’équité procédurale prévue par la loi

[41]        Afin de préciser le contexte entourant les modifications apportées au régime législatif en place au moment où la révocation du demandeur était à l’étude, je passerai d’abord brièvement en revue la loi pertinente et la loi modificative s’y rapportant.

(a)                Article 140 de la LSCMLC et loi modificative

[42]        La disposition applicable est l’article 140 de la LSCMLC. Cet article décrit les circonstances dans lesquelles la Commission doit tenir une audience. L’entrée en vigueur d’une modification législative, le 1er décembre 2012, a eu pour effet de supprimer à l’article 40 l’obligation pour la CLCC de tenir une audience dans certains cas. 

[43]        Avant le 1er décembre 2012, tout détenu en liberté conditionnelle avait droit à une audience devant la CLCC avant qu’une décision de révocation soit prise. La disposition de la LSCMLC antérieure à la modification se lisait comme suit :

Audiences obligatoires

140. (1) La Commission tient une audience, dans la langue officielle du Canada que choisit le délinquant, dans les cas suivants, sauf si le délinquant a renoncé par écrit à son droit à une audience ou refuse d’être présent :

[…]

d) les examens qui suivent, le cas échéant, la suspension, l’annulation, la cessation ou la révocation de la libération conditionnelle ou d’office;

[Soulignement ajouté]

Mandatory hearings

140. (1) The Board shall conduct the review of the case of an offender by way of a hearing, conducted in whichever of the two official languages of Canada is requested by the offender, unless the offender waives the right to a hearing in writing or refuses to attend the hearing, in the following classes of cases:

[…]

(d) a review following a suspension, cancellation, termination or revocation of parole or following a suspension, termination or revocation of statutory release;[…]

[Emphasis added]

[44]        La Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, LC 2012, c 19 [la loi modificative] a apporté la modification suivante à l’alinéa 140(1)d) de la LSCMLC :

527. L’alinéa 140(1)d) de la même loi est remplacé par ce qui suit : d) les examens qui suivent l’annulation de la libération conditionnelle.

L’alinéa 140(1)d) modifié se lit donc maintenant comme suit :

Audiences obligatoires

140. (1) La Commission tient une audience, dans la langue officielle du Canada que choisit le délinquant, dans les cas suivants, sauf si le délinquant a renoncé par écrit à son droit à une audience ou refuse d’être présent :

d) les examens qui suivent l’annulation de la libération conditionnelle; …

Audiences discrétionnaires

(2) La Commission peut décider de tenir une audience dans les autres cas non visés au paragraphe (1).

[Accentuation ajoutée]

Mandatory hearings

140. (1) The Board shall conduct the review of the case of an offender by way of a hearing, conducted in whichever of the two official languages of Canada is requested by the offender, unless the offender waives the right to a hearing in writing or refuses to attend the hearing, in the following classes of cases:

(d) a review following a cancellation of parole; …

Discretionary hearing

(2) The Board may elect to conduct a review of the case of an offender by way of a hearing in any case not referred to in subsection (1).

[Emphasis added]

[45]        Par conséquent, après la modification législative entrée en vigueur le 1er décembre 2012, la Commission avait toute discrétion pour décider de tenir ou non une audience après la suspension de la libération d’office d’un délinquant.

(b)               Interprétation des dispositions transitoires

[46]        J’ai décidé d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, car j’estime que la modification législative prévue dans les dispositions transitoires de la loi modificative avait pour effet de conférer légalement au demandeur en l’espèce le droit à une audience et que cette possibilité lui a été indûment refusée. La clé de l’analyse réside dans l’interprétation du terme « examen » figurant à l’article 528 de la loi modificative. 

[47]        L’article 528 de la loi modificative décrit la période de transition comme suit :

528. L’alinéa 140(1)d) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, édicté par l’article 527, ne s’applique qu’à l’examen de cas de délinquants commencé à la date d’entrée en vigueur du présent article ou après cette date.

528. Paragraph 140(1)(d) of the Corrections and Conditional Release Act, as enacted by section 527, applies only in respect of a review of the case of an offender begun on or after the day on which this section comes into force.

[48]        D’après mon interprétation, pour les motifs suivants, « l’examen de cas de délinquants » à l’article 528 comprend l’examen de l’agent de libération conditionnelle, et je conclus donc que « l’examen » du cas du demandeur avait débuté avant l’entrée en vigueur de l’alinéa 140(1)d) modifié, de sorte que la version antérieure de l’alinéa 140(1)d), qui commandait la tenue d’une audience, s’appliquait en l’espèce.

[49]        Selon la méthode moderne d’interprétation législative, il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, son objet et l’intention du législateur : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, au paragraphe 36.

[50]        Le terme « examen » n’est pas défini dans la LSCMLC ou dans le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 [le Règlement].

[51]        Le défendeur prétend que « l’examen » n’a commencé que le 4 décembre 2012, lorsque l’affaire a été renvoyée à la Commission. Le défendeur affirme qu’étant donné que l’article 527 de la loi modificative apportait une modification à l’article 140 de la LSCMLC, qui traite des audiences devant la Commission, « l’examen » mentionné à l’article 528 pour les besoins de la période de transition fait seulement référence à la procédure devant la Commission.

[52]        Si je conviens que, pour l’application de l’article 140, un « examen » s’entend entre autres d’une procédure devant la Commission, le sens du terme n’est pas aussi restreint selon moi que le défendeur le suggère.

[53]        Pour étayer cette conclusion, il est utile d’examiner les dispositions voisines et connexes de la LSCMLC dans lesquelles le terme « examen » est employé. 

[54]        Le paragraphe 135(1) de la LSCMLC prévoit qu’un membre de la Commission ou une personne désignée peut suspendre la libération d’office d’un délinquant en cas d’inobservation des conditions de la libération conditionnelle, pour empêcher la violation de ces conditions ou pour protéger la société. En effet, c’est en application de cet article de la LSCMLC que la libération d’office du demandeur a été suspendue après son arrestation le 9 novembre 2012. Le paragraphe est ainsi libellé :

135. (1) En cas d’inobservation des conditions de la libération conditionnelle ou d’office ou lorsqu’il est convaincu qu’il est raisonnable et nécessaire de prendre cette mesure pour empêcher la violation de ces conditions ou pour protéger la société, un membre de la Commission ou la personne que le président ou le commissaire désigne nommément ou par indication de son poste peut, par mandat :

a) suspendre la libération conditionnelle ou d’office;

b) autoriser l’arrestation du délinquant;

c) ordonner la réincarcération du délinquant jusqu’à ce que la suspension soit annulée ou que la libération soit révoquée ou qu’il y soit mis fin, ou encore jusqu’à l’expiration légale de la peine.

135. (1) A member of the Board or a person, designated by name or by position, by the Chairperson of the Board or by the Commissioner, when an offender breaches a condition of parole or statutory release or when the member or person is satisfied that it is necessary and reasonable to suspend the parole or statutory release in order to prevent a breach of any condition thereof or to protect society, may, by warrant,

(a) suspend the parole or statutory release;

(b) authorize the apprehension of the offender; and

(c) authorize the recommitment of the offender to custody until the suspension is cancelled, the parole or statutory release is terminated or revoked or the sentence of the offender has expired according to law.

[55]        Aux termes du paragraphe 135(3), dès que le délinquant est réincarcéré, la personne qui a signé le mandat visé au paragraphe (1) ou toute autre personne désignée examine le dossier du délinquant et annule la suspension ou renvoie le dossier devant la Commission, le renvoi étant accompagné d’une évaluation du cas :

135. (3) Sous réserve du paragraphe (3.1), la personne qui a signé le mandat visé au paragraphe (1), ou toute autre personne désignée aux termes de ce paragraphe, doit, dès que le délinquant mentionné dans le mandat est réincarcéré, examiner son dossier et :

a) dans le cas d’un délinquant qui purge une peine d’emprisonnement de moins de deux ans, dans les quatorze jours qui suivent si la Commission ne décide pas d’un délai plus court, annuler la suspension ou renvoyer le dossier devant la Commission, le renvoi étant accompagné d’une évaluation du cas;

b) dans les autres cas, dans les trente jours qui suivent, si la Commission ne décide pas d’un délai plus court, annuler la suspension ou renvoyer le dossier devant la Commission, le renvoi étant accompagné d’une évaluation du cas et, s’il y a lieu, d’une liste des conditions qui, à son avis, permettraient au délinquant de bénéficier de nouveau de la libération conditionnelle ou d’office.

[Soulignement ajouté]

135. (3) Subject to subsection (3.1), the person who signs a warrant under subsection (1) or any other person designated under that subsection shall, immediately after the recommitment of the offender, review the offender’s case and

(a) where the offender is serving a sentence of less than two years, cancel the suspension or refer the case to the Board together with an assessment of the case, within fourteen days after the recommitment or such shorter period as the Board directs; or

(b) in any other case, within thirty days after the recommitment or such shorter period as the Board directs, cancel the suspension or refer the case to the Board together with an assessment of the case stating the conditions, if any, under which the offender could in that person’s opinion reasonably be returned to parole or statutory release.

[Emphasis added]

[56]        Dans le cas du demandeur, le rapport de recommandation de révocation de l’agent de libération conditionnelle du 4 décembre 2012 faisait office d’examen, de renvoi devant la Commission et d’évaluation. Dans le cadre de cet examen, l’agent de libération conditionnelle a mené une entrevue postsuspension avec M. Joly.

[57]        Le paragraphe 135(5) exige que la Commission, une fois saisie du dossier en application du paragraphe 135(3), examine le dossier au cours de la période prévue par le Règlement et détermine si elle doit mettre fin à la libération d’office ou la révoquer, ou annuler la suspension :

135. (5) Une fois saisie du dossier du délinquant qui purge une peine de deux ans ou plus, la Commission examine le dossier et, au cours de la période prévue par règlement, sauf si, à la demande du délinquant, elle lui accorde un ajournement ou un membre de la Commission ou la personne que le président désigne nommément ou par indication de son poste reporte l’examen :

a) si elle est convaincue qu’une récidive de la part du délinquant avant l’expiration légale de la peine qu’il purge présentera un risque inacceptable pour la société :

(i) elle met fin à la libération lorsque le risque dépend de facteurs qui sont indépendants de la volonté du délinquant,

(ii) elle la révoque dans le cas contraire;

b) si elle n’a pas cette conviction, elle annule la suspension;

c) si le délinquant n’est plus admissible à la libération conditionnelle ou n’a plus droit à la libération d’office, elle annule la suspension ou révoque la libération ou y met fin.

135. (5) The Board shall, on the referral to it of the case of an offender who is serving a sentence of two years or more, review the case and — within the period prescribed by the regulations unless, at the offender’s request, the review is adjourned by the Board or is postponed by a member of the Board or by a person designated by the Chairperson by name or position —

(a) if the Board is satisfied that the offender will, by reoffending before the expiration of their sentence according to law, present an undue risk to society,

(i) terminate the parole or statutory release if the undue risk is due to circumstances beyond the offender’s control, and

(ii) revoke it in any other case;

(b) if the Board is not satisfied as in paragraph (a), cancel the suspension; and

(c) if the offender is no longer eligible for parole or entitled to be released on statutory release, cancel the suspension or terminate or revoke the parole or statutory release.

[58]        Comme il a été mentionné, le renvoi du dossier de M. Joly à la Commission en vertu du paragraphe 135(3) est survenu le 4 décembre 2012. Toutefois, l’« examen » du dossier de M. Joly aux fins de l’application de la disposition transitoire prévue à l’article 528 de la loi modificative portait sur la décision de le réincarcérer, le 10 novembre 2012, date à laquelle un examen de son dossier devait être entrepris dans l’immédiat, conformément au paragraphe 135(3), par la personne ayant signé le mandat en vertu du paragraphe 135(1) ou la personne désignée. Comme la date à laquelle M. Joly a été réincarcéré était antérieure à la date d’entrée en vigueur de l’alinéa 140(1)d), j’estime que M. Joly avait légalement droit à une audience en vertu des dispositions transitoires de la loi modificative.

[59]        D’après la présomption d’uniformité d’expression, le législateur choisit avec soin et cohérence les mots qu’il emploie dans une loi, de sorte que les mêmes termes devraient avoir le même sens : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd., 2008), à la page 214. Selon mon interprétation, dans le contexte des paragraphes 135(3) et 135(5), le terme « examen » employé à l’article 528 de la loi modificative comprend l’examen du dossier d’un délinquant par les divers décideurs à la suite de l’incident déclencheur mentionné au paragraphe 135(1).

[60]        Le contexte et le libellé des dispositions appuient cette interprétation. La révocation de la libération d’office fait partie d’un enchaînement de décisions, qui s’amorce par la décision de réincarcérer le délinquant ainsi qu’il est énoncé au paragraphe 135(1), qui se poursuit avec l’examen par l’agent de libération conditionnelle et la décision de renvoyer l’affaire à la Commission aux termes du paragraphe 135(3), puis avec l’examen et la décision de la Commission elle‑même au paragraphe 135(5).

[61]        Conformément à la présomption d’uniformité d’expression décrite précédemment, je conclus que si l’intention du législateur avait été que l’article 528 renvoie seulement à l’« examen » de la Commission mentionné au paragraphe 135(5) et non à l’examen décrit au paragraphe 135(3), qui fait aussi partie du processus de révocation prévu par la loi, le législateur aurait utilisé un terme beaucoup plus précis que « un examen », lequel est utilisé dans les deux paragraphes susmentionnés. Par exemple, le législateur aurait pu préciser dans la disposition transitoire qu’il faisait référence à un examen [traduction] « par la Commission » ou à un examen [traduction] « en vertu du paragraphe 135(5) » s’il visait à restreindre le sens du terme de cette façon malgré son emploi dans des dispositions pertinentes et connexes de la loi.

[62]         Étant donné que le législateur n’a pas précisé que l’article 528 visait exclusivement l’examen prévu au paragraphe 135(5), et à la lumière de l’économie de la LSCMLC et des principes d’interprétation législative analysés précédemment, je conclus que, pour l’application de l’article 528 de la loi modificative, l’« examen » de la révocation de M. Joly a débuté le 10 novembre 2012, date à laquelle il a été réincarcéré, d’où l’obligation d’examiner immédiatement son dossier en vertu du paragraphe 135(3). Il s’ensuit donc que les dispositions antérieures de l’alinéa 140(1)d) étaient toujours en vigueur dans le cas de M. Joly, et que celui‑ci avait droit à une audience en vertu de la LSCMLC. Lui refuser cette possibilité constituait une violation des droits en matière d’équité procédurale que lui conférait la loi.

[63]        J’ai tenu compte du fait que l’article 140 est le seul article de la LSCMLC qui donne des lignes directrices à la Commission sur la conduite des audiences. Comme l’article 140 et ses dispositions connexes (soit l’article 135) constituent un régime autonome pour l’examen de décisions relatives à une libération non d’office (conditionnelle), l’on pourrait avancer que c’est justement pour cette raison que le législateur n’a pas précisé que l’« examen » désignait l’examen de la Commission uniquement, si telle était son intention. 

[64]        Cependant, j’estime qu’il est plus approprié d’appliquer la présomption de non‑rétroactivité des lois. Quand les dispositions législatives sont entrées en vigueur, l’agent de libération conditionnelle avait déjà commencé l’examen de la décision de révocation. À mon sens, les dispositions transitoires visent à protéger les personnes qui se trouvent dans la même situation que le demandeur, soit les individus pour qui la procédure de révocation de la libération conditionnelle avait déjà commencé. Les principaux faits de l’espèce remontent tous à novembre 2012, c’est‑à‑dire l’arrestation, l’incarcération et l’essentiel de l’examen de l’agent de libération conditionnelle, y compris l’entrevue.

[65]        Bref, mon interprétation d’« examen » protège également le demandeur de l’effet rétroactif de la nouvelle loi, ce qui concorde avec la démarche adoptée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Colombie‑Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49 [Imperial Tobacco], aux paragraphes 69 à 71 :

69. Sauf en droit criminel, où l’al. 11g) de la Charte limite le caractère rétrospectif et la rétroactivité de la législation, le principe de la primauté du droit et les dispositions de notre Constitution n’exigent aucunement que les lois aient seulement un caractère rétrospectif. Le professeur P. W. Hogg expose avec précision l’état du droit sur ce point (dans Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 48‑29) :

[traduction] Sous réserve de l’al. 11g), le droit constitutionnel canadien n’interdit pas la rétroactivité (ex post facto) des lois. En matière d’interprétation législative, il faut présumer qu’une loi n’a pas d’effet rétroactif, mais si cet effet est clairement exprimé, il n’y a alors place à aucune interprétation et la loi prend effet au moment prévu. Les lois rétroactives sont en fait courantes.

[66]        Le juge Major a en outre affirmé ce qui suit, au nom de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Imperial Tobacco :

71. Il n’existe aussi aucune exigence générale que la législation ait une portée uniquement prospective, même si une loi rétrospective et rétroactive peut renverser des expectatives bien établies et être parfois perçue comme étant injuste : voir E. Edinger, « Retrospectivity in Law » (1995), 29 U.B.C. L. Rev. 5, p. 13. Ceux qui partagent cette perception seront peutêtre rassurés par les règles d’interprétation législative qui imposent au législateur d’indiquer clairement les effets rétroactifs ou rétrospectifs souhaités. Ces règles garantissent que le législateur a réfléchi aux effets souhaités et [traduction] « a conclu que les avantages de la rétroactivité [ou du caractère rétrospectif] l’emportent sur les possibilités de perturbation ou d’iniquité » : Landgraf c. USI Film Products, 511 U.S. 244 (1994), p. 268.

[67]        En résumé, selon mon interprétation, le législateur entendait protéger les personnes pour lesquelles le processus d’examen était déjà entamé, et non l’opposé, qui aurait entraîné un effet rétroactif des nouvelles dispositions législatives. Dans son cas, M. Joly aurait dû se voir accorder une audience parce que l’examen de son dossier était en cours lorsque la nouvelle loi est entrée en vigueur en décembre 2012.

(2)               Audiences et équité procédurale en common law

[68]        Outre les droits qu’avait M. Joly en vertu de la LSCMLC, je conclus que ses droits à l’équité procédurale reconnus en common law ont également été bafoués, car il n’a pas eu droit à une audience. Je vais passer en revue les décisions de jurisprudence pertinentes et expliquer en quoi elles s’appliquent en l’espèce, en m’appuyant sur des décisions de jurisprudence récentes.

(a)                Jurisprudence

[69]        Depuis l’adoption de la Charte, l’arrêt faisant autorité relativement à l’exigence variable de tenir une audience est Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177 [Singh], dans lequel est posée la question de savoir si la procédure de reconnaissance du statut de réfugié au Canada exige la tenue d’une audition. La juge Wilson conclut qu’une audition devant l’instance décisionnelle n’est pas requise dans tous les cas. Cependant, elle précise également que lorsqu’une audition se rapporte aux droits mentionnés à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte], il est présumé qu’une audience sera accordée en conformité avec les principes de justice fondamentale. Dans ce cas et dans ce contexte particuliers, des auditions étaient requises, et les demandeurs d’asile au Canada peuvent se prévaloir de cette protection depuis l’affaire Singh. En comparant la procédure relative aux réfugiés à une audience de libération conditionnelle, la juge Wilson écrit ce qui suit :

Il me semble que les appelants en l’espèce disposent d’un argument encore plus solide que celui de l’appelant dans l’affaire Mitchell. M. Mitchell avait droit tout au plus à ce que la Commission des libérations conditionnelles tienne une audition concernant la révocation de sa libération conditionnelle et à ce qu’elle décide, à partir de considérations pertinentes, si elle devait maintenir sa libération conditionnelle. La Loi ne lui accordait aucun droit à la libération conditionnelle elle‑même; il avait plutôt droit à un examen approprié de la question de savoir s’il pouvait demeurer en liberté conditionnelle.

(Singh, à la page 210.)

[70]        La juge Wilson poursuit dans Singh en expliquant que l’audition n’est pas nécessaire dans tous les cas, mais qu’elle s’avère particulièrement importante lorsque la crédibilité est contestée :

Je ferai cependant remarquer que, même si les auditions fondées sur des observations écrites sont compatibles avec les principes de justice fondamentale pour certaines fins, elles ne donnent pas satisfaction dans tous les cas. Je pense en particulier que, lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition. Les cours d’appel sont bien conscientes de la faiblesse inhérente des transcriptions lorsque des questions de crédibilité sont en jeu et elles sont donc très peu disposées à réviser les conclusions des tribunaux qui ont eu l’avantage d’entendre les témoins en personne : voir l’arrêt Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802, aux pp. 806 à 808 (le juge Ritchie). Je puis difficilement concevoir une situation où un tribunal peut se conformer à la justice fondamentale en tirant, uniquement à partir d’observations écrites, des conclusions importantes en matière de crédibilité.

(Singh, aux pages 213 et 214.)

[71]        Les arrêts Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 3 [Suresh] et Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 RCS 350 [Charkaoui] portent sur deux autres affaires où l’analyse de la Cour portait essentiellement sur les droits garantis à l’article 7. Les questions au cœur de ces affaires se rapportent à la sécurité nationale et à l’immigration plutôt qu’au droit criminel ou à l’incarcération de citoyens canadiens, mais les principes en cause sont néanmoins pertinents en l’espèce. Dans les arrêts Suresh et Charkaoui, il est conclu que les droits garantis par l’article 7 sont en cause lorsque le droit à la liberté est en jeu, comme la juge en chef McLachlin le résume au nom de la Cour dans le passage suivant de l’arrêt Charkaoui :

25. Par ailleurs, ce contexte risque d’avoir des conséquences importantes — en fait, terrifiantes — pour la personne détenue. L’importance des intérêts individuels en jeu fait partie de l’analyse contextuelle. Comme la Cour l’a affirmé dans Suresh : « Plus l’incidence de la décision sur la vie de l’intéressé est grande, plus les garanties procédurales doivent être importantes afin que soient respectées l’obligation d’équité en common law et les exigences de la justice fondamentale consacrées par l’art. 7 de la Charte » (par. 118). Ainsi, « les tribunaux devront être plus vigilants en ce qui concerne les situations de fait qui se rapprochent davantage des procédures criminelles ou qui leur sont analogues » : Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, p. 1077, le juge Iacobucci.

(Charkaoui, au paragraphe 25.)

[72]        La Juge en chef analyse aussi le sens des principes de justice fondamentale dans l’arrêt Charkaoui :

[29] Ce principe de base [principe primordial de justice fondamentale] comporte de nombreuses facettes, y compris le droit à une audition. Il commande que cette audition se déroule devant un magistrat indépendant et impartial, et que la décision du magistrat soit fondée sur les faits et sur le droit. Il emporte le droit de chacun de connaître la preuve produite contre lui et le droit d’y répondre. La façon précise de se conformer à ces exigences variera selon le contexte. Mais pour respecter l’art. 7, il faut satisfaire pour l’essentiel à chacune d’elles.

[Soulignement dans l’original] (Charkaoui, au paragraphe 29.)

[73]        Enfin, il convient de mentionner un autre arrêt de principe de la Cour suprême du Canada dans la présente analyse, qui traite de la forme que l’audience doit prendre pour satisfaire aux exigences relatives à l’équité procédurale et à la justice naturelle. Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême expose cinq facteurs à prendre en compte pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité procédurale : 1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; 2) la nature du régime législatif et les termes de la loi régissant l’organisme; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; 5) les choix de procédure faits. Ces facteurs s’appliqueraient à la CLCC en l’espèce.

(b)               Application en l’espèce

[74]        Pour la CLCC, l’incident du 9 novembre 2012 a constitué un facteur clé dans sa décision de suivre la recommandation de révocation de l’agent de libération conditionnelle. La CLCC déclare ce qui suit dans sa décision :

[traduction]

Même si vous avez accompli certains progrès durant votre libération récente, comme décrocher un emploi, vous avez recommencé à bafouer les conditions imposées pour favoriser votre retour dans la collectivité […] Les éléments d’information trouvés à l’ERC et obtenus des policiers sont plus fiables et convaincants à cet égard que les explications que vous avez fournies. La possession du couteau pliant est également préoccupante et enfreint les conditions de mise en liberté normalement imposées

[Soulignement ajouté]  (Décision de la CLCC, dossier du défendeur, à la page 28.)

La décision de la CLCC, dont provient l’extrait ci‑dessus, a été rendue en février 2013, après que la Commission a appris que les accusations portées contre le demandeur avaient été retirées.

[75]        De même, dans son appel daté d’octobre 2013, la SA de la CLCC a confirmé la décision de la SA de la CLCC en dépit de l’absence d’audience. La conclusion de la SA de la CLCC se lit comme suit :

[traduction]

La Commission s’est dite préoccupée par le fait que vous aviez un couteau pliant en votre possession, ce qui est considéré comme une violation des conditions de mise en liberté normalement imposées. La Commission a jugé que ce qui a été rapporté par la police et l’ERC quant à votre conduite était fiable et convaincant, comparativement à vos explications. La Commission a conclu que, compte tenu de votre cycle de délinquance passé, vous présenteriez un niveau de risque inacceptable si vous étiez remis en liberté dans la collectivité en raison de votre inobservation récente des conditions de votre libération. La Commission a donc décidé de révoquer votre libération d’office.

M. Joly, la Section d’appel conclut qu’il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure que le risque que vous représentiez était devenu inacceptable, compte tenu des circonstances bien documentées de votre suspension, et du fait que l’information au dossier témoigne d’un cycle d’infractions composé d’un nombre élevé de vols qualifiés et d’antécédents d’inobservation. Il n’était pas non plus déraisonnable pour la Commission de juger que votre comportement récent était délinquant, car le dossier renfermait des informations précises sur votre présence à une fête et votre possession d’une arme prohibée, ni pour la Commission de conclure que vous aviez probablement recommencé à consommer des substances, puisque le rapport de police faisait état d’une forte odeur d’alcool et d’yeux injectés de sang.

[Soulignement ajouté]  (Décision de la SA de la CLCC, dossier du demandeur, à la page 43.)

[76]        La décision rendue en l’espèce a une incidence importante sur le demandeur et sur les personnes qui l’entourent. Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême affirme : « Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses » (au paragraphe 25).

[77]        Comme nous l’avons mentionné, la décision a ceci de particulier que les événements qui ont mené à la révocation étaient des allégations émanant directement d’accusations criminelles ayant été retirées par la suite. La Commission a choisi d’accorder plus d’importance à la description de l’incident relatif au [traduction] « couteau pliant » fournie par les autorités qu’aux explications données par le demandeur. Le problème crucial que pose la décision est que la CLCC a cru la version de l’incident donnée par la police plutôt que celle du demandeur, malgré le fait que :

i.                     elle n’avait pas donné au demandeur la possibilité de présenter ses explications de vive voix à la Commission;

ii.                     le ministère public a retiré les accusations de possession d’une arme prohibée (en ajout à son rapport de recommandation de révocation, l’agent de libération conditionnelle a écrit, le 7 janvier 2013, que [traduction] « selon eux, il aurait été difficile d’avoir gain de cause dans cette affaire » [dossier du défendeur, vol 1, à la page 18]).

[78]        Compte tenu de la jurisprudence, il m’apparaît dans les circonstances que l’équité procédurale exigeait que le demandeur ait la possibilité d’avoir une audience. Cette conclusion repose sur l’ensemble du dossier, notamment le retrait des accusations ayant entraîné la révocation. Bref, comme le demandeur a été privé de sa liberté pendant une période de près de trois ans qui découlait directement d’accusations au criminel ayant été retirées, je conclus que le demandeur avait raison de s’attendre à avoir l’occasion de s’expliquer devant la Commission. En effet, même si l’on ne connaît pas les raisons pour lesquelles le ministère public a retiré les accusations, ce retrait soulève assurément des doutes quant à savoir si M. Joly avait réellement commis les gestes allégués pour lesquels il a été accusé en premier lieu.

[79]        Lorsque la crédibilité est en jeu, comme c’est le cas en l’espèce, et qu’une décision défavorable débouche sur une longue période de réincarcération, le demandeur devrait à tout le moins avoir l’occasion de faire entendre sa version des faits en vertu du principe de l’équité procédurale. L’agent de libération conditionnelle a clairement indiqué c’était ce que M. Joly souhaitait, et le fait qu’il croyait qu’il obtiendrait une audience devant la CLCC, comme par le passé, permet de mieux comprendre pourquoi il a refusé de présenter des observations écrites à la Commission.

[80]        Eu égard à l’ensemble des motifs susmentionnés, je suis d’avis que la Commission a commis une erreur en refusant au demandeur la possibilité d’avoir une audience.

[81]        Cette analyse est aussi appuyée par la décision récente rendue par la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Way c Commission des libérations conditionnelles du Canada, 2014 QCCS 4193 [Way], qui examine les modifications apportées à l’article 140 de la LSCMLC et le retrait du droit à une audience dans certaines circonstances. La Cour a conclu que les modifications législatives étaient inconstitutionnelles.

[82]        Dans l’affaire Way, les deux demandeurs, MM. Way et Gariépy, purgeaient une peine à perpétuité pour meurtre au deuxième degré. Comme M. Joly, l’avocat dans Way avait avancé qu’une audience postsuspension devait être tenue pour que la Commission puisse évaluer la crédibilité du délinquant, compte tenu des conséquences possibles pour la liberté des demandeurs. Même si les conséquences étaient plus graves pour ces deux hommes, en raison de leurs condamnations pour meurtre, que pour M. Joly vu la nature de ses condamnation passées, il n’y a aucune distinction en l’espèce quant aux motifs invoqués par la cour dans Way pour justifier la nécessité de tenir une audience devant la Commission.

[83]        En ce qui concerne M. Joly, il ne m’a pas été demandé d’examiner la possibilité d’invalider la législation et je ne suis pas arrivé à une telle conclusion, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Way. L’avocat du demandeur a confirmé qu’il ne cherchait pas à parvenir à ce résultat et, de toute manière, il n’a pas signifié l’avis constitutionnel requis aux procureurs généraux. Cependant, le raisonnement exposé dans la décision Way à l’appui de la nécessité de tenir une audience est également applicable à l’affaire dont je suis saisi.

[84]        Dans la décision Way, la juge St‑Gelais de la Cour supérieure du Québec a conclu que la modification apportée à l’alinéa 140(1)d) de la LSCMLC est inconstitutionnelle. S’appuyant en grande partie sur la jurisprudence relative à l’article 7 précitée, la Cour a conclu que l’abolition des audiences dans les cas de révocation de libération conditionnelle constituait une violation des principes de justice fondamentale et d’équité procédurale à respecter en vertu du droit à la liberté en jeu garanti par l’article 7. La juge St‑Gelais a conclu que la violation de l’article 7 ne pouvait se justifier au regard de l’article premier, conformément au critère énoncé dans l’arrêt R c Oakes, [1986] 1 RCS 103, compte tenu des justifications fournies par le défendeur, soit le coût en temps et en ressources associé à la tenue d’une audience.

[85]        Dans la décision Way, la juge St‑Gelais cite également la décision Conroy c R, [1983] OJ no 3089 [Conroy], dans laquelle le juge Craig de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a affirmé que, lorsque la Commission des libérations conditionnelles invoquait une renonciation à l’audience par le demandeur, il incombait à la Commission d’établir que la renonciation était éclairée :

[traduction]

Rien n’indique que le demandeur ait fait part de sa renonciation ou de son consentement par écrit. L’audience visait à déterminer si sa suspension pouvait être annulée ou sa liberté conditionnelle, révoquée […] La Commission ne s’est pas acquittée de ce fardeau qui lui incombait. Au contraire, les circonstances de l’espèce donnent à penser que la renonciation ou le consentement relatif à l’audience n’était pas éclairé […] Si le demandeur a refusé l’audience en toute connaissance de ses droits procéduraux et des questions qui seraient tranchées, je suis d’avis qu’il n’aurait pas le droit de se plaindre par la suite. Autrement dit, s’il s’agissait d’un consentement éclairé, il n’y aurait pas lieu de conclure qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale ou manquement à la justice naturelle ou à la justice fondamentale, et il n’y aurait donc aucune obligation de tenir une audience en personne ou de procéder à un nouvel examen par la suite.

(Conroy, aux paragraphes 21 à 23.)

[86]        En l’espèce, la preuve tend à démontrer que, lorsque M. Joly a signé trois formulaires pour renoncer à présenter ses observations écrites, il croyait qu’il aurait droit à une audience. La renonciation n’était donc pas éclairée. Lors de l’entrevue postsuspension, il a dit à l’agente de libération conditionnelle qu’il croyait qu’une audience lui serait accordée, et il l’a confirmé par voie d’affidavit pour les besoins du présent contrôle judiciaire :

[traduction]

Plus tard, alors que j’étais en détention, une agente de libération conditionnelle est venue me voir et m’a appris que ma libération avait été révoquée. J’ai expliqué que je n’avais pas eu la possibilité de m’exprimer devant la Commission des libérations conditionnelles au sujet des allégations portées contre moi. Je lui ai dit [à l’agente de libération conditionnelle] que je croyais que j’aurais droit à une audience en cercle devant la Commission des libérations conditionnelles du Canada. L’agente m’a dit qu’un nouveau système était en place.

(Affidavit du demandeur, dossier du demandeur, à la page 11, au paragraphe 12.)

[87]        L’agente de libération conditionnelle a confirmé ce qui précède dans le rapport de recommandation de la révocation, de sorte que ces faits ne sont pas contestés :

[traduction]

Une entrevue postsuspension a eu lieu le 14 novembre 2012 à la prison du district de Sudbury avec JOLY et la soussignée […] JOLY a affirmé qu’il entend actuellement se présenter devant la Commission des libérations conditionnelles du Canada au sujet de sa suspension après avoir répondu aux accusations qui pèsent contre lui.

(Rapport de recommandation de révocation, dossier du demandeur, à la page 22.)

[88]        D’autres décisions de cours supérieures sont aussi invoquées dans Way à l’appui de la thèse selon laquelle le droit à une audience après la révocation de la libération conditionnelle est un principe de justice fondamentale. Par exemple, dans R c Cadeddu; R c Nunery, (1982) 146 DLR (3d) 629 [Cadeddu], le juge Potts écrit ce qui suit:

[traduction]

36        Étant donné que les droits protégés par l’article 7 sont les plus importants de tous ceux garantis par la Charte, que l’atteinte à ces droits a des conséquences extrêmement graves pour une personne, et que la Charte prévoit une enclave de protection de ces droits en vertu de la Constitution, sur laquelle le gouvernement ne peut empiéter qu’à ses risques et périls, j’estime que le demandeur ne pourrait pas être privé légalement de sa liberté sans obtenir une audience en personne avant la révocation de sa libération conditionnelle. M. Cole a reconnu que la libération conditionnelle pourrait être révoquée sans audience dans certaines circonstances, mais le ministère public, pour sa part, n’a pas laissé entendre que tel était le cas en l’espèce.

37        Même si rien dans la common law ou dans la législation fédérale ou provinciale n’oblige la Commission à accorder une audience – ni n’empêche la Commission de le faire par ailleurs –, j’estime que la Charte exige qu’une telle possibilité soit accordée. La Commission, en révoquant la libération conditionnelle du demandeur sans lui donner la possibilité de se faire entendre, a donc outrepassé sa compétence.

[89]        Les affaires Conroy et Cadeddu remontent à une autre époque et à un régime différents. Au moment où elles ont été tranchées, la Charte était nouvelle et la loi antérieure était en vigueur, soit la Loi sur la libération conditionnelle, LRC 1970, c P‑2. Toutefois, comme il le sera expliqué ci‑après, la jurisprudence provinciale plus récente aboutit à des conclusions analogues à celles rendues dans ces affaires qui remontent aux débuts de la Charte.

[90]        Dans Illes c Kent Institution, 2001 BCSC 1465 [Illes], et dans Jones c Mission Institution, 2002 BCSC 12 [Jones], la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu qu’une disposition de la LSCMLC qui révoque la libération d’office sans accorder d’audience privait le demandeur de sa liberté et portait atteinte aux droits que lui confère l’article 7. Ces affaires étaient fondées sur d’autres articles de la LSCMLC dont l’effet était différent, soit sur une disposition qui, à l’époque, entraînait automatiquement la révocation de la libération conditionnelle sans aucune forme d’audience (par écrit ou de vive voix). La cour a conclu ce qui suit dans l’arrêt Illes :

[traduction]

16        Je ne puis penser à aucune raison valable pour laquelle, afin d’assurer la protection du public, tous les délinquant condamnés à une peine d’emprisonnement d’une durée quelconque à la suite d’infractions commises durant leur libération conditionnelle doivent être privés de la possibilité d’obtenir une audience visant à déterminer s’ils devraient être incarcérés pendant une année au moins, quelle que soit leur situation. Et je ne vois absolument pas pourquoi seuls ceux ayant été condamnés à une peine d’emprisonnement, à la différence de ceux s’étant vu imposer une peine d’une autre nature, devraient être privés de la possibilité d’être entendus de la même façon que tous les autres délinquants qui enfreignent les conditions de la libération conditionnelle le sont avant de voir leur libération révoquée.

17        Il est dit que les droits protégés par l’article 7 sont les plus importants de tous ceux prévus dans la Charte, et que la privation de ces droits a les conséquences les plus graves sur une personne : Cadeddu, à la page 109. J’estime donc que la justification au regard de l’article 1 doit être absolument irréfutable si la privation doit s’ensuivre. Je suis d’avis qu’en l’espèce, elle ne l’est pas.

18        Il existe certainement des cas de récidive dans lesquels la révocation immédiate d’une libération d’office ne serait aucunement difficile à défendre. En effet, si un délinquant violent était en cause ou si la protection du public était menacée, la révocation pourrait être clairement justifiée. Mais le cas en l’espèce semble illustrer plutôt bien pourquoi il ne faudrait pas révoquer sans audience la libération d’office de tous les délinquants récidivistes. Ce n’est pas nécessaire pour assurer adéquatement la protection adéquate du public.

[91]        La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a invalidé la loi en cause et ordonné la tenue d’une audience de vive voix pour M. Illes. L’année suivante, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a suivi cette décision dans l’affaire Jones, laquelle présentait des faits similaires, et elle est arrivée au même résultat.

[92]        Dans Way, la Cour supérieure du Québec a aussi appliqué la jurisprudence de la Cour fédérale, y compris le jugement Hewitt c Canada (Commission des libérations conditionnelles), [1984] 2 CF 357, aux paragraphes 15 à 17, où la Cour fédérale conclut que le droit du demandeur à ne pas être privé de sa liberté, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale, avait été enfreint parce que le demandeur et son avocat avaient été en partie exclus de l’audience postsuspension.

[93]        La cour a conclu dans Way qu’une telle situation équivaut à une erreur judiciaire et contrevient à l’article 7 de la Charte, sauf si elle peut se justifier par des raisons de confidentialité ou de sécurité (ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Way ni en l’espèce).

[94]        À cet égard, il convient de citer un autre arrêt de la Cour suprême. Dans Canada (Procureur général) c Whaling, 2014 CSC 20, la Cour suprême a appliqué l’alinéa 11h) de la Charte à la loi rétroactive refusant l’admissibilité à la libération conditionnelle. Même si les faits et les dispositions de la Charte à la lumière desquels l’affaire a été tranchée ne sont pas les mêmes que dans l’affaire Way et dans l’affaire qui nous occupe, les observations du juge Wagner sur les protections procédurales dans le contexte de la libération conditionnelle demeurent néanmoins instructives :

[63]   La réponse à la question de savoir si des changements moins draconiens apportés rétrospectivement au régime de libération conditionnelle emportent une double peine dépendra des circonstances de chaque affaire. En règle générale, un changement rétrospectif aux conditions de la peine n’est pas punitif s’il n’augmente pas considérablement le risque d’une incarcération prolongée. Une procédure prévoyant une prise de décisions reposant sur la situation particulière du délinquant et le respect des droits procéduraux dans le calcul du temps d’épreuve sont des indices d’un faible risque d’une incarcération prolongée. 

[Soulignement ajouté]

[95]        La jurisprudence à laquelle il est fait référence ci‑dessus appuie ma conclusion selon laquelle les droits à l’équité procédurale de M. Joly ont été enfreints lorsqu’il a été privé de la possibilité d’obtenir une audience en l’espèce, compte tenu du fait que, comme dans l’affaire Way, sa crédibilité était mise en doute et que les conséquences d’une conclusion défavorable nuiraient considérablement à ses droits à la liberté.

[96]        Le défendeur a avancé que le processus d’examen avait dans les faits comporté une audience lorsque l’agent de libération conditionnelle avait réalisé l’entrevue postsuspension avec M. Joly. À cet égard, le demandeur a pu donner sa version des faits à l’agent de libération conditionnelle, mais ce n’est pas celui‑ci qui a pris la décision définitive de révoquer sa libération. J’estime que l’entrevue postsuspension, qui faisait partie d’un processus de recommandation, n’a pas satisfait à l’obligation de tenir une audience en l’espèce.

[97]        Lorsque des droits substantiels en matière de liberté sont en jeu, le principe audi alteram partem, ou l’importance d’entendre l’autre partie, prévaut (Way, au paragraphe 64), et lorsque la crédibilité est carrément en jeu, le décideur doit entendre le témoignage du demandeur et fonder sa décision sur l’ensemble de la preuve.

[98]        Selon l’argument subsidiaire du défendeur, l’absence d’une audience en bonne et due forme pour M. Joly était justifiée, compte tenu du court délai (90 jours) à l’intérieur duquel la Commission doit agir en vertu du régime de la LSCMLC. Ce type de justification serait tout indiqué dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier de la Charte visant à démontrer s’il existe des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Le demandeur n’a pas demandé en guise de réparation que la Cour invalide la disposition contestée de la LSCMLC, et aucun argument n’a été avancé se rapportant précisément à une justification en vertu de l’article premier (même si les parties connaissaient la décision Way et avaient toutes deux présenté des observations écrites sur cette affaire).

[99]        Je suis néanmoins attentif aux arguments mis de l’avant par le défendeur en réponse à la décision Way, à savoir que le souci d’efficience et les courts délais prescrits par la loi justifieraient la violation des droits conférés au demandeur par l’article 7 de la Charte. Sur ce point, je m’en rapporte à l’analyse exposée aux paragraphes 100 à 107 de la décision Way, dans laquelle la cour détermine que la violation ne se justifiait pas au regard de l’article premier de la Charte. Ces arguments sont également visés par la conclusion de la Cour suprême selon laquelle de telles justifications permettent rarement d’expliquer une violation de l’article 7. Comme le juge McIntyre le déclare au nom de la Cour suprême dans l’arrêt Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 RCS 486, au paragraphe 93 : « L’article premier peut, pour des motifs de commodité administrative, venir sauver ce qui constituerait par ailleurs une violation de l’art. 7, mais seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d’hostilités, les épidémies et ainsi de suite. »

[100]    En l’espèce, comme dans l’affaire Way, aucune condition exceptionnelle ne légitimerait de telles justifications au regard de l’article premier. Le délai de 90 jours n’est pas un motif suffisant pour passer outre à l’exigence de tenir une audience en l’espèce.

[101]    Pour conclure, je livrerai deux réflexions sur l’application de la décision Way ainsi que mes conclusions sur l’équité procédurale relativement à la thèse du défendeur. Le défendeur a affirmé dans ses observations complémentaires que l’affaire Way se distingue de celle en l’espèce parce que le contrôle judiciaire dans Way, devant la Cour supérieure du Québec, visait une décision de la CLCC plutôt qu’une décision de la SA de la CLCC comme c’est le cas en l’espèce. 

[102]    Je ne puis conclure que la distinction entre la CLCC et la SA de la CLCC fasse une différence pour l’analyse, puisque la norme de contrôle applicable à la question de l’équité procédurale est celle de la décision correcte. La jurisprudence confirme que je dois m’assurer que la décision de la CLCC est conforme à la loi, bien que le contrôle vise la décision de la SA de la CLCC : Korn c Canada (Procureur général), 2014 CF 590, au paragraphe 13.

[103]    Enfin, le défendeur s’est appuyé sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mooring c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75, et plus précisément sur les passages suivants :

25 La [CLCC] n’agit pas de manière judiciaire ou quasi judiciaire [...]

26 [L]a Commission n’entend et n’évalue aucun témoignage, et […] agit plutôt sur la foi de renseignements. Elle exerce des fonctions d’enquête sans la présence de parties opposées […]

27 Les facteurs prédominants que la [CLCC] doit prendre en considération dans son évaluation du risque sont ceux qui concernent la protection de la société […]

36 En matière de libération conditionnelle, la [CLCC] doit s’assurer que les renseignements sur lesquels elle se fonde pour agir sont sûrs et convaincants [...]

J’ai tiré mes conclusions sur l’équité à la lumière de tout ce qui précède.

B.                 Deuxième et troisième questions : Caractère raisonnable des décisions et facteurs liés aux principes de l’arrêt Gladue

[104]    En ce qui concerne la deuxième question de savoir si la décision de la CLCC était déraisonnable en raison d’une appréciation erronée des faits, il est inutile d’y répondre eu égard à mes conclusions sur la première question. Il n’est pas non plus nécessaire d’analyser la troisième question portant sur l’application des principes de l’arrêt Gladue.

VIII.       Conclusion

[105]    Il ressort clairement de la jurisprudence que la Cour ne doit pas s’immiscer dans les décisions des responsables de la libération conditionnelle du Canada, la CLCC et la SA de la CLCC, à moins qu’il ne soit clairement établi que la décision est inéquitable et entraîne une grave injustice pour le détenu. Selon moi, il s’agit ici de l’un de ces cas, car le refus de donner la possibilité d’avoir une audience, alors que la liberté du demandeur était en jeu, constituait un manquement à l’obligation d’équité procédurale à laquelle la CLCC était astreinte en vertu de la common law et de la loi. La SA de la CLCC a donc commis une erreur en concluant que la Commission avait adéquatement tenu compte de toute l’information dont elle disposait. Je ne juge pas nécessaire de traiter des deuxième et troisième questions soulevées en l’espèce, vu l’issue de la première.

[106]    Le demandeur a sollicité une ordonnance de certiorari annulant la révocation de la libération d’office du demandeur. Comme je n’ai pas formulé de conclusion sur la question de savoir si la révocation s’impose ou non, je ne suis pas disposé à accorder cette réparation. Toutefois, étant d’avis que le demandeur avait droit à une audience, je renvoie l’affaire à la CLCC pour qu’elle procède à un nouvel examen à la lumière des présents motifs, et, étant donné que le demandeur est incarcéré, pour qu’elle accorde une audience au demandeur dans les 30 jours suivant la présente décision ou dans le délai supplémentaire demandé par celui‑ci.

[107]    Les dépens sont adjugés au demandeur.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      L’affaire est renvoyée à la CLCC pour nouvelle décision, et une audience est accordée au demandeur.

2.      Les dépens sont adjugés au demandeur.

« Alan Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-370-14

 

INTITULÉ :

DONALD JOLY c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AOÛT 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

John Dillon

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Peter Nostbakken

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Dillon

Avocat

Kingston (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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